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Dans un article sur le mouvement féministe publié par La Revue, en 1911, la militante féministe Thérèse Pottecher notait de façon quelque peu optimiste que les politiciens français semblaient prendre le suffrage féminin davantage au sérieux qu’ils ne l’avaient fait jusque-là. Pour appuyer ses dires, elle évoquait un large soutien de la part d’« hommes éminents » à l’occasion d’un récent sondage d’opinion et désignait deux groupes d’« ennemis » – dont la majorité des femmes elles-mêmes (Pottecher 1911 : 599) :

L’opinion dans un pays de moeurs démocratiques est la grande force à laquelle les partis doivent sans cesse faire appel pour exercer une pression efficace sur ceux qui détiennent le pouvoir et briser légalement leur résistance. Le féminisme en France peut-il compter sur cette force? Pas encore. Mais cependant, ses adversaires ont cessé de plaisanter; on commence à discuter sérieusement la question du suffrage féminin. Dans un pays où le ridicule tue, c’est une première victoire. Il y a deux sortes d’ennemis du féminisme : les ennemis déclarés et les indifférents. Ceux-ci, comme toujours, sont les pires.

Si l’on peut comprendre la frustration de Pottecher devant le manque de soutien de la part de nombreuses femmes, on est toutefois en droit de se demander si leur apparente indifférence à l’égard de l’obtention des droits politiques en faisait vraiment les pires adversaires des suffragistes. La campagne « Je veux voter », lancée en 1914 dans Le Journal par Gustave Téry, de concert avec plusieurs associations pour le suffrage des femmes, prouvait en réalité le contraire. Ceux que Pottecher qualifiait d’« ennemis déclarés » étaient des hommes de pouvoir – avocats, intellectuels, écrivains, sociologues, historiens et hommes politiques – et donc des adversaires détenant une influence et une autorité indéniables. Ces hommes de l’élite pouvaient à l’évidence entraver et retarder l’action législative touchant à l’émancipation des femmes. Certains d’entre eux, se qualifiant eux-mêmes d’« antiféministes », percevaient tout progrès juridique dans ce sens comme une menace : ils craignaient que le féminisme organisé n’ébranle la forteresse de l’élite masculine détenant les privilèges du pouvoir politique, voire ne fasse vaciller la nation elle-même. Pottecher sous-estimait à l’évidence cette dimension particulièrement agressive de la réaction antiféministe. D’autant que la nature diffuse de l’antiféminisme français contribua à alimenter l’opposition conservatrice des membres de l’élite politique républicaine – que certaines féministes avaient considéré comme des alliés.

Le présent article examine la nature et la portée des opinions hostiles au suffrage féminin chez les hommes de l’élite politique et culturelle française, à la veille de la Grande Guerre. Il s’appuie sur les principales sources suivantes : enquête d’opinion parue dans la presse parisienne de 1910; extraits de l’abondante littérature antiféministe de l’époque renvoyant aux traités de sciences biologiques; articles de la presse populaire; essais polémiques; et romans illustrant toute une palette d’attitudes élitistes de la part d’hommes aux opinions politiques très variées[2]. Bien que ces documents ne constituent pas nécessairement un échantillon aléatoire de l’opinion masculine, ils offrent des informations décisives sur la question de savoir pourquoi les droits politiques des Françaises furent contrecarrés et reportés jusqu’au milieu du XXe siècle. Pour saisir la force de cette rhétorique idéologique réactionnaire, il faut examiner les positions des deux camps, dans ce débat conflictuel – celles des féministes et celles des antiféministes. Les unes et les autres incarnent deux logiques antagonistes qui interagissent de façon dialectique avec, de part et d’autre, une volonté d’influer sur l’avenir – et, parfois, de réécrire le passé. La reconnaissance et l’acceptation de l’égalité des sexes figuraient au centre de cette très ancienne controverse – l’enjeu, pour les adversaires en présence, étant de gagner l’opinion publique à leur cause respective.

La controverse sur l’égalité des sexes

Les concepts de féminisme et d’antiféminisme – si ce n’est les termes eux-mêmes – évoquent des controverses remontant à la société de cour et que l’on retrouve dans la littérature tout au long de l’époque moderne. Les débats du XVIIe siècle sur l’éducation des femmes et la question du mariage avaient inspiré à Molière une satire du conflit entre les préceptes conjugaux que l’autorité patriarcale entendait imposer aux jeunes femmes au sein de la famille, et la liberté de défier un père autocratique. Aux yeux de certaines personnes, le pater familias incarnait en effet un modèle de bonne gouvernance. Et surtout, toute forme de contestation se voyait taxée de « guerre des sexes », de rivalité hommes/femmes risquant de déstabiliser la position des hommes au pouvoir et de provoquer des troubles sociaux et politiques. Les dangers de révolte des femmes contre l’autorité patriarcale firent l’objet de multiples écrits normatifs quant aux codes à respecter par l’un et l’autre sexe, assortis de maximes propres à résoudre les situations conflictuelles, à conforter les préjugés traditionnels et à décourager les transgressions de celles qui menaçaient d’ébranler la hiérarchie et l’ordre social. Ces textes s’appuyaient à la fois sur la Bible et sur des écrits juridiques et médicaux cherchant à promouvoir des idéaux de comportement féminin. D’autres pans de cette littérature, empreints d’une misogynie trempée dans la haine, le mépris et la raillerie, visaient à maintenir les femmes à leur place. Tant que la grande majorité d’entre elles acceptaient de jouer un rôle subalterne dans la vie quotidienne, les revendications pour qu’elles obtiennent davantage de droits ne pouvaient aboutir.

