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Les six articles proposés dans ce dossier de la revue REMEST proviennent de communications présentées dans l’axe Relations professionnelles/Relations industrielles du XIX° congrès de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF) tenu à Rabat en juillet 2012[1]. Le thème général de ce congrès était « Penser l’incertain ». Les chercheurs y participant, quelle que soit leur spécialité, ont donc été invités à faire part de leur savoir et expérience afin de préciser et vérifier ce constat de départ, celui d’un monde de plus en plus marqué par l’incertitude. Au-delà de son caractère anthropologique – invariant, universel et intemporel – l’incertitude est ainsi considérée comme le phénomène majeur de l’époque contemporaine, comme le paradigme permettant de saisir au mieux cette séquence historique particulière. Car si le danger dans l’histoire du monde n’est pas nouveau, la période actuelle serait pleine de « nouveaux » dangers résultant de l’ubris occidental en matière économique et technologique, cette « expansion illimitée de la maîtrise rationnelle » telle qu’elle est essentiellement portée et incarnée par le capitalisme (Castoriadis, 1990). Leur nouveauté tiendrait à leur caractère inédit, dans leurs causes comme dans leurs effets, à leurs dimensions globales – trans-classes sociales et trans-nationales (Beck, 1986 : 72) – et surtout difficilement maîtrisables, conduisant à parler davantage de dangers que de risques (Castel, 2003 : 58) ; elle amènerait en outre à distinguer la modernité tardive de la modernité industrielle qui reposait assez largement sur l’illusion de la maîtrise et du progrès. Corrélativement, cette incertitude serait profondément inquiétante. Les mots utilisés pour la caractériser en font foi puisqu’il est question d’épreuves, de risques, de dangers, de controverses, de complexité, de perte de sens et de contrôle, etc. La gravité du phénomène se mesurerait par son intensité, objectivable en termes de processus (mondialisation, dérégulation, flexibilisation, individualisation, fragilisation, etc.), et sa portée, celui-ci concernant l’ensemble des domaines sociaux sans exception (le politique, le culturel, l’économique, le social, etc.) (Giddens, 1994). Dans ces deux derniers domaines, il prendrait également la forme, déjà bien théorisée, d’une double dynamique : une multiplication et un renforcement des flux (commerciaux, financiers, mais aussi de production, de populations, etc.) ; un éclatement des cadres sociaux et politiques comme des modes de régulation (corporatifs, salariaux, etc.). Ses conséquences sur les individus seraient à la hauteur de cette seconde « grande transformation » qui, en les individualisant davantage, par leur flexibilisation et « mise en mobilité généralisée », les priveraient en même temps des moyens de leur individuation, c’est à dire de leur autonomie.

