Corps de l’article

Introduction

La littérature sur le sujet nous enseigne que certaines catégories de travailleurs épousent des valeurs et présentent des besoins et des attentes plus ou moins compatibles avec cette institution séculaire qu’est le syndicalisme. Au sein de la société actuelle, pluraliste et composée d’une main-d’oeuvre hétérogène, il s’avère souvent laborieux de franchir le rideau épais des attentes et des besoins individuels pour les concilier avec les intérêts collectifs (Nadeau, 2012). Le discours est connu, le syndicalisme a vu fléchir le taux de présence syndicale, et ce, même au Québec, qui constituait le dernier rempart de la syndicalisation en Amérique du Nord. Il éprouve dès lors de la difficulté à attirer de nouveaux membres, voire à maintenir ses effectifs, notamment lorsque la question de la diversité des identités est à l’ordre du jour. Cet état de fait constitue un terreau fertile de recherche et appelle à des questionnements quant à l’avenir du syndicalisme.

Au Québec, le système de représentation syndicale, dont le but premier est l’amélioration des conditions de travail, prend sa source dans le rapport de force des salariés. Dans le modèle général aménagé au Code du travail et construit sur la primauté du monopole de représentation, l’aire de représentation est l’entreprise. Ce modèle institutionnalise le rapport conflictuel entre l’employeur et les salariés, ces derniers étant les seuls à pouvoir être représentés par le syndicat, les représentants de l’employeur en étant exclus. Le système repose aussi sur la règle de la majorité, sublimant du coup toute possibilité de représentation individuelle. Par conséquent, « la représentation, une fois établie, s’exerce indépendamment des préférences individuelles des salariés » (Gagnon et coll., 1991 : 355). C’est notamment parce que la représentation collective s’effectue au détriment de la représentation individuelle que certains travailleurs souscrivent à des valeurs opposées à celles véhiculées par l’institution syndicale. Ils s’opposent donc au mode de représentation universelle, qui crée l’illusion d’un consensus social offert par l’institution syndicale, pour y préférer une représentation personnalisée se substituant au syndicalisme (Brunelle, 2002). Par ailleurs, d’autres travailleurs (travailleurs autonomes, à contrat, etc.) aspirent à la représentation syndicale, mais en sont exclus en raison de leur statut, n’étant pas des salariés.

Contrairement à ce qu’on observe dans les relations du travail traditionnelles, certains secteurs d’activités sont dotés d’un mode dual de représentation qui met en scène à la fois des associations non syndicales et des associations syndicales. C’est notamment le cas de l’industrie du camionnage au Québec, où la représentation des routiers n’est pas l’apanage des organisations syndicales, qui sont en compétition avec les associations historiques (non syndicales) de routiers. Auparavant, les deux types d’associations proposaient sensiblement les mêmes services et accordaient une place à la représentation individuelle. Cette situation a donc contribué à la transformation de l’offre syndicale, les regroupements syndicaux ayant compris qu’ils devaient offrir une représentation et des services différents afin d’attirer les routiers. Ceux-ci adhèrent alors à une association de leur choix à moins qu’ils ne soient syndiqués chez un employeur où le monopole de représentation prévaut. La représentation non syndicale vécue chez les routiers est appréhendée de différentes façons dans la littérature, mais un élément commun repose sur la présence d’un regroupement de travailleurs non syndiqués qui a la possibilité d’agir sur les facteurs influençant les conditions de travail des personnes représentées (Wilkinson et Fay, 2011).

Considérant cette diversité sur le plan de la représentation, cet article s’attache à décrire et à comprendre les conditions d’émergence et de constitution d’un collectif de routiers, l’Association des routiers professionnels du Québec (ARPQ), en vue d’obtenir, d’une part, la reconnaissance du métier et, d’autre part, une voix au chapitre à la table de concertation de l’industrie du camionnage. Malgré la diversité d’associations déjà présentes dans ce secteur, un nouveau regroupement a vu le jour. Sa visée s’avère plus large, voire différente, au regard des services offerts par les associations déjà en place. Nous cherchons donc dans cet article à lever le voile sur les raisons ayant entraîné la création de cette association, de même que sur la façon dont celle-ci s’est constituée, pour ensuite nous intéresser aux types de services qu’elle offre. L’angle d’analyse principal a pour port d’attache la notion de projet comme moteur de la genèse d’une action collective autonome prenant la forme d’un complément à la représentation syndicale.

Cette contribution se décline en sept étapes. Il importe, en liminaire, de définir le concept de projet à la base de l’action collective, pour ensuite aborder la notion d’identité liée à l’occupation comme moteur de l’action collective. Les formes de représentation non syndicale, qui constituent le fond de scène de cet article, sont par la suite exposées. Succédant à ces clés de lecture, la démarche méthodologique empruntée est succinctement présentée. La construction empirique sur laquelle s’appuie cet article étant issue d’un secteur précis, à savoir l’industrie du camionnage, le contexte propre à celui-ci est subséquemment examiné afin de mettre en relief les raisons sous-jacentes à l’émergence du collectif. L’ensemble de ces marqueurs théoriques et contextuels étant posé, la sixième partie du texte est consacrée à la présentation des résultats, ceux-ci étant ensuite discutés autour de deux angles distincts. Est d’abord mis en évidence le projet identitaire de reconnaissance lié à l’occupation, ce projet étant à la base de l’émergence du collectif. Puis ce mode idiosyncrasique de représentation, qui regroupe des travailleurs sur la base du métier et non du statut d’emploi et qui s’inscrit en complémentarité au syndicalisme et non comme un substitut, est discuté avant de présenter quelques conclusions.

