Corps de l’article

Introduction

L’industrie de la construction s’avère l’un des secteurs d’emploi les plus florissants au Québec. Or, malgré l’attrait que peut représenter cette industrie, peu de femmes semblent s’y intéresser. En 2011, l’industrie de la construction au Québec comptait 2 077 travailleuses actives, soit 1,30 % de l’ensemble des travailleurs de ce secteur d’activité (Commission de la construction du Québec, 2014). En 2013, donc deux ans plus tard, il y avait 2 223 travailleuses actives dans l’industrie de la construction, soit 1,38 % de l’ensemble des travailleurs de ce secteur d’activité (Commission de la construction du Québec, 2015). La faible représentation des femmes dans cette industrie est due, notamment, au faible taux de rétention des travailleuses (Commission de la construction du Québec, 2013). Parmi les raisons invoquées pour expliquer le « décrochage professionnel » des travailleuses de cette industrie, nommons entre autres la difficulté des femmes à se trouver du travail (en moyenne 13 semaines de recherche pour les femmes, comparativement à 6 semaines pour les hommes) ainsi que des relations de travail difficiles avec leurs collègues et employeurs, relations parfois marquées par la discrimination et le harcèlement (Dugré, 2006). De plus, seulement 23 % des femmes détiennent le statut de compagnon, comparativement à 53 % des hommes, et les femmes travaillent en moyenne 694 heures par année, comparativement à 958 heures pour les hommes (Commission de la construction du Québec, 2014; 2015).

Les associations syndicales jouent un rôle important de représentation et de défense des intérêts de leurs membres, autant les hommes que les femmes. Or, dans un milieu où 98 % de la main-d’oeuvre est masculine, la juste représentation des femmes et la défense de leurs intérêts peuvent se révéler difficiles. Ainsi, les difficultés et les défis rencontrés par les travailleuses de l’industrie de la construction, qui représentent la réalité d’une infime proportion de la main-d’oeuvre, peuvent être incompris, inconnus, voire ignorés par les centrales syndicales. Pourtant, celles-ci ont un rôle primordial à jouer dans l’intégration et le maintien en emploi des femmes dans l’industrie de la construction. Le fait que très peu de femmes participent à la vie syndicale de leur milieu contribue certainement à cette situation. Augmenter le taux de participation syndicale des travailleuses de la construction permettrait possiblement aux femmes de mieux intégrer cette industrie où elles sont actuellement marginalisées et favoriserait ainsi leur rétention. Les associations syndicales ont d’ailleurs donné leur appui au Programme d’accès à l’égalité des femmes dans l’industrie de la construction 2015-2024 en s’engageant à mettre en oeuvre leur propre plan d’action afin de soutenir les objectifs du programme (Commission de la construction du Québec, 2015). Par exemple, la Confédération des syndicats nationaux (CSN-Construction) s’est engagée à encourager la participation des femmes aux instances syndicales ainsi que dans les postes décisionnels, à favoriser les consultations et à former des représentantes en condition féminine aptes à accomplir leurs mandats en lien avec le plan de travail de la condition féminine de la CSN-Construction (Commission de la construction du Québec, 2015). Elle a également pris l’engagement de recruter et de former des représentantes à la condition féminine, des conseillers et des militants en prévention de la violence et du harcèlement dans le but de se donner les moyens de faire de la prévention partout où cela est nécessaire et de faire changer les mentalités à moyen et à long terme. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ-Construction) mentionne, quant à elle, que la mise en place et l’avancement du projet visant à promouvoir l’accès des femmes à l’industrie de la construction et à favoriser la création de lieux de travail propices aux travailleurs et travailleuses dans l’industrie ont été entrepris il y a plusieurs années à la FTQ-Construction et que la situation s’améliore annuellement grâce à une participation active des femmes dans leurs structures syndicales (Commission de la construction du Québec, 2015).

L’objectif de la présente étude est donc de tester dans un modèle théorique les facteurs pouvant expliquer ce faible taux de participation syndicale. Plus spécifiquement, la recherche rapportée vise à tester un modèle permettant de prédire l’intérêt pour la participation syndicale des femmes exerçant un métier non traditionnel dans le domaine de la construction au Québec.

femmes et syndicat

État de la situation

Depuis de nombreuses années, nous assistons à une féminisation du marché du travail. Au Québec, le taux de femmes qui occupent un emploi rémunéré a augmenté de près de 33 % entre 1964 et 2009, s’élevant ainsi à 60,9 % (Ministère de la Famille et des Aînés, 2011). Cette augmentation du taux d’activité des femmes se traduit également par une augmentation de leur affiliation syndicale. En effet, entre 2001 et 2009, le taux de femmes syndiquées a augmenté de 16,4 %, comparativement à une augmentation de 1,2 % chez les hommes. Malgré cette importante hausse, les femmes actives demeurent moins syndiquées que les hommes (39,1 %, comparativement à 40,5 %), et la proportion d’emplois non syndiqués a davantage augmenté chez les femmes que chez les hommes (hausse de 16 % chez les femmes, comparativement à 7,9 % chez les hommes entre 2001 et 2009). Cette tendance peut s’expliquer en partie par le fait que les emplois majoritairement occupés par les femmes se trouvent dans des secteurs où les taux de syndicalisation sont généralement plus faibles (p. ex. le secteur des services).

Malgré le fait que la syndicalisation gagne du terrain chez les femmes actives, un paradoxe demeure : la syndicalisation accrue chez les femmes devrait se traduire par une plus grande présence et une plus grande implication de celles-ci dans les structures syndicales. Or, cela ne semble pas être le cas.