Ce cadre global étant posé, il revenait donc aux sociologues réunis à Rabat de discuter et de vérifier, spécialité par spécialité, la pertinence du diagnostic ainsi que les formes particulières prises par cette montée de l’incertitude dans leur domaine spécifique, tout en étant bien évidemment invités à réfléchir également aux réponses à apporter à ce « nouveau défi » qu’est l’incertain. Dans celui du travail et des relations professionnelles, deux mots sont couramment utilisés, mais surtout associés, l’un étant la conséquence de l’autre, pour symboliser cette transformation contemporaine : mutations et ébranlement. Ces mutations concernent tout d’abord le système productif, c’est à dire autant les manières de produire que les organisations où la production prend place. Quel que soit le vocable employé pour désigner les premières : postfordisme, « troisième révolution industrielle » (Plihon, 2009), « nouveaux modes productifs » (Mercure & Vultur, 2010), etc., le trait commun de la plupart des analyses les concernant est de caractériser un mode en partie libéré du fordisme en raison d’exigences plus ou moins inédites liées : à la dé-standardisation des biens et des services, l’innovation technologique, la virtualisation de l’économie, la compétitivité, la réactivité et la rentabilité imposée par les marchés, etc. ; et aussi de dessiner ses « nouveaux » traits : internationalisation de la production, du capital et de la consommation, recours croissant et parallèle à l’innovation sociale et technologique, au capital « immatériel » des salariés et à leur subjectivité, aux externalités, généralisation de la production « au plus juste », etc. ; mais sans que l’on sache réellement si l’on doit assigner une forme unique à ce « nouveau modèle productif » - capitalisme financier ? Capitalisme cognitif ? - ou si on doit plutôt le considérer comme un enchevêtrement plus ou moins hétéroclite de modèles différents (Boyer & Freyssinet, 2000) ni si ce modèle est réellement nouveau ou s’il ne reprend pas certaines parts de l’ancien, déplacement plutôt que véritable rupture (Durand, 2012). Cette transformation des modes de production serait corrélée à celle des entreprises, moins intégrées sur le plan de la production comme sur plan de leur inscription territoriale (internationalisation) et de leur responsabilité juridique (externalisation) - dont l’effondrement du Rana Plaza à Dacca en avril 2013 est le parfait symbole. Cette dissolution partielle de la forme des entreprises impacte nécessairement les acteurs, l’employeur dont la figure est de plus en plus fuyante (Supiot, 2000) et le salarié dont le statut et les droits et protections afférents sont de plus en plus incertains, en même temps qu’elle « modifie les modes d’exercice du pouvoir » et complique en les multipliant les rapports de subordination (Petit, Thévenot et coll., 2006)[2]. Autant d’éléments conduisant à « l’ébranlement des institutions régulatrices du travail » (Tallard, 2012) en lien avec l’effondrement du compromis néo-corporatiste édifié après-guerre dans la plupart des économies européennes et dans un contexte socio-économique global marqué ces dernières années par la crise financière. Ce qui est fragilisé dans cet ébranlement, ce sont bien évidemment les institutions elles-mêmes (Etat-social, organisations représentatives, négociation collective, etc.), mais aussi les systèmes de normes (législation sociale) et de protection, indiquant au passage que le principe de l’échange et de la reconnaissance réciproque entre acteurs des relations professionnelles (Ruffat, 1987 : 102) pèse de peu de poids face à l’impératif de fluidité maximale imposé par le capital, d’autant moins que ce principe s’est constitué sur une base essentiellement nationale et a toujours eu du mal à dépasser ce stade. De ce fait, se pose assez rapidement la question de la capacité des acteurs et des institutions des relations professionnelles à se confronter aux enjeux et conflits qui tendent aujourd’hui à déborder de plus en plus leurs cadres traditionnels d’action et ceux de la relation d’emploi et de travail. Car dans un environnement socio-économique et institutionnel des plus incertains, le rôle et la légitimité des acteurs dits représentatifs le deviennent tout autant. Réussissent-ils à faire face aux évolutions du droit du travail ? À maintenir ou à réinventer les dispositifs de régulation du travail et de l’emploi ? À contenir leur contournement par les nouveaux acteurs (associations, ONG) aux pratiques moins institutionnalisées (expertise, dialogue social, RSE, etc.) ou renouvelées, voire à agir de concert avec ces derniers (altermondialisme, mouvement des indignés, etc.) ? Concernant plus spécifiquement les syndicats de salariés, comment parviennent-ils à justifier leur rôle alors que l’on revient sur les acquis salariaux, que la quantité et la qualité du travail se dégradent et que les filets de protection sociale ont tendance à diminuer ? Quelle légitimité conservent-ils auprès d’un salariat de plus en plus éclaté, alors qu’ils tendent à ne plus représenter que ses éléments les plus stables (Amossé, Pignoni, 2006) ? Comment les femmes, les travailleurs immigrants, les jeunes, souvent confinés dans des segments précarisés du salariat, peuvent-ils se retrouver dans le syndicalisme et celui-ci parvient-il à s’adresser à eux et à les mobiliser pour défendre leurs droits, souvent les plus minimaux (Béroud, Bouffartigue, 2009).

C’est à cet ensemble de questionnements que les participants à l’axe relations professionnelles du congrès de l’AISLF de 2012, qui a réuni près d’une quarantaine de communications sur trois jours, ont été invités à répondre. La localisation du congrès au Maroc, la date de sa tenue symboliquement située au lendemain des mouvements de contestation populaire dans différents pays arabes et que l’on a réuni sous le terme de « Printemps arabe », a également été l’occasion pour un certain nombre d’acteurs (syndicalistes) et d’analystes issus d’Algérie, de Tunisie, et du Maroc de parler de la situation de l’action collective et des relations de travail dans leur pays.