Le projet : instigateur de l’action collective autonome

Pourquoi agir collectivement et quelles sont les motivations des individus qui se regroupent et se mobilisent ? Depuis l’ouvrage séminal d’Olson (1966), une kyrielle d’auteurs cherche à répondre à ces questionnements. L’explication la plus répandue repose sur les gains communs qui peuvent découler de l’agir ensemble (Blau, 1964). En réponse à cette conception restrictive, basée uniquement sur la rationalité des acteurs, Olson (1966) soutient que les membres d’un groupe, bien qu’ils aient des intérêts communs, n’agissent pas nécessairement ensemble dans le dessein de les défendre. Cherchant à tirer profit de l’action collective, sans en assumer les coûts (au regard du temps, de l’argent, des risques encourus, etc.), plusieurs d’entre eux adoptent plutôt le rôle de passager clandestin (free rider). Afin d’assurer la pleine participation des membres, la coercition ou des incitatifs deviennent dès lors nécessaires. L’action collective est par conséquent tributaire des contraintes ou des opportunités qui y sont associées.

Si les travaux d’Olson (1966) ont fait florès pendant un certain temps en servant de pilier à l’analyse de l’action collective, des voies s’élèvent maintenant et mettent à mal sa vision limitative. La punition ou l’incitation ne résolvent pas le dilemme de l’action collective (Oliver, 1993). Par ailleurs, les motifs d’action des individus ne leur sont pas uniquement extérieurs, des motivations intrinsèques étant également à la source des mouvements collectifs (Tang, 2008). Certains mettent par ailleurs en évidence que l’action collective dépend largement du contexte (Anand, 2003 ; Huq, 2014 ; Oliver, 1993).

L’action collective constitue donc un phénomène trop complexe pour généraliser tant ses causes que ses conséquences ou sa dynamique (Oliver, 1993 ; Huq, 2014). Elle ne saurait être expliquée au seul regard des gains d’un regroupement qui partage certains intérêts (Melucci, 1989, dans Séguin et Tremblay, 2005). Il s’agit d’un effort commun qui sert des objectifs pluriels (Vézina et Bernheim, 2011). Notamment par la négociation de certains avantages, elle constitue un moyen pour les membres d’un groupe d’élever leur « voix » à propos d’enjeux qui les concernent (Anand, 2003 ; Fabusoro, 2009), autour d’un projet auquel ils s’identifient, malgré les intérêts parfois divergents des uns et des autres (Reynaud, 1997).

Le concept de projet, selon les travaux fondateurs de Boutinet (1993), favorise la créativité et la recherche de sens en mettant en échec la marginalisation et l’inertie. Le projet revêt une dimension externe selon laquelle les individus qui y participent opèrent leurs choix en fonction de leur environnement. À cela s’ajoute une dimension interne sur laquelle le projet est échafaudé en fonction de la capacité d’agir des acteurs qui y adhèrent. Il exprime alors la singularité d’un collectif (Bréchet et Desreumaux, 2007). Ce projet contribue à mettre à jour les capacités qui lui sont propres en fonction de l’environnement dans lequel il agit, mais surtout à construire l’acteur lui-même et à définir son identité. Concept central, l’identité collective renvoie à la notion de valeurs communes (Durkeim, 1947). L’identité peut donc être appréhendée comme étant la vision collective d’un groupe d’individus qui « s’identifient de la même façon, qui partagent une même définition de ce qu’ils sont, de leurs caractéristiques et de la façon dont ils sont reliés à d’autres groupes particuliers ou en diffèrent » (Hogg et coll., 2004 : 251).

Le projet procède d’un caractère existentiel dès lors qu’il renvoie à l’existence même du collectif, à sa raison d’être et à sa recherche de sens en tant qu’organisation (Bréchet et Desreumaux, 2007). C’est le moteur de l’agir, celui-là même qui permet de comprendre l’action. En définitive, c’est le projet qui est à la source de la constitution du collectif autonome, la notion de projet mettant nécessairement en scène celle d’autonomie. L’autonomie renvoie ici à l’idée d’émergence ; à la capacité d’un acteur de se constituer selon les règles qui sont siennes, qu’il a lui-même créées sans être vassalisé par les régulations existantes (Bréchet et Desreumaux, 2007 ; Reynaud, 1997). Le projet tient avec l’anticipation de son exécution et s’accompagne d’intentions, de buts et d’une perspective qui a un sens ; il constitue une estimation d’un futur désiré (Boutinet, 1993) ou d’une construction des relations futures dans un contexte particulier d’actions (Hatchuel et Weil, 1992).

Le potentiel collectif et les identités liées à l’occupation

Certaines catégories de travailleurs, bénéficiant d’une marge d’autonomie dans leur travail qui s’effectue souvent seul, remettent en cause la légitimité de l’institution syndicale et se tournent dès lors vers des formes alternatives de représentation collective, la plupart du temps des associations professionnelles (Eaton et Voss 2004 ; Hecksher, 1996 ; Milton, 2003). Ces dernières mettent à l’avant-plan de leurs préoccupations les besoins spécifiques des membres représentés (Bergeron et Renaud, 2000 ; Eaton et Voss, 2004 ; Healy, 1999 ; Hecksher, 2001 ; Milton, 2003). Les associations non syndicales se distinguent notamment du mouvement syndical traditionnel par leur implication politique directement axée sur les intérêts de la profession (Eaton et Voss, 2004 ; Gagnon et Beaudry, 2014). Comme les syndicats, elles participent à la vie et aux débats politiques, mais les intérêts qu’elles défendent sont ceux de leur occupation (le plus souvent la profession) au sens large, combinés aux intérêts de leurs membres, et ne prennent pas nécessairement position sur les grands enjeux sociaux ou débats publics. De façon générale, elles ne représentent pas les membres auprès d’un employeur (Eaton et Voss, 2004). A contrario, la littérature indique que, le rôle traditionnellement dévolu aux syndicats étant de défendre les emplois et d’améliorer les conditions de travail, les intérêts liés à l’occupation et son aspect identitaire sont souvent délaissés (Healy, 1999 ; Hecksher, 2001 ; Milton, 2003). Par ailleurs, la recomposition des identités au travail et plus largement dans la société appelle à la multiplicité des groupes d’intérêts par-delà l’acteur syndical (Hecksher, 2001 ; Verge et Murray, 1999).

