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Le féminisme des années 70 est celui qui a le plus marqué l’imaginaire québécois par sa radicalité. Souvent imbriquée dans le contexte politique anti-impérialiste des mouvements de libération nationale, cette posture féministe radicale s’est mise à nu dans les oeuvres des femmes artistes au Québec comme ailleurs. De Judy Chicago à Francine Larivée, les artistes de l’époque ont investi l’espace public pour affirmer l’univers politique de la sphère privée. Travaillant souvent collectivement, elles ont mis sur pied bon nombre de lieux artistiques parallèles afin de diffuser leur travail, telle La Centrale Galerie Powerhouse (en 1973), première galerie féministe à Montréal et deuxième à avoir vu le jour en Amérique du Nord. Qu’en est-il, aujourd’hui, des différents milieux où l’art et le politique fourmillent? Quels sont-ils et quels liens entretiennent-ils entre eux? Dans son ouvrage Art et politique, nouvelles formes d’engagement artistique au Québec, Ève Lamoureux précise que le milieu des arts visuels se divise en deux secteurs : celui de l’art contemporain, le plus souvent présent dans les musées et les galeries commerciales; et un art qu’elle qualifie de « plus expérimental », associé à l’art présenté dans les centres d’artistes autogérés et autres lieux « alternatifs » de diffusion. Selon l’auteure, bien qu’ils soient divisés, ces lieux ne sont pourtant pas imperméables (Lamoureux 2009 : 86-87) :

S’il n’est pas possible aujourd’hui d’affirmer que cette division est désuète, il convient cependant de la relativiser énormément. Plusieurs raisons y concourent : un affaiblissement de la critique institutionnelle chez les acteurs de l’art alternatif, une institutionnalisation des lieux de l’art parallèle, une ouverture de plus en plus grande des institutions officielles à l’art expérimental et critique, une nouvelle génération d’artistes qui développent des stratégies originales et des lieux de diffusion à l’extérieur des centres d’artistes.

À titre d’exemple, mentionnons le travail des Fermières Obsédées (F.O.) et Women With Kitchen Appliances (WWKA), deux collectifs explicitement féministes, reconnus par le milieu de l’art contemporain au Québec depuis plus de dix ans. Si les F.O. et les WWKA ont présenté maintes performances dans les galeries et musées québécois, en particulier, elles se sont également produites dans de nombreux festivals de théâtre et de musique électronique; dans les rues sous forme de carnaval ou de manifestation; voire chez les gens, en ce qui concerne les WWKA, avec leurs « certifications de cuisine » réalisées à Montréal comme en région.

Ainsi, comme il est précisé dans l’appel à contributions, alors que les féminismes continuent de s’incarner dans les oeuvres au Québec, notamment, « la jonction entre un positionnement idéologique et un positionnement formel et esthétique » se manifeste de diverses façons au sein du milieu artistique comme dans la rue. Afin de souligner quelques effets de cette conjoncture, et de témoigner de la diversité des lieux où ils se produisent, nous nous pencherons sur les performances « sexopolitiques » des artistes Virginie Jourdain (2014) et Florence S. Larose (2014), ainsi que sur l’analyse queer et antiraciste des artistes Coco Riot (2014) et Elisha Lim (2014). Nous observerons différents enjeux liés à la justice reproductive et aux politiques du genre, par exemple, tout en soulignant l’ouverture de certains milieux artistiques à l’activisme politique. Au regard de la visibilité et de l’archivage des luttes féministes et queers à travers l’art, nous remettrons en question, par la suite, le rapport binaire opposant la culture dominante et la « sous-culture ». Ce faisant, comme l’énoncent les queers of color, nous examinerons l’importance de décentraliser la critique féministe et queer par des initiatives artistiques ainsi que par la valorisation des savoirs minoritaires et des discours marginalisés. Ainsi, nous attesterons que la richesse des pratiques d’art féministe et queer réside, entre autres choses, dans leur ancrage au sein des luttes sociales, de même que dans le décloisonnement et la diversification des lieux de l’art et du politique.