Les femmes représentent un peu plus de 47 % de la population active du Québec et 49 % des employés syndiqués. Dans le secteur de la construction, elles représentent moins de 2 % des travailleurs et, malgré le fait que ce milieu soit hautement syndiqué, seulement dix d’entre elles occupent un poste au sein de leur exécutif syndical[1].

Cette sous-représentation des femmes aux postes électifs de nos grandes centrales syndicales révèle l’existence persistante du « plafond de verre » auquel les femmes sont toujours confrontées aujourd’hui (Dreher, 2003 ; Ernst, 2003 ; Fortier, 2002 ; Sanchez-Mazas et Casini, 2005). Que ce soit à la tête des organisations ou aux postes électifs syndicaux, les femmes sont de moins en moins présentes au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie. Petrovic (2002) fait référence à « la pyramide de l’exclusion des femmes » (voir la figure 1). Dans une étude menée en Europe centrale et en Europe de l’Est, cette auteure illustre la participation des femmes au sein de différentes instances syndicales.

Figure 1

Pyramide d’exclusion des femmes

Pyramide d’exclusion des femmes
Source : Données issues de l’enquête ICFTU (Petrovic, 2002, p. 44)

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Si ces données reflètent la situation en Europe, la participation des femmes aux différentes instances syndicales au Québec semble également se traduire par une forme pyramidale.

Plusieurs facteurs ont été mis en évidence afin d’expliquer le plafond de verre et, par le fait même, la sous-représentation des femmes dans les instances de décision syndicales (Garcia et al., 2002 ; Saint-Charles et Bélanger, 2006). Entre autres, ces auteurs soulèvent la présence de préjugés à l’égard des femmes quant à leur capacité à occuper de telles fonctions, le manque de confiance des femmes en leurs propres capacités, les responsabilités familiales et domestiques des femmes et une culture syndicale masculine considérant peu les contraintes et les réalités féminines.

Ainsi, bien que les femmes aient accompli d’importants progrès dans le marché du travail, l’image de la femme au foyer ou celle de la citoyenne de seconde zone demeure très présente, surtout dans les hautes sphères hiérarchiques. Une inégalité persiste entre les hommes et les femmes au sein de la sphère professionnelle et, malheureusement, la vie syndicale ne semble pas y échapper (Garcia et al., 2002). Pourtant, la présence relativement nouvelle des femmes dans l’industrie de la construction, encore un bastion de la masculinité, fait en sorte que les travailleuses de la construction doivent participer à la redéfinition identitaire de leur milieu de travail afin d’y acquérir la reconnaissance et le droit à la « citoyenneté au travail » (FRONT, 2010). L’organisme FRONT (2010) rapporte également que le milieu de la construction est le secteur d’emploi où les femmes sont le moins bien intégrées au Québec. L’augmentation de la participation syndicale des travailleuses de la construction, notamment par l’obtention de postes de pouvoir au sein des instances syndicales, permettrait aux femmes de s’engager activement dans la redéfinition identitaire du milieu de la construction et de contribuer à ce que ce milieu soit plus adapté à la réalité et aux besoins des femmes. À cette fin, les différentes instances syndicales du milieu de la construction doivent mettre en place des mesures d’action positives pour augmenter le nombre de femmes actives dans l’industrie de la construction tout en menant des actions de sensibilisation et de formation afin d’éviter la marginalisation des personnes qui bénéficient des mesures d’action positives (FRONT, 2010).

Intérêt et implication syndicale

L’implication syndicale peut se situer à plusieurs niveaux, s’inscrivant ainsi dans un continuum. Entre l’absence d’implication et la carrière syndicale se trouvent la participation aux assemblées générales et aux congrès, la participation à des comités et le fait d’être délégué ou représentant syndical, pour ne donner que quelques exemples. Peu importe le degré d’implication, certains facteurs émergent de façon constante afin d’expliquer l’intérêt et l’implication syndicale des femmes.

La littérature scientifique portant sur les facteurs qui suscitent l’intérêt pour l’implication syndicale et l’implication syndicale elle-même est relativement vaste (voir Renaud et Dupuis, 2010). À titre d’exemple, Barling, Fullagar, et Kelloway (1992) ont proposé plusieurs corrélats de l’implication syndicale, dont les facteurs sociodémographiques, la personnalité, les facteurs liés au travail, ceux non liés au travail et les facteurs liés au syndicat. La littérature traitant de l’intérêt et de l’implication syndicale des femmes en milieu non traditionnel est cependant beaucoup plus restreinte. Ainsi, nous inspirant à la fois de recherches plus globales et plus spécifiques de la situation des femmes sur le sujet, nous avons identifié plusieurs facteurs essentiels.

