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Introduction

Depuis près de trente ans, nous assistons à une véritable mutation qui propulse un nombre toujours plus grand de personnes vers les marchés périphériques du travail. Deux phénomènes concomitants sont particulièrement remarquables : le recul de l’emploi à temps plein régi par un contrat à durée indéterminée et la forte croissance du travail atypique, sous toutes ses formes (travail à temps partiel, temporaire, autonome ou « dit » autonome, cumul d’emplois, etc.). Non seulement la succession des cycles économiques accroît chaque fois davantage le nombre de chômeurs relégués à la marge du marché du travail, mais il semble de plus en plus évident que les périodes de reprise économique ne créent pas suffisamment d’emplois permanents à temps plein pour empêcher la progression – sur le long terme – des formes d’emplois atypiques. La part de l’emploi atypique dans l’emploi total est en effet passée de 16,7 % à 38,1 % entre 1976 et 2011 (ISQ, 2011 : 1)[2]. Plus encore, les travailleuses et les travailleurs qui sont propulsés vers le travail atypique, bien souvent contre leur gré, souffrent de nombreux déficits : rémunération moindre, accès restreint aux régimes d’avantages sociaux privés, admissibilité partielle aux régimes publics de protection sociale, à la représentation syndicale et à la négociation collective (voir notamment Desrochers, 2000 ; Bernier et coll., 2003 ; Noiseux, 2008). La centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail et la précarisation sont ainsi deux facettes d’une nouvelle réalité marquée également par une dynamique de rehiérarchisation des rapports entre les travailleurs sur la base du sexe et de l’âge ainsi que par une logique d’individualisation croissante des relations de travail qui tendent à se remarchandiser (Noiseux, 2008).

À cet égard, le rôle de l’État n’est pas neutre. Sous la pression de la mondialisation des marchés, la recherche de flexibilité sur les marchés du travail a été érigée en politique d’emploi. L’État employeur a lui-même eu recours à la flexibilité par la multiplication des statuts, et l’État régulateur a montré très peu d’empressement à ajuster les régimes de protection sociale et les lois du travail aux besoins différenciés des travailleurs atypiques. Bref, on pourrait discuter longuement des efforts mis en oeuvre par les gouvernements et les employeurs dans leur lutte commune contre les travailleurs, mais, comme Yates le remarque avec pertinence, « While this would make us feel righteous in our anger, it would not move us very far forward » (2004 : 172). Dans ces circonstances, il nous semble nécessaire, voire plus prometteur, de porter notre attention sur les efforts engagés par les organisations syndicales afin de défendre les travailleurs atypiques.

Dans ce court article, nous chercherons donc à prendre la mesure de la capacité des organisations syndicales à renouveler leur approche afin de pouvoir défendre aussi les travailleurs atypiques, voie que Yates (2004) et de nombreux penseurs du syndicalisme (p. ex. Murray, 1989 ; Rose et Chaison, 2001 ; Haiven, 2003 ; Dupuis, 2004) ont reconnue comme étant prioritaire. À cette fin, nous procéderons en deux temps. Il s’agira d’abord pour nous, en nous appuyant sur les archives syndicales, de dresser l’historique des principales prises de position, des revendications et des actions touchant les travailleurs atypiques mises en avant, depuis le tournant des années 1980, par les trois plus grandes centrales syndicales multisectorielles du Québec, c’est-à-dire la Fédération des travailleurs et des travailleuses du Québec (FTQ), la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[3]. Nous présenterons ensuite une chronologie des prises de position d’Au bas de l’échelle, un groupe populaire défendant les travailleuses et les travailleurs précaires, afin de situer historiquement et de mettre en perspective les propositions syndicales concernant les questions qui nous intéressent ici.

Les prises de position des grandes organisations syndicales québécoises

Devant les transformations de l’économie et de la réalité du travail amorcées il y a près de trente ans, les grandes organisations syndicales québécoises se sont d’abord repliées dans une position défensive reposant sur une stratégie qui vise essentiellement à protéger leurs membres des aléas associés à la prolifération de l’emploi sur les marchés périphériques du travail. Cette attitude des grandes centrales syndicales québécoises s’est transformée d’abord lentement, puis de manière plus marquée au cours des dernières années, chacune d’elles faisant, peu à peu, une place relativement importante à la défense des travailleurs atypiques dans leurs orientations et leurs revendications.