La posture prosexe et le pragmatisme gouine : défoncer les marges

La dernière exposition de Virginie Jourdain, L’égalité des doigts, a eu lieu du 7 septembre au 7 octobre 2013, à la galerie Rats 9, située au 5e étage de l’édifice Belgo, à Montréal. Même s’il s’agissait d’une première exposition solo, les oeuvres présentées exprimaient l’importance accordée au collectif, modus operandi de l’artiste. À travers l’utilisation des codes exploités par les intégristes anti-choix et anti-égalité des droits – le bleu, le rose, « la rhétorique mâle/femelle, fille/garçon, papa/maman, tous des éléments liés à l’assignation de sexe et de sexualité, de même qu’à la binarité des sexes » (Olivier 2013) –, Jourdain engageait avec les spectatrices et les spectateurs une discussion sur l’égalité des droits pour toutes et tous, en dénonçant les discours xénophobes, anti-choix, opposés au mariage des personnes homosexuelles, etc., qui marquent l’actualité de plusieurs pays européens comme la France, la Russie, la Grèce et l’Italie. Nous pouvions y voir treize moules de vagin en silicone peints en rose et alignés au mur; une fontaine bleue et rose posée sur un « socle » de béton, duquel sortait un « doigt d’honneur » bagué; un néon dont l’inscription « famille » devenait « faille » lorsque s’éteignait la lettre « m »; une quinzaine de dessins se voulant sexuellement excitants; la photographie d’un triangle rose inversé entre deux doigts (sorte de « pancarte-bannière » annonçant l’événement); et finalement, l’urinoirE femme-fontaine, un « pisse debout » à deux jets, sur lequel se fige une goutte d’or. Outre l’omniprésence du bleu et du rose dans l’exposition, suggérant une critique de la norme sociale binaire où se (re)produisent les rôles de genre, notamment, les oeuvres de Jourdain évoquaient d’emblée, pour reprendre les mots de l’artiste, « le paradoxe de faire oeuvre avec des ambitions militantes ou politiques » (Olivier 2013). Mentionnons, par exemple, l’urinoirE femme-fontaine, oeuvre qui se situe à mi-chemin entre l’objet d’art précieux, en raison de son matériau fragile (céramique) et de la goutte d’or, et celui issu de la scène « gouine punk » des squats féministes[1], objet pragmatique dont la fabrication relève souvent du bricolage (do-it-yourself ou D.I.Y.). Situé entre la photographie et la pancarte de manifestation, le triangle rose pointé de deux index est aussi témoin de cette dimension collective et activiste de l’art. Créée par le collectif Act Up New York à la fin des années 80, l’oeuvre Silence = Death[2], avec son triangle rose sur fond noir, est devenue un symbole important pour les activistes queers : le triangle rose représente la force de la lutte collective certes, mais il contient également la charge des pires atrocités qui ont été – et qui sont encore aujourd’hui – vécues par les personnes LGBTQIA+[3]. Dès lors, l’image créée par Jourdain renvoie à la mémoire et à la pérennité des luttes, ainsi qu’à leur inévitable (re)commencement.

Que l’on s’intéresse au positionnement idéologique de Jourdain, à l’interprétation des oeuvres ou aux qualités formelles et esthétiques de celles-ci, le discours féministe demeure intrinsèque à sa pratique, dans laquelle se brouillent les frontières de l’art et de l’activisme. Cette posture féministe s’incarne, entre autres, dans une vision « positive » de la sexualité qui gagne à être pensée hors du cadre des Sex Wars[4] : une « guerre du sexe » stigmatisante, qui campe un nombre important de personnes « déviantes » en marge de la norme sociale. Lorsque le sociologue Dominic Dubois évoque les Judith Butler, Michel Foucault et Monique Wittig en questionnant Jourdain sur l’apport ou l’intérêt de la sexualité en art, celle-ci s’explique :

C’est là où s’articule ma démarche : un point de vue foucaldien et féministe gouine sur le rapport aux normes et aux systèmes de fabrique de l’Autre. Quand je parle de l’Autre, c’est le malade, le pervers, le marginal, la salope… toi et moi. L’invention des corps et des esprits saints ou pervers est un système de contrôle ou de hiérarchisation des individus façonnés et théâtralisés entre autres par l’intermédiaire de la médecine.

Dubois 2012 : 16

Réfléchissant sur la dimension politique de l’art, Jourdain poursuit en évoquant la nécessité de se libérer des mécanismes qui maintiennent et (re)produisent les normes. Ainsi, la « théâtralisation de leur fabrique », pour reprendre les mots de l’artiste, serait une stratégie déterminante dans les processus d’affranchissement. À l’instar du concept de performativité de Butler, notre perception du réel, dit-elle, passe par la conception d’images, rôle inhérent à celui d’artiste, qui a le pouvoir de « créer des persistances rétiniennes à vie » (Dubois 2012 : 16). Dans le travail de Jourdain, l’activation d’un champ sémantique lié à l’imaginaire queer et féministe s’effectue donc par la mise en valeur de gestes, de symboles et d’images récurrentes, faisant partie de l’univers individuel et collectif dans lequel elle s’inscrit. Les scènes données à voir dans ses dessins, par exemple, renvoient à l’univers privé des femmes (souvent représenté par les femmes artistes elles-mêmes), mais surtout au plaisir arraché à leur historicité. L’usage des doigts, qui se réfère aux pratiques sexuelles lesbiennes, de même que la multiplicité des corps entrelacés, baisés et pénétrés de toutes parts, ouvrent un champ de possibles pour les désirs « non conformes » et resignifient la présence d’une histoire de l’art – et d’une histoire (herstory) – lesbienne, féministe et queer, se construisant à même l’art actuel.

Si le terme « artiste » se réfère encore souvent à une « élite éclairée » de laquelle un nombre restreint de personnes privilégiées se démarquent (en l’occurrence des hommes « blancs », « cisgenres », hétérosexuels et de classe moyenne), la collaboration, le dialogue et la signature collective sont, pour Jourdain, des manières d’activer le vécu politique des personnes minorisées et de reconnaître la diversité des réalités sociales, culturelles ou artistiques (La Centrale Galerie Powerhouse 2013 : 54). Parmi les récentes réalisations collectives de Jourdain, mentionnons Shut the Fuck Up, présentée à La Centrale en 2011, « une dégustation pro-choix et performance spermicide » inspirée des propos tenus par la sénatrice Nancy Ruth (Parti conservateur), qui avait sommé celles et ceux qui manifestaient pour le droit à l’avortement de « “ se fermer la gueule ” (shut the fuck up) » pour ne pas troubler la rencontre du G8 (La Centrale 2014). Réalisée en collaboration avec l’artiste Florence S. Larose, Shut the Fuck Up nécessitait la participation du public, soit pour la collecte de sperme qui allait être « exterminé », et pour la dégustation d’un gâteau engagé, prenant la forme du titre de l’oeuvre (« Shut the F--- Up »).