Sentiment d’efficacité personnelle et connaissances syndicales. Le sentiment d’efficacité personnelle en ce qui concerne l’implication syndicale est l’un des principaux facteurs mentionnés dans la littérature. Ce sentiment se définit comme la croyance (spécifique à une tâche) d’une personne en sa propre habileté à mener à terme une séquence d’actions (Bandura, 1977). Cette croyance est d’ailleurs associée à un plus grand déploiement d’efforts et de persistance face aux obstacles (Bandura, 1986). Par exemple, une personne éprouvant un fort sentiment d’efficacité personnelle en ce qui concerne l’implication syndicale se perçoit comme étant suffisamment compétente et capable de s’impliquer au sein de son syndicat, et ce, malgré les obstacles à surmonter. On s’attendrait donc à ce que cette personne désire s’impliquer et qu’elle s’implique activement au sein de son syndicat, plus que ne le fait une personne éprouvant un faible sentiment d’efficacité personnelle. Et c’est effectivement ce qui est rapporté dans la littérature. Par exemple, l’étude de Bulger et Mellor (1997) démontre que chez les femmes, un sentiment d’efficacité personnelle syndical fort dans le domaine syndical non seulement prédit l’implication syndicale, mais protège aussi contre les effets néfastes des barrières à l’implication syndicale associées au fonctionnement du syndicat (p. ex. incompatibilités d’horaires). Les déterminants du sentiment d’efficacité personnelle dans le domaine syndical sont multiples et leur prise en compte est cruciale dans la compréhension du phénomène de l’intérêt pour l’implication syndicale. Plus encore, dans la mesure où l’on souhaiterait influencer ce facteur, deux déterminants entrent en compte : l’implication syndicale et le niveau de connaissances syndicales. Selon toute logique et selon la littérature concernant les liens entre la pratique et le sentiment d’efficacité personnelle (p. ex. Klassen et Chiu, 2010), l’expérience de l’implication syndicale permet de connaître davantage le milieu syndical, de développer des habiletés associées aux tâches syndicales et de renforcer la confiance entretenue à l’égard de ces habiletés et de ces tâches. Ainsi, l’expérience de l’implication syndicale influence positivement l’expression d’un sentiment d’efficacité personnelle dans le domaine syndical. En ce qui a trait au niveau de connaissances syndicales, on attend d’un individu plus renseigné qu’il témoigne d’un sentiment d’efficacité personnelle supérieur à celui d’un individu faiblement renseigné (p. ex. Gurlitt et Renkl, 2010). Ainsi, le niveau de connaissance syndicale influence, lui aussi, positivement l’expression d’un sentiment d’efficacité personnelle dans le domaine syndical.

Investissement perçu. La perception des coûts (en temps et énergie) de l’investissement syndical est un second facteur qui agit sur l’intérêt et sur l’implication syndicale. Ainsi, une personne qui a le sentiment que l’implication syndicale exigerait d’elle trop de ressources en matière de temps et d’énergie pourrait juger le sacrifice personnel trop lourd et, par conséquent, indiquerait un plus faible niveau d’intérêt pour l’implication et moins d’implication réelle au sein de son syndicat. Les études réalisées sur le sujet, spécifiquement au sein de populations de travailleuses de la construction, montrent bien qu’une perception de coûts élevés en énergie et en temps constitue l’une des barrières les plus importantes en ce qui a trait à l’intérêt pour l’implication syndicale (Garcia et al., 2002). Cette barrière à l’implication syndicale concerne plus directement les femmes en raison de leurs rôles traditionnels liés à l’entretien ménager et à la famille.

Le fait pour un individu de percevoir ses investissements en temps et en énergie comme étant plus ou moins grands dépend d’une multitude de facteurs. En suivant la même logique que pour le sentiment d’efficacité personnelle dans le domaine syndical, l’expérience de l’implication syndicale et le niveau de connaissances syndicales pourraient s’avérer des déterminants importants de la perception élevée des coûts en temps et en énergie d’un engagement syndical. Cependant, les écrits étant plutôt rares sur ce sujet très pointu, un constat empirique reste à faire avant de prendre appui sur cette affirmation.

Satisfaction au travail et discrimination au travail. D’après la littérature, la satisfaction au travail est un autre facteur qui agit sur l’intérêt et sur l’implication syndicale. La satisfaction au travail se définit comme l’auto-évaluation subjective du degré d’accomplissement personnel d’un employé et de la réalisation de ses valeurs dans son emploi. Lorsque cette évaluation est positive, il en résulte un état émotionnel agréable (Locke, 1969). Puisque l’un des principaux rôles d’un syndicat est d’améliorer les conditions de travail des employés, il est entendu que l’importance de ce syndicat pour les employés qu’il sert est intimement liée à la satisfaction au travail de ces derniers. Plusieurs études appuient cette hypothèse en démontrant que la satisfaction au travail est négativement liée aux initiatives de syndicalisation. Concrètement, cela suggère qu’un employé insatisfait de son emploi serait plus enclin à vouloir s’impliquer et à effectivement s’impliquer au sein de son syndicat. Un grand nombre d’études fournissent un support empirique à cette affirmation (Friedman, Abraham et Thomas, 2006 ; Fullagar et Barling, 1989 ; Hammer et Smith, 1978).

La littérature concernant la satisfaction au travail est très vaste. La prise de conscience des conditions de discrimination en emploi est, en général, un déterminant particulièrement pertinent de la satisfaction au travail (p. ex. Bergman, Palmieri, Drasgow et Ormerod, 2012). Dans le cas précis des travailleuses de la construction, la discrimination est présente sous différentes formes. Elle constitue donc un déterminant de la satisfaction au travail particulièrement pertinent.

Attitude syndicale et norme sociale. Les attitudes syndicales constituent un quatrième facteur à considérer dans l’étude de l’intérêt et de l’implication syndicale. Ces attitudes se définissent comme les croyances entretenues par l’individu relativement à l’image des syndicats (Desphande et Fiorito, 1989). Ainsi, une attitude syndicale positive s’exprime d’abord par une perception positive et par une valorisation des instances et des mouvements syndicaux. Plusieurs études ont démontré qu’une attitude positive à l’égard du syndicalisme (pro-unionism) serait en fait l’un des meilleurs prédicteurs de l’implication syndicale et du désir de s’impliquer (Click, Mirvis, et Harder, 1977 ; Gordon, Philpot, Burt, Thompson, et Spiller, 1980 ; Huszczo, 1983 ; Sayles et Strauss, 1953). Ainsi une personne ayant des attitudes positives à l’égard de son syndicat a aussi une plus forte propension à s’y intéresser et à s’y impliquer, ou même à s’y identifier, qu’une personne ayant des attitudes négatives à l’égard du syndicat. La méta-analyse réalisée par Bamberger, Kluger, et Suchard (1999) apporte un appui empirique plus récent à ces relations en confirmant la relation positive entre les attitudes syndicales d’un individu et son intérêt pour l’implication syndicale.

