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À la fin des années 70, l’anorexie mentale est encore une bizarrerie psychiatrique, largement méconnue du grand public. Elle n’est l’affaire que d’une poignée de spécialistes appelés à travailler auprès de ces jeunes femmes[2] qui, sans raison apparente, refusent de se nourrir et maigrissent à vue d’oeil. On soupçonne déjà que le problème puisse être, aussi, d’origine sociale. Seulement, les disciplines outillées pour explorer la question s’y intéressent peu. Puis, en l’espace d’une décennie, la situation se transforme radicalement. L’anorexie commence à faire la une des revues à sensation. On en parle dans les journaux, dans les romans, sur les plateaux de tournage. On s’en inquiète à l’école, dans les familles. C’est aujourd’hui l’un des risques bien connus de l’adolescence, et nombre de jeunes femmes savent en parler avec aisance. Rapidement on associe, dans l’imagination populaire comme dans l’esprit des spécialistes, l’anorexie mentale et l’injonction à la minceur, qui va, à partir des années 70, se renforcer continuellement (Guillen et Barr 1994; Luff et Gray 2009). Depuis, la popularité de l’anorexie – sans doute le plus séduisant des troubles psychiatriques – ne se dément pas.

En sciences sociales comme ailleurs, une grande part de la recherche est mobilisée autour d’une hypothèse forte, que l’on ne parvient ni à infirmer ni à confirmer, à savoir celle d’une relation causale entre anorexie et société. Les sciences humaines, les diverses sciences médicales, la psychanalyse, les études féministes et les études de genre (gender studies) plongent dans le débat, cherchant parfois dans la société des réponses à l’anorexie, parfois l’inverse. Il en résulte un ensemble de discours qui met en scène une grande variété de représentations du trouble, mais aussi de l’individu qui en souffre et des sociétés dans lesquelles l’anorexie surgit. Or, lorsqu’on traite de la dimension sociale de l’anorexie, c’est le plus souvent pour identifier ce qui, dans le social, pose problème au point de mener des milliers de jeunes filles à s’affamer plus ou moins volontairement. L’apparence même du corps fait office de preuve du caractère pathogène du lien social. À vrai dire, tous les efforts qui n’ont pas été consacrés à faire sens des pratiques et des sensibilités anorexiques l’ont été à expliquer leur apparence. Il s’agit de lire sur le corps les intentions qui mènent aux restrictions, à l’activité sportive intense et au contrôle des processus corporels. Il devient ensuite possible, à qui a lu les intentions, de dessiner une subjectivité anorexique, laquelle est elle-même considérée comme symptomatique des problèmes du lien social et peut servir de base à un discours moral.

Le présent article a pour objet les divers discours qui conçoivent l’anorexie comme problème social et comme problème du social. Il ne s’agit pas ici d’élaborer une sociologie de l’anorexie, mais plutôt de mettre en évidence les difficultés que posent les différents cadres explicatifs utilisés. L’examen de ces discours permet de dégager les voies qui facilitent une meilleure compréhension de la dimension sociale du trouble. Il semble que, pour éclairer la question, il faille aller au-delà de l’étude d’une « subjectivité anorexique » unifiée, d’un modèle défini partout par les mêmes dynamiques, les mêmes tensions, les mêmes injonctions, pour plutôt laisser apparaître la variété des expériences du trouble, intimes, mais aussi subjectives, incarnées, uniques et situées. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de déterminer ce qu’il y a de commun à toutes les femmes souffrant du trouble, mais aussi de s’interroger sur la variété des expériences de l’anorexie, lesquelles sont inséparables du contexte qui leur donne sens.

L’anorexie : désordre mental, problème social ou problème du social?

Si l’anorexie mentale peut servir d’illustration à plusieurs arguments chers à la sociologie en ce qui a trait, entre autres, au corps et à l’alimentation, elle semble néanmoins fort éloignée des objets traditionnels de la discipline. De ce fait, peu de chercheurs et de chercheuses ont travaillé à en élaborer une véritable sociologie. Néanmoins, la question du recrutement des anorexiques met en jeu nombre de variables sociologiques classiques : sexe, âge, classe sociale. De ce point de vue, l’objet ne paraît pas si loin du suicide tel qu’il a été étudié par Durkheim (1897). De même, dans sa manifestation individuelle, le trouble mobilise plusieurs thèmes fondateurs de la normativité contemporaine : autonomie, indépendance, volonté, discipline, minceur et contrôle du corps, performance, etc. En conséquence, si la réflexion sociologique s’est jusqu’ici faite discrète, le phénomène n’a pas pour autant échappé à l’analyse sociale.

