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Patrizia Romito, professeure de psychologie sociale à l’Université de Trieste, a produit en 2006 un ouvrage fondamental sur la violence à l’encontre des femmes et des enfants, ouvrage qui est revenu dans l’actualité intellectuelle avec le colloque sur le XXe anniversaire du massacre de l’École Polytechnique, colloque où elle était d’ailleurs une des invitées étrangères. Toujours d’actualité, cet ouvrage aborde le problème de la violence masculine à travers la dialectique silence/bruit, en tenant compte du brouillage qui entoure ce phénomène social fondamental, à savoir une violence masculine qui s’exerce largement à l’encontre de « proches ».

Cet ouvrage a le mérite de nous rappeler un fait fondamental : « [de] 70 à 80 % des violeurs sont des hommes ou des garçons que la femme, la jeune fille ou l’enfant connaissent bien » (p. 34). Cependant, il est difficile d’avoir un portrait chiffré de cette violence puisque peu de pays tiennent des statistiques vraiment fiables dans le domaine et que les données sont difficilement comparables d’un pays à l’autre, car les catégories retenues sont rarement les mêmes.

Romito préfère une analyse qualitative et politique du phénomène de la violence masculine à l’encontre des femmes et des enfants et prend en compte les violences sexuelles, les violences contre les petites filles et les violences dites domestiques. Son analyse est politique en ce qu’elle relie ces diverses formes de violence aux discriminations à l’encontre des femmes qui persistent partout au monde, mais aussi à la capacité d’action des femmes et à leurs résistances devant ces violences.

À ce titre, Romito récuse toute explication psychologisante pour plutôt montrer que la violence masculine fait partie d’un système social de domination, le patriarcat, dans lequel « [l]a violence est utilisée quand tous les autres moyens de conditionnement et de coercition s’avèrent insuffisants » (p. 50) et imprègne les rapports sociaux de sexe. Loin de penser que nous vivons dans un monde postféministe, où le féminisme serait caduc du fait des avancées des femmes dans divers domaines de la vie économique, politique et sociale, Romito montre d’abord en introduction que le sexisme est bel et bien présent dans toutes les sociétés et que la violence masculine s’avère un bon indicateur de sa prégnance. Ce que le féminisme a permis, c’est de nommer et de comprendre cette violence.

L’ouvrage est ensuite divisé en deux grandes sections, soit les tactiques, « ces formes institutionnalisées [qui] orientent et parfois conditionnent nos façons de percevoir la réalité » (p. 79), et les stratégies, cet « ensemble de manoeuvres élaborées et complexes, de méthodes globales destinées à occulter les violences masculines et à perpétuer le statu quo, les privilèges et la domination des hommes » (p. 79-80). Romito répertorie ainsi six grandes tactiques et deux moyens stratégiques.

La première de ces tactiques est l’euphémisation et se rapporte aux mots pour dire les choses, mots qu’il faut souvent inventer pour énoncer ce qui se dit mal dans nos sociétés et s’entend encore moins (la fameuse dialectique du silence et du bruit). Romito repère ainsi toutes les façons de dire qui omettent de préciser le caractère sexiste d’une telle violence et font en sorte que « les hommes disparaissent de tout ce qui traite de la violence masculine envers les femmes et les enfants » (p. 83). C’est ainsi que l’on parle de « violence domestique », de « conflits conjugaux », de familles « maltraitantes » ou « incestueuses », pour ne donner que quelques exemples.

Deuxième tactique, la déshumanisation des victimes, « phase essentielle pour accomplir sans remords des actes de cruauté » (p. 87). Cette déshumanisation se retrouve autant dans la pornographie qui parcellise et objective les corps des femmes que dans le recours à l’insulte et à l’humiliation des victimes avant de passer à des actes violents stricto sensu. Romito cite à cet égard l’exemple des 14 femmes tuées à Polytechnique qui sont traitées « en groupe » et dont on oublie souvent le nom et encore plus l’histoire personnelle alors que leur assassin est individualisé (p. 93).

La troisième tactique est la culpabilisation des victimes. Qui n’a pas entendu dire que ce sont les femmes battues qui provoquent les coups, que les jeunes filles incestuées ont des complexes de Lolita, que les femmes violées étaient au fond consentantes, etc.? On peut le voir dans les procès pour viol, dans le recours à la « thérapie familiale » pour régler la « violence domestique », dans la culpabilisation des mères tenues responsables des violences que les hommes infligent aux enfants ou dans le discrédit, sinon l’accusation de fabrication de faux témoignages, des mères qui invoquent l’abus sexuel envers les enfants dans une procédure de séparation ou de divorce.