Le duo Jourdain-Larose a de nombreuses collaborations à son actif. La performance des Hots-dogs pro-choix réalisée à l’occasion du festival de performance VIVA! Art action (2011), figure parmi les plus marquantes. En réaction à la manifestation « 40 jours pour la vie[5] », habillées en hot-dogs et armées de ketchup, Jourdain et Larose ont imaginé une mise en scène ludique, voire subversive, puisque tout à fait « conforme » au décorum du groupe anti-choix : « marcher en ligne droite et tendre la croix (du ketchup) » (Dubois 2012 : 19). Par la symbolique du hot-dog, faisant référence de manière graphique à l’acte sexuel hétéronormé, les artistes se sont positionnées pour l’impératif du droit à l’avortement et en faveur d’une sexualité non encensée par la reproduction. Elles ont également signifié la déresponsabilisation des institutions chrétiennes par rapport à la mort de milliers de femmes due à l’avortement artisanal, en faisant gicler le ketchup. À cet effet, mentionnons que les stratégies d’ordre artistique ou culturelle sont de plus en plus visibles dans l’espace public. Pensons, par exemple, à l’ampleur qu’ont prise les manifestations prochoix sur les réseaux sociaux à la suite d’un récent projet de loi en Espagne qui avait pour objet de restreindre considérablement le droit à l’avortement (Agence France Presse 2013). Depuis, en réponse au recul des droits et libertés des Espagnoles, des centaines de personnes y affichent des photos d’elles-mêmes tenant un cintre sur lequel est écrit ¡nunca más! (« Jamais plus! ») (Le Huffington Post 2013). Dans le cas qui nous préoccupe (les Hot-dogs prochoix), la stratégie alliant le plaisir à la contestation a sans doute permis aux artistes de désarçonner le pouvoir des autorités : encore aurait-il fallu que les forces policières comprennent le propos et considèrent le sérieux d’une action menée par deux hot-dogs. Surtout reconnues au cours des années 90, spécialement avec les mouvements altermondialistes, les stratégies artistico-ludiques, aussi diverses soient-elles (PinkBlocs, armées de clowns, catapulte à toutous, etc.) ont souvent permis aux activistes de déjouer les autorités en place. À la lumière de ces observations, nous ne pouvons que constater la porosité des domaines de l’art et de l’activisme, s’unissant même parfois sous le terme « artivisme », employé par plusieurs auteures et auteurs, dont Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi dans leur ouvrage du même nom.

C’est à travers le jeu que les artistes Jourdain et Larose ont présenté Tour de piste, installation-performance dans laquelle des culturistes (body builders) « se transforment en manèges et en carrousels, en référence aux phénomènes de foire des 18e et 19e siècles » (Jourdain et Larose 2013 : 39). Lors de l’événement, tenu à l’occasion du festival Edgy Women, en 2013, on invitait les spectatrices et les spectateurs à se faire transporter par des culturistes à travers un parcours imitant un circuit de course automobile. La performance remettait en question les liens entre l’univers sportif, la notion de « performativité » et le divertissement :

La performance propose de déplacer les règles standard du regard sur le corps anormal, habituellement objet de fascination, d’effroi, d’érotisme ou d’amusement. Ce corps qui incarne la performativité à son paroxysme est généralement perçu comme un corps-objet, instrument du regard. Mais pas ici : le corps s’auto-subjectifie en se jouant de son objectification. Le corps devient une attraction à éprouver, à tester.

Jourdain et Larose 2013 : 40

Alors que la performance évoquait les normes associées à la masculinité (la force, la virilité, etc.), la présence des deux culturistes (une femme et un homme) appelait également à repenser la représentation sociale des corps « au croisement de l’industrie pharmaceutique, de l’auto-érotisme, du fétichisme et de la performance » (Jourdain et Larose 2013 : 41).

De notre point de vue, Tour de piste abordait simultanément un commentaire critique sur le caractère normatif des sports professionnels, basé sur l’« appareillage » du genre et du « capacitisme ». Alors que les corps outrageusement musclés des femmes qui pratiquent le culturisme se heurtent à la norme « féminine », les athlètes qui accusent des performances hors du commun sont également pointées du doigt. Nous pensons ici à l’athlète sud-africaine Caster Semenya, championne du monde au 800 m en 2009, à Berlin, forcée de subir des « tests de féminité » quelques heures avant la finale, ainsi qu’aux athlètes que l’on exclut des Jeux olympiques sur la base de la non-concordance du sexe et du genre, ou pour cause illégitime de dopage (lié à un taux élevé de testostérone chez les femmes intersexes, par exemple, ou à la prise d’hormones chez les personnes trans*[6]). Si la pensée queer remet en cause le patriarcat comme « ennemi principal », c’est, entre autres choses, parce qu’elle reconnaît le « genrisme », soit l’oppression vécue par certaines personnes, transgenres, transsexuelles ou intersexes, notamment, sur la base de leur identité de genre. En ce sens, il est impératif aujourd’hui que les féministes admettent et revendiquent l’inclusion des femmes trans* au sein de leurs luttes[7].