En fait, l’idée que l’anorexie mentale est intimement liée à l’environnement social dans lequel elle survient se révèle aussi vieille que le concept lui-même. Dans la description qu’en livre Lasègue (2009 [1re éd. : 1873] : 8) on peut lire ceci :

L’apparition de ces signes dont la gravité n’échappe à personne redouble les inquiétudes : les amis, les parents inclinent à regarder la situation comme désespérée. Qu’on ne s’étonne pas de me voir, contrairement à nos habitudes, mettre toujours en parallèle l’état morbide de l’hystérique et les préoccupations de son entourage. Ces deux termes sont solidaires et on aurait une notion erronée de la maladie en bornant l’examen à la malade. Du moment qu’il intervient un élément moral dont l’existence est ici hors de doute, le milieu où vit la malade exerce une influence qu’il serait également regrettable d’omettre ou de méconnaître. L’affliction vraie, sincère, a succédé aux remontrances : par la force des sentiments autant que par les nécessités qu’inspirent les malaises nouveaux, l’hystérique a été constituée à l’état de malade, elle n’appartient plus au libre mouvement de la vie commune.

Ce n’est que toutefois beaucoup plus tard qu’est apparue l’idée que l’anorexie n’est pas une pathologie logée au coeur de l’individu, mais le fruit de la rencontre de tensions sociales, de courants discursifs et de rapports de pouvoirs dans le corps et la subjectivité anorexiques (Malson et Ussher 1996).

En la matière, la psychologie sociale et le féminisme poststructuraliste, souvent réunis, dominent le champ de recherche depuis plus de deux décennies. Ce courant considère l’anorexie mentale comme la conséquence ou le symptôme d’un problème social propre à notre époque – autrement dit, un problème du social. De la fin des années 70 au début des années 90, on interroge la psychologie féminine et les déficits du « Soi anorexique ». Susie Orbach (1986) comme Morag MacSween (1993) situent les causes de l’anorexie dans les modèles de féminité propres aux sociétés capitalistes et à la culture de masse. Pour Orbach, la féminité implique la soumission aux besoins et aux désirs des autres, et la définition de soi à travers le regard des autres. En conséquence, les femmes qui se conforment à ces modèles se retrouvent dans l’impossibilité de reconnaître et de satisfaire leurs propres besoins, ce à quoi elles répondent, dans l’anorexie, par la création d’un « faux Soi » et d’un « faux corps ». Pour MacSween, le problème est plutôt celui de la définition des genres : la féminité serait définie par opposition à la masculinité, et l’individualité, présentée comme neutre ou non genrée, se définirait par les caractéristiques de la masculinité. Néanmoins, on enjoint aux femmes comme aux hommes de devenir des individus; on interdirait donc de facto aux femmes de remplir les exigences qui pèsent sur elles. C’est par l’action sur le corps et le déni de l’appétit que les anorexiques chercheraient à résoudre cette contradiction : « The struggle between ‘male’ rationality and ‘female’ sensuality is played out in the single unit of the anorexic body through the radical splitting of appetite from the conscious control of the self. The anorexic woman then becomes the object of the appetite she set out to eliminate » (MacSween 1993 : 244). Le cadre d’analyse est ici celui de l’aliénation : les femmes seraient dans l’impossibilité de développer un « Soi » complet, achevé, donc de reconnaître pleinement les tares de la socialisation féminine, à laquelle elles répondraient en créant un corps pour les autres et non pour elles-mêmes.

L’examen de la féminité, du soi et des entraves à son plein développement sera rapidement laissé de côté pour céder la place aux analyses post-structuralistes, qui travaillent à saisir les dynamiques des différents courants discursifs qui déterminent le rapport des femmes à leur corps et à la société. Les prémisses sont ici que le sens est un produit du langage (Burns 2004), et que l’anorexie est d’abord une construction discursive (Malson et Ussher 1996). Les principaux thèmes au coeur de cette littérature sont annoncés dans l’article précurseur de Susan Bordo (1997 [1re éd. : 1988]), « Anorexia Nervosa : Psychopathology as the Crystallization of Culture ». Au coeur de son argument se trouve l’idée suivante (1997 : 229) : « Just as anorexia functions in a variety of ways in the psychic economy of the anorexic individual, so a variety of cultural currents or streams converge in anorexia, find their perfect, precise expression in it. » Bordo indique trois lignes de force qui se rencontrent dans le corps anorexique : le dualisme corps/esprit, l’injonction au contrôle, de même que l’axe du genre/pouvoir (gender/power).

