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Dans le monde des études féministes francophones, l’activité appelée couramment « prostitution » est analysée, le plus souvent, à partir du présupposé de l’exploitation, c’est-à-dire en la tenant pour acquise, comme une prémisse. De récentes publications, dans la francophonie canadienne, se situent dans cette lignée : mentionnons celles de Rose Dufour (2005), d’Élaine Audet (2005), de Richard Poulin (2004), de Yolande Geadah (2002) et du Conseil du statut de la femme du Québec (2002). Ces écrits forment en quelque sorte un corpus de textes représentatifs du courant féministe radical néo-abolitionniste[2] au Québec.

Les fondements théoriques de ce courant ont été établis notamment par Kathleen Barry au tournant des années 80 (1982, 1984 et 1995). Les écrits se situant dans cette perspective[3] partagent tous, grosso modo, les mêmes prémisses concernant la question de la prostitution. En résumé, la prostitution est la figure emblématique de la domination des femmes par les hommes. Claudine Legardinier (2000 : 162) en fait « la situation la plus extrême du rapport de pouvoir entre les catégories de sexe » Elle poursuit en précisant que, « [p]lacées en situation d’objets, et donc assujetties à la violence, les femmes sont réifiées au service de la sexualité déresponsabilisée des hommes ».

La prostitution y est identifiée à une forme d’exploitation sexuelle de la même nature que le viol[4], les mutilations génitales, l’inceste, la violence envers les femmes. On ajoute maintenant à la liste des comparaisons « le commerce du sang et des organes humains » (Louis 1999 : 13). Assimilée ainsi à une violation des droits de la personne, semblable en cela à l’esclavage, la prostitution ne pourra jamais être considérée comme un acte « volontaire ». Il ne peut y avoir de « choix » en la matière (Barry 1984 : 35). Cette activité est en effet définie « comme une violence et une violation de l’intégrité physique et mentale des personnes prostituées, indépendamment du fait qu’elles sont ou non « consentantes » (Geadah 2002 : 151).

Dans la perspective néo-abolitionniste, la violence est donc l’angle d’analyse principal des phénomènes étudiés, et l’exploitation sexuelle, le schéma interprétatif unique, les deux faisant office et de postulat et de conclusion. Yolande Geadah parle à cet égard de la prostitution « comme [d’] une violence et [d’] une forme extrême d’exploitation sexuelle » (Geadah 2002 : 103).

Une autre approche, une autre avenue de recherche

Je voudrais apporter ici un éclairage autre, en suggérant d’inverser la démarche néo-abolitionniste : ainsi, au lieu de postuler l’exploitation en début de recherche, en la tenant pour acquise, je propose de considérer l’exploitation comme une composante possible des relations et des conditions de travail des femmes engagées dans cette activité. C’est dire que je mettrai en évidence la pertinence d’analyser cette activité sous l’angle d’un travail, qui, à l’instar de tout travail, aussi singulier soit-il, est le lieu de rapports sociaux et de rapports de pouvoir. Et, comme tout travail, il peut également engendrer, ou non, de l’exploitation, selon les contextes, les circonstances et le degré d’organisation des acteurs et des actrices.

Précisons que cette approche n’élimine absolument pas l’étude des dimensions de la violence et de l’exploitation que peut comporter cette réalité. Au lieu de les tenir pour acquises, comme consubstantielles à l’activité, elle propose plutôt de les soumettre à l’examen et de les étudier, le cas échéant, dans le cadre de travail des personnes visées. Il s’agit là d’une avenue de recherche plus heuristique, comme je le suggérerai dans la dernière partie de l’article.

La pertinence de cette approche différente de la question, qui ouvre une autre avenue de recherche, s’impose d’autant plus si l’on considère les problèmes conceptuels et les limites que comporte l’approche néo-abolitionniste.

Je vais d’abord mettre en évidence quelques-uns des problèmes conceptuels inhérents à certaines prémisses[5] des études à perspective abolitionniste ou néo- abolitionniste[6], problèmes qui ne sont pas sans effets sur la connaissance. Ainsi, comme on le verra, la remise en question d’un certain nombre de postulats de cette perspective mettra en lumière un premier type de problème conceptuel, plus précisément des amalgames auxquels ces postulats conduisent; et ces amalgames, à leur tour, mènent à des glissements interprétatifs et, à la fin, à de la confusion, ce qui brouille ainsi la compréhension de la complexité des phénomènes à l’étude.