Comme en fait foi le tableau 1, qui présente la chronologie de leurs prises de position respectives, les organisations syndicales québécoises affirment depuis très longtemps, voire depuis toujours, qu’à travail égal il faut un salaire égal. Au fil du temps, les multiples formes que prend le travail atypique ont amené les centrales à reformuler autrement ce principe général d’égalité de traitement. Au tournant des années 1980, poussées par leurs comités de condition féminine (qui avaient été mis sur pied dans les années 1960 pour exiger l’égalité de traitement homme-femme[4]), les grandes centrales syndicales réclament l’égalité de traitement entre les travailleurs à temps plein et les travailleurs à temps partiel. Elles se prononcent ensuite, au milieu des années 1980, contre les doubles échelles salariales qui pavent la voie à toutes sortes de disparités de traitement.

Tableau 1

Principales revendications et orientations des grandes centrales québécoises concernant le travail atypique

Principales revendications et orientations des grandes centrales québécoises concernant le travail atypique

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Au milieu des années 1990, à la suite des demandes faites à cet égard par les différents comités de jeunes, viendra la revendication concernant l’interdiction des clauses « orphelin » qui ouvrent la porte à des discriminations fondées sur la date d’embauche dont le plus souvent les jeunes ont été les victimes[5]. Quelques années plus tard, on réclamera l’interdiction des clauses non temporaires de disparité de traitement en fonction du statut d’emploi[6]. Ce n’est toutefois qu’au tournant du millénaire que les organisations syndicales se prononceront pour l’inclusion de l’égalité de traitement, peu importe le statut d’emploi, dans la Loi sur les normes du travail (LNT)[7]. La CSN se distingue des autres centrales syndicales en réclamant aussi, depuis 2002, l’interdiction des clauses de disparité de traitement, même temporaire, en fonction de la durée du travail (ce qui renvoie au travail à temps partiel), de la durée du contrat de travail (ce qui renvoie au travail temporaire) ou du lieu de travail (ce qui renvoie, bien souvent, au travail autonome). On remarque par ailleurs que, depuis une dizaine d’années, les centrales syndicales insistent régulièrement, dans divers avis et mémoires adressés aux gouvernements, sur l’ajustement des régimes de protection sociale – assurance-emploi, assurance parentale, service de garde, CSST, régime des rentes, etc. – aux besoins des travailleurs atypiques[8].

Finalement, force est de constater que les grandes centrales québécoises ont, grosso modo, adopté les mêmes positions, à peu près au même moment. Cela dit, on relèvera en terminant la prise de position originale de la CSD à son congrès de 2007. Soulignant qu’elle est « aux prises avec des droits qui sont attachés au statut de salarié alors même que ce statut est de plus en plus difficile à obtenir », celle-ci s’est engagée à agir sur la sécurisation des parcours de vie en « revendiquant des droits attachés non plus à l’emploi, mais à la personne, des droits individuels garantis et organisés collectivement dans le cadre de nouvelles institutions » (CSD, septembre 2007 : 1). Quant à la CSN, elle a réitéré, à son congrès de 2008, son engagement à « effectue[r] des représentations pour modifier la Loi sur les normes du travail (LNT) dans le but d’éliminer les discriminations faites notamment en vertu des statuts d’emploi et des échelles de salaires abusives » (2008 : 109). La FTQ avait fait de même lors de son congrès de 2007 en indiquant clairement sa volonté de poursuivre sa lutte pour l’amélioration des avantages et des protections sociales liés au statut d’emploi en adaptant notamment la LNT et la partie III du Code canadien du travail (FTQ, 2007 : 64). Depuis l’élection du gouvernement conservateur de Stephen Harper en 2006, les conséquences du Programme concernant les travailleurs étrangers temporaires ont orienté les prises de position des organisations syndicales dans une nouvelle direction[9]. Dès 2008, la CSN adoptait en congrès une proposition visant à développer un discours sur le « phénomène croissant des migrants temporaires », mais dans la section « Société québécoise et immigration » (CSN, 2008a ; 2008b : 112). Trois ans plus tard, la FTQ emboîte le pas en adoptant une position plus précise en faveur de la mise en place de mesures pour assurer le respect des droits des travailleurs temporaires (FTQ, 2011 : 9). Ces deux centrales syndicales, tout comme ABE, ont d’ailleurs adhéré à l’initiative du Front de défense des non-syndiquéEs pour interpeller le gouvernement québécois afin qu’il respecte les droits de ces travailleurs (CSN, 2012).