Les représentations et les modèles de la féminité occupent naturellement une place de choix dans l’argumentation. Il s’agit ici d’examiner les représentations de la féminité sur lesquelles se base la pratique thérapeutique, du diagnostic au traitement, et du traitement au rétablissement (Bell 2006; Gremillion 2003; Hepworth 1999; Moulding 2006). Les représentations sous-jacentes du genre apparaissent comme profondément inscrites dans les pratiques thérapeutiques : la manière dont on définit ce qu’est une anorexique, et ce qu’elle devrait devenir, est indissociable de l’idée de ce que devrait être une femme dans les sociétés contemporaines. Erin O’Connor (1995) démontre par ailleurs efficacement que le rétablissement, en la matière, est d’abord le rétablissement des signes du genre. Le thème de la minceur est également récurrent; cependant, on ne cherche pas tant à l’identifier dans le discours qu’à en comprendre les diverses significations (Gooldin 2008; Gvion 2008); de même en est-il pour la manière dont l’injonction est produite et s’impose aux anorexiques (Ferreday 2011; Hesse-Biber et autres 2006). Dans un même ordre d’idées, Malson et Ussher (1996) comprennent le culte de la minceur comme le contexte dans lequel survient l’anorexie et se situent les constructions discursives, multiples et convergentes, qui contribuent à sa genèse. Dans l’esprit foucaldien, les analyses post-structuralistes saisissent le discours aussi comme pouvoir; le thème de l’aliénation des premiers travaux cède donc le pas aux préoccupations pour l’assujettissement ou la subject position, qui définit les possibilités comme la position des anorexiques dans l’espace social (Allen 2008), que les femmes visées contribuent également à produire et à transformer (Gooldin 2008).

L’engouement actuel des sciences sociales pour l’étude de l’anorexie et des troubles du comportement alimentaire est indissociable de l’idée que le nombre de cas aurait, depuis les années 60, augmenté de manière radicale, ce qui apporterait la preuve que ces troubles sont bien le fruit des dynamiques propres aux sociétés contemporaines. Cependant, les obstacles méthodologiques, à la fois lourds et nombreux, que rencontre l’épidémiologie des troubles du comportement alimentaire rendent fort périlleuse la démonstration d’une augmentation rapide du nombre de cas au cours des dernières décennies (Fombonne 1995). En fait, il semble que la conviction que l’anorexie mentale touche une population toujours plus large se soit répandue bien avant que des données scientifiques permettent de l’appuyer et de l’élever au niveau d’énoncé scientifique (Hof et Nicolson 1996). Laisser de côté l’idée d’une épidémie contemporaine de troubles du comportement alimentaires n’est pas nier leurs racines sociales; seulement, dans ce contexte, déconstruire leur enveloppe discursive n’équivaut pas à en repérer les causes. Il importe ici de ne pas confondre les divers courants qui donnent sens à l’anorexie et à son expérience avec les processus – nécessairement sociaux – qui mènent au développement du trouble chez un individu particulier; ce sont deux objets d’étude distincts, et comprendre l’un n’est pas saisir l’autre.

Le problème des corps hors norme

La résistance qu’oppose l’anorexie à l’analyse sociale n’est peut-être pas étrangère au fait que plusieurs éléments dans le trouble viennent gêner le lien social. Entendons par là que l’anorexie interpelle, dérange et appelle à une réflexion sur la société. Parmi les éléments perturbants, on trouve au premier chef le corps anorexique tel qu’il est habituellement représenté, soit un corps décharné, aux allures cadavériques, dont on s’étonne qu’il puisse encore se mouvoir. Toutes les anorexiques n’affichent pas cette maigreur extrême. Néanmoins, dans l’imagination populaire, c’est d’abord à cette image que le trouble est associé. Plus que le jeûne extrême ou la pratique sportive intense, qui soulèvent aussi la réprobation, c’est d’abord ce corps qui non seulement suscite l’horreur et le dégoût, mais sert aussi de prétexte au jugement moral, lequel ne manque pas d’apparaître dès qu’entrent en scène des corps non conformes.