La (re)signification de la « sous-culture » pour combattre les dualismes

Dans sa pratique personnelle, Larose remet également en question les politiques du genre et l’influence des codes socioculturels. À l’aide de la vidéo, de la performance, de l’installation ou de l’intervention, l’artiste revisite certains univers populaires (karaoké et bars de quartier, par exemple) « avec dérision et ironie, mais non sans espoir et sensibilité » (Larose 2013). S’intéressant aux représentations et, plus particulièrement, à l’image des femmes construite dans et par la culture populaire, l’artiste a réalisé de nombreuses vidéos dans lesquelles elle offre une performance sur de grands succès d’interprètes féminines tels que We Don’t Need Another Hero, présenté à La Sala Rosa lors de l’événement « Hommage à Françoise Sullivan », en 2010[8], et All These Songs are About You and I, installation vidéo exposée à la B-Galleria, à Turku, en Finlande, en 2011. En nous appuyant sur ces exemples, nous aimerions ici démontrer qu’il est envisageable de concevoir l’art comme un champ de possibles permettant de transformer, voire de (re)créer, certains habitus socioculturels.

L’installation vidéo multimédia All These Songs are About You and I exprime au moyen du karaoké, utilisé par l’artiste comme médium, de quelle manière les sentiments d’« amour » et d’« amitié » sont construits comme savoirs situés par l’industrie de la musique populaire et les médias culturels. L’oeuvre témoigne, par exemple, de la façon dont les textes médiatiques teintent et connotent toute perception des relations intimes en tant qu’« individu social » et montre, à la fois, un potentiel de réappropriation des codes sous un angle féministe et queer (oeuvre exposée à la B-Galleria en 2011). À cet effet, Lauren Berlant (2008 : vii) situe l’« intime » comme une dimension collective au sein des espaces publics, voire à l’intérieur des lieux de la culture populaire :

What makes a public sphere intimate is an expectation that the consumers of its particular stuff already share a worldview and emotional knowledge that they have derived from a broadly common historical experience. A certain circularity structures an intimate public, therefore : its consumers participants are perceived to be marked by a commonly lived history; its narratives and things are deemed expressive of that history while also shaping its conventions of belonging; and, expressing the sensational, embodied experience of living as a certain kind of being in the world, it promises also to provide a better experience of social belonging-partly through participation in the relevant commodity culture, and partly because of its revelations about how people can live.

Choisies selon leur importance pour les protagonistes, et mises en dialogue avec des images volontairement non travaillées, les chansons (Les idées noires, I Wanna Know What Love is, If I Could Turn Back Time, What’s Love Got to Do With it?) manifestent leur pouvoir émotif sans nier leur influence sur les gens et leur environnement. On y voit, par exemple, deux personnes danser un slow (danse lente et rapprochée) dans une forêt enneigée; qui se séduisent dans la lumière diffuse d’un bar de quartier ou qui s’enlacent sous un coucher de soleil sur le toit d’un immeuble (Larose 2012). D’une part, la symbolique du slow peut se référer à la normativité dans le temps : le bal de fin d’études, l’amour naissant et la danse du couple nouvellement marié, par exemple. Ensuite, les lieux choisis (la forêt enneigée, le toit d’un immeuble, la discothèque) sont autant d’espaces représentés par la culture dominante où se consolide cet amour avec un grand « A », valorisé par sa durée. Dans la scène de la discothèque, l’Amour est décentralisé, au sens propre comme au sens figuré, par un dispositif qui attire notre attention ailleurs : caché sous une paire de lunettes de soleil, un danseur vêtu de couleurs fluorescentes s’exécute et déjoue notre regard. Dans les trois moments de la vidéo, la relation entre les sujets demeure singulière et indéfinie, notamment en raison de l’anonymat des protagonistes et de l’absence d’attitudes corporelles genrées.

L’originalité du travail artistique de Larose se trouve là où il fait émerger la connexion entre le pouvoir des codes culturels et son ancrage singulier au sein d’une diversité de réalités individuelles et collectives (GIV 2013). Ainsi, il ne serait plus question uniquement d’une « tension » entre la culture dominante et le vécu « plus radical » des protagonistes. Comme le mentionne Berlant (2008 : viii), les « publics intimes » (intimate publics) suscitent des espaces de médiation, soit de reconnaissance et de réflexion, dans lesquels il est possible d’affirmer et de partager certaines expériences au sein d’une communauté :

One may have chosen freely to identify as an x; one may be marked by traditional taxonomies-those details matter, but not to the general operations of the public sense that some qualities or experience are held in common. The intimate public provide anchors for realistic, critical assessments of the way things are and provides material that foments enduring, resisting, overcoming, and enjoying being as an x. To be all of these things to all of these people, though, the intimate public’s relation to the political and politics is extremely uneven and complex.