L’extension du régime de syndicalisation est aussi un moyen d’assurer une plus grande équité entre travailleurs « typiques » et atypiques. Autant la CSN que la FTQ revendiquent la possibilité d’obtenir des accréditations syndicales multipatronales depuis quarante ans[10], ce qui faciliterait l’accès à la syndicalisation pour de nombreux travailleurs atypiques. Depuis le début des années 1980, la CSN et la FTQ militent également pour l’extension de la notion de salarié – qui inclurait désormais « l’entrepreneur dépendant » – dans le Code du travail, de manière à permettre la syndicalisation des faux autonomes[11]. À ce sujet, la FTQ réclame depuis 2007 l’adoption d’une loi-cadre facilitant la mise en place de regroupements de travailleurs autonomes « incluant la perception de l’équivalent d’une cotisation syndicale » (FTQ, 2007 : 64). On notera par ailleurs certaines différences quant à la pertinence de procéder à l’extension des décrets sectoriels, ce qui permettrait également à des travailleurs atypiques d’avoir accès à une forme de négociation collective. La FTQ y sera généralement favorable, alors que la CSN et la CSD, évoquant la nécessité de garantir le pluralisme syndical, seront plus réticentes à cet égard, la CSD allant même, pendant longtemps, jusqu’à demander l’abolition des décrets.

Par ailleurs, les trois centrales ont longtemps réclamé l’extension de la portée de l’article 45 du Code du travail afin que celui-ci encadre plus strictement le recours à la sous-traitance et, ainsi, protège mieux l’accréditation et la convention collective en cas de cession d’entreprise[12]. À cet égard, dans le contexte des modifications apportées au Code du travail en 2001 et 2003[13], celles-ci ont toutefois été contraintes de chercher – en vain, faut-il le rappeler – à empêcher que le champ d’application de l’article 45 soit réduit davantage. Enfin, eu égard aux agences de placement, notons que la CSN réclame depuis 2008 la reconnaissance « qu’en matière de rapports collectifs de travail, les salarié-es d’agence so[ient] visés par les accréditations existantes dans les entreprises clientes » (2008 : 109)[14].

En ce qui concerne les orientations internes au regard des pratiques de négociation, on notera qu’au milieu des années 1980, constatant que les travailleurs atypiques sont parfois exclus de la négociation collective, les centrales recommanderont à leurs syndicats affiliés de modifier leur accréditation syndicale de manière à les inclure. À la même époque, celles-ci suggéreront de négocier, pour ces derniers, des avantages sociaux au prorata des heures travaillées ou des compensations équivalentes. Au milieu des années 1990, constatant la persistance de traitements différenciés à l’égard des travailleurs atypiques dans les conventions collectives négociées par leurs syndicats affiliés, les centrales amorcent un débat interne sur les solutions à mettre en place afin de contrer ce phénomène. Différents colloques ont lieu – sur les mutations du marché du travail, sur les jeunes et le syndicalisme, etc. – qui portent sur ces questions[15]. Plus récemment, les travaux de Bernier (2007) – ayant mis en évidence la persistance, voire l’augmentation des clauses de disparité de traitement dans les conventions collectives – ont ravivé le débat. La FTQ a ainsi réitéré, lors de son congrès de 2007, sa volonté de « contrer l’expansion des divers statuts d’emploi dans [les] milieux de travail et [de] négocier des protections pour les personnes occupant ces emplois » (2007 : 66[16]). La CSN a réagi lors de son congrès de 2008 en mettant à l’avant-plan plusieurs propositions visant à contrer la discrimination sur la base des statuts d’emploi. Elle a alors promis de faire en sorte que : 1) tous les syndicats s’engagent, lors des négociations collectives, à lutter contre les pratiques discriminatoires basées sur les statuts d’emploi dans leurs milieux de travail (proposition 1.1) ; 2) la CSN et les fédérations intensifient l’action syndicale contre ces discriminations en procédant à l’identification des formes les plus fréquentes, en élaborant des politiques de négociation pour y faire face et en assurant un suivi des avancées (proposition 1.2). La Centrale s’est aussi engagée à définir une politique de négociation servant de base aux syndicats pour encadrer l’embauche, si nécessaire, par l’intermédiaire des agences de placement (2008 : 109)[17].