La chercheuse Julie Guthman (2009 : 1111) décrit et analyse les réactions des étudiantes et des étudiants d’un cours donné à l’University of California, cours dont l’objet était de mener un examen critique des représentations de l’obésité aux États-Unis :

In teaching the course, I was struck by the degree to which it made students mad (in the dual sense of both angry and crazy). I argue that the intensity of reaction was more than a commentary on abiding views of fat people. Rather, it expressed something about the power of contemporary discourses on obesity as they relate to neoliberal rationalities of self-governance, particularly those that couple bodily control and deservingness.

S’appuyant sur un cadre conceptuel post-foucaldien, Guthman avance que la « gouvernementalité néolibérale » et le souci de soi (care of the self) qu’elle implique, articulés autour des notions d’identité performative et de malléabilité des corps, poussent à se représenter le corps gras et l’ensemble des caractéristiques morales qui lui sont associées comme un choix réalisé par un individu éclairé. La remise en cause de la construction sociale de l’épidémie d’obésité et des représentations du gras entraîne donc dans son sillage celle d’un ordre moral plus vaste : « Obesity discourse, in that way, has contributed to what might be called a neoliberal biopolitics that couples control and deservigness and deems the improperly embodied subject as a problem for the broader social body » (Guthman 2009 : 1126). L’obésité et l’anorexie apparaissent ici profondément inscrites dans l’ordre social et moral, comme en témoignent les réponses qu’elles provoquent. En d’autres termes, les grilles du gras et du maigre, du bien et du mal, sont les mêmes lorsque vient le temps de lire à la fois les corps obèses et les corps anorexiques. Le jugement moral qui sera porté opère à partir des mêmes catégories.

Dans ce contexte, Megan J. Warin (2004) a noté deux attitudes distinctes adoptées par les journalistes qui faisaient état de son travail : ils et elles ont, d’une part, cherché à assimiler le corps anorexique au corps étranger et l’ont, d’autre part, donné en spectacle à leur lectorat, à partir de catégories qu’elle nomme « primitivistes ». Le corps anorexique comme corps hors norme s’est ainsi trouvé à la fois examiné de près et mis à distance. Il apparaît que ces corps, qui ne peuvent être saisis à partir des catégories et des oppositions généralement admises, qui outrepassent les frontières déterminant les corps dits « normaux », deviennent l’objet en regard duquel la société affirme ses angoisses et consolide ses limites (Garland Thomson 1996 : 2). Leur ambiguïté intrinsèque (homme ou femme? mort ou vivant? humain ou non?) défie l’ordre normatif et bouscule les termes suivant lesquels chacun et chacune se définit. Dans la même veine, commentant, un peu plus de quinze ans après sa publication, son ouvrage pionnier Freaks : Myths and Images of the Secret Self (1978), Leslie A. Fiedler affirme ce qui suit (1996 : xiii) :

In this study, I found that the archetypal outsider was figured not by the woman, the homosexual, the Jew, the Red Man, and the Black, as it often has been in classic American literature. Instead, I discovered that the strangely formed body has represented absolute Otherness in all times and places since human history began.

Les corps à première vue incompréhensibles tracent la frontière à partir de laquelle le sujet – lire ici le sujet normal, acceptable – se forme. Néanmoins, si la théorie permet de situer le corps hors norme à l’extérieur du social, force est de constater que les personnes anorexiques, obèses ou handicapées ne sont pas exclues de l’espace public : elles fréquentent les mêmes rues, les mêmes écoles, les mêmes hôpitaux et les mêmes centres commerciaux que les autres. Elles ont un réseau amical, des familles, des parents et des enfants. Il devient donc urgent d’en faire sens, d’une manière ou d’une autre. « Faire sens » : il faut comprendre par là octroyer une cohérence à ce qui en paraît dénué, ramener dans l’ordre social ce qui semble lui échapper et rendre accessible à la compréhension ce qui, jusqu’alors, avait l’air absurde et sans fondement. Les sciences sociales, la médecine, les médias y travaillent, produisant des grilles à partir desquelles ces corps pourront être lus. Or, celles-ci ne font pas que conférer un sens à ce qui, autrement, bouscule notre conception de la société, de ce qui en participe et de ce qui lui est extérieur, et des valeurs selon lesquelles doit se vivre le lien social. Comme le montre Guthman (2009), ces grilles statuent aussi intrinsèquement sur ce qui est acceptable et inacceptable, le bien et le mal. En un mot, elles sont également morales.