Les oeuvres de Larose peuvent être traduites par une résistance aux binarismes, situant l’artiste elle-même dans sa relation à la culture populaire (par l’utilisation de ses codes et de ses symboles, comme nous l’avons vu précédemment) plutôt que dans la négation de celle-ci. À l’instar de Berlant, Larose illustre par son travail le paradoxe entre la nécessité d’une présence singulière et l’appartenance à un groupe. D’une part, la critique singulière de la culture populaire – marquée en particulier par une vision normative des rapports sociaux de sexe, de genre, de race et de classe – est nécessaire pour la reconnaissance des modes de vie alternatifs. D’autre part, ce renouvellement de l’imaginaire ne peut se résoudre que dans sa dimension collective :

One of the main job of the minoritized arts that circulate through mass culture is to tell identifying consumers that « you are not alone » (in your struggles, desires, pleasures) : this is something we know but never tire of hearing confirmed, because aloneness is one of the affective experiences of being collectively, structurally unprivileged. This is barely a paradox. You experience taxonomic saturation (« labels ») personally, but they are not about you personally. They are bigger than the both of us. What gets uttered is a collective story about the personal that is not organized by the singular autobiography.

Berlant 2008 : xi

La présence de codes culturels dans les oeuvres de Larose sert de point de départ à partir duquel il est possible de penser collectivement des solutions de rechange aux normes en place. Autour de référents partagés tels que la musique populaire, les personnes déviantes et autres vaincues expérimentent une conception du monde qui leur est propre, dans et par la culture populaire. C’est dans cette dimension collective du particulier, rendue visible à travers l’art, notamment, que se réalise une certaine forme de changement social, venant démanteler les discours calqués sur l’idéologie du centre et de la périphérie.

Les oeuvres étudiées jusqu’à présent témoignent, d’une part, de l’alliage de l’art et de la défense des droits (justice reproductive, reconnaissance des identités sexuelles, etc.) et, d’autre part, d’un échange entre les artistes et les personnes à qui elles s’adressent. Les lieux où ces artistes se produisent sont également tout aussi variés qu’interreliés. Les centres d’artistes autogérés tels que La Centrale et Rats 9, de même que les festivals VIVA! Art action et Edgy Women, par exemple, permettent aux artistes et à leurs complices de s’exprimer sur des réalités qui leur sont propres. Bien que ces espaces culturels existent en raison de leur appui aux artistes peu ou non représentés sur la scène artistique (les femmes et les personnes racisées, notamment), le milieu de l’art possède tout de même sa propre logique. Dès lors, force est de constater qu’il y a reproduction d’un certain savoir artistique, sociologique, voire culturel, à travers la remise en cause de la tradition disciplinaire. Pour le dire autrement, chaque personne ne peut qu’être engagée dans la reproduction du savoir, et ce, même lorsque celui-ci s’inscrit dans la critique des cadres artistiques et sociaux.

Pour une critique queer décentralisée

L’artiste Elisha Lim demeure critique des mouvements queers, qui ne sont pas à l’abri de la reproduction des schémas normatifs de la culture dominante (oppression raciste, de genre, « capacitiste », etc.). Cela se traduit par la création de « portraits saisissants qui regardent le public dans les yeux », et par de courts récits de vie qui produisent « un art de la fierté » (Riot 2012 : 22). Dans un article sur la pratique de l’artiste, Coco Riot (artiste queer et migrant) rend compte du livre 100 butches (lesbiennes masculines) (Lim 2011) et de l’oeuvre The Illustrated Gentlemen, à la FAG Gallery, à Toronto, en 2011, pour laquelle Lim a invité des amies et amis trans* et genderqueer à se vêtir à la manière de dandys modernes dans leur magasin de mode favori. Comme en fait mention Riot (2012 : 22), le travail de Lim a permis de rendre compte d’une « série de récits et de portraits autour de l’intersection genre, race et mode », en vertu de l’admiration de l’artiste pour les sujets. Finalement, Riot fait mention de l’oeuvre Sissy, à la LGBT Community Center’s Art Gallery, à Philadelphie, en 2011, autre réalisation de Lim dans laquelle les rôles de genre, plus particulièrement au regard de personnes racisées arborant une féminité queer radicale, sont à l’honneur (Riot 2012 : 22).

Dans son ouvrage In a Queer Time and Place, Transgender Bodies, Subcultural Lives, Judith Halberstam discute de l’émergence de la sous-culture dans la culture dominante. Elle se réfère, notamment, à la présence plus marquée des drags kings, au sein de la culture populaire. Selon Halberstam, la sous-culture se trouve à la fois reconnue et absorbée par la culture populaire, le plus souvent au profit des grands médias. Elle ajoute cependant que la reconnaissance d’une culture plus radicale par le courant majoritaire (mainstream) peut avoir le potentiel d’altérer les contours de la culture dominante. De la même manière, si la prédominance des savoirs construits au sein des milieux académiques gagne à être critiquée, la création d’alliances entre ces milieux et les actions (artistico)politiques qu’ils documentent mérite d’être considérée dans le but de diversifier les savoirs hégémoniques ainsi que de documenter la mémoire des actrices et des acteurs. À cet effet, pour Halberstam, plus il y a de perspectives, plus il devient possible de tendre vers une « sous-culture radicale » hétérogène, qui ne sera pas qu’absorbée par la culture dominante. Reprenant les propos de José Munoz, l’auteure rappelle que la documentation des luttes (tout comme celles-ci) est constamment à refaire. Cette éphémérité de l’archivage suppose que l’on reconsidère le statut d’experte ou d’expert (Halberstam 2005 : 152-162). La théorisation du concept de l’archive (dans les milieux académiques ou non) permet nécessairement la création de nouveaux modèles pour la théorie queer et pour l’histoire (de l’art) féministe et queer.