On notera enfin, pour conclure cette première partie, que dès les années 1970 les grandes centrales syndicales québécoises ont mis sur pied des comités de condition féminine, puis, au cours des années 1980, des comités de jeunes qui, les uns comme les autres, porteront les luttes des travailleurs atypiques au sein des institutions syndicales[18]. Dès le début des années 1980, la CSN fera de la syndicalisation des travailleuses précaires à temps partiel une priorité[19]. Les centrales ont ensuite mis sur pied différents groupes de travail sur le travail précaire où l’on fera une place aux travailleurs temporaires et à temps partiel (souvent des femmes ou des jeunes). À la fin des années 1990, des structures d’accueil visant expressément des travailleurs autonomes seront mises sur pied autant par la CSN, la CSD que par des syndicats affiliés à la FTQ[20]. Conséquence de cette prise de conscience, les trois centrales ont désormais fait du recrutement de nouveaux membres – et tous insistent spécifiquement sur l’importance de recruter les « atypiques » – leur « priorité absolue ».

Les groupes populaires, pionniers des luttes concernant le travail atypique

Bien souvent, les prises de position des grandes centrales syndicales relativement aux enjeux qui nous intéressent ici viendront quelques années après que des groupes populaires auront mis ces revendications à leur agenda. Il faut le constater, plus encore que le mouvement syndical, ces groupes – notamment Au bas de l’échelle (ABE), groupe auquel nous nous intéresserons ici – ont fait figure de pionniers en ce qui a trait à la diffusion des enjeux concernant, de près ou de loin, ce que nous appelons aujourd’hui le travail atypique.

Créé en 1976, ABE a rapidement mis sur pied la Coalition sur les normes minimales d’emploi et l’accès à la syndicalisation[21] qui luttera pour la création de la LNT afin de remplacer la Loi sur le salaire minimum, laquelle « offre une protection minime » (ABE, 1995 b : 4) et comporte des mesures discriminatoires envers les femmes et les jeunes, des catégories de travailleurs largement touchées par le travail atypique[22]. Dès 1981, l’organisme fait des pressions pour faire modifier le Code du travail afin d’élargir l’accès à la syndicalisation. ABE se distingue du mouvement syndical en exigeant aussi l’élargissement des droits contenus dans la Charte des droits et libertés de la personne par l’ajout de nouveaux droits, tels que la protection contre la discrimination basée sur l’âge[23], et en réclamant que « les avantages sociaux [soient] accessibles à toutes et à tous sur une base non discriminatoire » (ABE, 1995b : 8)[24]. Lors de la révision de la LNT en 1990, ABE réaffirmera ses revendications quant à l’instauration d’une durée quotidienne de travail[25], l’élimination des exclusions de certains groupes de travailleurs de la LNT et le paiement des jours fériés, « qu’ils tombent sur un jour travaillé ou non » (ABE, 1991). Dès le début des années 1990, ABE s’intéresse aussi aux conditions de travail des travailleurs migrants saisonniers (1991b)[26]. L’organisme insiste par ailleurs sur la nécessité d’éliminer toutes les exclusions partielles « qui s’appliquent à certains groupes de travailleurs et travailleuses » (1995a : 12). En d’autres mots, la LNT doit aussi s’appliquer « aux personnes participant à des mesures d’employabilité », « aux aides familiales résidentes », « aux travailleurs et travailleuses agricoles », « aux salariés dont la fonction exclusive est d’assumer la garde d’un enfant, d’un malade, d’une personne handicapée ou d’une personne âgée » (1995a : 12-13), des travailleurs atypiques souvent encore moins visibles que les travailleurs à temps partiel, temporaires ou autonomes[27].