Les difficultés méthodologiques

Alors que, par sa forte consonance morale, notre objet d’étude se prête facilement au travail idéologique, les analyses de l’anorexie comme phénomène social tendent à la réduire à un ensemble de discours, lesquels viennent s’inscrire sur le corps et le définir en entier. Le corps vécu, pratiqué et ressenti est, de ce fait, régulièrement absent de l’équation, alors qu’il en représente le coeur même, qu’il est le théâtre du trouble. Le problème s’avère d’autant plus marqué que les enquêtes de terrain se font encore rares. Je partage en la matière le constat de Gooldin (2008 : 278) qui affirme que, « from the point of view of a medical anthropologist, although we know quite a lot about anorexia, we know very little about anorexics ». Le problème se révèle d’autant plus complexe que l’enquête par entretien, de loin la plus utilisée lorsque vient le temps d’étudier la dimension sociale des troubles du comportement alimentaire, pose deux difficultés majeures.

D’abord, l’anorexique qui a fait l’objet d’un diagnostic est bien souvent rompue à l’exercice, résultat des nombreuses rencontres avec les médecins, psychiatres, psychologues ou autres thérapeutes, qui chercheront à comprendre les tenants et les aboutissants du comportement de la jeune femme. Le cadre hospitalier, dans lequel ont lieu nombre d’enquêtes ethnographiques sur la question, impose une certaine conception du trouble, laquelle infuse la manière dont les jeunes femmes font état de leurs actions (Darmon 2003). Éloquente est à ce sujet Paula Saukko (2008), qui a intitulé « Rereading the Stories That Became Me » le témoignage autobiographique avec lequel elle ouvre son analyse de la question. Son expérience de l’anorexie est inextricable du discours diagnostique, du langage et de la logique à travers lesquels elle a reconstruit son expérience. Saukko précise que « there is no anorexic me outside of these stories that have become me » (2008 : 17) :

There is no genuine anorexic experience to be discovered under the rubble of decades of diagnostic treatments and explanations, and searching for the wild or real anorexic experience can easily become a form of self-diagnosis where internalized psychiatric theories are rehashed and represented as authentic voices of the subaltern.

En entrant dans l’anorexie, les jeunes femmes pénètrent un univers déjà surchargé de sens (Allen 2008), toile sémantique qui sera inévitablement mobilisée dans l’élaboration d’une narration par laquelle elles rendront compte de leurs pratiques. Se pose en conséquence une autre difficulté, cette fois d’ordre épistémologique : il s’agit de ne pas confondre l’anorexie comme expérience intime, singulière, faite de pratiques, d’impulsions, de cognitions et de sensations, avec sa reconstruction dans un discours, lequel sera inévitablement formé par le contexte dans lequel il est produit. L’étude des discours des anorexiques est avant tout l’analyse de la manière dont elles reconstruisent, pour elles-mêmes et pour les autres, le sens de leurs pratiques, mobilisant pour ce faire les ressources que leur offre la société dans laquelle elles vivent.

En se concentrant sur le discours, l’analyse tend à passer outre le fait que l’expérience de l’anorexie – tout comme l’expérience de la vie sociale – n’est jamais détachée du corps, que la subjectivité se construit, se vit et se transforme à travers le corps. Agir sur le corps, c’est aussi agir sur la subjectivité. Une part essentielle du problème est ainsi laissée de côté lorsque la démarche consiste à lire le corps anorexique, à en interpréter les traits saillants pour comprendre la manière dont le social s’y imprime. Ce n’est qu’en posant également le regard sur l’expérience charnelle du trouble qu’on peut ancrer vraiment la réflexion dans le vécu des anorexiques, nécessairement intime et singulier, discursif mais aussi incarné.

Pour cette raison même, l’étude combinée de l’univers des sensations, des pratiques et du contexte (individuel) qui font l’anorexie est précieuse à qui cherche à saisir la manière dont le trouble s’enracine dans la vie sociale. Il n’est bien entendu jamais possible d’accéder à la totalité de l’expérience; toutefois, il n’est pas irréaliste de chercher à accéder à l’ensemble des habitudes, des pratiques et des sensations qui y participent aussi, de même qu’à la ligne narrative par laquelle les personnes visées l’intègrent à leur histoire. S’engager dans une telle démarche, c’est réfléchir au problème au-delà des limites de l’anorexie, le replacer au sein de l’histoire de la femme anorexique, mais aussi de sa vie quotidienne, qui est toujours teintée par le trouble, mais ne s’y réduit pas. L’ethnographie est un outil précieux pour accéder à la diversité des expériences individuelles du trouble, mais c’est lorsqu’elle est réalisée hors des murs de l’hôpital pour plutôt interroger le quotidien, l’ordinaire de l’anorexie, qu’elle semble le plus féconde, ainsi que le démontre l’exigeant travail d’enquête réalisé par Warin (2010). Il en va de même pour toute stratégie d’enquête qui cherche à replacer les discours au coeur de l’histoire de vie et de l’expérience de l’individualité, ce qui permet d’accéder aux processus qui concourent à l’émergence de l’anorexie plutôt qu’aux dynamiques discursives qui organisent les termes par lesquels elle devient une expérience signifiante.