Les attitudes sont en général influencées par l’intériorisation des normes sociales prônées par l’entourage immédiat d’un individu tout au long de son développement. Les attitudes parentales ainsi que celles du conjoint et des collègues sont considérées comme des facteurs influençant les attitudes syndicales (Barling, Kelloway et Bremermann, 1991 ; Dekker, Greenberg et Barling, 1998). Ainsi, puisque la perception de soutien social (cohérence interpersonnelle sur les attitudes syndicales) de la part des multiples sources de l’entourage influence l’intérêt pour l’implication syndicale chez les femmes (Saint-Charles et Bélanger, 2006), il serait pertinent de prendre en considération ce déterminant des attitudes prosyndicales.

Autres facteurs. Plusieurs autres facteurs agissent sur l’intérêt et l’implication syndicale sont mentionnés dans la littérature. Y sont abordés, entre autres, les tactiques de socialisation syndicale personnalisées (Mellor, Bulger et Kath 2007 ; Gordon et al., 1980 ; Fullagar et Barling, 1989), l’engagement syndical (Gordon et al., 1980), la charge de travail perçue et les problèmes liés aux incompatibilités d’horaires (Garcia et al., 2002). Autrement dit, les syndicats qui rencontrent personnellement les nouveaux employés pour les familiariser avec le milieu syndical et les inviter à prendre place au sein du syndicat, les syndicats qui stimulent chez leurs membres un plus grand engagement syndical (loyauté, responsabilité et désir de travailler), les syndicats qui oeuvrent dans un milieu de travail moins chargé sur le plan des tâches ou les syndicats qui savent s’accommoder des horaires de leurs membres voient certains de leurs membres féminins exprimer plus d’intérêt et manifester davantage l’intention de s’impliquer au sein des instances syndicales. Le milieu de la construction étant masculin à 98 %, il est possible de croire que les instances syndicales du milieu de la construction ne se sont pas encore complètement adaptées à la réalité et aux besoins des femmes, limitant ainsi l’impact positif possible sur l’intérêt et l’implication syndicale des femmes.

Présente étude

Objectif de la recherche, hypothèses et modèle théorique

L’objectif principal de cette étude était d’examiner quels facteurs permettaient de prédire l’intérêt des femmes travaillant dans des métiers non traditionnels pour l’implication syndicale dans l’industrie de la construction. La figure 2 illustre le modèle théorique qui sera testé.

Hypothèse 1a : Les travailleuses qui s’impliquent davantage actuellement vont démontrer un plus grand sentiment d’efficacité personnelle et elles manifesteront un plus grand intérêt pour l’implication syndicale par la suite.

Hypothèse 1b : Les travailleuses qui possèdent plus de connaissances syndicales vont démontrer un plus grand sentiment d’efficacité personnelle et elles manifesteront un plus grand intérêt pour l’implication syndicale par la suite.

Hypothèse 2a : Les travailleuses qui s’impliquent moins actuellement auront une perception plus grande de l’investissement requis et manifesteront un moins grand intérêt pour l’implication syndicale par la suite.

Hypothèse 2b : Les travailleuses qui possèdent moins de connaissances syndicales auront une perception plus grande de l’investissement requis et manifesteront un moins grand intérêt pour l’implication syndicale par la suite.

Hypothèse 3 : Les travailleuses qui vivent plus de discrimination au travail auront une moins grande satisfaction au travail et elles manifesteront un plus grand intérêt pour l’implication syndicale par la suite.

Hypothèse 4 : Plus les normes sociales véhiculées par l’entourage des travailleuses seront positives, plus les travailleuses auront une meilleure attitude syndicale et manifesteront un plus grand intérêt pour l’implication syndicale par la suite.

Figure 2

Modèle théorique

Modèle théorique

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méthodologie

Procédure et participantes

Les cinq plus grandes associations représentatives de l’industrie de la construction au Québec ont collaboré au recrutement des participantes en envoyant une lettre d’information à leurs membres féminins afin de leur présenter l’étude et de les inviter à répondre à un questionnaire. Ces femmes avaient le choix de répondre à un questionnaire en ligne ou en format papier. L’hyperlien menant au questionnaire était inscrit dans la lettre d’information qu’elles ont reçue. Celles qui désiraient recevoir un questionnaire par la poste étaient invitées à communiquer directement avec l’équipe de recherche. Celle-ci leur envoyait alors un questionnaire papier ainsi qu’une enveloppe de retour préaffranchie. L’étude était également affichée sur le site Internet de l’organisme FRONT (Femmes regroupées en options non traditionnelles), tandis que les syndicats en ont fait l’annonce dans leur journal respectif.

Au total, 278 femmes ont rempli le questionnaire et, de ce nombre, 237 ont utilisé Internet pour y répondre. Environ cent femmes ont reçu un questionnaire papier par la poste et, de ce nombre, 41 y ont répondu et l’ont retourné à l’équipe de recherche. En accord avec les prémisses établies par Tabachnick et Fidell (2013), les participantes avec plus de 25 % de données manquantes (n = 41) ont été retirées de l’échantillon. Les données manquantes du reste de l’échantillon ont été remplacées par la moyenne, puisqu’elles représentaient moins de 5 % des données et que le résultat du test Little MCAR (Missing Completely At Random) était non significatif. Finalement, six participantes avec des valeurs extrêmes univariées ont été retirées de l’échantillon, de même qu’une participante avec des valeurs extrêmes multivariées.