Le terme « féminisme » est apparu à la fin du XIXe siècle, après une longue période de remises en cause de la domination masculine, de la part de groupes de femmes activement engagées dans les manifestations révolutionnaires et dans les clubs politiques. Elles voulaient obtenir de nouveaux droits, par-delà ceux qui leur avaient été concédés en 1789 – divorce, communauté de biens dans le mariage, égalité devant l’héritage – dont la plupart avaient d’ailleurs été perdus sous le régime napoléonien et la Restauration. L’héritage révolutionnaire en matière d’égalité sociale et de droits de la personne incita ces militantes à faire pression pour être incluses dans les principes démocratiques « universels » et à contester l’idée que les femmes seraient fondamentalement différentes des hommes, tout en leur étant physiquement et intellectuellement inférieures (Hunt 2007 : chap. 4). Hubertine Auclert, l’une des pionnières du suffrage féminin, fut l’une des premières à se définir comme « féministe », en 1876.

Le terme « antiféminisme », lui, devint courant dans la presse de masse durant la période précédant la Première Guerre mondiale pour désigner la réaction conservatrice face au militantisme des femmes en faveur de l’égalité des droits, et face à l’accélération des changements socioéconomiques qui facilitaient l’entrée des femmes dans l’enseignement supérieur, dans le travail salarié et dans les professions prestigieuses jusque-là occupées par les hommes. La résistance antiféministe prit alors la forme d’un rejet idéologique délibéré à l’encontre des organisations qui soutenaient les revendications et le droit de vote des femmes. Nombre d’antiféministes étaient des polémistes virulents et se revendiquant comme tels, issus de tout l’éventail politique. En phase avec le nationalisme chauvin qui fleurissait à la Belle Époque, beaucoup d’hommes exprimaient leur grogne et leur opposition à tout changement démocratique, en même temps que leurs peurs de voir leurs privilèges politiques remis en cause. En 1910, Théodore Joran, antiféministe notoire, recourait à des termes quasi militaires pour évoquer la « trouée féministe » violant toutes les forteresses masculines (Joran 1910 : 7).

Lorsque surgit la question du droit de vote, les deux camps adoptèrent des positions résolument hostiles, leur propagande respective ayant pour but de peser sur l’opinion publique. Les conservateurs « anti-suffrage » persistaient à définir les femmes comme fondamentalement différentes des hommes, assignées « par nature » à la sphère privée, et inaptes à la vie politique dans la sphère publique. Comme Carole Pateman le fait observer, « [le] lien entre privé et public était au coeur de la controverse sur le suffrage féminin et de l’opposition déterminée au vote des femmes » (Pateman 1994 : 332). De fait, la plupart des femmes admettaient l’argument des sphères distinctes et étaient pleinement satisfaites de vivre au sein de la famille en échange d’une protection masculine. Les féministes, en revanche, tout en reconnaissant l’existence de traits sexuels distincts, luttaient en toujours plus grand nombre pour leurs pleins droits à la citoyenneté, profondément convaincues de la justice de leur cause.

La montée du féminisme organisé

En 1900, le développement des mouvements féministes dans les pays voisins contribua à soutenir les revendications liées au droit de vote en France. La poussée transnationale en faveur du suffrage féminin créa un espace propice que la cheffe de file des suffragistes américaines, Carrie Chapman Catt, décrivit en 1911 comme « une puissante marée montante » – une marée nécessairement menaçante pour les antiféministes et les autres adversaires des droits des femmes affichant moins ouvertement leurs préjugés. Dans la réalité, il n’existait pas un mouvement féministe en France, mais plusieurs, sous forme de petits groupes relativement fragmentés. Des différences de classe et de religion séparaient les militantes, assorties de tensions quant aux meilleurs moyens d’atteindre leurs objectifs globaux. Nombre de dirigeantes féministes étaient des protestantes ou des juives issues de la bourgeoisie, que leur expérience en matière de philanthropie avait conduites à revendiquer des droits élargis pour les femmes (Hause et Kenney 1984 : chap. 2; Klegman et Rochefort 1989). Elles formaient une élite instruite partageant des valeurs républicaines. Dotées d’époux appartenant au milieu intellectuel et politique, elles poursuivaient leurs objectifs avec une relative autonomie.