En 1996, dans un document intitulé Attention travail précaire, ABE réaffirmera plusieurs des revendications évoquées ci-dessus. De plus, on y proposera l’ajout à la LNT d’un article global qui appliquerait la protection contre la discrimination (salariale et avantages sociaux) « à toute forme de travail précaire ou non standard, comme le travail dans des programmes d’employabilité, le travail sur appel, occasionnel, surnuméraire, temporaire ou saisonnier, le travail pour les agences de placement[28], le travail autonome[29] ou le travail à domicile » (1996 : 9). De surcroît, pour ABE, ce principe devrait également s’appliquer au Code du travail (ABE, 1996 : 9). ABE portera ses revendications lors des consultations concernant la révision de la LNT au début des années 2000 ainsi que lors des travaux qui mèneront, en 2003, à la rédaction du « rapport Bernier » sur les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnelle[30]. En 2007, dans un document intitulé Pour des normes à la hauteur, ABE réitérera l’ensemble des revendications énoncées plus haut[31]. On notera enfin qu’en janvier 2011, dans une lettre adressée à la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles, Kathleen Weil, le Front de défense des non-syndiquéEs, dont fait partie ABE, a interpellé l’élue au sujet du Règlement modifiant le Règlement sur la sélection des ressortissants étrangers. Cette lettre demande notamment « que toutes les personnes travaillant au Québec soient protégées par la Loi sur les normes du travail, la Loi sur la santé et la sécurité au travail et la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles, et ce, sans égard au statut d’immigration ou à la validité du permis de travail » (FDNS, 2011). ABE se positionne ainsi en continuité de ces revendications passées en prônant la fin des discriminations peu importe le statut des travailleurs et travailleuses. Dans un mémoire présenté au Comité consultatif du travail et de la main-d’oeuvre en 2011, ABE plaidera aussi en faveur d’une interdiction du recours structurel aux agences de placement par les entreprises et insistera pour que ces agences ne servent qu’à répondre aux besoins ponctuels en main-d’oeuvre (ABE, 2011 : 6)[32].

Conclusion

En parcourant l’historique des revendications, des orientations et des prises de position des grandes centrales québécoises au cours des trente dernières années, force est de constater que la réaction syndicale fut relativement lente en ce qui concerne l’enjeu majeur que constitue l’essor du travail atypique précaire. Les grandes centrales syndicales québécoises se sont d’abord cantonnées dans une position défensive qui vise essentiellement à contrer la progression du travail atypique durant les années 1980. Prenant acte des transformations fondamentales des marchés du travail et de l’obligation d’agir « malgré et avec les changements », ces centrales se sont progressivement tournées au cours des années 1990 – d’abord dans le discours puis dans la pratique – vers des stratégies plus variées cherchant à prendre en compte les besoins différenciés des travailleurs atypiques. Autrement dit, plutôt que de « simplement » lutter contre la prolifération de l’emploi atypique précaire, les centrales syndicales insistent désormais sur l’amélioration des situations dans lesquelles se retrouvent les travailleuses et travailleurs propulsés sur les marchés périphériques du travail. À cet égard, il faut relever le rôle de catalyseur joué par les comités « femmes » et les comités « jeunes » afin de sensibiliser les grandes centrales syndicales à l’importance de ces enjeux. Ces comités sont largement responsables du fait qu’au tournant du siècle tant la FTQ que la CSN et la CSD ont désormais fait de leurs actions autour du travail atypique précaire une de leurs priorités.

Il n’en demeure pas moins, comme on a pu le constater, que les organisations syndicales ont longtemps été à la remorque d’autres organisations de la société civile lorsqu’il s’est agi de défendre aussi les intérêts des travailleurs atypiques sur les marchés périphériques du travail. À cet égard, tant le mémoire déposé par ABE à la Commission des droits de la personne, qui sera qualifié d’« avant-gardiste », que les représentations faites par la Coalition des non-syndiqué-es pour les normes minimales d’emploi et l’accès à la syndicalisation à auprès de la commission Beaudry au début des années 1980 attestent le rôle de chef de file joué par les groupes de défense des droits. Alors que de son côté Force Jeunesse mènera la lutte contre les clauses « orphelin » au début des années 1990, ces groupes de défense des droits ont lutté en faveur de la reconnaissance des droits des travailleurs atypiques, mais également de travailleurs et travailleurs confinés sur les marchés périphériques du travail, tels que les personnes participant à des mesures d’employabilité, les aides familiales résidentes ou encore les travailleurs et travailleuses agricoles engagés à travers des programmes de travail migrant temporaire.