Au cours des dernières années, Lim et Riot ont offert un nombre important de publications artisticopolitiques (bandes dessinées, vidéos, etc.) qui alimentent la mémoire de la communauté queer. En avril 2011, le quotidien Xtra (journal homosexuel torontois) a publié un entretien avec Lim, en refusant d’employer le pronom they auquel l’artiste s’identifie. Plutôt amusés par ce refus de la part d’un journal qui côtoie les enjeux queers, Lim et Riot ont lancé une pétition sur Facebook, dénonçant la transphobie et la non-reconnaissance d’un vocabulaire couramment employé par la communauté. Se voulant « parodique », la pétition a finalement amassé 1 355 signatures (Lim et Riot 2011). À la suite de cet événement, afin de célébrer l’emploi de pronoms neutres, Lim et Riot ont créé le blogue Call me they, sur lequel on trouve des traces de l’événement médiatique, ainsi que plusieurs illustrations et animations image par image (Lim et Riot 2012b). Concernant l’importance du pronom they comme marqueur identitaire (d’un point de vue personnel comme pour l’ensemble de la communauté queer [anglophone]), Lim explique ceci :

We both use the pronoun “ they ”. It’s a widely accepted and popular trend in our queer subculture. It’s because we reject the boring idea of only two genders. Right? We all know people who are “ a little too butchy for a girl ” or “ a little too girly for a boy ”. And when we look at history, lots of indigenous cultures use a range of words to describe gender, in Southeast Asia, India, North America, Central and South America, lots of places. They don’t stop at two. So in our English-speaking queer scene, people started using “ they ” as a third option, a neutral option, and it has gained a lot of traction.

Lim et Riot 2012a

C’est aussi dans cet ordre d’idées que s’inscrit le travail de Riot, connu, notamment, avec son oeuvre Genderpoo, dans laquelle l’artiste présente, le plus souvent in situ, des « signes de toilette » tous différents et ambigus. D’abord inspiré du vécu de l’artiste, Genderpoo critique la binarité des genres et l’hétéronormativité, tout en rendant hommage à la diversité des corps et des registres identitaires. Cherchant à engager le public par sa propre expérience de l’oeuvre, Riot précise que l’émergence des discours autour de Genderpoo, au sein des communautés queers, a mené à une critique de la norme occidentale sur plusieurs registres : « [p]etit-à-petit, grâce aux réflexions venant de la communauté queer elle-même, le projet a évolué vers des politiques anti-oppression plus larges en soumettant également à la critique les systèmes racistes, capacitistes, âgistes, classistes, capitalistes, etc., dans lesquels on habite » (Riot 2012 : 21). À cet effet, Riot mentionne que « l’image » que l’on se fait de la mouvance queer (godemichés (dildo), bondage-discipline, domination-soumission, sadisme-masochisme (BDSM) et paillettes) est trop souvent mise en avant, alors que les politiques queers proviennent d’abord du vécu des personnes s’y identifiant. À cet égard, il critique également la construction du mouvement queer à l’intérieur des universités, le queer étant d’abord vécu et réfléchi à même les luttes.