Au-delà du discours : l’anorexie en contexte

En fait, les termes qui organisent le vécu anorexique se transforment sensiblement lorsqu’on replace le trouble en contexte. C’est ce que démontre le travail de O’Connor et Esterik qui, appuyant leur réflexion notamment sur les travaux ethnographiques de Gremillion (2003) et de Warin (2003, 2005 et 2006), sur l’enquête de Garrett (1998) et sur leur propre travail d’enquête, avancent ceci : « Instead of adolescent girls literally dying for looks, we found youthful ascetics – male as well as female – obsessing over virtue, not beauty. Their restricted food intake was never just instrumental (the means to weight loss) but always also expressive or adventurous or even accidental » (O’Connor et Esterik 2008 : 6). Les deux spécialistes répètent ce que d’autres ont dit auparavant, mais qui ne semble toujours pas avoir été entendu : la prise en charge médicale de l’anorexie est radicalement détachée de l’expérience des anorexiques elles-mêmes et des significations qu’elles attribuent à leurs actions. O’Connor et Esterik affirment ceci (2008 : 7) :

[If] we examine the individual/society distinction, we see that in isolating anorexics as abnormal, medicalization takes them out of the environment that gives them social and moral reasons to restrict. Suddenly their actions look completely senseless, inviting arbitrary psychological and biological guesswork. Yet all we had to do was put the person back in context for the obvious evidence to suggest that anorexics were misguided moralists, not cognitive cripples.

En conséquence, O’Connor et Esterik proposent de saisir l’anorexie comme la mise en place d’une identité vertueuse, qui pose problème lorsqu’elle se mêle aux pratiques alimentaires.

Adhérant à l’hypothèse d’une genèse sociale de l’anorexie, ces anthropologues soulignent la présence, chez les anorexiques, de trois dispositions qui, réunies chez la même personne, la rendent particulièrement vulnérable à cet égard. La première est une disposition performative : « Although most children perform for the admiration of parents and teachers, our informants had long built their sense of who they were, and how they thought, felt and acted, around sustained superior performance » (O’Connor et Esterik 2008 : 9). Les anorexiques se construisent ici à travers un récit d’excellence, lequel se trouve sans cesse confirmé par le regard que l’on porte sur elles. La deuxième disposition est une disposition ascétique, qui renvoie à l’inclination pour l’autodiscipline, pour le contrôle de soi, pour la volonté de toujours agir au-delà de ses capacités actuelles en dépit même des besoins physiques, ce que certaines personnes appellent la volonté de se dépasser. La troisième disposition, dite vertueuse, caractérise les personnes qui remplissent les attentes, que l’on décrira comme de « bonnes enfants » ou comme des « élèves brillantes ». Ce que présentent O’Connor et Esterik n’est pas tellement différent de la « subjectivité héroïque » que postule Gooldin. Néanmoins, leur approche, ancrée dans l’ordinaire de la vie des adolescentes, permet une saisie de l’anorexie qui ne démonise ni ne glorifie les principales intéressées.

Certes, O’Connor et Esterik ne sont pas les premiers spécialistes à décrire l’anorexie mentale telle qu’on la connaît aujourd’hui comme un ascétisme. Le trouble a abondamment été étudié en relation avec les anorexies saintes ou mystiques (voir notamment Bell (1985) et Bynum (1987)). Le cas de Simone Weil montre une anorexie ouvertement spirituelle. Néanmoins, nombre de ces travaux cherchent à plonger dans la subjectivité anorexique et à y deviner les intentions qui peuvent motiver des pratiques en apparence absurdes, sans toutefois fonder leur analyse sur un travail empirique qui les autoriserait à discourir sur les motifs des femmes dont ils parlent. Traitant de dispositions et non de motivations ou d’intentions, O’Connor et Esterik contournent cet obstacle en décrivant à la fois les tensions normatives et les processus sociaux qui peuvent mener à l’anorexie, sans présupposer aucune intentionnalité derrière les gestes accomplis. Ce faisant, les deux spécialistes mettent en lumière les dimensions sociales et morales du trouble, sans faire de l’anorexie elle-même le symptôme d’une société viciée.