Je préciserai ensuite un autre type de problème découlant de ces postulats, soit certains « angles morts » de la recherche abolitionniste, et les biais qui en dérivent, notamment sur le plan des échantillons de personnes et de l’utilisation que l’on en fait. Les limites de cette perspective concourent à l’appel, que je lancerai en conclusion, en faveur d’une approche autre de la question. Je ne suis évidemment pas la première[7] à remettre en question les postulats et prémisses de ces études, les problèmes interprétatifs qui en découlent et les biais qu’ils engendrent. J’espère simplement apporter ici ma contribution féministe personnelle à l’ouverture des études féministes francophones sur une autre avenue de recherche en matière de « prostitution » et, corrélativement, de « traite des femmes ».

À l’origine : une revue de la documentation

Avant de débuter, je tiens à préciser que mes premières constatations quant aux problèmes interprétatifs de bon nombre d’études à perspective abolitionniste remontent à un travail de dépouillement de la documentation repérant et différenciant les discours et les argumentations des principales coalitions internationales féministes qui luttent contre ce que l’on appelle couramment le « trafic des femmes[8] ».

Le corpus analysé était constitué en majeure partie de textes publiés par la Coalition Against Traffic in Women (CATW), coalition abolitionniste fondée et animée par Kathleen Barry, et par la Global Alliance Against Traffic in Women (GAATW), à laquelle sont affiliés un certain nombre de groupes de travailleuses de l’industrie du sexe. Leurs deux lobbies se sont affrontés lors de la préparation et de l’adoption de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée en 2001 (protocole de Palerme), plus précisément au moment des travaux entourant la définition du terme « trafic » dans les deux « protocoles additionnels » qui portaient respectivement sur le trafic des migrants et des migrantes ainsi que la traite des personnes[9].

Le dépouillement de la documentation produite de part et d’autre à cette occasion, notamment en ce qui a trait à la définition même du « trafic », m’a permis de constater que l’identification de la traite des femmes à la traite sexuelle des femmes, et donc à la « prostitution », fait en sorte que d’importantes dimensions de la réalité, englobées dans ce phénomène, échappent au regard des chercheurs et des chercheuses. Cela produit ainsi ce que l’on pourrait appeler des « angles morts » dans la recherche et des distorsions dans l’appréhension des phénomènes.

Par exemple, l’insistance soutenue de la CATW à identifier prostitution et esclavage (Leidholdt 1998), à vouloir que la définition du trafic (ou de la traite) soit restreinte exclusivement à la « prostitution », de même que son opposition à voir inscrite toute distinction entre prostitution forcée et prostitution volontaire contribuaient, selon mon analyse, à brouiller la compréhension que l’on pouvait avoir des phénomènes étudiés, notamment celui de la traite elle-même et celui de la migration des femmes.

Cet angle d’analyse, qui prenait racine dans le creuset du féminisme radical, a suscité chez moi beaucoup de questions quant à l’extension qu’on était en train de donner au concept d’exploitation sexuelle, ainsi qu’à la tangente que l’abolitionnisme faisait emprunter au féminisme radical (Toupin 2002b ; 2003). C’est dans la foulée de ces questionnements que je poursuis ici ces réflexions, notamment sous l’angle des problèmes conceptuels que cette perspective comporte et de ses limites.

Le postulat de l’esclavage des prostituées… et son glissement

Les études à perspective abolitionniste élèvent la question de la « prostitution » au rang de « système », appelé le « système prostitutionnel » (Legardinier 2002; Poulin 2004; Dufour 2005). Le théâtre des opérations de ce système est constitué d’un acteur pivot, le proxénète, qui, contraignant des femmes à la prostitution, les met à la disposition de « clients », tout en leur extorquant de l’argent. Il est par essence exploiteur[10]. Les clients, pour leur part, sont parfois qualifiés de « prostitueurs » (Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle [CLES] 2006 : 1).

Certaines études ajoutent parfois dans l’analyse un autre système au « système prostitutionnel » : il s’agit du « système proxénète », synonyme à l’occasion du premier (Poulin 2004 : 59). Le proxénète au niveau local devient le trafiquant de femmes au niveau international (Leidholdt 1998 : 4). Dans ce ou ces systèmes donc, la contrainte et la violence sont au coeur du théâtre des opérations et constituent ainsi la pierre angulaire du cadre d’analyse. Sera fréquemment utilisée à cet égard l’analogie amalgamant prostitution et esclavage (Barry 1982). La prostitution serait « une forme contemporaine de l’esclavage » (Leidholdt 1998 : 1).