La galerie La Centrale a récemment présenté l’exposition Los fantasmas, du 8 novembre au 7 décembre 2013, exposition dans laquelle Riot invitait le public à commémorer la mémoire de 200 000 personnes enterrées dans les fosses communes d’Espagne, de 1936 à 1975. C’est une mémoire que l’artiste lie aux politiques queers, notamment en se demandant « comment représenter une histoire qui n’a jamais été racontée » (Riot 2013). Par ses dessins, Riot a (re)construit cette mémoire non écrite à l’aide de témoignages et de la culture populaire. On y trouve, par exemple, le poète Federico Garcia Lorca, assassiné parce qu’il était homosexuel, et associé à l’avant-garde espagnole, de même qu’une attention particulière à la mémoire des gens ayant pris part à la résistance espagnole. Plus encore, l’exposition Los fantasmas apparaît comme objet de résistance devant le silence imposé et résiduel. Pour Riot, la question du silence est étroitement liée au temps : prendre en considération les luttes présentes lui permet de ne pas participer, à son tour, à perpétuer le silence. Faire apparaître le passé dans le présent, soit dans l’immédiateté de l’oeuvre, permet, explique l’artiste, de rendre hommage aux gens qui continuent de lutter. À cet effet, accompagné de son amie et artiste Carla Molina Holmes, Riot a peint une grande murale commémorative pour l’occasion à l’entrée de La Centrale. Outre la murale, la série de 19 dessins présentés à la galerie comprenait à la fois des éléments du passé, dans la représentation des fosses communes notamment, de la nature, qui par les paysages évoqués fournissait des points de repères aux spectatrices et aux spectateurs quant à la géographie de l’Espagne, et du présent qui, comme cela a été mentionné précédemment, a pris forme par les résistances et par les luttes au sein desquelles l’artiste se situe. Riot accorde ainsi une place importante aux représentations de sa famille et de ses amies et amis, de même qu’à divers éléments de ses recherches non fondées sur la culture dominante (à l’aide des médias sociaux, par exemple). Une certaine « urgence » semble étroitement liée au désir de l’artiste de ne pas « romancer » le présent. Dans un pays où nombre de gens sont toujours mobilisés au sein des luttes sociales, il y a, souligne l’artiste, encore beaucoup de racisme, d’homophobie, de transphobie, etc., beaucoup de pauvreté liée à l’insuffisance de travail, et où les diverses oppressions vécues sont également rattachées à l’hégémonie de la religion catholique. En proposant une analyse critique dans ses dessins (on peut y voir, par exemple, des gens morts sur la plage aux côtés d’autres jouant candidement), Riot signifie que « le pire » ne se trouve pas nécessairement dans la représentation des fosses, mais qu’il s’incarne aussi dans le présent. Finalement, un drapeau républicain a été installé à l’extérieur de La Centrale :

Outside the gallery, the republican (anti-fascist) flag set the mood for the passersby, many of whom, as the gallery is situated in the Spanish neighbourhood in Montreal, were aware of the strong political statement of this flag. By the way, my mum sent me this flag from Spain, this is the same flag my mum waves in the demonstrations and actions against the austerity measures and fascist policies of the Spanish government[9].

La présentation de l’exposition Los fantasmas à La Centrale témoigne de son soutien à la construction des mouvements queers hispanophones et envers toutes les personnes qui ne se reconnaissent pas dans le mouvement queer occidental ou nord-américain. Pour Riot, il faut travailler à « déplacer l’épicentre butlérien » : « Les mouvements queer en Amérique latine ou en Espagne posent des questions différentes de celles soulevées dans le mouvement canadien : les priorités, les racines politiques, la tradition institutionnelle, l’histoire des luttes, les obstacles, etc., ne sont pas les mêmes » (Riot 2013).

Reconnu comme une des premières personnes à avoir théorisé les questions postcoloniales sous un angle autocritique, Homi Bhabha comprend les productions culturelles comme un langage politique. Ce faisant, l’auteur nous met en garde contre un usage de la théorie qui incarne « un autre stratagème de l’élite occidentale avantagée culturellement » (Hubert 2004 : 43), un renforcement insidieux des savoirs-pouvoirs occidentaux sur la fabrique de l’« Autre ». De ce fait, Homi Bhabha pose la question suivante (Hubert 2004 : 44) : « quelle pourrait être la fonction d’une perspective théorique engagée lorsque l’hybridité culturelle et historique du monde postcolonial est fixée comme lieu de départ pragmatique »? Si l’ancrage de la théorie dans son terrain d’étude est primordial pour l’auteur, la séparation des langages politiques, l’un relevant de l’activisme et l’autre des sciences universitaires, par exemple, a pour effet d’altérer la charge politique. Selon Bhabha, le « pamphlet de l’organisation d’une grève n’est pas moins théorique qu’un article conjectural sur la théorie de l’idéologie, qui lui ne se doit pas de contenir plus d’exemples de mise en pratique » (Hubert 2004 : 45). En déconstruisant un système de « vérités » qui trône sur les théories hégémoniques, notamment, Bhabha fait appel à « des objectifs et à des lieux hybrides » pour les luttes, ayant pour effet de détruire « les polarités négatives entre la connaissance et les objets de connaissance, puis entre la théorie et la raison pratico-pratique » (Hubert 2004 : 52). Cette idée rejoint l’analyse d’Halberstam, explorée plus haut, au sujet de l’émergence de la sous-culture dans les grands médias : la structure de l’hégémonie, malgré les processus d’absorption et d’appropriation constante de la « sous-culture », ne peut qu’être, à divers moments, déstabilisée par la « négociation » perpétuelle avec une sous-culture qui émerge au sein des lieux qu’elle occupe. En ce sens, l’ancrage des pratiques et des théories féministes et queers au sein des luttes, de même que le décloisonnement et la diversification des lieux de l’art et du politique, nous semble incontournable.