L’échantillon comprend donc 230 femmes syndiquées du milieu de la construction âgées en moyenne de 35.73 ans (É.-T. = 9.18) et travaillant dans le domaine, en moyenne, depuis six ans au sein de différents corps de métiers et occupations (p. ex. électriciennes, couvreuses, peintres et manoeuvres spécialisées). Ces femmes viennent de tous les syndicats de la construction au Québec. En tout, 50.5 % d’entre elles sont mariées et 49.8 % ont au moins un enfant. Dans près de la moitié des cas (49.8 %), leur conjoint ou conjointe travaille également dans le milieu de la construction, alors que 41.7 % rapportent qu’au moins un membre de leur famille travaille dans le domaine de la construction. Parmi ces dernières, 57.1 % travaillent pour le même employeur qu’un des membres de leur famille. Parmi les participantes, 41.1 % possèdent un certificat d’apprenti, 31.1 % un certificat de compagnon, tandis que près de 28 % d’entre elles possèdent un certificat de compétence-occupation. La majorité des participantes (61.8 %) sont entrées dans le milieu par leur formation initiale, alors que 27.1 % ont profité d’une ouverture des bassins (l’ouverture d’un bassin se produit lorsqu’il y a pénurie de la main-d’oeuvre pour un métier ; l’employeur peut alors embaucher, à certaines conditions, du personnel qui n’a pas de certificat de compétence-occupation) et 11.1 % d’une exemption. Le tableau 1 présente certaines variables descriptives des participantes, telles que le nombre d’heures travaillées par année, le secteur d’emploi et le nombre de salariés chez leur employeur.

Tableau 1

Variables descriptives des participantes

Variables descriptives des participantes

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Mesures

L’ensemble du questionnaire a été validé par les partenaires syndicaux afin de s’assurer que le langage utilisé était approprié et correspondait à la réalité des travailleuses.

Variables indépendantes

Implication syndicale. L’implication syndicale a été mesurée à l’aide de trois énoncés créés par l’équipe de recherche et validés par les partenaires syndicaux, dont voici un exemple : « Je m’implique actuellement dans les activités syndicales. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant « pas du tout » et 4 étant « beaucoup ».

Connaissances syndicales. Les connaissances syndicales ont été mesurées à l’aide de dix énoncés créés pour refléter le contexte de travail de la population étudiée, dont voici un exemple : « Je connais bien la convention collective de mon secteur. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant «pas du tout» et 4 étant «beaucoup». Les énoncés furent validés par les partenaires syndicaux participant au projet de recherche.

Discrimination au travail. La discrimination au travail a été mesurée à l’aide de 16 énoncés, tirés du Workplace Prejudice / Discrimination Inventory (WPDI) de James, Lovato, et Cropanzano (1994), traduits en français selon Vallerand (1989) et adaptés au contexte, dont voici un exemple : « Dans la plupart des chantiers où j’ai travaillé, les préjugés à l’égard des femmes existent. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant « pas du tout vrai » et 4 étant « totalement vrai ».

Norme sociale. La norme sociale a été mesurée à l’aide de quatre énoncés créés, dont voici un exemple : « Mon conjoint/ma conjointe a une attitude favorable à l’égard du syndicalisme. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 5, 1 étant « totalement en désaccord » et 5 étant « totalement en accord ».

Sentiment d’efficacité personnelle. Le sentiment d’efficacité personnelle a été mesuré à l’aide de neuf énoncés inspirés des échelles de Bulger et Mellor (1997) et de Bandura (1989) et adaptés au contexte, dont voici un exemple : « Je crois avoir ce qu’il faut pour réussir dans une fonction syndicale. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant « pas du tout vrai » et 4 étant « totalement vrai ».

Investissement perçu. L’investissement perçu a été mesuré à l’aide de 11 énoncés, créés selon la revue de la littérature (facteurs de diminution de l’intérêt et de l’engagement des femmes) et validés avec les partenaires syndicaux. En voici un exemple : « Une implication plus grande dans le syndicat ou la section locale me demanderait trop d’énergie. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant « pas du tout vrai » et 4 étant « totalement vrai ». Une option « sans objet » était également disponible.

Satisfaction au travail. Afin de mesurer le niveau de satisfaction au travail des participantes, l’échelle de satisfaction au travail de Blais et ses collègues (1991 ; voir aussi Lévesque, Blais et Hess, 2004 ; Bérubé et al., 2007) a été utilisée. Composée de cinq items, cette échelle est une adaptation pour le travail de l’échelle de Diener, Emmons, Larsen et Griffin (1985) mesurant le niveau de satisfaction dans la vie. En voici un exemple : « Je crois avoir ce qu’il faut pour réussir dans une fonction syndicale. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 7, 1 étant « pas du tout » et 7 étant « très fortement ».

Attitude syndicale. L’attitude syndicale a été mesurée à l’aide d’un énoncé créé par l’équipe de recherche et de huit énoncés tirés de Bergeron et Paquet (1995) et adaptés au contexte syndical particulier du Québec, dont voici un exemple : « Je suis heureuse que les syndicats ou sections locales existent. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant « totalement en désaccord ou en désaccord » et 4 étant « totalement en accord ou en accord ».