On remarquera ici un premier problème conceptuel, découlant de l’amalgame prostitution et esclavage, en l’occurrence un glissement interprétatif, qui n’est pas sans effet sur les analyses. Marjan Wijers et Lin Lap-Chew (1997 : 31) ont décrypté ce problème conceptuel de toute première importance. Et ce glissement réside dans le fait que, dans l’amalgame prostitution et esclavage, on se trouve à confondre la nature d’une activité et ses conditions d’exercice. Ce ne sont pas, soulignent ces auteures, les conditions de travail, mais la nature même de l’activité qui en ferait une forme d’esclavage, ce qui est une situation singulière, selon elles, eu égard aux autres formes d’esclavage dans l’histoire. Elles écrivent à ce sujet :

L’abolition de l’esclavage n’a pas à voir avec l’abolition d’un certain type de travail, mais avec l’abolition d’un certain type de relations de pouvoir (en l’occurrence la propriété) qui est considéré comme une violation des droits humains. Après l’abolition de l’esclavage, les gens ont continué à travailler dans les champs de coton et le travail domestique a continué d’être exécuté.

C’est seulement dans le cas de la discussion sur la prostitution que l’objet dérive vers l’abolition de l’activité comme telle, plutôt que l’abolition d’un certain type de relations de pouvoir dans la prostitution. La comparaison avec les autres formes (modernes) d’esclavage démontre à l’évidence que ce n’est pas l’activité comme telle, mais les conditions dans lesquelles ces activités prennent place qui doivent constituer la cible principale. Les droits humains qui y sont violés sont les droits des femmes comme travailleuses (traduction libre).

Ce glissement, mis en lumière par Wijers et Lap-Chew, n’est pas sans effet sur les analyses, puisqu’il se trouve ainsi à essentialiser le phénomène étudié, et à brouiller de la sorte la compréhension que l’on peut en avoir. Si l’on postule que la prostitution est en soi esclavage, et la prostitution et l’esclavage partagent alors une essence commune. Dans cette logique, toute autre sorte d’analyse se voit dès lors exclue. Et parfois même interdite. Certaines personnes ayant tenté de soumettre le phénomène à un autre examen se sont même vu un jour accuser de « justifier un système de domination[11] ».

En arriver à faire un tel lien, à savoir que le fait d’étudier ce qui est qualifié au départ de « système de domination » équivaudrait à le justifier, découle en droite ligne, selon moi, de la confusion engendrée par l’amalgame de départ, soit le postulat « prostitution = esclavage », et du glissement consécutif qui se produit entre la nature d’une activité et ses conditions d’exercice.

On rencontre aussi couramment ce glissement dans des titres d’émission à débat, des questions de recherche ou des titres de publication. Ainsi, le rapport du Conseil du statut de la femme sur la prostitution (2002) porte le titre suivant : La prostitution : profession ou exploitation? Autre exemple : le livre de Yolande Geadah (2002) s’ouvre sur la question suivante : « Faut-il considérer la prostitution comme une exploitation sexuelle inacceptable de nos jours ou comme une profession qui mérite protection et avantages sociaux? » Ce ne sont là que quelques exemples courants de ce glissement entre la nature de l’activité (la « prostitution ») et ses conditions d’exercice possibles (l’exploitation)[12].

L’amalgame prostitution internationale et traite des femmes

Un autre amalgame produit le même effet. Il s’agit de l’amalgame prostitution internationale et traite des femmes (Legardinier 2002; Leidholdt 1998).

On confond, une fois encore, dans nombre d’études abolitionnistes, la nature de l’activité, soit en l’occurrence le travail sexuel en contexte migratoire, avec ses conditions d’exercice possibles, soit la violation des droits des femmes dans le cours de leurs déplacements[13].

Est-il besoin de préciser ici qu’il ne s’agit évidemment pas de nier l’existence du phénomène de la traite, mais plutôt de se donner les outils conceptuels pour le bien situer? Sans cela, on est susceptible de ne pas le voir là où il se produit réellement (et de laisser filer les véritables criminels), ou encore de voir de la traite là où il n’y en a pas (ce qui risque ainsi d’aggraver la situation des femmes et de nuire à leurs migrations[14]). La traite des êtres humains inclut la coercition, le travail forcé et l’esclavage. Elle peut faire partie de la trajectoire de migration des femmes, mais pas nécessairement.