La théorie sociologique des identités professionnelles nous enseigne que les mutations inhérentes au monde du travail font émerger un nouveau rapport à l’occupation et incitent les travailleurs à gérer différemment leur cheminement de carrière (Dubar et Tripier, 2005 ; Osty et coll., 2007). La relation d’emploi devient de plus en plus transitoire, donnant lieu à de nouvelles logiques de carrière (Arthur et Rousseau, 1996). Les cheminements occupationnels actuels diffèrent du modèle traditionnel de la carrière verticale ascendante au sein d’une même entreprise (Iellatchitch et coll., 2004). La carrière tend dès lors à être conçue sur le marché externe plutôt que sur un marché interne. En ce sens, certains travailleurs s’identifient peu à l’entreprise et sont moindrement intéressés par les activités syndicales, mais plus préoccupés par les défis directement liés à leur travail (Tremblay, 2003), notamment lorsqu’ils sont exclus de la représentation syndicale traditionnelle.

L’activité de travail des routiers met en évidence certaines caractéristiques propices à l’émergence d’associations non syndicales, notamment un degré d’autonomie élevé dans le travail et la réalisation individuelle des tâches. Alors que des associations syndicales et non syndicales déjà existantes offraient une représentation aux routiers, en quoi la création d’un nouveau type d’association était-elle jugée pertinente ? Le rôle joué par les associations de routiers ne pouvait-il pas suffire à répondre au besoin de défense des intérêts du métier ?

Les formes de représentation non syndicale

Protéiforme, la représentation non syndicale donne lieu à une diversité d’écrits qui cherchent généralement à déterminer si elle permet aux personnes représentées de faire entendre leur voix, celle-ci étant définie comme un moyen de représentation collective, syndicale ou non (Wilkinson et Fay, 2011). Taras et Kaufman (2006) ont élaboré une typologie des formes de représentation non syndicale qui se déclinent en quatre modèles. Les différents idéaux-types qui en découlent diffèrent au regard de leurs formes, des objectifs qu’ils poursuivent, des sujets pouvant y être abordés, des modes de représentation, de l’étendue du pouvoir et de leur durabilité, allant de modèles ad hoc à des modèles permanents. La typologie se décline selon les modèles suivants : l’évolution de l’expression collective, la communauté d’intérêts, l’évitement syndical et le complément à la syndicalisation (Taras et Kaufman, 2006). Ces formes de représentation ne doivent pas être conçues comme des modèles purs, si bien qu’en pratique une hybridation de deux formes peut apparaître (Gagnon et Le Capitaine, 2014).

La première forme consiste en des pratiques de gestion formalisées (telles que des comités paritaires), en lieu et place de pratiques de gestion autocratiques ou arbitraires, afin de permettre au personnel et à la direction de discuter de divers enjeux (Taras et Kaufman, 2006). La deuxième, la communauté d’intérêts, implique que la direction accorde des conditions avantageuses aux travailleurs et qu’elle favorise la collaboration avec ces derniers afin de rendre la syndicalisation moins attrayante. Les tenants de ce modèle postulent que les travailleurs préfèrent cette voie au syndicalisme perçu, entre autres, comme étant plus conflictuel ou moins en phase avec les besoins de certains groupes (Freeman et Rogers, 1999 ; Kim et Kim, 2004). À ce chapitre, Brunelle (2002) met en lumière les raisons qui ont incité plusieurs jeunes travailleurs à créer des associations parallèles. La grande force de ces associations réside dans leur mode de regroupement basé sur des caractéristiques personnelles, l’âge par exemple, qui semble constituer un facteur plus important que la communauté d’intérêts, laquelle transcende les différences et postule que les travailleurs ont les mêmes besoins et intérêts. Ces associations ont pour similitude qu’elles oeuvrent en marge du mouvement syndical (Brunelle, 2002).

Le modèle d’évitement syndical est pour sa part souvent introduit lors de tentatives de syndicalisation de manière à contrer les chances de succès d’une telle démarche. Contrairement à la forme précédente, ce modèle s’accompagne généralement de menaces non voilées, voire de mesures coercitives de la part des représentants de la direction envers les travailleurs impliqués dans le processus de syndicalisation. Il suppose alors une forme de représentation non syndicale initiée par l’employeur. Bien que certains travailleurs qui bénéficient d’une telle représentation puissent en être satisfaits, leur pouvoir d’influence réel demeure limité ou, dans certains cas, lié au contexte dans lequel ils évoluent. Ainsi que l’ont mis en lumière Gagnon et Le Capitaine (2014), les travailleurs d’une entreprise non syndiquée bénéficient de conditions similaires à celles négociées dans les organisations syndiquées du même secteur, ce qui fait d’eux des passagers clandestins (Olson, 1966) à la remorque de l’action syndicale. La force motrice de la négociation menée par ces travailleurs non syndiqués repose dès lors sur le contexte fortement syndiqué plutôt que sur un pouvoir réel d’influencer leurs conditions de travail.

Le dernier modèle, le complément à la syndicalisation, plutôt que de tenter de se substituer au syndicalisme, se présente comme une « voie complémentaire ». Ce mode de représentation reconnaît dès lors que les représentations non syndicale et syndicale, qui comportent toutes deux des avantages et des inconvénients, poursuivent des objectifs propres à chacune. Dans cette logique, les travailleurs gagnent à ce qu’elles opèrent en parallèle tels que le font les work councils en Europe (Taras et Kaufman, 2006). Le complément à la syndicalisation ne doit donc pas être assimilé aux modèles qui répondent à la thèse de substitution au syndicalisme ayant pour dessein de se prémunir contre la présence syndicale. À cet effet, une récente étude fait ressortir la possibilité de cohabitation entre l’acteur syndical et une association non syndicale où le projet, l’agenda et le rôle politique de l’association de type professionnel portent exclusivement sur des enjeux qui sont particuliers à une profession (Gagnon et Beaudry, 2014).