Pour beaucoup des femmes catholiques, toutefois, l’affaire Dreyfus, suivie de la séparation de l’Église et de l’État en 1905, avait compliqué les choses. Leurs associations conservatrices s’étaient mobilisées hors du courant républicain pour défendre l’Église contre l’anticléricalisme du Parti radical, pour « rechristianiser la France » et pour promouvoir le bien-être des femmes de la classe ouvrière grâce aux institutions de bienfaisance. Deux grandes ligues féminines catholiques virent alors le jour : elles s’inspiraient des valeurs religieuses traditionnelles du sacrifice de soi et du devoir envers la famille, l’Église et la nation. Toutes deux soutinrent la véhémente campagne antisémite menée par une bonne part de la hiérarchie ecclésiastique durant l’affaire Dreyfus et la séparation qui suivit. Ces femmes ne pouvaient adhérer aux visées du féminisme puisqu’elles le considéraient comme « contraire à la féminité » (Hause et Kenney 1984 : 62-67).

Néanmoins, certaines femmes catholiques rejetaient leur éducation au couvent et se tournaient vers la franc-maçonnerie ou la libre-pensée, voire aspiraient à leur propre indépendance. Cela fut le cas d’Hubertine Auclert, qui lutta avec passion et détermination pour le suffrage durant des décennies, avec peu d’adeptes, et qui lança le journal La Citoyenne en 1881 pour soutenir les revendications sur les droits politiques des femmes. Dans l’ensemble, Auclert rencontra très peu de succès auprès des bourgeoises modérées, aussi se tourna-t-elle vers le mouvement ouvrier lors du Congrès ouvrier de Marseille de 1879, où elle insista sur la nécessité commune de l’égalité des sexes et de l’égalité sociale : « Une république qui maintiendra les femmes dans une condition d’inégalité ne pourra faire des hommes égaux », proclama-t-elle (citée par Riot-Sarcey (2002 : 60)). Son exigence de droits politiques identiques à ceux des hommes reçut un accueil enthousiaste, mais sans lendemain.

De leur côté, les travailleuses militaient le plus souvent dans des organisations de classe telles que les syndicats, les coopératives de consommation et les partis socialistes (Harden Chenut 2010; Zylberberg-Hocquard 1981). Une fois stabilisé, le gouvernement de la Troisième République adopta une loi protectrice répondant aux besoins des travailleuses quant à la réduction des horaires et à l’abolition du travail de nuit – mesure contestée par certaines féministes bourgeoises qui y voyaient une atteinte au droit des femmes au travail. Par ailleurs, certains députés républicains, hostiles à ce que les femmes disposent des mêmes conditions de vote que les hommes, n’en appuyèrent pas moins la loi accordant aux travailleuses le droit d’élire les prud’hommes et d’y siéger (1907-1908). Même certains conservateurs admettaient cette forme très limitée de suffrage, au motif que les femmes devaient pouvoir veiller à leurs propres intérêts économiques (Harden Chenut 2010 : 150-152).

Dans la lutte pour peser sur l’opinion publique en faveur du droit de vote des femmes, trois journaux féministes jouèrent un rôle crucial. Le premier, La Fronde, adopta un profil résolument féminin afin de réfuter la caricature voulant que les féministes soient d’horribles vieilles filles. Les journalistes de ce quotidien remarquable, fondé par Marguerite Durand en 1897, incarnaient l’élite instruite du féminisme républicain, partie prenante des milieux politiques parisiens. Durand avait lancé le journal, convaincue du besoin d’une voix professionnelle et explicitement féminine dans le milieu politique parisien, pour contrer la domination masculine de la presse quotidienne. Pourtant, sa performance théâtrale faite de charme féminin et de beauté naturelle, combinée à ses opinions politiques radicales, suscita des controverses tant parmi les féministes que chez ses adversaires. « La beauté, affirmait-elle, est un acte politique » (Roberts 2000 : 184). Son journal à grand tirage était entièrement rédigé, composé et imprimé par des femmes, dans un style brillant, à l’image de sa propriétaire. Durant la première année de publication, Durand soutint publiquement la cause des dreyfusards, même lorsqu’il s’avéra que l’affaire divisait la nation française et pourrait ne pas favoriser sa propre cause. Bien qu’éphémère – le journal cessa de paraître en 1905 – La Fronde réussit pleinement à faire connaître le mouvement féministe.

Une deuxième publication, Femina, magazine richement illustré qui s’adressait plus précisément aux femmes de la bourgeoisie, avait un contenu très différent. C’était une entreprise délibérément commerciale se voulant apolitique et qui, dès sa création en 1901, avait adopté un point de vue essentialiste concernant le genre. L’éditeur, Pierre Lafitte, affichait une image moderne de la « féminité » au travers d’une série de sondages sollicitant l’opinion des lectrices sur des questions telles que le divorce et la définition de la femme idéale. Comme dans le cas de La Fronde, le message était que les femmes devraient rester « féminines ». Toutefois, Lafitte changea de point de vue en 1906 et finit par défendre un programme globalement féministe, y compris sur la question controversée du suffrage féminin (Berlanstein 2009; Cosnier 2009).