Confondre toute migration de femmes, qui peut impliquer une part possible ou variable de travail sexuel, avec la traite d’êtres humains, comme c’est le cas dans tant d’études abolitionnistes sur le sujet (notamment celles de la CATW), embrouille la question du phénomène de la traite d’êtres humains (Brock et autres 2000 : 8; Guillemaut 2006). Par exemple, l’amalgame prostitution internationale et traite des femmes ne parvient pas à décrire la gamme de violations de droits de la personne et d’abus dont les travailleuses migrantes peuvent être l’objet. Les femmes peuvent en effet être l’objet de traite dans l’industrie du sexe, mais aussi dans l’industrie textile et agricole (des hommes sont aussi objets de traite dans ces secteurs). Elles le sont également comme travailleuses domestiques ou encore comme « promises par correspondance » (Langevin et Belleau 2000; Philippine Women Centre of B.C. 2000). En outre, des enfants sont objets de traite dans le secteur de l’adoption internationale illégale, de même que dans l’industrie des jouets et la fabrication de tapis orientaux.

Sans compter que cette confusion embrouille aussi la question de la migration féminine. L’amalgame prostitution internationale et traite des femmes a pour effet, notamment, de rendre la migration féminine invisible en quelque sorte, puisqu’elle n’est vue ici que par le petit bout de la lorgnette, celui de la contrainte, exercée par des trafiquants[15].

C’est notamment ce qu’a pu constater la sociologue Françoise Guillemaut (2002, 2004 et 2006), tout au cours de ses recherches sur les migrations féminines en Europe. Elle parle d’une « constante qui sous-tend l’approche du trafic » (2006 : 39-40) :

En effet, les migrants sont perçus et construits, en Europe, soit comme des travailleurs, soit comme des demandeurs d’asile politique (Convention de 1951 ou Convention de Genève) et toujours pensés au masculin. L’homme migre parce qu’il est pourvoyeur de ressources pour sa famille, ou alors il s’exile pour des raisons politiques. La migration des femmes, elle, est globalement associée soit au mariage et à la famille (regroupement familial), soit aux termes d’exploitation sexuelle et de trafic, et les représentations qui lui sont liées sont rarement (voire jamais) associées au travail ou à l’asile politique. Depuis les années 1950, entre 30 et 70 % des migrantes, selon l’âge ou les pays d’origine, sont des travailleuses […] ou migrent pour des raisons sociales ou politiques. Et de tout temps ces modes migratoires ont été invisibilisés.

Pour sa part, Thérèse Blanchet (2002 : 2), anthropologue travaillant au Bangladesh, qui a effectué une étude pour l’United States Agency for International Development (USAID) auprès de 500 personnes ayant été objets de traite, à un degré ou à un autre, en arrive à un constat de distorsion dans l’analyse lorsqu’elle aborde cette « approche du trafic » :

Mettre en évidence la traite des femmes et ignorer le travail migratoire de ces dernières revient à prendre la tête pour le corps tout entier. Cela crée une distorsion dans l’appréhension des deux aspects, soit la migration et la traite.

L’impact potentiellement révolutionnaire du travail migratoire féminin et les défis qu’il pose aux relations genre/classe sont ainsi embrouillés; seul le crime est mis en évidence et présenté comme un phénomène en croissance à éradiquer (traduction libre).

Et l’anthropologue de souligner que la traite est « un aspect » du travail migratoire féminin; il n’en est pas l’essence. Il doit être situé au sein d’un champ d’analyse plus vaste, celui du travail migratoire[16], où les femmes sont considérées comme un groupe social à part entière, comme des travailleuses réelles ou potentielles, et dont les droits individuels sont brimés à ce titre, comme travailleuses et comme migrantes.

La rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence envers les femmes ne s’exprimait pas autrement dans son rapport sur la traite des femmes et les migrations féminines (Coomaraswamy 2000 : par. 3) : « la traite des femmes est une des composantes du phénomène plus large de la traite des personnes, incluant les hommes et les femmes adultes, et les enfants ». La traite se situe au sein du « continuum des déplacements et des migrations des femmes ». Selon elle, « la traite doit être considéré dans le contexte plus large des violations commises contre les femmes dans le cours de leurs déplacements et de leurs migrations ».

Le problème du déni de l’expérience subjective de certaines prostituées

Un autre problème conceptuel, caractéristique de maintes études abolitionnistes, réside dans le déni de l’expérience subjective de certaines actrices de la « prostitution », en l’occurrence de certaines « prostituées », travailleuses de l’industrie du sexe.