Pas étonnant que l’on assiste, dans ces circonstances, à une psychologisation des comportements et à l’invention de notions floues comme le « syndrome d’aliénation parentale », que Romito considère comme la quatrième tactique. C’est ainsi que « certaines théories psychologiques peuvent devenir de puissants instruments pour culpabiliser les victimes et les réduire à l’impuissance » (p. 122), d’autant plus qu’un problème social est transformé en traits de comportement individuels. L’approche psychologisante est à l’oeuvre dans plusieurs réponses à la violence domestique ou encore dans la médiation familiale.

La cinquième tactique, c’est la naturalisation, comme si tout était dans les hormones! À ce titre, la sociobiologie et la psychologie cognitive tiennent le haut du pavé, en produisant « [u]n mélange d’ineptie scientifique, d’arrogance et de succès médiatique » (p. 142). Comme l’a rappelé en son temps Colette Guillaumin, la naturalisation, fonds de commerce du sexisme et du racisme, sert à dénier le côté social et donc modifiable de certains comportements, tout en rejoignant la déshumanisation.

Enfin, la sixième et dernière tactique est la compartimentation. Il n’y aurait pas de violence masculine, mais une série de comportements distingués les uns des autres et souvent euphémisés : violence conjugale, inceste, viol, harcèlement sexuel, etc. : « [S]i l’on nous présente diverses formes de la violence comme si elles étaient distinctes entre elles, et qu’on leur attribue de ce fait des appellations différentes, nous n’arrivons pas à les considérer dans leur continuité ni à réaliser qu’elles sont perpétrées dans une large mesure par la même catégorie d’individus » (p. 147).

Quant aux stratégies, elles sont de deux ordres, en apparence contradictoires mais en fait complémentaires, c’est-à-dire la légitimation et le déni. La légitimation relève largement de l’idée d’euphémisation. En effet, on ne nie pas une réalité, mais on ne la qualifie pas non plus comme violence sexiste : « sans doute quelque chose s’est-il passé, mais on ne peut pas appeler ça violence » (p. 156). Au titre de la légitimation figurent le « crime d’honneur » ou le viol conjugal ou encore les batailles des pères pour le contrôle sur leurs enfants en cas de séparation ou de divorce, qui transforment en « dommages collatéraux » les assassinats de femmes ou d’enfants dans les cas de séparation qui ont « mal tourné » (p. 165-179). Romito inclut également les diverses formes de prostitution dans l’arsenal de la légitimation, établissant un parallèle entre le soldat (l’armée qui prévoit les visites/permissions au bordel), les Casques bleus (qui violentent souvent les femmes et les enfants qu’ils sont sensés protéger) et les touristes sexuels qui « consomment » des jeunes d’âge mineur des deux sexes dans des zones exotiques.

La seconde stratégie, le déni, intervient lorsque les victimes tentent de nommer le quelque chose dont il était question plus haut comme violence. Romito rappelle que, de 1910 à 1960, « on n’a cessé de remodeler l’image de la fillette ou de l’adolescente victime d’abus sous les traits d’une provocatrice, lascive et vicieuse, et, parallèlement, on a détourné l’attention portée sur les pères ou beaux-pères incestueux » (p. 213). Un des derniers avatars du déni est probablement le « syndrome de la fausse mémoire ». Cependant, le plus grand triomphe de cette stratégie du déni est certainement le fait que les victimes en viennent à nier le caractère de violence et d’oppression qu’elles ont subies, se cantonnant dans une posture de victime, ce qui constitue certes une stratégie individuelle de survie compréhensible, mais témoigne également du fait que « les rapports d’oppression aboutissent à une anesthésie de la conscience inhérente aux limitations concrètes, matérielles et intellectuelles, imposées à l’opprimé » (p. 252).

Bref, il s’agit là d’un ouvrage capital qui permet de mieux comprendre les diverses facettes de la violence masculine et surtout comment elles forment système. Et comme la compréhension est nécessaire à l’action, c’est un ouvrage fondamental à la fois pour celles qui luttent au quotidien contre les diverses formes de violence masculine à l’encontre des femmes et des enfants de même que pour ceux et celles qui veulent comprendre les manifestations contemporaines du patriarcat.