Corps de l’article

Des milliers de femmes, laïques ou religieuses, ont exercé le métier d’institutrice depuis les débuts de la Nouvelle-France. Que savons-nous du cheminement de toutes ces travailleuses dévouées à la scolarisation des enfants et de leur attachement à cette profession? Est-il possible de tracer un lien entre toutes celles qui ont oeuvré dans l’enseignement du XVIIe siècle jusqu’à nos jours? Quel sera le fil conducteur? Depuis plus de trois siècles, « l’école change; les enfants changent; l’institutrice, elle, demeure toujours le maillon indispensable de l’ensemble du système éducatif » (p. 202). Cette phrase, en clôture de l’ouvrage d’Andrée Dufour et de Micheline Dumont, résume l’ensemble de cette recherche qui explore la place occupée par l’institutrice dans l’instruction publique et dans la société au fil des ans.

Aussitôt que l’État vote ses premières lois scolaires, le métier d’enseignant, d’abord dévolu aux hommes, devient rapidement dans la province de Québec une profession féminine. D’où le titre de l’ouvrage. Cette étude bien documentée, ayant comme toile de fond l’histoire de l’éducation, explore de nombreux sujets, notamment, le métier d’enseignante, ses aléas, la formation des candidates, les régimes pédagogiques, les possibilités de carrière, la rémunération et la syndicalisation. Ainsi, de chapitre en chapitre, le lecteur ou la lectrice est en mesure de saisir l’évolution de la profession, des élèves, de l’organisation scolaire, voire de son financement. Si la situation de l’institutrice catholique et francophone domine, celle de l’enseignante protestante et anglophone permet des comparaisons intéressantes.

L’ouvrage de Dufour et Dumont adopte une base chronologique qui partage l’histoire des institutrices en six périodes clés qui constituent autant de chapitres. Comme leur étude traite plus de 360 ans, il n’est pas superflu de rappeler succinctement ici le contenu de chacun. En traçant à larges traits cet itinéraire, nous pourrons mieux faire saisir l’évolution du parcours des institutrices et, par la suite, revenir sur certains éléments en particulier.

Le premier chapitre, « L’émergence d’un métier (1639-1801) », est consacré aux pionnières de l’enseignement, les Ursulines puis les Soeurs de la Congrégation de Notre-Dame. À cette époque, à l’instar de la situation en France, l’Église détient en Nouvelle-France la responsabilité des écoles. Les unes cloîtrées, les autres non, ces religieuses dispensent alors à des jeunes filles d’une dizaine d’années un enseignement individuel. Le deuxième chapitre, « Institutrices des villes, institutrices des champs (1801-1845) », s’intéresse aux premières enseignantes laïques qui entreprennent le métier à la faveur des premières lois scolaires établies par le Régime britannique. Au milieu des années 1830, elles composent la moitié du personnel enseignant. Leur arrivée coïncide avec le départ des instituteurs. Ceux-ci délaissent un métier mal rémunéré, tandis qu’elles viennent à l’enseignement parce qu’il « représente une des rares occasions de gagner leur subsistance » (p. 42). De plus, elles sont à l’aise avec les jeunes élèves, qualité qui justifiera bientôt leur présence massive dans l’enseignement. Le milieu de travail des institutrices diffère selon les lieux d’appartenance. À la ville, les institutrices francophones adoptent le modèle véhiculé par les enseignantes laïques protestantes et elles ouvrent des écoles privées. Quant aux religieuses enseignantes, elles accaparent les écoles de filles selon les voeux de l’épiscopat. À la campagne, les institutrices laïques accueillent filles et garçons dans leurs écoles de rang ou de village.

« L’acceptation de l’institutrice (1846-1899) » devient enfin réalité. Au troisième chapitre, on assiste à la reconnaissance de ce métier, puisqu’il faut détenir un brevet pour l’exercer. Cette exigence formulée dans un premier temps pour les seuls instituteurs sera bientôt obligatoire pour les institutrices. C’est durant cette période que s’ancre définitivement le processus de féminisation de la profession. Les conditions de travail se résument à une lourde tâche mal rémunérée et très surveillée. Certes, les institutrices laïques de la campagne sont seules dans leur école, mais elles doivent tenir compte des exigences des commissaires d’écoles, de l’inspecteur de leur district et des contribuables qui « veillent » sur elles. Au fil des années, elles affrontent la concurrence des religieuses enseignantes qui prennent en charge, comme à la ville, les écoles de village.

S’ensuivent 40 années qui apparaissent comme cruciales pour le métier malgré un fort roulement de personnel. Le quatrième chapitre, « Un début de professionnalisation (1899-1939) », expose ainsi la grande mobilité des institutrices : « durant la première moitié du XXe siècle, 77 % des institutrices catholiques quittent leur emploi avant la dixième année de service » (p. 93). À la campagne, elles travaillent souvent moins de cinq ans. On observe cependant une amélioration de taille avec l’abolition, en 1939, du Bureau central des examinateurs qui entraîne la création d’un réseau de petites écoles normales dispersées sur le territoire. Dorénavant, toutes les candidates à l’enseignement sont initiées à la pédagogie. La tâche de l’enseignante se diversifie à la faveur d’une refonte des programmes qui intègrent de nouvelles matières. On assiste aussi à l’éveil collectif des institutrices rurales attribuable à une enseignante de la région de Charlevoix, Laure Gaudreault.