À la lumière de nos observations, il est possible de montrer que les différents lieux de l’art mentionnés jusqu’à maintenant (centres d’artistes autogérés, festivals et autres lieux de diffusion alternatifs, etc.) permettent de multiplier les approches artisticopolitiques, en vue de déstabiliser les normes politiques, sociales et culturelles dans le contexte québécois. La galerie La Centrale, qui fête ses 40 ans cette année, a pour mandat de diffuser les pratiques artistiques et les discours féministes, ainsi que de soutenir les artistes, femmes ou hommes, peu représentés au sein des institutions culturelles établies (La Centrale Galerie Powerhouse 2014). Dans ce cas particulier, le soutien des membres et de la communauté demeure intrinsèque à son fonctionnement. Comme plusieurs autres espaces, tels que la galerie Articule, le Groupe intervention vidéo (GIV), Rats 9, le Studio XX, le Studio 303, Skol, la coopérative Le milieu, le Café l’Artère, Edgy Women ou VIVA! Art action, pour ne nommer qu’eux, la galerie La Centrale permet un déplacement du discours universitaire dominant et de la programmation des institutions artistiques notoires. Mentionnons également l’importance des pratiques collectives, telles qu’elles apparaissent dans le présent article, et les expositions collectives, comme 2-QTPOC Montréal, en 2012. « Commissariée » par Lim et présentée chez Articule, l’exposition qui réunissait six artistes était « dédiée aux personnes bispirituelles, queers et trans de couleur ». Accompagnée d’une série de conférences sur le sujet, cette exposition s’inscrivait également dans le festival Pervers/cité, événement annuel assurant le rayonnement des politiques queers et trans* à Montréal (Rats de ville 2012).

Quant aux liens existants entre les différents lieux de l’art, Ève Lamoureux écrit ceci (2009 : 211) : « Comme nous l’avons montré dans l’historique, l’art engagé a longtemps adopté une position d’extériorité, de rupture des artistes par rapport aux institutions. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui : les artistes engagés et les institutions de l’art s’acceptant mutuellement. » Elle poursuit (2009 : 211) :

Un premier élément explicatif de cette réalité […] provient de la « vision intégrée » que les artistes ont du milieu de l’art. Toutes les institutions sont vues comme partie prenante d’un ensemble, d’une logique, même si certaines différences subsistent. Il n’y a donc plus de lieux propres à l’alternative, comme cela a été le cas pendant plus d’une décennie avec les centres d’artistes.

Selon l’auteure, cela s’appuie, entre autres, sur une plus grande acceptation des pratiques longtemps « marginalisées » (l’hybridité dans les oeuvres des femmes artistes, l’engagement au sein de luttes politiques antiracistes, LGBTQIA+, pour la reconnaissance des droits des travailleuses et des travailleurs du sexe, par exemple) et transparaît, notamment, dans les programmes subventionnaires gouvernementaux comme au sein des institutions « plus prestigieuses » du milieu de l’art (pensons, par exemple, aux oeuvres engagées du collectif BGL, qui prendra part à la Biennale de Venise en 2015). Cela se traduit également par une appropriation, voire la subversion, du lieu dans lequel l’oeuvre se situe (plutôt que le refus d’y exposer) (Lamoureux 2009 : 2013). Enfin, il faut souligner l’engagement de divers lieux plus officiels de l’art au sein des luttes. De nombreux centres d’artistes, comme Skol, La Centrale ou le Studio XX, ont pris part à l’événement Le 22 on ferme, initiative du collectif Artivistic durant la grève étudiante de 2012-2013 (Artivistic 2012), ou encore le Cabaret Tollé, présenté par le Studio 303 (avec la participation de plusieurs artistes, dont Dayna McLeod, Lamathilde et Jordan Arseneault), en réponse aux compressions budgétaires du gouvernement Harper dans le domaine culturel qui ont mené, parfois, à la fermeture de centres d’artistes autogérés (Studio 303 2014).

En conclusion, nous croyons que la pertinence des pratiques d’art féministe et queer réside dans le rassemblement des artistes, des activistes ainsi que des citoyennes et des citoyens contre la violence systémique issue des privilèges, et ce, dans une perspective de « déhiérarchisation » des catégories. Pour reprendre les mots de Lamoureux, lors d’un événement organisé à Skol par des étudiantes et des étudiants en histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), la conception ontologique de la personne intellectuelle engagée du xxe siècle, correspondant à une cause unificatrice et à un engagement conçu comme universel en fait de devoir et de responsabilité collective, est une représentation sociale mythique de ce type de personne qui fonde la réalité. Alors que nous nous trouvons aujourd’hui dans une posture ambiguë, qu’elle conçoit comme un mélange d’admiration envers les luttes du passé, de nostalgie romantique et de critiques adressées à celles-ci, nous prenons conscience qu’il n’est plus concevable d’agir comme experte ou expert dans tous les sujets. Ainsi, à l’instar de la politologue Diane Lamoureux, elle mentionne que le rôle de l’intellectuelle ou de l’intellectuel doit s’enraciner dans le refus de parler au nom des personnes visées et dans un désir de travailler « avec elles ». Cela implique un ancrage dans les milieux étudiés, mais également dans la promotion d’une conception du pouvoir qui circule entre les actrices et les acteurs sociaux et qui n’est pas celle du « pouvoir sur ». L’idée d’inculquer la vérité dans l’espace public doit donc se soustraire à celle d’alimenter les différents débats (RACCORD 2014). Comme le soulignait le collectif Artivistic, ce qui importe n’est plus simplement lié à un message, qui serait véhiculé par les artistes ou par les oeuvres, mais bien à l’« émergence du collectif » et d’un désir de « faire ensemble » (Artivistic 2011 : 38). Voilà une avenue stimulante à explorer, dans la quête d’un « vivre ensemble » qui demeure encore difficile à imaginer.