Un troisième journal féministe, La Française, fondé en 1906 par la journaliste Jane Misme, constituait une initiative bienvenue pour donner une audience nationale à la cause du suffrage féminin. Le journal devint par la suite l’organe de l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF), créée par Jeanne Schmahl en 1909 – une organisation nationale se voulant la porte-parole des adeptes d’un suffrage bourgeois et modéré. Schmahl avait perçu le besoin d’une association non sectaire pouvant représenter la France à la réunion de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes (AISF), en mai 1909, à Londres. Grâce à ses efforts pour intégrer des points de vue contradictoires, l’UFSF rassemblait plus de 1 000 adhérentes en 1910. Toutefois, le fossé de classes demeurait un obstacle, et les féministes radicales ou socialistes n’envisagèrent jamais d’y adhérer. Les statuts de l’UFSF précisaient que les membres devaient : éviter les manifestations de rue et la violence; défendre la cause du suffrage féminin par le biais de la propagande; faire pression sur les dirigeants politiques favorables à leur cause et susceptibles d’appuyer leurs revendications (Hause et Kenney 1984 : 109-124). La première initiative de l’UFSF consista en une enquête auprès d’hommes connus et influents, sur le plan tant social que politique. Publiée dans La Revue en 1910, elle entendait avant tout soutenir le rapport de Ferdinand Buisson à la Chambre, lequel recommandait le suffrage des femmes à l’échelle municipale[3].

Le courant antiféministe

C’est dans ce contexte que l’antiféminisme gagna du terrain en France. Qui étaient ces soi-disant antiféministes modernes? Contrairement à ce qui se passait en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ces personnes ne formèrent jamais un mouvement organisé, même durant la campagne pour le droit de vote. Ce manque de cohérence en faisait « une nébuleuse insaisissable : aucun journal, aucun parti, aucune association… L’antiféminisme est partout et nulle part » (Rennes 2007 : 10). Ce courant revêtait donc un caractère impalpable, fait d’une série de postulats souvent liés aux idéologies conservatrices de l’époque – dont l’antisémitisme et l’antiparlementarisme, très fréquents chez les politiciens de la Troisième République qui cultivaient l’ambiguïté et l’ambivalence. D’ailleurs, certains politiciens soutenant le principe de justice et d’égalité des sexes dans leurs déclarations publiques se contredisaient souvent dans les faits. Même les propositions de suffrage restreint, comme le projet de loi Dussaussoy, en 1906, suscitèrent des hésitations et des réactions en demi-teinte du type : « Oui, mais pas maintenant » ou « Oui en théorie, mais c’est impossible en pratique ».

L’examen des arguments antiféministes les plus communs dans tout l’échiquier politique permet de mettre au jour les préjugés qui sous-tendaient ce discours réactionnaire. Pour l’essentiel, l’antiféminisme moderne incarnait une idéologie négative émanant d’autres idéologies extrémistes et réactionnaires de l’époque, distincte des formes de misogynie antérieures. De nouvelles préoccupations venaient se greffer sur les arguments patriarcaux traditionnels, tels l’autonomie croissante des femmes hors du foyer et les effets supposés de cette nouvelle liberté sur la famille et la croissance démographique. Cependant, d’autres refrains hostiles, comme la « guerre des sexes », persistaient dans les discours bien connus, les représentations et les caricatures. D’aucuns ont prétendu que les positions antiféministes étaient plus raisonnées qu’auparavant, assorties de preuves historiques et scientifiques sur l’infériorité ‘naturelle’ des femmes (Rochefort 1999 : 134)[4], mais ces arguments étaient délibérément assenés pour distordre le projet féministe. Nelly Roussel, l’une des principales avocates de la limitation des naissances et militante néo-malthusienne, qui avait engagé un débat houleux avec Henri Duchmann dans Le Libertaire, estimait que son adversaire anarchiste était tout sauf guidé par la raison dans ses attaques très personnelles à son encontre. Elle soulignait que les antiféministes de gauche et de droite usaient souvent d’arguments et de tactiques analogues, tout en précisant ceci (Roussel 1905 : 23) : « L’espèce “antiféministe” comporte plusieurs variétés. » Dans un article intitulé « Misogynie » (Roussel 1905 : 24), elle évoquait certaines des motivations sous-jacentes à la littérature antiféministe :

Les uns nous combattent, ou nous raillent, parce qu’ils ne nous connaissent pas; qu’ils se font de nous ou de nos théories une idée fausse et absurde; qu’ils nous prêtent des sentiments, des désirs, des intentions que nous n’avons jamais eus; ou bien parce que, ignorants des détresses féminines, ils ne comprennent pas la nécessité d’une propagande ayant pour but de mettre fin à ces détresses, ou au moins les atténuer.

Les mots les plus durs de Roussel visaient ceux à qui leur éducation religieuse avait inculqué ce qu’elle nommait « le mépris de la femme, de toutes les femmes, à quelque catégorie sociale ou morale qu’elles appartiennent ». Elle voyait mal que faire contre un endoctrinement ayant conduit ces détracteurs à percevoir la plupart des femmes comme « des dévoyées, des détraquées, des désexuées » (Roussel 1905 : 24).

Autrement dit, l’esprit antiféministe, en cette période d’avant-guerre, différait des phases précédentes sous trois angles importants. Premièrement, certaines formes de patriarcat se voyaient justifiées par des arguments pseudo-rationnels tirés de théories scientifiques antidémocratiques quant aux différences biologiques et à la spécialisation « naturelle » des rôles. La science était convoquée pour préserver les hiérarchies sociales et sexuées. À noter que le positivisme et le darwinisme social pesaient sur les sciences sociales et qu’ils imprégnaient les principales institutions d’éducation et de recherche, dont le prestigieux Institut de France.