Ce déni découle du postulat de l’esclavage des prostituées, de toutes les prostituées, et de la perspective qui lui est inhérente, soit la victimisation (Ouvrard 2000). Dans cette perspective, seules celles qui se disent victimes de la prostitution ont habituellement droit à l’écoute de chercheurs et de chercheuses abolitionnistes et à la prise en considération de leur parole dans leurs analyses. On qualifie alors celles qui s’en sont « échappées » de « survivantes » (Barry 1982 : 29; Audet 2005 : 35). Quant aux autres, celles qui y restent et disent vouloir lutter pour en changer les conditions d’exercice, elles sont rejetées pour cause d’aliénation : ces autres paroles étant toutes manipulées par des proxénètes, la question de leur consentement apparaît non pertinente, car impossible, sinon sous influence.

Ainsi, selon les mots d’Élaine Audet (2004; 2005 : 20), ces femmes « participent à leur propre oppression » et « adoptent le point de vue dominant afin d’échapper au destin de leurs semblables et d’en tirer des bénéfices personnels immédiats ». Reprenant l’argumentation de Marie-Victoire Louis à ce sujet, Claudine Legardinier, pour sa part (2000 : 165), utilise l’analogie de l’apartheid pour récuser la distinction entre prostitution libre et forcée et en arriver au même motif de rejet de leur parole, soit l’aliénation : « qui oserait justifier l’apartheid par le consentement de certains à leur servitude?…»

Certaines personnes ont déjà souligné la position « colonialiste » inhérente à de tels propos, car ce serait là « ramener l’autre à soi, en imposant son discours comme vrai et unique. C’est à cette vérité et à cette unicité que se joindra la personne prostituée, un jour ou l’autre » (Pryen 1999b : 69)[17].

Non seulement cette position pose problème sur le plan de l’analyse, mais on peut certainement avancer qu’elle a pour effet de « redoubler la violence symbolique qui s’exerce sur (c)es femmes », selon les mots de Cégolène Frisque (1997 : 123), parlant de certains dangers des analyses radicales.

On se souviendra ici à ce propos des mises en garde éthiques formulées par Alison Griffith et Dorothy Smith (Griffith et Smith 1987, citées dans Brock (1998 : 24)) :

The relations between a generalizing discourse and those whose experience it proposes to represent are unequal. It is all too easy for us as feminist sociologists to fall into speaking for women in the terms, contexts and relevances of a sociological discourse, a discourse which the women we claim to speak for have no power to shape. It is all too easy for us to find ourselves replicating in new forms precisely the relations we had sought to escape.

Les féministes se sont battues en effet depuis des lustres afin que la parole des femmes soit respectée, tenue pour crédible, et pour que leur consentement soit pris au sérieux. « Quand une femme dit non, c’est non! », scandaient les féministes dans leurs manifestations des années 70. Cependant, comme l’a déjà fait remarquer Wendy McElroy (1995 : 1) : « sur certains sujets liés à la sexualité, dire « oui » ne signifie apparemment rien ».

Dans l’univers des écrits abolitionnistes, le rôle des femmes dans ledit « système prostitutionnel » ne connaît donc que deux variantes : ou dupes, ou victimes. Seules la parole de celles qui s’avouent victimes et la parole des « survivantes » sont prises en considération. Toute parole autre est exclue de l’analyse, car elle est théoriquement impossible dans cette perspective, ce qui induit nécessairement une sorte d’angle mort dans la recherche, avec une conséquence certaine sur les échantillons de personnes retenues.

Un biais à double face : la surgénéralisation et la sous-spécification

Dans ces études abolitionnistes, sera donc privilégié le plus souvent un seul type d’échantillon, constitué quasi essentiellement de personnes ayant vécu les plus mauvaises expériences et qui se sont orientées – ou voudraient s’orienter – ailleurs[18]. Kathleen Barry, qui a mis au point le cadre conceptuel néo-abolitionniste au tournant des années 80, avait ainsi décrit sa méthodologie (Barry 1982 : 29-30) :

Les méthodes traditionnelles de la sociologie ne m’étaient d’aucun secours.

On ne peut pas, par exemple, trouver une population type d’esclaves sexuels, enquêter sur leur compte, puis aboutir à des généralités d’après les résultats des enquêtes. L’observation en tant que participante est également impossible. Quant à interroger celles qui sont tenues en esclavage, c’est aussi impossible. J’ai commencé à chercher des femmes qui s’étaient échappées. Ma méthode consistait à découvrir toutes les preuves d’esclavage sexuel partout où je le pouvais et à m’efforcer de compléter les faits incomplets par des entretiens avec les personnes impliquées dans chaque cas particulier.