La démarche méthodologique sous-jacente à la compréhension de l’émergence de l’ARPQ

Cet article repose sur une étude de cas unique réalisée auprès d’une association non syndicale, l’Association des routiers professionnels du Québec (ARPQ). L’étude de cas est privilégiée parce qu’elle s’avère la meilleure approche pour cerner la genèse de l’action collective, qui est singulière et qui doit être appréhendée de manière contextualisée (Anand, 2003 ; Huq, 2014 ; Oliver, 1993). Les raisons qui ont guidé le choix de l’ARPQ par les chercheuses sont de deux ordres. D’abord, l’objet étudié repose sur la création de cette association, ce qui implique un retour dans le passé. Celle-ci ayant été fondée récemment, en 2010, il est apparu facile d’avoir accès aux personnes instigatrices du mouvement, à leur mémoire et à la documentation. La seconde, et la plus importante, concerne la nature même de l’ARPQ. Il s’agit de la seule association à regrouper des routiers sans égard à leur statut. Peuvent ainsi en être membres autant des salariés, des travailleurs autonomes que des donneurs d’ouvrage.

La méthodologie par étude de cas s’attache par définition au contexte et, en corollaire, nécessite le recours à de multiples sources de collecte de données afin d’amasser un nombre élevé d’informations (Gagnon, 2012 ; Yin, 2009). Le dispositif de collecte de données propre à cette recherche repose sur le recours à un processus itératif d’entretiens complété par l’entretien courriel et par l’analyse de documents. Les entretiens semi-dirigés réalisés avec les personnes impliquées dans l’émergence de l’association non syndicale, de même qu’avec des représentants du ministère des Transports et d’autres associations de routiers, ont permis la compréhension du phénomène tout en conférant à l’analyse une profondeur impossible à obtenir sans ce contact avec les acteurs du milieu (Quivy et Campenhoudt, 1995 ; Savoie-Zajc, 1997). Les participants ont été recrutés sur une base volontaire et contactés directement par les chercheuses. Des rencontres individuelles d’une durée de deux à trois heures ont eu lieu avec 16 personnes ressources. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement pour en faciliter l’analyse. À ces rencontres en présentiel se sont ajoutés cinq entretiens par courriel (E-interview) (Bowker et Tuffin, 2004) avec certaines personnes ayant participé antérieurement aux entrevues semi-dirigées. Ces échanges ont notamment permis de compléter l’information recueillie précédemment ou de valider des éléments d’analyse ou de compréhension. La codification a été effectuée à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives QSR NVivo.

S’ajoutant aux entretiens, des sources secondaires ont été exploitées. L’analyse documentaire a permis de corroborer les informations recueillies au moyen des entretiens (Yin, 2009). Un imposant matériel, constitué de documents internes et des statuts et règlements de l’association à l’étude, a été mis à la disposition des chercheuses. L’analyse de ces documents a permis de comprendre le contexte sous-jacent à la mise en place de l’Association, de même que son mode de fonctionnement. L’ensemble des lois applicables au secteur a également été examiné, de manière à cerner plus précisément les circonstances sociétales concourant à la constitution de l’ARPQ. Le portrait panoramique de ce contexte est présenté ci-après, ce bref détour permettant de mieux saisir l’action collective à l’examen.

Le paradoxe de la déréglementation et de la « sur » réglementation

L’industrie du camionnage a subi une déréglementation qui s’est amorcée en 1987, donc deux ans avant l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE)[1], et qui a transformé de façon significative l’industrie du camionnage. C’est le Parlement canadien qui a d’abord procédé à une déréglementation avec l’adoption de la Loi sur les transports routiers[2], puis le Québec a emboîté le pas l’année suivante en abrogeant la Loi sur le camionnage[3]. L’objectif fixé par ces lois est de procéder à une harmonisation de l’encadrement de l’industrie et d’éliminer les obstacles au commerce. C’est dans le contexte de l’ALENA[4], en 1994, que l’industrie se libéralise complètement. Dorénavant, il n’y aura plus de restrictions quant à l’émission du nombre de permis de sous-traitance. Par conséquent, tous ceux qui sont en mesure de se procurer un camion peuvent désormais avoir accès à cette industrie (Bernier et coll., 1999 ; Nix, 2003 ; Lagacé et Robin-Brisebois, 2004 ; Noiseux, 2006). Avec un marché totalement libre, les entreprises de camionnage sont présentes partout en Amérique du Nord.

La déréglementation imposée à l’industrie du camionnage à partir de 1987 a ouvert la porte au processus d’allègement législatif mis en branle autant par le Parlement fédéral que par la province. Paradoxalement, cette déréglementation de l’industrie s’est accompagnée d’une réglementation accrue au regard du métier des routiers. La Loi concernant les propriétaires, les exploitants et les conducteurs de véhicules lourds a pour but d’établir des règles particulières applicables aux propriétaires, aux exploitants et aux conducteurs de véhicules lourds avec la visée d’accroître la sécurité des usagers de la route par l’aménagement d’une série de mesures. Ces mesures peuvent être perçues comme une contrainte pour les routiers. La loi introduit la notion de coresponsabilité, qui vise non seulement les camionneurs, mais aussi les donneurs d’ouvrage en cas d’infraction aux règlements.

Depuis mai 1998, c’est la Table de concertation gouvernement-industrie sur la sécurité des véhicules lourds qui assure un dialogue entre tous les acteurs de l’industrie du camionnage. C’est notamment à ce lieu de concertation qu’a été confié le mandat de mettre en oeuvre le programme d’évaluation de la Loi concernant les propriétaires et exploitants de véhicules lourds par la conception et la mise en place d’indicateurs de performance. La Table se charge aussi de mettre à jour la législation et la réglementation des normes de sécurité, tout en tenant compte du contexte nord-américain.