La réflexion engagée par O’Connor et Esterik montre toute la différence qu’il y a entre inviter une personne à produire un récit de maladie et l’inviter à produire un récit de vie. D’un côté, on peut saisir la production de la maladie; de l’autre, celle de l’individualité, dont le trouble est indissociable. Lorsqu’on met en oeuvre une telle démarche, les significations se transforment radicalement : la minceur trouve une autre base, le rapport à la normativité se transforme et l’interprète a accès aux divers processus qui participent à la formation de l’individu, pas seulement à son assujettissement. Ainsi en va-t-il lorsque le regard se pose sur le corps vécu et pratiqué, lequel permet d’accéder à la production locale, située du sens, qui mobilise des termes différents de ceux qui sont retenus dans la restitution après coup de l’expérience. Lorsque l’analyse est centrée sur le quotidien des anorexiques, son point focal devient l’ensemble des pratiques – souvent corporelles – qui organisent leur existence ordinaire comme celle de chaque personne. C’est ainsi que devient tangible l’univers sensuel propre au trouble, un ensemble de sensations indissociables des pratiques engagées, lesquelles se montrent particulièrement résistantes à la mise en discours et semblent s’évaporer dès que se transforme le contexte.

Les pratiques et les sensations du corps anorexique

Ainsi, étudier les pratiques alimentaires des anorexiques permet de comprendre un peu mieux la façon dont le trouble s’insère dans le lien social. Certes, elles mangent peu, de manière étrange, idéalement en solitaire, souvent à partir d’une sélection extrêmement restreinte d’aliments. Leur manière de faire n’est pas sans poser problème. Avec une anorexique à table, le repas familial tend à tourner au drame. Le peu d’aliments consommés et l’amaigrissement qui s’ensuit posent problème et inquiètent, mais plus que tout le refus de partager le repas semble être ce qui déstructure les familles, celles-ci mettant tout en oeuvre pendant des mois pour que la jeune fille, enfin, consente à se nourrir. Warin (2010) décrit la scène tragi-comique qu’est celle de la visite d’une anorexique au supermarché : la quantité de calories absorbées quotidiennement étant fortement limitée, le choix des aliments, déjà complexe pour le plus grand nombre d’entre nous, devient un dilemme quasi cornélien. À l’hôpital, la tension n’est pas moins vive et le repas – imposé et surveillé – se transforme en une lutte de pouvoir entre patientes et membres du personnel infirmier (Gremillion 2003).

Interroger les pratiques alimentaires invite également à mettre en question leur exact opposé, à savoir les pratiques de la faim, de même que la manière dont elles deviennent signifiantes, à la fois pour celles qui les mettent en oeuvre et pour leurs témoins. Ce faisant, il devient possible d’élargir le champ d’analyse tout en l’enracinant plus solidement dans la réalité empirique, dans ce qui est fait, et pas seulement dans ce qui est dit. Ce sont ces pratiques qu’étudie Gooldin (2008 : 282) :

Hunger was experienced simultaneously in terms of a painful difficulty and an enjoyable sensation. Being anorexic, in this sense, is about being hungry and giving meaning to hunger, no less than it is about « shaping the body ». For this reason, hunger is literally being put into practice by anorexics.

Au terme d’un an de terrain auprès d’anorexiques qui fréquentent un centre externe de traitement des troubles du comportement alimentaire en Israël, Gooldin propose de comprendre l’anorexie à travers le développement d’une « subjectivité héroïque », laquelle prendrait forme à travers l’expérience de la faim et serait liée à l’éthique, à la volonté de s’élever au-delà des préoccupations ordinaires et à l’idéal masculin.