Notre objectif, dans ce dossier, n’est pas de dresser les actes des interventions tenues dans le cadre de ce congrès ; un seul numéro n’y suffirait pas. Plus modestement, nous avons choisi d’y faire figurer un nombre réduit de textes, six au total, mais qui s’inscrivent pleinement dans les thématiques et les préoccupations énoncées ci-dessus et qui attestent de leur diversité et de leur contemporanéité. Le fil conducteur qui les réunit ne réside donc pas dans leur unité thématique, à savoir la description et l’analyse d’un phénomène commun. Leur unité provient plutôt de leur capacité à montrer que les objets qu’ils abordent constituent bien les enjeux du moment dans le champ des relations de travail et de l’emploi. Parmi eux, la question de la santé au travail qui est devenue depuis plusieurs années - en France, au moins depuis le début des années 2000 avec la création des observatoires régionaux de santé au travail à la suite de l’accord national interprofessionnel du 13 septembre 2000 - une priorité des acteurs sociaux. Cette question est l’objet de deux articles de ce dossier. Le premier, de François Feliu et Ludo Jamet, intitulé « Se former pour prévenir : les représentants des CHSCT face aux risques cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques », s’intéresse aux enjeux de formation, pour les représentants syndicaux, des risques CMR. Il pointe, en substance, le rôle crucial joué désormais dans les entreprises par les Comités d’Hygiène, de Sécurité et des conditions de Travail (CHSCT) et des dynamiques résultant de l’intervention croisée des multiples interlocuteurs (entreprises, médecins du travail, organismes de prévention, syndicats, etc.) intervenant sur ces questions. Le second, de Corinne Delmas, intitulé : « le renouvellement paradoxal de la pratique syndicale : l’exemple des dimensions mentales de santé au travail » resserre la focale autour de la santé mentale au travail à laquelle sont également confrontés de façon croissante les représentants syndicaux à travers, entre autres, la problématique des risques psychosociaux (RPS). Là encore, le surgissement massif de cette question dans l’actualité sociale ces dernières années a conduit les organisations syndicales à devoir y investir une partie de leurs forces (par exemple, par la multiplication d’actions de formation, de campagnes d’information destinées à leurs délégués et militants intervenant dans les Institutions Représentatives du Personnel (IRP), etc.), à s’intéresser davantage aux conséquences de l’organisation du travail sur les salariés (question longtemps laissée en jachère au profit de la dimension strictement salariale de l’activité), voire à modifier leurs pratiques en devant prendre en charge les conséquences subjectives du travail sur les individus. Autre enjeu, tout aussi actuel, celui de la discrimination qui, on le sait, peut prendre des formes diverses dans le cadre du travail (à l’égard des femmes, des seniors, des étrangers, des handicapés, des syndicalistes, etc.). Dans leur article « Gestion des relations professionnelles, gestion de l’application de la loi. Quand les sourds négocient leurs conditions de travail », Sylvain Kerbourc’h et Sophie Dalle-Nazébi s’intéressent aux difficiles conditions d’application de la loi (celle du 11 février 2005 en faveur de L’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées) pour une catégorie particulière de travailleurs handicapés : les salariés sourds. Difficile faute d’interlocuteurs identifiés qui permettraient d’améliorer les situations d’emploi et de travail de ces derniers, à l’intérieur comme à l’extérieur des entreprises, de l’insuffisante prise en charge de cette question par les employeurs et les syndicats, etc. Autre cadre, autre problème, celui des « Restructurations financières : transformation des relations collectives de travail et montée des incertitudes » abordées par Frédéric Michel et Jean Vandewattyne dans leur article consacré à l’une d’entre-elles intervenue en 2010-2011 dans une entreprise chimique de la région Mons-Borinage en Belgique. À travers ce cas précis, qu’ils analysent dans le détail, les deux sociologues s’intéressent à la fois au contexte social, territorial, mais aussi juridique dans lequel a eu lieu cette restructuration. Il leur fournit également le cadre leur permettant de distinguer différents types de restructuration, et parmi elles les restructurations économiques et financières. La montée des incertitudes évoquée dans le cadre de cet article peut également s’appliquer à la régulation paritaire telle qu’elle existe en France. C’est l’objet du texte de Michelle Tallard et Catherine Vincent intitulé : « Continuités et mutations de la régulation paritaire en France : Eléments pour une analyse des stratégies patronales ». Comme son titre l’indique, les deux chercheuses se préoccupent plus particulièrement de la position patronale et de la vision produite par sa principale organisation représentative, le Mouvement pour les Entreprises de France (MEDEF), du système paritaire ébranlé par les reconfigurations de l’État Providence, l’affaiblissement de ses principaux acteurs et le déplacement des enjeux. Enfin, dans le dernier article de ce dossier intitulé « Formation professionnelle et régulation tripartite au Maroc : entre volontarisme politique, négociation sociale et partenariat économique », Driss El Yacoubi et Éric Verdier s’intéressent à la construction de la formation professionnelle dans ce pays du Maghreb sous l’égide de l’État marocain, en montrant les difficultés auxquelles elle s’est confrontée depuis plus de trente ans. Parmi elles, une participation inégale des différents acteurs compte tenu du rôle prééminent joué par l’État et l’effacement corrélatifs des organisations syndicales, conduisant à ce que les auteurs appellent « une régulation à la marocaine ».

Chacune à leur manière, et sans incertitude équivoque, les contributions contenues dans ce numéro montrent que l’incertain, au-delà de son caractère naturellement imprédictible, ne peut se soustraire au regard sociologique critique et aux entreprises de déconstruction. C’est leur grand mérite.

Bonne lecture !