Deuxièmement, on observait un regain des peurs liées à la perte des privilèges perçus comme essentiels à l’identité masculine. Même si l’essentiel de la rhétorique concernant les relations de genre était centré sur les femmes, « c’est à travers le discours sur la femme, que la masculinité est contrainte de se constituer parfois explicitement comme telle, de se définir, de se dire : le “Elles” appelle irrésistiblement un “Ils” ou un “Nous les hommes, nous les autres” » (Mauge 2001 : 18). Certaines de ces craintes renvoyaient aux notions d’honneur masculin et de virilité, sources de violence verbale et de duels toujours plus nombreux à la veille de la Première Guerre mondiale (Nye 1993). Dans la même veine, les arguments hostiles aux droits des femmes recréaient un idéal féminin davantage fondé sur une image de soi masculine que sur une quelconque réalité féminine. Le comportement chevaleresque était-il vraiment aussi répandu chez les hommes que le proclamaient les antiféministes? Sans doute les appels pathétiques à la féminité cachaient-ils de réelles angoisses sur les risques de dépopulation, de conflits conjugaux et d’affaiblissement de la famille auxquels conduirait l’émancipation des femmes, selon certains d’entre eux (Offen 1984).

Troisièmement, divers arguments conservateurs traduisaient la résistance aux changements à l’oeuvre, au sein du couple comme dans la société française plus généralement[5]. La cible n’était autre que le principe démocratique d’égalité universelle consacré par la Révolution de 1789, que ces « antis », hostiles à la révolution, considéraient comme la source du féminisme moderne. Aux yeux de Théodore Joran, par exemple, le « vrai » féminisme n’avait rien à voir avec la politique : « Le féminisme politique est un pur produit de la Révolution » (Joran 1913 : 59). Aussi se qualifiait-il de « vrai féministe » ayant pour mission morale de combattre le féminisme postrévolutionnaire tel qu’il l’entendait, et de remettre les femmes sur un piédestal (Joran 1908 : 74).

L’antiféminisme en rhétorique et en pratique

On trouve une illustration de ce choc des opinions concernant le suffrage féminin et le projet féministe dans l’abondante littérature antiféministe de l’époque, les essais polémiques, les articles de la presse de masse et une enquête d’opinion publiée en 1910. Au nom de l’UFSF et de l’AISF, Jeanne Schmahl avait lancé celle-ci auprès d’« hommes éminents » dont on pouvait espérer qu’ils appuieraient leur cause. Une sélection de réponses aux questions « Que pensez-vous du suffrage des femmes? En êtes-vous partisan? » fut publiée dans deux numéros de La Revue, à l’été 1910. La majorité appuyait les revendications des femmes, 58 % des répondants étant favorables au suffrage féminin, intégral ou limité, en tant que principe d’égalité démocratique. Des quelque 20 politiciens de cette catégorie ayant un mandat et se proclamant « républicains », seuls 13 justifiaient leur soutien sans réserve. Au total, 16 répondants hostiles au suffrage, soit 23 % (les tenants du « c’est impossible »), réfutaient le principe même de justice et d’égalité des sexes auquel ils opposaient une logique de différence biologique immuable renvoyant à des définitions des femmes d’ordre essentialiste ou traduisant des points de vue ambigus. À l’évidence, l’enquête de l’UFSF constituait une tentative non scientifique d’interroger un certain nombre d’hommes influents appartenant à l’élite culturelle et politique. On ne dispose hélas pas de l’ensemble des résultats puisque Schmahl n’a publié qu’une partie des réponses, sans préciser ses critères de sélection. L’intérêt de ce sondage réside toutefois dans le fait qu’il constitua l’une des premières enquêtes publiques menées sur cette question à l’extérieur de l’arène parlementaire, fournissant un échantillon de la palette d’arguments antiféministes avancés par les élites masculines avant la Première Guerre mondiale. On peut en outre extrapoler en se référant à d’autres écrits de certaines des personnes interrogées[6].

Le poids du patriarcat ressortait de l’enquête au travers de l’influence des scientifiques sociaux de la fin du XIXe siècle qui s’étaient mis à explorer la psychologie, la physiologie et l’anthropologie des rôles sexués, en quête de modèles universels quant au comportement sexuel (Hecht 1999). Le patriarcat avait été repensé par les darwinistes sociaux et les lamarckiens pour l’adapter au modèle évolutionniste, de pair avec les théories antidémocratiques de la différence sexuelle et raciale. Certains des scientifiques interrogés dans l’enquête considéraient les différences biologiques comme des « faits positifs », autrement dit comme des faits scientifiques immuables.