Dans un esprit semblable, Warin (2010) discute longuement des pratiques d’hygiène qu’elle a pu observer chez les femmes auprès de qui elle a enquêté. Ces pratiques paraissent indissociables de la pureté physique, hygiénique, mais aussi de la pureté relationnelle et symbolique qui est celle des anthropologues et, au premier chef, de Mary Douglas (1984). La pureté s’oppose ici à la souillure qui est, par définition, ce qui se voit rejeter – ou interdire l’accès – aux frontières du corps. Le vocabulaire du propre et du sale, Warin l’a retrouvé dans la bouche des anorexiques, où les aliments deviennent répugnants, sales, polluants. Pour elle, la nourriture est au nombre des relations d’abject qui font l’anorexie, autour desquelles elle organise son interprétation du trouble (Warin 2010 : 110) :

Participants described contacts with food as a dangerous liaison, as it was a polluting substance that crossed bodily boundaries. Several attributed to food the properties of a contagious disease; it was « out of bounds » and to be avoided « like the plague ». Many described the very act of eating – of food passing into the interior of the body – as contaminating and polluting. Rita described bringing food to her lips and into her mouth as « utterly repugnant », as it marked the passing of a polluant (food) into her body.

Warin a cherché à mettre en évidence les différentes relations – ou relations de relations, qui forment le coeur du concept de relatedness – centrales aux pratiques et aux expériences de l’anorexie, et à comprendre leur logique (Warin 2010 : 3) :

Practices that are taken for granted as creating and sustaining relatedness – from the everyday practices of commensality to the capacity to have children – were consistently viewed negatively by participants with a diagnostic of anorexia. These practices were regarded as dirty and disgusting and feared for their threatening, yet desired, potentialities.

Par l’anorexie, les participantes à l’étude ont pu opérer une reconfiguration de leurs relations (à elles-mêmes, aux autres, aux objets) marquées à la fois par le désir et le dégoût, « while simultaneously providing new and powerful forms of relatedness » (Warin 2010 : 187). Prêter attention à ce que font les anorexiques a permis à Warin d’éclairer les dynamiques du trouble et d’en approfondir la compréhension. Par l’examen de la relation au corps, aux aliments, à la famille, aux amis et amies, à l’hôpital et aux divers lieux habités (la cuisine, par exemple), Warin peut lever le voile sur certains aspects du phénomène et développer une compréhension qui s’éloigne des idées reçues. Le travail de Warin, son incursion dans le quotidien des participantes, opère une ouverture sur l’« anorexie des anorexiques ». Il offre un port d’attache fort bienvenu à la multitude des interprétations avancées, un ancrage qui peut nous éviter de nous perdre dans le tourbillon interprétatif qui règne encore. Ce n’est pas pour autant qu’il faut perdre de vue le contexte dans lequel surgit le trouble : celui-ci est aussi un univers de sens duquel l’anorexique ne peut pas s’abstraire et qui contribue à lui donner sa forme.

Conclusion

En fin de compte, il semble que l’étude de l’anorexie comme expérience à la fois subjective et incarnée permette de contourner les difficultés que présente l’analyse du trouble comme problème social et problème du social. En fait, l’objet nous invite à abolir la séparation théorique entre corps et subjectivité, à interroger à la fois la manière dont la subjectivité se construit à travers le corps et l’expérience du corps comme expérience de la subjectivité, duo indissociable qui organise toute l’expérience de la vie sociale. Ce problème ne se pose pas seulement au regard de l’anorexie : il traverse notamment la sociologie de la santé mentale, dont l’une des tâches est de remettre en question la frontière entre « social problématique » et « mental pathologique » (Otero 2012 : 336). Le corps, plus précisément la manière dont il est à la fois perçu et vécu, peut former un point d’appui essentiel lorsque vient le temps de s’interroger sur la frontière – qualitative et socialement définie – qui sépare pathologie et déviance.

De même, l’incarnation (embodiment) est au nombre des préoccupations bien ancrées dans l’anthropologie médicale (voir Scheper-Hugues et Lock (1987)), et se retrouve au coeur du champ d’étude émergent qu’est la sociologie des émotions (par exemple, Courville-Nicol (2011)). Un ensemble de plus en plus important de chercheurs et de chercheuses invite d’ailleurs au développement d’une « sociologie de la chair » (par exemple, Crossley (1995)) et d’une « anthropologie des sensations » (Hinton, Howes et Kirmayer 2008a et 2008b)[3], de manière à fonder l’interprétation des faits sociaux sur l’expérience intime de la société et de la culture, d’y intégrer ce qui se traduit difficilement par le langage. Dans ce cadre, l’anorexie, inséparable du contexte dans lequel elle émerge, invite à explorer l’expérience incarnée de la vie sociale et représente un terrain de choix pour progresser dans l’élaboration d’un cadre conceptuel qui puisse réunir corps et subjectivité.