Variable dépendante

Intérêt pour l’implication. L’intérêt pour l’implication a été mesuré à l’aide de cinq énoncés, dont trois énoncés ont été créés par l’équipe de recherche : « Je voudrais m’impliquer davantage dans les activités syndicales. » Les deux autres énoncés proviennent de l’échelle d’engagement syndical de Fullagar (1986) : « Si on me le demandait, je servirais sur un comité, au sein de mon syndicat ou de ma section locale. ». La participante devait indiquer à quel point chaque énoncé s’appliquait à sa situation sur une échelle de type Likert allant de 1 à 4, 1 étant « pas du tout » et 4 étant « beaucoup », ainsi que sur une échelle de type Likert allant de 1 à 5, 1 étant « totalement en désaccord » et 5 étant « totalement en accord ».

Résultats

Analyses préliminaires

La vérification des prémisses a confirmé la normalité et la linéarité des données. La présence de données extrêmes a été mesurée par l’indice de Mahalanobis (< 27.88). Au total, sept participantes ont été retirées de l’échantillon en raison de données extrêmes. L’échantillon final se composait donc de 230 travailleuses. Le tableau 2 présente la matrice de corrélations comprenant l’ensemble des variables à l’étude, les moyennes, les écarts-types ainsi que les indices de validité pour chacune des échelles utilisées.

Tableau 2

Score moyen, écart-type, alpha de Cronbach et coefficients de corrélation

Score moyen, écart-type, alpha de Cronbach et coefficients de corrélation

Note. p < .05, p < .01 = **, p < .001 = **

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Les analyses corrélationnelles montrent que toutes les variables indépendantes à l’étude, sauf la satisfaction au travail, sont liées significativement à l’intérêt pour la participation syndicale.

Analyses principales

Des analyses de modélisation par équation structurale ont été effectuées à l’aide du logiciel AMOS (Arbuckle, 2012) afin de tester le modèle théorique. Ce modèle, composé de quatre variables exogènes (implication syndicale, connaissances syndicales, discrimination au travail et norme syndicale) et cinq variables endogènes (sentiment d’efficacité personnelle, investissement perçu, satisfaction au travail, attitude syndicale et intérêt pour l’implication), postulait les quatre séquences de médiation illustrées à la figure 2. De façon à offrir un meilleur ajustement du modèle aux données, les liens suivants ont été ajoutés au modèle initial à la suite des recommandations offertes par le logiciel AMOS : un lien positif direct entre l’implication syndicale et l’intérêt pour l’implication syndicale ; un lien positif direct entre les connaissances syndicales et la satisfaction au travail et l’attitude syndicale ; un lien direct entre la norme sociale et l’investissement perçu ; des covariances entre l’implication syndicale, les connaissances syndicales, la discrimination au travail et la norme sociale ; une covariance entre les connaissances syndicales et la norme sociale.

Le modèle a été testé avec la méthode de vraisemblance maximale (maximum likelihood). L’ajustement du modèle a été évalué en utilisant quatre indices d’ajustement, soit le χ2 (CHI carré), le CFI (Comparative Fit Index), le TLI (Tucker-Lewis Index), le RMSEA (Root Mean Square Error of Approximation) et le SRMR (Standardized Root Mean Square). Des valeurs au-delà de .90 et de .95 pour le CFI et le TLI indiquent respectivement un ajustement satisfaisant et excellent (Hoyle, 1995), et des valeurs de .08 ou moins pour le RMSEA et le SRMR sont considérées comme acceptables (Browne et Cudeck, 1993).

Les indices d’ajustement ont révélé une excellente adéquation des données au modèle : χ2(17) = 23.07, p =.15 ; CFI =.99 ; TLI = .97 ; RMSEA=.04 (.00 -.07) ; SRMR=.044 (voir la figure 2). Les résultats révèlent que l’implication syndicale, les connaissances syndicales et la discrimination au travail prédisent l’intérêt pour s’impliquer, en tenant compte du sentiment d’efficacité personnelle, de l’investissement perçu et de la satisfaction au travail. Plus précisément, l’implication et les connaissances syndicales prédisent positivement le sentiment d’efficacité personnelle, qui en retour prédit positivement l’intérêt pour l’implication. Les connaissances syndicales et la norme sociale prédisent négativement alors que la discrimination au travail prédit positivement l’investissement perçu, qui à son tour prédit négativement l’intérêt pour l’implication. La variable connaissances syndicales prédit positivement alors que la discrimination prédit négativement la satisfaction au travail, qui en retour prédit négativement l’intérêt pour l’implication.

La norme sociale prédit positivement l’attitude syndicale positive. De sorte que plus la norme sociale de l’entourage de la travailleuse est « pro-syndicat », plus cette dernière aura une attitude syndicale positive. En retour, une attitude syndicale positive prédit positivement l’intérêt pour l’implication. L’implication syndicale a aussi un lien direct positif avec l’intérêt pour l’implication.

Les effets de médiation de ce modèle ont été testés avec la méthode de bootstrapping. Des intervalles de confiance corrigés de 95 % ont été calculés à partir de mille échantillons bootstrap. Les résultats confirment que tous les effets médiateurs sont significatifs.

Figure 3

Résultats par équations structurelles

Résultats par équations structurelles

Note. * p<.05, ** p<.01

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Discussion

L’objectif de la présente étude était de tester dans un modèle théorique les facteurs expliquant l’intérêt des travailleuses de l’industrie de la construction du Québec pour l’implication dans leur syndicat. Une étude de type corrélationnel a été menée auprès de 230 femmes employées par l’industrie de la construction. Les données ont permis de confirmer le modèle théorique proposé et d’ainsi mieux comprendre pourquoi ces femmes s’impliquent plus ou moins au sein de leur syndicat.