Présidée par des représentants du ministère des Transports et de l’Industrie, la Table réunit les principaux partenaires du gouvernement et de l’industrie. Son objectif premier consiste en l’amélioration du bilan routier en matière d’accidents impliquant un véhicule lourd. À cette fin, un groupe de travail a été formé pour analyser les causes d’accidents et implanter un programme d’analyse et de suivi de ceux-ci. Les routiers étant un élément indispensable de la sécurité routière, il est devenu primordial, de l’avis des membres de la table de concertation, d’accroître la compétence des conducteurs de véhicules lourds. C’est dans cette foulée que des programmes d’évaluation, de formation et de qualification ont été mis en oeuvre.

Le travail de la Table consiste en outre à approfondir divers enjeux, tels que la législation et la conformité à la réglementation, les compétences des divers acteurs, les perspectives de réduction du bilan routier et les données sur les causes d’accidents. Les partenaires sont issus de deux catégories différentes. Les premiers regroupent les acteurs gouvernementaux, c’est-à-dire la Commission des transports du Québec (CTQ), la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) et la Sûreté du Québec (SQ). Le second groupe est composé d’une dizaine de partenaires de l’industrie : l’Association canadienne du camionnage d'entreprise (ACCE), l’Association canadienne de transport industriel (ACTI), l’Association du camionnage du Québec (ACQ), l’Association nationale des camionneurs artisans inc. (ANCAI), l’Association des propriétaires d’autobus du Québec (APAQ), l’Association des propriétaires de camions-remorques indépendants du Québec (APCRIQ), l’Association du transport écolier du Québec (ATEQ), la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). Tous ces groupes représentent de façon exclusive soit des travailleurs, soit des donneurs d’ouvrage.

S’agissant de l’amélioration des interventions en contrôle routier, les principaux mandats de la table de concertation sont d’accroître les ressources et de cibler les délinquants et les transporteurs qui ne se conforment pas aux normes de sécurité. Ce travail s’effectue en tenant compte du bilan de sécurité des transporteurs constitué en vertu de la Loi concernant les propriétaires, les exploitants et les conducteurs de véhicules lourds[5]. La table de concertation vise à faciliter l’accès à l’information la plus récente contenue dans les dossiers des propriétaires, des exploitants et des conducteurs de véhicules lourds. Ainsi, la SAAQ est à mettre en place un ensemble de mesures en vue de faciliter l’accès au dossier de comportement de ceux-ci. Cette prise de conscience contribue à la mise en place de l’association à l’étude, l’ARPQ.

Résultats : la reconnaissance du métier comme projet identitaire

En route vers une voix au chapitre : la création de l’ARPQ

Considérant l’importance de la Table de concertation gouvernement-industrie sur la sécurité des véhicules lourds, de même que ses impacts sur le métier de routiers, un des fondateurs de l’association à l’étude, l’ARPQ, lui-même routier, s’est rendu compte qu’il devait être in situ pour infléchir le cours des décisions affectant son métier. C’est ce qui a entraîné la création de l’ARPQ. L’objectif était d’être entendu à cette table, où seules les associations reconnues ont voix au chapitre, ainsi que l’explique le fondateur de l’Association :

Il faut passer par le gouvernement pour arriver à nos fins. Oui, il y avait un manque de reconnaissance du métier. Oui, il y avait un manque de représentation. Puis, on n’avait pas le choix d’être à la Table. C’est là qu’on s’est rendu compte que le gouvernement ne fait affaire qu’avec les associations. On a dit « On veut pas d’argent, on veut juste prendre part aux décisions qui concernent notre métier »

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Malgré la présence d’associations diverses à la table de concertation, il demeurait donc un espace de représentation pour bien servir les besoins des routiers. La différence majeure entre l’ARPQ et les associations existantes réside dans le fait que la première représente tous les routiers, peu importe qu’ils soient salariés, travailleurs autonomes, donneurs d’ouvrage ou employeurs :

On ne représente pas juste nos membres, on représente la profession. Un chauffeur de camion il peut décider de s’acheter un camion ou il peut décider de le faire chauffer par quelqu’un d’autre. Mais de base on est géré beaucoup par les mêmes lois. Donc nous, on représente tout le monde

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C’est donc sur la base de l’occupation, soit celle de routier, que l’Association réunit des membres aux statuts divers. Se côtoient alors des routiers qui peuvent être représentés par un syndicat, soit les salariés, et ceux qui sont exclus d’une telle forme de représentation collective, comme les employeurs ou les travailleurs autonomes.

Certains obstacles inhérents au métier rendent toutefois complexe, à première vue, l’action collective des routiers. Parmi ces obstacles se trouve le fait qu’ils ne sont pas regroupés face à un seul employeur. Au contraire, ils sont dispersés sur l’ensemble du territoire québécois, salariés auprès d’entreprises différentes ou travaillant à leur compte. S’ajoute à cela l’isolement des routiers qui, par définition, effectuent seuls leur activité de travail. Ils se connaissent donc peu ou pas entre eux et se retrouvent dès lors dans une situation où l’individualisme est susceptible de prendre une certaine importance. Il n’en est toutefois rien. Il s’agit d’un métier où la solidarité et le sentiment d’appartenance sont très présents et, malgré l’isolement des uns et des autres, la communication et l’entraide entre les camionneurs sont des pratiques couramment répandues, comme l’exprime cet acteur du milieu :

C’est une communauté. C’est sûr que ça a changé un peu avec les années parce qu’avant, le téléphone cellulaire, le câble, téléphone intelligent, Internet ça existait pas. T’avais vraiment juste toi et tes chums sur la route, ça s’arrêtait là. Il y a une solidarité entre les chauffeurs. Un qui est mal pris sur le côté, un autre va lui demander : « As-tu besoin d’aide? » T’es jamais mal pris. C’est un peu comme les motos. Il y a une fierté d’appartenir à la profession