Ses échantillons étaient donc essentiellement constitués de femmes ayant connu les pires expériences et qui avaient fui les conditions abusives du commerce de l’industrie du sexe. Les échantillons de personnes sur lesquelles seront basées les études à perspective abolitionniste, dans la foulée de celles de Kathleen Barry, seront aussi circonscrits aux cas les plus « lourds », soit les formes de prostitution les plus abusives, et la parole sera généralement donnée, le cas échéant, aux « survivantes » : celles qui ont quitté le commerce ou qui se disent victimes et manifestent le désir « d’en sortir ».

Ces expériences existent, nul ne le contestera. Le problème méthodologique le plus fréquent éprouvé toutefois dans ce type d’études réside dans le fait que l’on généralise les conclusions, tirées de ce type d’échantillon, à l’ensemble des expériences vécues dans l’industrie du sexe, alors même que l’on a écarté au départ d’autres paroles sur les mêmes expériences et d’autres récits sur d’autres types d’expériences. Et, notamment, les récits et expériences de celles qui sont demeurées dans l’industrie du sexe et qui s’organisent pour en transformer les conditions. Qu’on le veuille ou non, elles font partie, elles aussi, du « système prostitutionnel ».

Il me semble donc important de souligner ici les questions méthodologiques que posent les analyses qui ne précisent pas les limites de leurs échantillons, ou encore celles des échantillons qui ont servi de base aux études qu’elles citent, et donc les limites du champ d’application des données utilisées[19].

Le rejet et le déni de l’expérience subjective de toute une catégorie de femmes engagées dans le travail du sexe produisent nécessairement des biais dans les analyses abolitionnistes. Ainsi, le fait de généraliser les conclusions de telles études à l’ensemble de l’industrie du sexe, alors même que ces dernières ne reposent en réalité que sur une seule catégorie d’expériences a déjà été qualifié par Margrit Eichler (1986), dans sa critique de l’androcentrisme dans les sciences sociales, de « surgénéralisation ». On ne peut prendre une partie pour le tout. Il y a là confusion. Ne pas préciser les limites du champ d’application de ses données correspond à ce que cette chercheuse appelle la « sous-spécification », qui représente l’autre face du même biais.

Avec de telles analyses, qui universalisent leurs conclusions à l’ensemble de « la prostitution », et même aux secteurs non étudiés, on se trouve, une fois de plus, à brouiller la compréhension des réalités multiples qu’englobe le phénomène.

De telles analyses comportent donc d’importants biais, mais aussi des angles morts. Ainsi, les formes de résistance et de lutte de femmes qui désirent changer leurs conditions de travail dans l’industrie du sexe demeurent inconnues, ou pire invalidées par des « scientifiques », sous prétexte que leur parole serait « aliénée » ou manipulée par cette industrie.

Il est un autre type d’angle mort, inhérent à l’approche abolitionniste ayant, lui aussi, des effets sur la connaissance. Il résulte de l’absence de remise en question des notions utilisées dans les codes pénaux en matière de prostitution et les réalités que ces notions englobent. Cette absence, dans les analyses traditionnelles de la prostitution, et l’effet sur l’appréhension générale de la question ont déjà été soulignés par la criminologue Colette Parent (1994 : 397) :

Les lois et leur application sont vues comme la réponse nécessaire au problème et ne sont pas considérées comme partie prenante de sa construction. Là encore, le droit vient légitimer le regard moral porté sur la « prostitution » et contribue à maintenir l’analyse dans des confins très étroits.

Ces analyses se trouvent ainsi à avaliser le discours normatif et juridique dominant sur la prostitution. À cet égard, ne serait-il pas plus pertinent de soumettre à l’examen ces notions utilisées dans le Code criminel, de même que les réalités « prostitutionnelles » qu’il comprend?

Changer de regard sur la « prostitution » et la « traite des femmes »

Cette question et ces réflexions m’amènent en dernier lieu à souhaiter un changement de regard sur la « prostitution » et la « traite des femmes » et un changement consécutif de perspective en la matière[20]. À cette fin, certaines conditions me semblent devoir être réunies.