Les résultats suggèrent que l’intérêt des femmes du milieu de la construction pour l’engagement syndical est tributaire de plusieurs facteurs interreliés. Autant des facteurs liés au travail et à ses conditions (satisfaction au travail, discrimination), des facteurs interpersonnels (norme sociale), des facteurs individuels (sentiment d’efficacité personnelle, attitude syndicale, connaissances syndicales, implication actuelle) que des facteurs liés à l’organisation syndicale (investissement perçu) peuvent contribuer à augmenter ou diminuer l’intérêt des travailleuses envers les activités syndicales.

Le sentiment d’efficacité personnelle, l’investissement perçu, la satisfaction au travail et l’attitude syndicale agissent directement sur l’intérêt pour l’implication. Ainsi, plus la travailleuse perçoit qu’elle possède les compétences et habiletés nécessaires, plus elle se sent « capable » de relever les défis en lien avec une implication syndicale (p. ex. siéger au sein d’un comité, obtenir un poste électif au sein du comité exécutif, être déléguée syndicale) ou plus elle est satisfaite au travail et plus elle aura un intérêt à s’impliquer. Les résultats suggèrent aussi qu’une attitude syndicale positive – croire en l’action et à la mission syndicale – prédit positivement l’intérêt des travailleuses pour l’implication. De même, moins les travailleuses percevront qu’un investissement syndical requiert beaucoup de temps et d’énergie, plus elles seront disposées à s’impliquer. Ces résultats reproduisent ceux d’études antérieures réalisées en Europe (Garcia et al., 2002), aux États-Unis (p. ex. Mellor, Bulger et Kath, 2007) et au Québec (Saint-Charles et Bélanger, 2006). Toutefois, comparativement à ce qui a été fait auparavant, ce modèle nous permet de mieux cerner les déterminants des variables agissant directement sur l’intérêt pour l’implication.

Ainsi, les résultats montrent que l’implication syndicale prédit un désir de s’engager en raison d’un sentiment d’efficacité personnelle accru. Autrement dit, plus une femme s’implique, plus elle se sentira apte à agir au sein des instances syndicales, ce qui en retour accroîtra son intérêt pour les activités syndicales. En s’impliquant, une femme développera nécessairement des compétences liées au nouveau rôle syndical qu’elle doit remplir. Au fil du temps, ces apprentissages se consolideront et cette femme se sentira de plus en plus à l’aise dans son rôle syndical, ce qui se traduira par un plus grand sentiment d’efficacité personnelle.

Selon le modèle, les connaissances syndicales semblent jouer un rôle prépondérant dans l’intérêt des femmes syndiquées du milieu de la construction pour un investissement accru au sein de leur syndicat. En effet, plus les travailleuses possèdent des connaissances syndicales, plus elles se sentent efficaces et aptes à jouer un rôle au sein de leur syndicat, moins elles perçoivent de coûts liés à l’engagement et plus elles ont une attitude syndicale positive, ce qui en retour augmente leur désir de s’impliquer. Posséder des connaissances syndicales semble également avoir un effet positif sur la satisfaction au travail. Autrement dit, plus les travailleuses connaissent leurs droits, leurs devoirs et la façon de les faire respecter, plus elles rapportent être satisfaites au travail. Or, le modèle montre que la satisfaction au travail conduit à une diminution de l’envie de s’investir davantage dans les activités syndicales ; les femmes satisfaites au travail auraient tendance à moins s’impliquer syndicalement, n’y voyant probablement pas d’intérêt particulier puisqu’elles ne désirent pas de changement. Donc, il semble que les femmes qui s’investissent dans leur syndicat le font, entre autres, pour changer leur milieu et ainsi augmenter leur satisfaction au travail. Toutefois, il est possible que l’envie de s’investir de ces travailleuses, une fois qu’elles sont impliquées et une fois leur niveau de satisfaction au travail accru, ne diminue pas ; au contraire, leur sentiment d’auto-efficacité amplifié, leur perception juste des coûts de leur investissement, leur attitude syndicale positive et l’acquisition d’une vue d’ensemble sur ce qu’il reste à améliorer contribuent à maintenir, voire à augmenter, leur désir de s’investir au sein de leur syndicat. La faible relation négative que nous retrouvons dans le modèle entre la satisfaction au travail et le désir de s’investir davantage semble donc représenter les travailleuses satisfaites au travail et non celles qui s’impliquent syndicalement.

La discrimination au travail est également un facteur important. En effet, elle joue un rôle majeur dans le niveau de satisfaction au travail rapporté. Cet effet n’est pas surprenant : être victime de discrimination au travail est source d’insatisfaction au travail, et même de souffrance. Ainsi, plus une travailleuse dit être victime ou même témoin de discrimination au travail, plus son niveau de satisfaction au travail diminuera, ce qui aura pour effet d’augmenter son désir de s’investir dans son syndicat. Toutefois, cette aspiration pourrait être contrecarrée par la perception qu’elle aura des coûts en temps et en énergie d’un tel investissement. En effet, il semble que le fait d’être victime ou témoin de discrimination au travail soit lié positivement aux coûts perçus d’une participation syndicale. Il est possible que la discrimination au travail dont peuvent être victimes les travailleuses exige qu’elles fassent appel à une part importante de leurs ressources, pour surmonter, contre-attaquer, ignorer, traiter avec humour ou dénoncer. Dans ce cas, un investissement syndical doit leur sembler hors de portée, leur imposant de déployer des ressources qu’elles doivent conserver pour faire face aux actes quotidiens de discrimination.