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C’est en mars 2010 que le conseil d’administration de l’ARPQ a été formé après que les deux membres fondateurs eurent investi personnellement une somme de plus de trente mille dollars. Cette association sans but lucratif a pour principal objectif de promouvoir la qualité du travail de camionneur et l’attitude consciencieuse des travailleurs de l’industrie du transport, en plus de permettre aux routiers de prendre part aux décisions qui les concernent. L’Association désire démontrer que les routiers connaissent, comprennent et appliquent les lois et qu’ils effectuent leur travail de façon sécuritaire. Elle cherche en outre à se prononcer sur la législation applicable aux routiers afin de s’assurer qu’elle demeure cohérente avec la pratique du métier. C’est par l’obtention du droit de siéger à la Table de concertation gouvernement-industrie sur la sécurité routière des véhicules lourds que l’Association souhaitait réaliser cette mission.

Personne ne représentait le métier de chauffeur de camion. Pourtant, tout le monde votait sur les lois pour lesquelles c’est nous autres qui payent des contraventions. Mais il n’y a jamais eu un chauffeur qui a dit comment se faisait le métier

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C’est après deux ans de travail et de négociations, le 28 mai 2012, que l’Association a obtenu l’autorisation de siéger à la Table. Interrogé sur l’accueil qui a été réservé à l’ARPQ lors de son arrivée à cette table, ce représentant s’exprime ainsi :

Si tu savais comment on a été bien accueillis. Même si on est dans l’ère de la nouvelle technologie, le chauffeur de camion est encore un mur pas joignable. Donc là, enfin, le gouvernement avait le grappin sur une association ni patronale ni syndicale, sans parti pris, pour avoir le feedback du chauffeur de camion

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Les représentants de l’Association estiment donc avoir atteint leurs objectifs. C’est face à un interlocuteur ouvert, à leur point de vue, qu’ils peuvent se faire entendre. Ils possèdent la crédibilité nécessaire pour faire entendre leur voix.

Mariage entre une représentation collective et une représentation individuelle

En plus d’intervenir auprès de tout organisme concerné ou du gouvernement afin de défendre et de promouvoir les droits des travailleurs de l’industrie du transport, l’ARPQ met à la disposition des routiers plusieurs autres avantages. Cette orientation était inévitable selon un représentant :

N’importe quoi que vous allez partir, faut qu’il y ait un avantage. On peut pas partir une association, puis que ça s’arrête là. Si vous pensez que les gens vont embarquer pour le même dévouement que nous, c’est se mettre la tête dans le sable. L’association marchera pas et ça va mourir dans l’oeuf. Pour aller chercher de l’argent dans le compte de quelqu’un, faut lui donner des services en retour. Un métier, il va toujours avoir ses avantages sociaux qui va venir avec. Sauf qu’on a fait face à un mur parce que les avantages sociaux comme l’assurance collective, au Québec, c’est les employeurs et les métiers qui peuvent les offrir, point final. Les routiers, on n’était pas reconnus comme métier professionnel. Donc il a fallu faire cette étape, le faire reconnaître comme métier professionnel. Un coup qu’on était reconnu comme métier professionnel, on était capable d’aller négocier une assurance collective provinciale pour les membres

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Ce qui distingue l’Association, c’est qu’elle offre des services individualisés pour des raisons qui ne sont pas sibyllines. Il s’agit là de la pierre angulaire d’une représentation moulée aux caractéristiques inhérentes au métier qu’exerce le camionneur, qui travaille seul dans le cadre de son emploi. La gamme de services offerts s’écarte de façon notable de ce qui est habituellement disponible par le canal syndical. L’Association agit, notamment, sur le plan des avantages sociaux (maladie, médicaments, hospitalisation, etc.), de l’assurance camion, des services juridiques et comptables, du financement pour l’achat d’un véhicule, de l’accès à un compte national Goodyear pour l’achat de pneus à 45 % de rabais, des prix réduits sur des chambres d’hôtel, etc. Elle négocie également des ententes pour les services connexes, notamment liés aux besoins de formation.

En contrepartie d’une cotisation obligatoire mensuelle, les routiers peuvent profiter de l’ensemble des services offerts par leur association. Ces services, bien qu’ils s’adressent à l’ensemble des camionneurs (salariés, travailleurs d’agence, travailleurs autonomes et même employeurs), peuvent alors être qualifiés de collectifs. En revanche, c’est aussi et surtout sur une base individuelle que chacun des routiers peut y recourir selon les besoins qu’il a à combler. C’est cet aspect de la représentation, qui ne s’effectue pas au détriment des préférences personnelles, qui caractérise cette association, ainsi que l’explique un autre participant aux entrevues :

C’est parce qu’on n’est pas comme un syndicat. Le syndicat, l’employé n’a pas le choix. Nous autres, il a le choix de débarquer… On est comme, bon c’est un grand mot, condamné à l’excellence. Mais faut toujours agir dans les règles de l’art, sinon, l’année d’après, on n’aura pas sa cotisation

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L’ARPQ a par ailleurs compris que l’arbitrage entre le collectif et l’individuel était nécessaire afin de répondre aux aspirations, aux exigences et aux caractéristiques des routiers qu’ils représentent. Dans l’esprit d’augmenter et de consolider ses effectifs, elle offre des services individualisés afin de rejoindre les intérêts des routiers, peu importe leur statut d’emploi, et d’obtenir leur appartenance associative. Les préférences personnelles des routiers ne sont donc pas esquivées au profit du collectif.