Ainsi, pour Edmond Perrier, membre de l’Académie des sciences et directeur du Muséum national d’histoire naturelle, les femmes étaient tributaires de leur corps, leur destin découlant de leur système reproductif[7]. En tant que principal vulgarisateur de la théorie évolutionniste de Lamarck, Perrier avait entrepris de rédiger un traité scientifique sur les femmes, abondamment illustré et intitulé La femme dans la nature, dans les moeurs, dans la légende, dans la société : tableau de son évolution physique et psychique (Perrier 1908)[8]. Il reconnut publiquement qu’il l’avait conçu dans une optique explicitement antiféministe[9]. Dans son introduction au premier volume, consacré à la sexualité des femelles dans le monde animal, Perrier (1908 : 10) mettait en doute la légitimité des revendications féministes :

La femme a-t-elle été réellement sacrifiée par nos coutumes, nos codes, nos religions? Le rôle qui lui a été dévolu est-il en contradiction avec sa nature? Sommes-nous maîtres de le modifier à notre gré? Suffirait-il de décréter que désormais les Femmes seront élevées comme les Hommes, auront les mêmes droits et les mêmes devoirs pour effacer l’inégalité réelle ou prétendue des sexes dans notre organisation sociale? […] Mais les différences qui devraient solidariser les deux sexes bien plus que les séparer ne sont pas de celles que créent l’imagination ou le sentiment; elles sont de l’ordre des faits positifs.

Les différences sexuelles, affirmait Perrier, sont à l’origine des lois scientifiques fondamentales de la nature, que l’on ne saurait ignorer. À ses yeux, les distinctions physiologiques évidentes entre hommes et femmes constituaient « deux parties complémentaires d’un même tout ». La spécialisation et la complémentarité représentaient deux notions clés. La formulation de Perrier donnait corps à ce que Thomas Laqueur a nommé « un nouveau modèle de dimorphisme radical, de divergence biologique ». Dans cette acception, « une approche anatomique et une physiologie de l’incommensurable se substituaient à une métaphysique de la hiérarchie dans la représentation de la femme par rapport à l’homme » (Laqueur 1990 : 6). La notion corollaire de complémentarité des sexes, chez Perrier, impliquait que les femmes demeurent des femmes pour que les hommes puissent être des hommes.

D’autres groupes de scientifiques prétendaient également incarner le progrès en s’appropriant les idées de Darwin sur la sélection naturelle et en les appliquant à l’ordre social sexué. Leur discours en faveur du maintien des différences sexuelles mettait l’accent sur la séparation traditionnelle entre sphère publique et sphère privée, dans des termes interdisant aux femmes d’exercer des rôles politiques. Selon l’historien Théodore Reinach, dreyfusard de premier plan, ancien député et membre du prestigieux Institut de France, « [le] secret du progrès humain dans toutes les branches est la spécialisation des aptitudes. Une réforme qui va à l’encontre d’une des spécialisations les plus anciennes, les mieux indiquées par la nature, les plus fortifiées par l’histoire, est-elle un progrès? »[10]. En invoquant le poids de la tradition, Reinach relançait le conflit antédiluvien entre tradition et progrès. Aussi les arguments biologiques déterministes de ce genre, fondés sur des hypothèses naturalistes quant au rôle traditionnel des femmes dans la famille, sur la maternité et sur les idéaux en matière de féminité gagnèrent-ils de l’audience auprès des adversaires de la réforme sociale et de l’égalité des sexes. De tels raisonnements ne masquaient pas seulement le spectre de Darwin, mais la peur de l’indifférenciation dans la société humaine, que certains antiféministes considéraient comme un signe de décadence, voire de dégénérescence.

Le thème de la différence sexuelle indélébile était souvent avancé par la droite conservatrice à titre de comparaison entre les sexes. Publiciste et antiféministe polémique dont le point de vue n’était pas intégré dans l’enquête, Théodore Joran (1913 : 213) récusait l’exigence de droits identiques à ceux des hommes, au motif que les révolutionnaires de 1789 n’avaient jamais conçu l’égalité comme intrinsèque :

Il n’est jamais entré dans la pensée des hommes de la Révolution de décréter l’égalité des individus devant la nature […] D’un sexe à l’autre, il n’y a pas, il ne peut y avoir égalité absolue, pas plus que dans la nature végétale il n’y a – qu’on nous passe cette comparaison familière – égalité entre une poire et une pomme par exemple. Il peut y avoir, il y a équivalence. Égalité supposerait identité.

Pour Joran, l’égalité sociale et de genre, même posée comme un idéal, était absolument impossible. Ses objections à ce que les femmes jouent un rôle politique étaient fondées sur des présupposés idéologiques liés à leur prétendue instabilité psychologique : « L’influence de sa nature sexuelle détermine périodiquement chez la femme des ébranlements nerveux et des commotions morales que ne connaît pas l’homme ». Il en concluait donc que les fonctions corporelles des femmes les rendaient inaptes à voter ou à exercer des responsabilités politiques (Joran 1913 : 218).

