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La question du travail du sexe divise plus que jamais la communauté féministe. D’un côté, les abolitionnistes mettent l’accent sur le caractère victimisant de la « prostitution » et sur ses nouvelles manifestations, comme la traite des femmes, et demandent l’abolition de cette activité. De l’autre côté, les protravail du sexe revendiquent la reconnaissance de cette activité comme travail. Pour éviter que la voix des travailleuses du sexe et la défense de leurs droits et intérêts ne soient encore occultées des débats à venir, les auteures et l’auteur de cet ouvrage ont senti l’urgence de rassembler des analyses faisant contrepoids au discours abolitionniste. Dans Mais oui c’est un travail. Penser le travail du sexe au-delà de la victimisation, ces personnes se donnent le mandat de bien camper la position implicite du titre de l’ouvrage, soit une approche du travail du sexe qui le voit comme un travail légitime. Les cinq chapitres abordent les fondements du débat actuel concernant la « prostitution » comme travail, les différentes réponses des régimes juridiques, la variété des pratiques et des expertises mises en oeuvre par les femmes qui travaillent dans l’industrie du sexe, l’action collective et les regroupements qui luttent pour une reconnaissance du travail du sexe ainsi que l’analyse critique des discours sur le trafic et la traite des femmes. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage écrit par des universitaires, on y trouve une excellente revue des écrits qui présentent les points de vue des travailleuses du sexe. L’ouvrage vient combler une lacune dans le paysage québécois et soumet à l’attention du lectorat les études importantes de même que celles qui ont des lacunes méthodologiques trop sérieuses pour que l’on en retienne les conclusions.

Dans le premier chapitre, Colette Parent et Chris Bruckert présentent le débat actuel sur le travail du sexe. Après avoir brièvement introduit l’héritage sur lequel s’appuie le débat, elles résument les idées principales des deux positions dominantes en les soumettant à l’épreuve des recherches empiriques et à la voix des travailleuses du sexe. Nombre d’abolitionnistes s’appuient fortement sur des statistiques pour valider leurs arguments, mais sans en faire toutefois un usage critique pourtant essentiel à toute démarche scientifique (p. 14). Les auteures constatent que les abolitionnistes ont peu recours à la parole des travailleuses du sexe pour comprendre le phénomène. Parent et Bruckert appréhendent le travail du sexe comme une forme de travail, ce qui, constatent-elles, ouvre des voies de recherche en faisant ressortir la complexité des enjeux et en mettant les voix des travailleuses du sexe au centre de l’analyse (p. 24).

Dans le deuxième chapitre, Patrice Corriveau présente les différents modèles juridiques de contrôle de la prostitution et leurs limites. Préconisant la décriminalisation du travail du sexe, Corriveau décortique les arguments avancés par ceux et celles qui souhaitent une approche répressive, laquelle se réalise en grande partie aux dépens de la santé et des droits des travailleuses du sexe. C’est parce que le législateur canadien rend de facto illégale la pratique du travail du sexe qu’il nuit à la sécurité et à la santé des travailleuses du sexe, les obligeant à s’isoler toujours davantage pour ne pas être importunées par les forces de l’ordre (p. 33). Les trois comités gouvernementaux canadiens qui se sont penchés sur les lois encadrant la prostitution au Canada, soit le comité Fraser en 1985, le groupe de travail fédéral-provincial-territorial en 1998 et le sous-comité de la Chambre des communes en 2006, ont tous souligné l’inadéquation du cadre juridique canadien. Pour Corriveau, des consensus existent déjà, soit la nécessité de mieux protéger les travailleuses du sexe, l’échec des lois en vigueur pour contrer la prostitution et le constat que les lois actuelles nuisent essentiellement aux travailleuses du sexe. La situation actuelle est intenable puisqu’elle rend les travailleuses du sexe plus vulnérables aux agressions et aux abus en raison de l’illégalité de leur travail (p. 51). Corriveau aborde d’autres modèles d’encadrement du travail du sexe, soit l’approche réglementariste, qui légalise le travail du sexe, en vigueur au Nevada, en Allemagne et aux Pays-Bas, ainsi que la décriminalisation, approche adoptée par la Nouvelle-Zélande depuis 2003. La décriminalisation s’appuie sur le postulat selon lequel la vente de services sexuels découle d’un choix personnel : les travailleuses du sexe doivent donc participer à l’élaboration de la réglementation des conditions de pratique de leur travail (p. 45). Cette approche donne priorité à la santé publique et aux droits de la personne et elle permet aux travailleuses du sexe de bénéficier de l’application du Code du travail.