La représentation s’écarte des pratiques traditionnellement dévolues au mouvement syndical, pratiques axées principalement, du moins en Amérique du Nord, sur la représentation auprès des employeurs, et ce, sur un mode volontaire. Cette assertion est clairement exprimée par un autre participant :

Nous autres on veut pas se mêler des relations entre les employeurs et les routiers, c’est trop compliqué. On veut, on veut pas s’ingérer là-dedans, c’est vraiment entre employés et employeurs. Ils [les employeurs] ont leur taux salarial. Nous autres on va gérer les conditions autres que salariales. Ça, c’est le mandat des syndicats

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Les représentants de l’ARPQ s’inscrivent aussi en faux contre tout mouvement de pression à caractère conflictuel, le blocage de routes notamment, ces moyens étant considérés comme dépassés et vains :

C’est le manque de reconnaissance du métier puis de représentation qui a fait en sorte qu’il y a eu des mouvements. Nous autres on n’est pas pour ça. Il y a déjà eu des actions de ce genre et ça rien donné, donc nous on apprend des erreurs des autres

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La distance avec le mouvement syndical s’avère donc clairement souhaitée et maintenue par les fondateurs et représentants de l’Association. Les visées sont autres que celle de la défense des membres salariés relativement à leurs conditions de travail. L’Association représentant une diversité de statuts, il s’agit plutôt pour elle de répondre aux enjeux liés à l’occupation de routier.

Discussion : une représentation qui n’est pas un ersatz au syndicalisme

L’examen de l’émergence de l’ARPQ laisse subsister un intérêt marqué pour l’action collective. Ce n’est pas à l’aune des travaux d’Olson (1966) que ce collectif est étudié, alors que la création de l’ARPQ démontre que le contexte a joué un rôle déterminant (Anand, 2003 ; Huq, 2014 ; Olivier, 1993). On lui préfère plutôt une dialectique propre aux théories rivales d’Olson (1966), qui insistent sur le caractère limitatif de ce courant et qui nous apprennent que des motivations autres peuvent concourir à la naissance de l’action collective (Tang, 2008 ; Vézina et Bernheim, 2011). Bien que des services aient été mis en place pour encourager l’adhésion à l’association (Olson, 1966), l’action collective émane d’un projet identitaire fort axé sur le métier exercé.

Le projet identitaire de l’ARPQ : une voix autonome pour le métier

Les routiers ont opté pour l’agir ensemble afin de faire entendre leur voix au regard d’enjeux qui leur sont propres par l’obtention du statut d’association reconnue à la table de concertation du gouvernement (Anand, 2003 ; Fabusoro, 2009). La notion de projet (Boutinet, 1993 ; Reynaud, 1997) est mobilisée dans la compréhension de la genèse du collectif, puisqu’en tant que moteur de l’agir elle lui est indissociable (Bréchet et Desreumaux, 2007). En l’espèce, le sens de ce projet consiste d’abord en la reconnaissance du métier et ensuite en l’obtention d’une voix au chapitre à la table de concertation. L’aspect identitaire (Hogg et coll., 2004) de cette reconnaissance du métier imprime fortement sa marque dans l’idée de projet, dès lors que des routiers d’allégeances diverses (travailleurs autonomes, salariés et employeurs) adhèrent à un regroupement dont le socle commun qui les unit les uns aux autres s’avère l’exercice du métier et le désir de sa reconnaissance officielle. D’autres associations siégeaient déjà à la table de concertation, mais leurs mandants ont des statuts d’emploi distincts, qu’il s’agisse des associations historiques non syndicales, des associations syndicales et des regroupements d’employeurs. Elles représentent donc d’abord les intérêts d’un statut, alors que l’ARPQ représente l’occupation au sens large. Il s’agit là d’une césure importante au regard du type de représentation.

L’autonomie de l’Association par rapport aux autres déjà existantes est également une pierre d’angle de ce collectif (Bréchet et Desreumaux, 2007 ; Reynaud, 1997). Découlant d’un processus d’auto-organisation, elle s’est constituée sans recourir à aucun financement que ce soit, en fonction de ses propres objectifs, modes de fonctionnement, avantages et surtout, contrairement aux autres associations, avec pour intention de représenter le métier, sans égard au statut des membres, et non une seule catégorie : salarié ou employeur, par exemple. Elle a alors été en mesure de se projeter dans l’avenir en estimant qu’elle avait sa place dans l’échiquier des relations avec les autres acteurs de l’industrie (Hatchuel et Weil, 1992).

L’Association assure des services et une représentation applicables à tous les routiers sans égard à leur statut afin de défendre et de promouvoir les intérêts des travailleurs de l’industrie du transport. Elle répond dès lors à la nécessité pour les routiers de faire entendre leur « voix » (Anand, 2003 ; Fabusoro, 2009), ce qui donne un sens profond à leur projet commun (Bréchet et Desreumaux, 2007). Il est possible de conjuguer les intérêts individuels et collectifs des routiers par la présence aux différentes tables gouvernementales où se décident les divers aspects du cadre réglementaire applicable au métier. Les routiers partagent dès lors des valeurs communes (Durkeim, 1947), une identité collective (Hogg et coll., 2004) favorisant la construction du collectif. Ce sont donc les intérêts liés à l’occupation (Gagnon et Beaudry, 2014 ; Healy, 1999 ; Hecksher, 2001 ; Milton, 2003) qui ont entraîné la création de l’Association.

Il ressort de l’analyse des résultats que la représentation par la voie de pressions et d’actions politiques ciblées à l’égard de l’intérêt du métier est au coeur des préoccupations de ce collectif (Bergeron et Renaud, 2000 ; Eaton et Voss, 2004 ; Gagnon et Beaudry, 2014 ; Healy, 1999 ; Hecksher, 2001 ; Milton, 2003). Ce mandat, à lui seul, n’est cependant pas suffisant pour attirer des membres au sein de l’Association et pour générer une action collective durable et solide. D’autres éléments devaient être réunis pour la réussite et la pérennité du regroupement.

Représenter sans égard au statut d’emploi : un nouveau modèle ?