L’influence sociale de ces théories naturalistes a pesé sur les constructions culturelles de la féminité et sur les normes de genre censées définir le comportement masculin et féminin. Le discours antiféministe postulait un « éternel féminin », une femme idéale essentialisée ayant besoin d’être protégée contre la violence de la vie politique grâce à une protection masculine chevaleresque. Voter l’obligerait à « courir aux urnes dans la promiscuité de la foule », comme l’observait un dramaturge dans sa réponse de 1910[11]. L’honneur masculin et la virilité étaient donc codifiés en fonction du comportement du sexe opposé. Les antiféministes étaient convaincus que les femmes seraient « dénaturées » par les exigences de la sphère politique. Ils imaginèrent toutes sortes d’effets pervers découlant de préjugés naturalistes tels que : les femmes négligeraient leurs obligations familiales et domestiques, elles perdraient leur féminité, et deviendraient ainsi des êtres hybrides « indifférenciés », un peu comme la « garçonne » ou la « nouvelle femme » du début des années 20. Un argument très répandu voulait que la citoyenneté masculine dépende de la capacité à faire son service militaire, et que le devoir patriotique des femmes consiste à produire et à élever des enfants. Dans cette optique, quelques hommes parvinrent même à la conclusion bizarre que seules les femmes ayant enfanté devraient avoir le droit de vote.

Une autre série d’allégations antiféministes venant notamment des anarchistes et des anticléricaux du Parti radical découlaient d’une projection culturelle de la féminité et des rôles sexués, en vertu de l’hypothèse voulant que les femmes soient « naturellement » plus religieuses que les hommes. Accorder le droit de vote aux femmes ne ferait qu’accroître le pouvoir du clergé catholique, censé les dominer et les manipuler. Au cours de la longue mobilisation visant à imposer la séparation de l’Église et de l’État, en 1905, les membres anticléricaux du Parti radical ne cessèrent d’exprimer leurs craintes du danger que constituait l’influence du clergé sur les femmes, pour la République. Les instituteurs et les inspecteurs en visite dans les écoles rurales formulaient souvent des préoccupations analogues quant à « la tutelle des prêtres »[12]. Malgré le caractère récurrent d’un tel propos chez les politiciens anticléricaux en général, il est douteux que la peur du clergé ait pesé au point de dresser l’ensemble de l’élite politique masculine contre le suffrage féminin, avant 1914. Cet argument fut toutefois relancé par le Parti radical après les pertes énormes et tragiques en hommes durant la Grande Guerre et l’écart démographique de genre qui en résulta. Les craintes portaient sur le fait de savoir si le vote des femmes, sous l’emprise du clergé, ne risquait pas, désormais, de l’emporter sur celui des hommes.

Enfin, nombre d’antiféministes interrogés dans l’enquête de 1910 – dont plusieurs de ceux qui avaient une position réservée sur le suffrage féminin – formulaient des critiques vis-à-vis du principe même du suffrage « universel » (pour les hommes comme pour les femmes) et du mode de fonctionnement du système électoral. Certains critiquaient son instauration en 1848, qualifiée d’expérience imprudente et précipitée qu’il aurait mieux valu éviter : « un saut dans l’inconnu ». Comme le formula un écrivain en colère, « [l]’admission brusque des femmes à l’électorat doublerait le nombre d’imbéciles qui votent ». C’était le point de vue de Joseph-Henry Rosné [13], auteur de romans d’amour, qui se présentait comme un féministe ardent « en théorie ». Beaucoup des politiciens inclus dans l’enquête estimaient urgent de revoir les imperfections du système électoral existant avant d’y admettre les femmes. Plusieurs déclaraient que l’on ne saurait prendre au sérieux la notion de suffrage féminin. À l’encontre des vues de Thérèse Pottecher, la raillerie misogyne demeurait une arme politique de poids, surtout entre les mains des anarchistes. « Le bulletin de vote […] n’est qu’un attrape-nigaud », affirmait le propagandiste Jean Grave[14]. Le procès intenté au suffrage universel par les politiciens conservateurs et par les anarchistes alimenta les réticences à étendre davantage le droit de vote démocratique, au point de remettre en cause les principes universalistes de 1789.

Un autre faux-fuyant, très commun dans l’enquête, était soumis par Raymond Poincaré, sénateur et bientôt Premier ministre, qui préférait différer le vote des femmes : « Je suis convaincu que si les femmes le veulent, un jour viendra où elles obtiendront, en France, le droit de vote, et sans doute, l’éligibilité. Ce jour est-il proche? Je n’en sais rien, mais j’ai [des] raisons d’en douter » (cité par Jean Grave, cf. note 13). Selon lui, ce report permettrait à davantage de femmes de manifester leur désir de voter, et aux hommes d’entreprendre les réformes du système électoral en vigueur. La tactique dilatoire de Poincaré, qui évitait habilement la question de l’égalité des sexes, s’apparentait à celles d’autres hommes que les féministes considéraient comme des « alliés », mais qui, en réalité, faisaient preuve d’hésitations quant au calendrier souhaitable pour élargir le suffrage aux femmes. De façon typique, ils conféraient la priorité à la réforme du système électoral grâce à la mise en place d’une représentation proportionnelle, alors objet de vives discussions à la Chambre. À leurs yeux, l’admission des femmes dépendrait du vote de ces réformes et n’était pas considérée comme en faisant partie. La question du suffrage féminin, affirmaient-ils, était prématurée et, d’ici là, les femmes devraient être éduquées à leurs nouveaux rôles. Beaucoup des antiféministes et certains des républicains bienveillants, mais avec des réserves, insistaient sur l’indifférence de la majorité des femmes vis-à-vis de la politique et sur leur faible soutien en faveur du vote. Or cette assertion allait se voir totalement démentie par un sondage d’opinion mené auprès des femmes sur ce thème en 1914.