Il faudrait d’abord déplacer le regard historiquement porté sur lesdites « prostituées » par le discours dominant sur la « prostitution ». La parole de celles qui se définissent comme travailleuses du sexe a aussi sa place dans l’espace public, dans l’« espace citoyen » (Mensah 2003 : 68), et elle devrait être également prise en considération dans toutes les analyses sur la « prostitution ». Qu’on le veuille ou non, cette parole, aussi transgressive soit-elle de la norme sociale, permet de découvrir de grands pans occultés de la situation des femmes. L’analyse féministe ne peut se contenter de fermer les yeux sur ces réalités nouvelles et de rester sourde aux stratégies de changement formulées par ces actrices du monde du travail sexuel, qui font aussi partie du monde des femmes, et dont bon nombre se disent d’ailleurs féministes.

Il faudrait ensuite éviter le recours aux perspectives globalisantes, qui conduit à des généralisations abusives et à des amalgames dangereux, caractéristiques de tant d’études abolitionnistes effectuées exclusivement, et sans souvent en faire la spécification, à partir des pires cas. Pour être valides, ces études devraient reconnaître que toute la réalité du monde du travail sexuel n’est pas circonscrite dans leurs analyses. Il faudrait établir clairement de quelles réalités on parle et les discerner précisément. Le choix des échantillons de personnes interviewées devrait être accompagné de précisions quant aux types d’expériences retenus, et ne pas nier qu’il y en ait possiblement d’autres (Shaver 2005).

Il apparaît aussi nécessaire de rompre avec cet autre amalgame – non étudié ici – constamment utilisé dans des études abolitionnistes sur la « traite des femmes », soit l’amalgame femmes-enfants, associant ainsi les femmes à un statut de mineures, d’irresponsables et d’êtres manipulables, et non comme des migrantes à part entière et des travailleuses. La perspective de la victimisation est un terreau propice à ce genre d’amalgame infantilisant[21]. Des études futures auraient avantage à analyser cet autre amalgame de la pensée abolitionniste et à le déconstruire.

Il faudrait également, comme nous l’avons suggéré, soumettre à l’examen les notions utilisées dans le Code criminel pour décrire les activités « prostitutionnelles » et le contexte de leur exercice.

Analyser autrement le « proxénétisme »

Prenons l’exemple de la notion de « proxénétisme », telle qu’elle est entendue dans les codes criminels de plusieurs pays[22]. Ce que l’on entend en effet généralement par proxénétisme, écrivait déjà il y a vingt ans le comité Fraser (Comité spécial d’étude sur la pornographie et la prostitution 1985 : 583), « reflète moins la réalité du proxénétisme que l’idée qu’on en a ».

Cette notion juridique renvoie effectivement au cadre de travail de travailleuses du sexe de même qu’à une foule de personnes et de situations. Par exemple, il peut s’agir de propriétaires ou encore d’employées ou d’employés d’agences d’escortes, de partenaires d’affaires, de travailleuses du sexe associées en « coopératives » de travail, d’agents ou d’agentes de sécurité, de téléphonistes, de médias et de commerces qui font de la publicité. À la limite, le conjoint chômeur d’une travailleuse du sexe pourrait être accusé de proxénétisme, car il pourrait être soupçonné de « vivre des produits de la prostitution d’une autre personne », etc. Les situations tombant sous l’empire de l’article 212 du Code criminel canadien sont multiples, et certaines infractions ne nécessitent pas toujours « que soit démontrée une coercition » (Réseau juridique canadien VIH/sida 2005 : 17).

Continuer d’analyser la question du « proxénétisme » avec la grille d’analyse unique de la violence et de l’exploitation sexuelle embrouille la compréhension des réalités multiples qu’englobe aujourd’hui cette notion et ne permet pas une appréhension adéquate du phénomène. L’équation non remise en question où proxénètes = « trafiquants de chair humaine » joue le même rôle. Non soumises à l’examen, ces notions sont avalisées et cautionnées. Elles deviennent ainsi des prémisses implicites de recherche.

Pourquoi alors ne pas analyser les réalités que recouvre la notion de proxénétisme avec les outils de la sociologie du travail[23]? Pourquoi ne pas déconstruire l’archétype du proxénète, et voir à quoi renvoie la notion de proxénétisme dans le cadre de travail de travailleuses du sexe adultes? Pourquoi ne pas examiner la réalité que recouvre le proxénétisme comme une composante de l’organisation du travail de certaines travailleuses du sexe adultes? Cette approche n’élimine pas, a priori, l’étude des dimensions « violence » et « abus » que peut comporter cette réalité. Au contraire. Une telle perspective permet d’étudier, dans le cas précis des relations de travail qui sont celles de certaines travailleuses de l’industrie du sexe, les types de rapports et de liens d’autorité qui y règnent. Une telle optique permettrait de repérer et d’analyser, dans ce contexte spécifique, c’est-à-dire le cadre de travail de travailleuses du sexe, les dimensions « abus », « coercition », « violence » qui peuvent exister dans les relations de travail.