L’après-guerre apporte un vent de modernisation qui touche aussi le monde de l’éducation. « La grande transition (1939-1968) » est une période charnière, comme l’indique le titre du cinquième chapitre, où les objectifs de l’école sont remis en question. Cette période démarre avec l’adoption de la loi relative à l’école obligatoire (1943) qui enclenche une série de refontes des programmes inspirées par de nouvelles théories pédagogiques. Dans ce chapitre, on explore les effets de ces modifications sur la tâche, tandis que le syndicalisme enseignant se développe, sans toujours intégrer les préoccupations des institutrices. Finalement, au sixième chapitre, « L’institutrice d’aujourd’hui (depuis 1969) » connaît aussi sa révolution tranquille. Ce chapitre décrit un métier de plus en plus complexe qui nécessite trois années de formation universitaire et, depuis peu, quatre années. Les institutrices reçoivent enfin une rémunération équivalente à celle de leurs confrères. La carrière adopte un nouveau profil. Les enseignantes mariées sont nombreuses et conjuguent travail et vie familiale, à l’instar des autres travailleuses. Leur préférence pour l’enseignement primaire persiste. Par ailleurs, peu semblent désireuses de prendre la direction d’une école ou de militer dans le syndicalisme.

Ce regard contemporain, qui s’alimente à des enquêtes récentes, aborde une image tout aussi nouvelle : celle de la déconsidération sociale du métier. La surprise ou l’étonnement surgissent dans ce dernier chapitre où l’on observe que le métier, selon certaines répondantes à ces enquêtes, serait mal perçu dans la population, voire par les institutrices elles-mêmes. Un côté noir de la profession ressort et le témoignage, en parallèle, d’une institutrice de carrière suffira à peine à éclaircir un tant soit peu le tableau. Si de telles enquêtes avaient eu lieu à la fin du XIXe siècle ou au milieu du XXe siècle, les institutrices auraient-elles tenu les mêmes propos?

Cette histoire des institutrices s’appuie sur une analyse féministe qui ne surprend pas. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’elles sont majoritaires depuis le milieu des années 1830? C’est surtout la persistance des enseignantes qui est frappante, car elles ont eu à faire face à une série de discriminations « sur les plans de la formation, du salaire, des pensions, des lieux de travail, des promotions » (p. 92). Toutefois, les instituteurs ne sont pas occultés pour autant, et ils servent souvent de faire-valoir à la situation de leurs consoeurs. Le cheminement des institutrices va de pair avec celui de la société qui définit les rôles sociaux de chacun et de chacune et qui prône longtemps la division sexuelle des tâches entraînant des disparités entre hommes et femmes. Briser ce moule prendra du temps. En effet, il faudra attendre les années 1950 pour que les critères d’admission à l’école normale et les programmes d’études soient identiques pour filles et garçons. Ce ne sera qu’en 1967 que l’égalité salariale sera enfin obtenue faisant de l’institutrice l’égale de son confrère. Puis la formation universitaire abolira toute autre forme de discrimination. Les gains seront alors attribuables à la Révolution tranquille et à la montée du féminisme. Un retour en arrière, jusqu’à ce moment entre 1846 et 1857 où les institutrices sont exemptées du brevet, illustre bien les progrès accomplis. Pour justifier cette exemption, le premier surintendant de l’Éducation, Jean-Baptiste Meilleur, dit qu’il « ne faut pas assujettir les personnes du sexe à une rigueur indue » (p. 59). Cet atavisme aura longue vie.

L’étude de Dufour et Dumont a le grand mérite de faire se côtoyer des institutrices laïques, catholiques et protestantes, francophones et anglophones ainsi que des religieuses enseignantes. Les conditions d’exercice du métier apparaissent ainsi diversifiées selon chacune de ces catégories. À travers leur histoire, on appréhende le monde scolaire, avec ses poussées de croissance et le confinement des institutrices à l’enseignement primaire (autrefois appelé « élémentaire »), les programmes d’études spécifiques selon le sexe, les inquiétudes quant à l’enseignement aux garçons et les conditions d’emploi des instituteurs nettement supérieures à celles des enseignantes. À noter que la vie dans les écoles de Montréal domine l’analyse dans les derniers chapitres parce qu’elle est mieux documentée.

Cet ouvrage est le premier à être entièrement consacré aux institutrices. Lacune enfin comblée, de dire les auteures. Cependant, leur analyse féministe présente parfois les institutrices en victimes d’un système, ce qui semble les isoler des autres travailleuses qui connaissaient d’aussi piètres conditions d’emploi. Le souhait des auteures de fournir autant de données dans une « brève histoire » ne se fait pas sans en payer le prix par une certaine condensation de l’information. Il arrive ainsi que des questions soulevées laissent le lecteur ou la lectrice sur sa faim. Souhaitons, si jamais un complément à cette histoire voit le jour, que des recherches régionales en histoire de l’éducation viennent apporter une vision plus nuancée de la place occupée par l’institutrice laïque dans le temps et l’espace, en particulier à l’extérieur de la ville de Montréal.

Les institutrices ont contribué à établir une tradition, celle de l’école publique. Voilà une profession aimée des femmes, malgré une formation longtemps déficiente. Ne faut-il pas avoir le feu sacré pour se lancer dans ce métier? L’ouvrage Brève histoire des institutrices de la Nouvelle-France à nos jours répond à un besoin pressant de l’historiographie. S’adressant à un vaste lectorat, venant du milieu universitaire ou de divers horizons, cet ouvrage est aussi un hommage à toutes ces femmes qui ont été et sont encore au coeur de l’instruction publique.