Enfin, la norme représente la perception qu’ont les femmes de la construction, des attitudes syndicales de leur entourage (collègues, conjoint, famille, amis). Ce facteur influence les attitudes syndicales d’un autre individu en constituant un contexte de développement et un contexte d’expression pour celles-ci. Par exemple, une personne se forge ses opinions et ses attitudes sur un sujet, entre autres en échangeant avec d’autres individus significatifs et pertinents pour elle (famille, amis et conjoint) et pour le thème traité (collègues). Même dans le cas où cette influence développementale serait moindre, les attitudes de ces individus pertinents et significatifs représentent le contexte dans lequel les attitudes de la personne en question pourront s’exprimer. Par exemple, il est plus probable qu’une personne travaillant dans un groupe de travailleurs aux valeurs antisyndicales développera des attitudes antisyndicales et donc ressentira moins d’intérêt pour l’implication syndicale et vice-versa. Autrement dit, même si cette personne ne devient pas antisyndicaliste, la pression de la norme pourra lui faire ressentir de la honte ou de la culpabilité parce qu’elle s’exprime à l’encontre de la norme, ce qui se traduira par une expression atténuée du désir pour l’implication syndicale. Dans le cas inverse, la concordance entre une norme prosyndicale et les attitudes personnelles de cette personne aurait un effet de soutien social dans l’expression de ces attitudes, un sentiment de fierté et de valorisation sociale dans l’implication syndicale, ce qui contribuera à l’envie de s’impliquer syndicalement.

Limites de l’étude et recherches futures

Les caractéristiques du devis employé posent une certaine limite aux résultats obtenus. La nature corrélationnelle de l’étude ne nous permet pas d’inférer de liens causaux entre nos variables ; nous devons donc être prudents dans l’interprétation des résultats. Le fait qu’un seul temps de mesure ait été réalisé nous empêche de confirmer au-delà de tout doute la direction des relations. Néanmoins, les indices d’ajustement du modèle étant excellents, nous avons confiance dans le modèle obtenu.

Les recherches futures devraient pouvoir examiner l’évolution du désir de s’impliquer et de l’implication syndicale. Les femmes qui entrent dans le domaine de la construction ne débutent pas toutes avec les mêmes caractéristiques, le même historique d’emploi, les mêmes compétences ou le même intérêt à l’égard du syndicalisme. Il serait intéressant de voir à quel moment l’intérêt pour les activités syndicales augmente ou diminue, chez quelles femmes ce changement se produit et quels sont les facteurs en cause, quels sont les éléments déclencheurs.

D’autres facteurs mériteraient d’être examinés. Par exemple, à quel point la motivation à l’égard du travail peut-elle contribuer à l’implication syndicale? Une motivation intrinsèque à l’égard du travail (p. ex. travailler parce que la personne aime ça) peut-elle mener à une aussi grande implication syndicale qu’une motivation extrinsèque (p. ex. travailler pour faire de l’argent), sachant que l’une des revendications syndicales les plus courantes a trait au traitement salarial? Est-il possible que la qualité de l’implication syndicale varie en fonction du type de motivation?

Enfin, il serait intéressant de vérifier si le modèle obtenu avec des femmes issues du milieu de la construction pourrait aussi s’appliquer aux travailleuses issues de milieux différents.

Implications pratiques et conclusion

Malgré les limites de la présente étude, les résultats obtenus mènent à certaines suggestions. Par exemple, étant donné le rôle important des connaissances syndicales pour prédire l’intérêt pour l’implication syndicale, il semble pertinent d’offrir de l’information sur le syndicat (p. ex. : Qu’est-ce que le syndicat? Que peut-il faire pour l’employé? Quel est son rôle? Comment fonctionne-t-il?) et sur ce que représente une implication syndicale. L’éducation syndicale permettrait aux femmes d’acquérir des connaissances syndicales qui, en retour, permettraient de bonifier leur sentiment d’efficacité par rapport au syndicalisme. Comme stratégie, il serait intéressant de faire une tournée auprès des travailleuses de l’industrie de la construction, avec des femmes engagées à différents niveaux, d’organiser des activités de socialisation à la vie syndicale et de mettre en valeur la contribution des femmes dans le syndicat. Cela étant dit, les activités d’éducation syndicale varient d’une organisation à l’autre, certaines offrant déjà de telles activités, et la présente étude n’a pas mesuré la présence ni la nature de ces activités.

Les syndicats doivent aussi mettre en place des conditions facilitantes en prenant en considération les besoins et la réalité des travailleuses, sachant par exemple que 49,8 % de ces femmes ont au moins un enfant. Par exemple, les associations syndicales pourraient mettre en place les mesures suivantes : offrir un service de garde pendant les réunions et les assemblées générales, tenir les réunions à des moments qui ne posent pas de problèmes aux personnes qui ont des responsabilités familiales ou, du moins, alterner les moments où les réunions se tiennent. Enfin, les syndicats peuvent mieux respecter et réglementer le fonctionnement, le rythme et la durée des réunions afin de ne pas désavantager les femmes.

Pour terminer, ajoutons qu’il est important d’être sensible au fait que la discrimination peut également être présente au sein des organisations syndicales. Les travailleuses de la construction doivent déjà lutter contre différentes formes de discrimination sur les chantiers. Si des conditions similaires se retrouvent au sein même des syndicats, les femmes ne voudront peut-être pas répéter cette expérience. Le plafond de verre est peut-être un indice que les organisations syndicales qui, en principe, devraient lutter contre la discrimination ne sont pas à l’abri de ce fléau. Ainsi, les organisations syndicales devraient, en plus de surveiller les formes de discrimination dont sont victimes les femmes sur les chantiers, s’assurer qu’elles ne seront pas des victimes au sein même de leur organisation.