La même perspective, appliquée à l’étude de ce que les codes criminels qualifient couramment de proxénétisme, donnerait enfin l’occasion de sortir des généralisations traditionnelles sur cette notion, et des biais consécutifs de la recherche en la matière, et permettrait ainsi d’ouvrir de nouvelles pistes de compréhension de la réalité[24].

Analyser autrement la « traite des femmes »

Il faudrait de même élargir les approches avec lesquelles la traite des femmes est généralement appréhendée au profit d’autres perspectives, qui analysent la question comme un problème de travail migratoire et comme un problème de droits de la personne. Selon Marjan Wijers (2002), cette question doit s’analyser autrement, et non uniquement comme un problème moral, criminel ou de migration illégale, comme elle l’est dans les approches les plus courantes en la matière[25]. La traite d’êtres humains est en l’occurrence un problème de travail migratoire. L’organisme français Cabiria (2004 : 43), ressource en santé communautaire à l’oeuvre auprès des travailleuses du sexe de la région de Lyon, reprenant les réflexions de Wijers, exprime ainsi cette nouvelle perspective :

La question centrale ici est celle de l’exclusion des femmes des possibilités d’accès au travail et surtout à sa juste rémunération. Le manque de perspectives dans leur pays d’origine, l’impossibilité d’accès à des conditions légales de migration, combinés avec une demande de main-d’oeuvre dans des secteurs sans régulation ni protection, permettent le développement de circuits illégaux de migration et d’exploitation au travail, dans le marché informel (ou illégal). La question du trafic est alors mise en perspective avec celle des conditions structurelles de l’oppression des femmes.

Cette perspective autre sur la traite des femmes, celle du travail migratoire, permet d’ouvrir les horizons de recherche et de poser de nouvelles questions. Ainsi celle de Marjan Wijers (2002) citée dans Cabiria (2004 : 43) :

Ce n’est pas non plus une coïncidence si ces secteurs, où ce sont spécialement les femmes qui travaillent, ne sont pas protégés ou protégés à la marge par le droit du travail. Dans ce contexte, il est intéressant de se demander si l’exclusion de secteurs de travail informels du cadre du droit du travail ne constitue pas une forme de discrimination indirecte et, de ce fait, une violation des traités sur les femmes.

Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination contre les femmes, CEDAW

Quant à la « prostitution », elle devrait pouvoir s’analyser comme un travail, mais comme un travail actuellement marginalisé (Parent, Bruckert et Robitaille 2003) et stigmatisé. C’est l’avis de Stéphanie Pryen (1999a : 468) au terme de son étude sur la prostitution de rue à Lille :

L’objet de la sociologie est de rendre compte de la manière dont ce problème est socialement construit, en évitant la réification et l’essentialisation du phénomène. La prostitution est une pratique exercée par des sujets sociaux, participant du monde de la prostitution, mais également d’autres univers sociaux. On ne peut comprendre cette pratique sans s’attacher à interroger le sens que les acteurs qui y sont diversement engagés lui accordent.

On devrait d’autant plus être en mesure d’analyser la prostitution comme un travail, dans toute sa singularité et sa parenté avec d’autres formes de travail au noir, depuis que des travailleuses du sexe se présentent comme sujets, sujets de leur expérience, sujets politiques, actrices sociales, à la recherche de reconnaissance de leurs droits comme travailleuses, comme citoyennes et comme femmes (Thiboutot 2001). N’est-ce pas là un des faits marquants de la scène publique et de la scène féministe de la fin du XXe siècle que d’avoir assisté à la «  transformation du prototype de la putain ou prostituée en sujet historique » (Pheterson 2001 : 18)[26]?

De plus, le fait que le Syndicat canadien de la fonction publique (2004) – comptant plus d’un demi-million de membres – a décidé d’affronter cette réalité, en faisant du travail de l’industrie du sexe « une question syndicale », autorise, voire invite, à l’analyse de la prostitution comme un travail[27]. La sociologie du travail a dû, notamment sous la pression du renouveau féministe des années 70, s’ouvrir à l’emploi et au travail des femmes, dans ses aspects salarié et non salarié, aspects jusque-là invisibles (Maruani 1985). Les études féministes peuvent encore travailler à ouvrir la discipline à cet autre champ du travail au noir des femmes.