L’enquête de 1910 attira également l’attention de Théodore Joran, dont l’essai Le suffrage des femmes, se verrait récompensé par l’Académie des sciences morales et politiques en 1912. Joran qualifia l’enquête de l’UFSF de « plébiscite » en faveur du suffrage féminin. Il la considérait comme solide mais sélective, comme « un document du plus grand poids, bien qu’il ait été filtré ». Il notait que « les réponses hostiles [sont] relativement peu nombreuses. Mais il faut savoir que l’Union […] s’est bien gardée de demander leur avis à des “antiféministes notoires” » – y compris, sans doute, Joran lui-même. « Nous ne sommes donc pas en présence d’une enquête large et impartiale », concluait-il. Joran considérait pourtant que les féministes n’avaient pas obtenu les résultats escomptés « car la note évasive et sceptique y domine […] l’indécision perce presque partout » (Joran 1913 : 75-76). Cependant, son analyse à l’évidence biaisée souligne l’une des caractéristiques de bon nombre d’hommes au pouvoir, à savoir: leur indécision. En effet, les échantillons d’opinion examinés ici révèlent non seulement la polarisation des élites politiques entre « pro- » et « anti- », mais une ambiguïté et des hésitations, y compris chez les républicains à première vue favorables au suffrage féminin – un peu plus de la moitié d’entre eux. Les féministes devaient découvrir par la suite le côté superficiel de leur soutien, lorsque la campagne pour le droit de vote des femmes redémarra en 1919.

Conclusion

Les arguments avancés contre le droit de vote des femmes ne relèvent pas d’une logique univoque, mais d’une série de raisonnements contradictoires, d’atermoiements et d’artifices rhétoriques méprisants – qui se révélèrent efficaces, au moins à court terme. Dans sa réponse à l’enquête de l’UFSF, Louis Marin, député et ferme partisan du suffrage féminin, analysait la palette des prises de position politiques dans ces termes : « À l’heure actuelle, au sujet du vote des femmes, tous les partis politiques semblent aussi indécis. La gauche redoute que les femmes ne soient trop conservatrices; la droite qu’elles ne deviennent trop révolutionnaires; le centre qu’elles ne remplacent l’ordre, l’équilibre, le bon sens, par la passion et le sentiment… »[15].

Florence Rochefort (1999 : 44) a fait valoir que les principaux politiciens républicains cherchaient à éviter la question de l’inégalité des femmes ou, au mieux, à en reconnaître le principe, mais en ne contribuant guère à promouvoir des mesures susceptibles d’y remédier. Visiblement, la plupart des politiciens du Parti radical préféraient les arguties rhétoriques de la « thèse de la mise en péril », comme Albert Hirschman (1991) l’avait nommée, arguant en l’occurrence que le suffrage des femmes menacerait l’avenir de la République. Cette stratégie fit ses preuves en 1919, quand Alexandre Bérard proposa de reporter le suffrage féminin à une date indéfinie, au motif que l’excédent de femmes constituerait une armée potentielle pour le Vatican, menaçant par là même la République laïque (Hirschman 1991). Grâce à l’évocation de ces effets désastreux et pervers, les politiciens parvinrent effectivement à bloquer la campagne en faveur du droit de vote des femmes pour une génération de plus.

En tout état de cause, la violence constante des échanges verbaux entre féministes et antiféministes servait les adversaires du suffrage féminin, dans un contexte favorable aux « ennemis déclarés » et aux « indécis »[16]. Aussi, lorsque la résistance molle de nombre de politiciens républicains se conjuguait à l’ambiguïté de certains « faux amis », tel Théodore Reinach, il était très difficile de s’en prendre à la position des « antis- », avec son cortège habituel de préjugés hostiles. En outre, l’enquête de l’UFSF suggère à n’en pas douter que l’insatisfaction à l’égard du système électoral en vigueur l’emportait, à la fois chez les adversaires et parmi les républicains hésitant à étendre le droit de vote aux femmes. Sans compter que toute réforme du système existant, alors en débat, était perçue comme un facteur de division. Comment instaurer le moindre changement, sauf graduel et limité? Contrairement à la situation qui régnait en Grande-Bretagne, avec son schéma bipartite, la Troisième République et son système de coalitions fragiles, faites de petits partis peu disciplinés, était moins encline à accepter un large nombre de nouvelles électrices incarnant un facteur inconnu non négligeable. Aussi beaucoup de républicains considéraient-ils le suffrage féminin comme un risque de « saut dans l’inconnu ». Au cours de cette période critique, les peurs irrationnelles relatives à l’influence des femmes, attisées par la perspective de la guerre imminente, redonnèrent corps au spectre de la « guerre des sexes » – sur fond, d’abord, du décalage potentiel et, par la suite, en 1919, de l’écart démographique très réel entre hommes et femmes.