L’Association des routiers professionnels du Québec n’a pas pour visée de régir les relations entre employeur et salariés, mais plutôt de promouvoir une forte identité liée au métier (Healy, 1999 ; Hecksher, 2001 ; Milton, 2003). La représentation mise en avant par l’ARPQ s’inscrit dans le courant de la théorie de la sociologie des professions (Dubar et Tripier, 2005 ; Osty et coll., 2007), bien que les routiers ne soient pas des professionnels (Hodson et Sullivan, 1995). En revanche, à l’instar des professionnels, ils travaillent seuls et la dimension identitaire est fortement présente dans leur travail, de même que la solidarité qui se tisse entre eux. Les enjeux et préoccupations majeurs ne relèvent pas nécessairement des conditions de travail, mais plutôt de la reconnaissance du métier lui-même. Les membres étant libres d’adhérer à une organisation syndicale, l’Association se présente comme un complément à la syndicalisation selon les idéaux-types de la typologie de Taras et Kaufman (2006). Elle regroupe des travailleurs d’un même métier sans égard à leurs statuts : salariés, travailleurs autonomes ou encore employeurs afin de revendiquer ou de participer à des prises de décisions qui affectent l’ensemble de la pratique professionnelle ou du métier, un peu à la manière d’un ordre professionnel. Puisque le cheminement de carrière des routiers représentés par l’ARPQ est loin d’être monolithique, ce sont les défis liés au travail (Tremblay, 2003) et les besoins des camionneurs qui ont motivé la mise sur pied de l’Association.

La représentation syndicale demeure une voie à privilégier pour les routiers qui souhaitent se faire entendre de leur employeur en ce qui a trait à leurs conditions de travail. La forme complémentaire de représentation collective préconisée par l’Association permet cependant de pallier certaines lacunes de l’organisation syndicale, notamment celles qui consistent à négliger certains des enjeux liés à l’occupation et à omettre de répondre à des besoins individuels. Qui plus est, la pierre d’achoppement majeure à laquelle est confronté le syndicalisme est sans contredit l’exclusion des routiers non salariés de son spectre de représentation. Les formes traditionnelles d’organisation collective conservent de toute évidence leur place essentielle lorsqu’elles sont combinées avec d’autres modalités d’agir ensemble, pour soutenir les routiers dont la réalité est complexe. La représentation complémentaire offerte par l’Association ne s’aboute pas au modèle syndical, comme c’est le cas pour d’autres formes de représentation de la thèse de la substitution au syndicalisme (Brunelle, 2002 ; Gagnon et Le Capitaine, 2014), mais elle le complète dans des sphères où celui-ci se retrouve parfois en porte-à-faux. Les deux formes de représentation ont alors droit de cité, notamment lorsqu’elles se complètent en défendant des enjeux qui sont propres à chacune (Taras et Kaufman, 2006). Il s’agit là d’une des forces du cas étudié.

conclusion

Cet article rend compte du processus de création d’une association non syndicale de type complément au syndicalisme, selon la catégorisation des idéaux-types de Taras et Kaufman (2006), dans un secteur d’activité où, déjà, un grand nombre d’associations étaient présentes. Cette association diffère des autres en ce qu’elle regroupe les travailleurs de la route sans égard à leur statut (salariés, travailleurs autonomes ou employeurs), d’abord pour faire reconnaître le métier et ensuite pour avoir une voix au chapitre dans les instances où les décisions se prennent. Ce type d’association transcende ainsi l’opposition traditionnelle mise en avant par le modèle des rapports collectifs de travail au Québec au sein duquel les employeurs et les travailleurs autonomes sont exclus de la représentation exercée par les associations de travailleurs. Le contexte particulier de l’industrie explique en partie cette balkanisation en matière de représentation. L’appartenance associative s’éloigne dès lors de la sphère des relations du travail pour y préférer une représentation exclusivement de métier, combinée avec une offre de services individualisés comme des assurances collectives, des services juridiques, etc. En ce sens, elle ne vise pas à se substituer au mouvement syndical (Gagnon et Le Capitaine, 2014 ; Taras et Kaufman, 2006), mais à opérer en parallèle avec des objectifs différents en matière de représentation, s’agissant davantage d’une représentation politique visant la défense des intérêts du métier et non les relations du travail.

Cette association non syndicale montre qu’il existe des sphères de représentation qui ne sont pas en concurrence avec l’action syndicale, bien que les syndicats jouent aussi un rôle d’agent de transformation sociale. Le rôle essentiel de ces derniers consiste cependant à améliorer les conditions de travail de leurs membres. À cela il faut ajouter que la représentation des travailleurs au Québec s’effectue traditionnellement sur la base de l’entreprise, bien que d’autres sphères de représentation plus larges du salarié-salarié ou du salarié-citoyen soient également possibles (Murray et Verge, 1999). Ce mode complémentaire transcende la représentation face à un seul employeur pour y représenter l’ensemble du métier, par-delà le statut d’emploi, en optant pour un renforcement de l’identité liée à l’occupation. Il ne se substitue pas à l’action syndicale ni n’en profite pour émerger et se maintenir. Ces deux modes d’agir ensemble coexistent plutôt à l’avantage des personnes représentées. Cette représentation parallèle demeure possible si les visées de chacun n’empiètent pas sur celles de l’autre, chacun ayant un projet porteur singulier. Sans affirmer que les structures syndicales sont inadéquates pour représenter la diversité qui compose le marché du travail et l’importance croissante des identités au travail, il ne faut pas non plus occulter le fait qu’il bute parfois contre des embûches. Si le monopole de représentation prévaut dans le modèle aménagé au Code du travail, ne faut-il pas faire montre de lucidité et reconnaître que ce monopole n’a plus sa place à l’extérieur des frontières de l’entreprise ? Ce phénomène étant imparable, d’autres types de représentation ne peuvent-ils pas représenter les exclus du système sans qu’on y voie une tentative de subroger le canal syndical de représentation ?