Dans le troisième chapitre, Chris Bruckert et Colette Parent abordent la nature et l’organisation du travail dans certains secteurs de l’industrie du sexe; par exemple, elles mettent en évidence aussi bien les habiletés nécessaires à l’exercice de ce métier que les défis que les travailleuses doivent relever au quotidien. À la question « Pourquoi exercer le travail du sexe? », elles répondent que cette activité offre aux travailleuses un revenu qui correspond à leurs besoins et leur assure une grande autonomie, leur procurant ainsi le statut et l’estime de soi associés à la sécurité financière. Peu importe que cette activité corresponde ou non aux standards de travail de la classe moyenne et à ce qui est moralement désirable, il y a clairement des bénéfices secondaires, non économiques par exemple, liés à la participation à ce domaine professionnel. Les travailleuses du sexe apprécient leur autonomie, mais aussi la chance qu’elles ont de rencontrer des personnes qu’elles ne connaissent pas et qui sont potentiellement intéressantes. Elles aiment explorer leur sexualité et découvrir le sens du travail bien fait. Enfin, le travail du sexe peut, comme dans plusieurs autres domaines professionnels, fournir des contacts sociaux, de la camaraderie et même des amitiés (p. 62). Toutefois, le travail du sexe se distingue d’un autre travail parce qu’il est stigmatisé, marginalisé et en partie criminalisé, sans parler des niveaux extrêmement élevés de violence, y compris la violence meurtrière, contre les travailleuses du sexe, qui ont été largement documentés dans la littérature scientifique et juridique (p. 64). Cette violence n’est cependant pas inhérente au travail du sexe. Elle résulte en partie du contexte social, légal et professionnel particulier dans lequel le travail du sexe vient s’ancrer (p. 65).

Le quatrième chapitre, signé Maria Nengeh Mensah, donne une vision d’ensemble de la mobilisation et des initiatives des travailleuses du sexe de nombre de pays à partir du Forum XXX sur le travail du sexe, tenu à Montréal en 2005. Mensah relate les principales revendications de différents regroupements, le combat pour la reconnaissance et la légitimité des associations qui travaillent pour de meilleures conditions d’exercice du travail du sexe de même que les alliances entre les travailleuses du sexe et d’autres groupes. Qu’est-ce qui fait de ces travailleuses une communauté? Le stigmate de la putain est certainement le ciment premier qui soude les membres de cette communauté (p. 84), alors que la sexualité peut être un moteur d’action collective. Les personnes qui exercent le travail du sexe se regroupent autour d’une identité professionnelle puisque celle-ci est revendiquée dans le contexte d’une occupation génératrice de revenus. Il s’agit d’un rattachement idéologique au monde du travail marginalisé ou atypique que constituent les métiers du sexe. Des individus travaillent avec la sexualité et l’érotisme, en exerçant diverses pratiques, en faisant appel à des habiletés techniques, interpersonnelles et physiques, à des capacités d’intimité, de gestion, de marketing et de promotion de ces services, en étant capables de composer avec une stigmatisation constante. C’est cette identité professionnelle qui réunit les travailleuses du sexe (p. 88-89). Le fait de se dévoiler alors que l’on exerce un métier stigmatisé est une autre forme d’intervention qui permet de construire la communauté, selon Mensah (p. 95).

Dans le cinquième et dernier chapitre, Louise Toupin montre que le discours actuel sur le trafic des femmes est, dans une large mesure, une réplique de celui qui avait cours sur la traite des blanches au tournant du siècle dernier, se fondant sur une vision coloniale et infantilisante de certaines catégories de femmes, qui auraient besoin d’être sauvées. Une même panique autour de la sexualité des femmes semble animer la version actuelle de la traite des blanches. Seul aurait changé, depuis, le sens de la circulation des personnes. La traite des blanches se référait alors à des femmes blanches sortant d’Europe, alors qu’aujourd’hui la traite des femmes concernerait des femmes du Sud ou de l’Est entrant en Occident (p. 107). Cette image sensationnaliste véhiculée dans les médias et alimentée par bon nombre d’adeptes d’une approche abolitionniste de la prostitution est basée le plus souvent sur des études aux démarches méthodologiques discutables, sur des généralisations abusives de chiffres extrapolés à partir de cas extrêmes relatés dans les journaux ou encore sur des échantillons non précisés. Le type d’information, nécessairement biaisée, qui en ressort s’ancre aussi dans une vision misérabiliste des femmes (p. 108). Or, de plus en plus de voix s’élèvent parmi les migrantes pour s’établir comme sujets et agentes de leur propre vie et de leur migration. Souvent confondu dans les médias avec la migration illégale des femmes aux fins de travail sexuel, le discours dominant sur la traite des femmes a des conséquences néfastes sur toutes les migrantes, outre qu’il contribue à alimenter des politiques antimigratoires.

Voilà donc un ouvrage qui permet, en s’appuyant sur nombre d’études et de récits produits par les femmes qui travaillent dans l’industrie du sexe, de revisiter les mythes qui, trop souvent, accompagnent les écrits sur le sujet. La position défendue par le collectif à l’origine de cet ouvrage est sans équivoque : le travail du sexe est bel et bien un travail et ce prisme permet de dépasser les analyses qui refusent d’envisager la sexualité commerciale comme une activité légitime.