Cela dit, force est d’admettre que les centrales syndicales québécoises ont récemment mené des campagnes importantes afin de recruter de nouveaux membres parmi les travailleurs relégués vers les marchés périphériques du travail. Même si le bilan des dix dernières années concernant la syndicalisation des travailleurs à temps partiel est mitigé[33], les organisations syndicales ont réussi à faire des percées dans le secteur tertiaire privé, ciblé par certains comme étant le secteur où se jouera l’avenir du syndicalisme dans un contexte de tertiarisation de l’économie, où la syndicalisation est notoirement difficile et où les pratiques antisyndicales des employeurs sont souvent à la limite de la légalité. Plus encore, la situation prévalant en 2009 – 27,3 % de syndiqués (Uppal, 2010[34]) – se compare avantageusement à celle qui prévalait au début des années 1980, alors que seulement 22,1 % des travailleurs à temps partiel québécois étaient syndiqués et que ceux-ci ne représentaient que 8,9 % (Statistique Canada, 1984) de l’effectif syndical total[35] (13,71 % en 2009). Pour ce qui est des travailleurs temporaires, même si l’organisation collective de ces travailleurs est particulièrement ardue étant donné l’absence de perspectives à long terme qui a indubitablement un impact démobilisant, le syndicalisme a mené avec succès une importante campagne de syndicalisation auprès d’étudiants employés dans les universités québécoises, ce qui témoigne du fait que des avancées sont possibles dans certains secteurs où l’emploi est occasionnel, saisonnier ou à forfait[36]. Enfin, contrairement aux idées reçues, les initiatives auprès des autonomes (ou dits autonomes) ont également permis au syndicalisme québécois de joindre des milliers de travailleurs. À cet égard, la Loi sur le statut de l’artiste a certes facilité la mobilisation de différentes catégories d’artistes, mais le mouvement d’organisation collective des travailleurs autonomes ne s’est pas limité au domaine des arts, s’étendant par ailleurs à de nombreux secteurs : journalisme, transport, services sociaux (notamment dans les ressources intermédiaires et les services de garde en milieu familial), médecines alternatives, etc.[37].

Enfin, le fait que les grandes centrales syndicales du Québec se soient prononcées pour l’interdiction des clauses de disparité de traitement en fonction du statut d’emploi (clauses d’exclusion, clauses « orphelin », etc.) constitue, de notre point de vue, une avancée notable. Les débats internes sur les solutions à mettre en place afin de contrer ce phénomène illustrent également l’importance actuellement accordée par les centrales syndicales québécoises à cette question épineuse. De plus, dans un contexte où les droits ont, historiquement, été attachés au statut de salarié et où ce statut est de plus en plus difficile à obtenir, la réflexion amorcée récemment concernant la nécessité de revendiquer des droits attachés non plus à l’emploi mais à la personne semble porteuse.

Il faut toutefois conclure en insistant sur l’enjeu lié à l’élimination des clauses de disparité de traitement en fonction du statut d’emploi. Cet enjeu est d’autant plus primordial que la persistance de ces clauses a, corollairement, un impact considérable sur la capacité du syndicalisme à affirmer sa raison d’être auprès des travailleurs projetés sur les marchés périphériques du travail. Pour reprendre les mots de Bernier, « les objets de disparité entre salariés traditionnels et atypiques sont nombreux et touchent de multiples aspects des conditions à telle enseigne qu’il n’est pas exagéré d’affirmer que les salariés ayant un emploi atypique sont en quelque sorte les parents pauvres du régime québécois de la négociation collective » (2007 : 14). Et l’auteur d’ajouter qu’« il est possible qu’elle ne puisse, à terme, se résoudre de façon adéquate ou pleinement satisfaisante à l’intérieur de la négociation collective », mais plutôt par l’inclusion dans le Code du travail du principe d’égalité de traitement, peu importe le statut d’emploi. Mais, en attendant, il apparaît clair que ce constat doit interpeller les organisations syndicales. Il en va de leur raison d’être auprès des nouvelles générations[38] de travailleurs contraints d’exercer leur métier sur les marchés périphériques du travail. Ainsi, à défaut d’aller au-delà de l’énoncé de revendications interpellant le législateur et de renouveler ses pratiques en s’interdisant notamment d’institutionnaliser, dans les conventions collectives, des clauses de disparité de traitement négligeant les travailleurs atypiques – ou, à tout de moins, en les minimisant à un niveau tolérable –, c’est sa pertinence que le syndicalisme risque de voir s’effriter davantage auprès du tiers, et même plus, de la population active. Dans un tel cas, les avancées notables que l’on a identifiées risqueront de n’avoir été que de simples sursauts d’un syndicalisme en déclin.