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Depuis les années 90, l’intégration de la dimension du « genre » (soit le paritarisme[1]) représente un levier pour l’égalité entre les hommes et les femmes dans les politiques de développement (Hafner-Burton et Pollack 2002). Rappelons que, dans son acception initiale, au cours des années 70, le terme « genre » désigne l’identité sexuée acquise, par opposition au sexe biologique, considéré comme « inné ». Repris par des féministes du Sud voulant que les politiques et les projets de développement tiennent compte de la division sexuelle du travail des femmes et des hommes, ce terme alimentera une nouvelle approche du développement international connue sous le vocable « genre et développement ». L’objet de cette approche est double : « d’une part, montrer que les relations inégalitaires freinent le développement et la participation des femmes à celui-ci; d’autre part, transformer les structures de pouvoir en vue de favoriser à long terme un partenariat égal entre les sexes » (Martinez 2008 : 79-80).

Progressivement, le genre devient un « thème transversal » des analyses du développement, contribuant à l’émergence d’une nouvelle approche dite de « l’intégration de l’égalité entre les sexes » et applicable à l’ensemble des politiques, des programmes et des interventions de développement, y compris dans les structures internes d’une organisation (Parlement européen et conseil de l’Union européenne 2004; Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) 2006; Martinez 2008). Plus qu’une approche à l’égard de la gestion publique, exigeant de modifier les politiques et les institutions pour les rendre aptes à promouvoir activement l’égalité entre hommes et femmes, l’institutionnalisation est un processus de transformation à long terme qui implique une démarche complexe et multidimensionnelle.

Dans la pratique toutefois, la littérature révèle que les expériences d’institutionnalisation au sein des gouvernements se heurtent à des difficultés importantes, atteignent des résultats plutôt symboliques et ne permettent pas de modifier en profondeur les politiques établies (Gervais 2008; Woodward 2008). Au nombre des principaux problèmes figurent son inadéquation aux besoins réels des administrations publiques (Gervais 2008), la compréhension impropre de ses paramètres par les individus travaillant au sein des organisations visées, l’absence de directives claires quant à son élaboration (Theobald et autres 2005), le manque d’exemples précis sur la façon de la mettre en oeuvre avec succès et la difficulté d’évaluer son impact réel sur la réduction des inégalités (Breitenbach 2004).

Bien que le paritarisme se révèle un bon outil de gouvernance pour promouvoir l’égalité entre hommes et femmes, peu de projets d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes dans les réformes publiques ont été entrepris de façon durable par un gouvernement ou des bailleurs de fonds internationaux (Woodward 2008). L’analyse des expériences en la matière dans les pays en développement laisse voir des résultats plutôt symboliques (Gervais 2008).

Une recherche menée dans plusieurs pays européens par Mosesdottir et Erlingdottir (2005) confirme que le paritarisme est le plus souvent une simple déclaration de principes, son impact se limitant à des changements rhétoriques. Par ailleurs, l’étude effectuée par Theobald et autres (2005) auprès des ministères de la Santé de pays africains soutient que le principal problème lié à l’implantation de cette approche est le manque de motivation du personnel, dont les membres témoigneraient d’une compréhension inappropriée de cette approche. En raison de cette méconnaissance, certaines personnes seraient portées à y voir une menace à leur pouvoir. Pour Dauphin et Sénac-Slawinski (2008), le paritarisme est une méthode difficile à définir sur le plan théorique et pratique en raison de son positionnement ambivalent qui l’apparente tantôt à un outil conceptuel, tantôt à une méthode d’action.

Soucieuses de mieux circonscrire la dynamique des changements et des résistances en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes, nous proposons dans le présent article une lecture critique d’un cas concret d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes mis en place par l’Agence canadienne de développement international (ACDI) au sein de l’administration publique marocaine. Notre analyse porte sur le volet 1 des projets du Fonds d’appui à l’égalité entre les sexes (FAES II) auprès de trois ministères marocains (ministère de la Communication (MC), ministère de la Modernisation des secteurs publics (MMSP) et Secrétariat d’État chargé de l’enseignement scolaire (SEES)). L’objet dudit volet était d’accompagner ces ministères afin qu’ils intègrent l’égalité entre les sexes comme un des principes directeurs des réformes publiques et développent des capacités pour mettre en oeuvre des actions favorisant l’avancement de l’égalité entre les sexes.

Partant de ces ministères, notre objectif est double : évaluer s’il y a eu institutionnalisation de l’égalité entre les sexes et, le cas échéant, les modalités de son implantation; explorer les résistances locales telles qu’elles sont formulées par certains représentants ou représentantes des ministères. Notre étude se propose de mieux préciser les dimensions techniques, politiques et culturelles des plans d’institutionnalisation qui ont contribué au changement des rapports sociaux de sexe, les logiques privilégiées pour son implantation et les différentes conceptions du changement social et, enfin, les stratégies endogènes mieux à même de favoriser l’égalité entre les sexes dans le contexte marocain.

Les aspects théoriques liés à l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes

Les dimensions liées à l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes au sein d’une organisation

S’appuyant sur les travaux de Kanter (1977) sur la présence des femmes au sein des organisations, notre recherche s’inscrit dans la perspective structurelle qui a pour objet d’étudier les obstacles discriminatoires envers les femmes (Desrosiers et Lépine 1991).

Deux cadres d’analyse nous ont servi de base théorique à l’analyse des changements et des résistances en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes. Le premier, inspiré du PNUD (2006), expose différentes sphères de l’institutionnalisation de l’approche genre englobant tous les aspects d’une organisation, notamment sa culture organisationnelle, son système de gestion, ses mécanismes de communication ainsi que ses programmes et services.

Ainsi, l’institutionnalisation permet de promouvoir l’égalité entre hommes et femmes dans l’élaboration et la réalisation de projets ou de programmes d’une organisation donnée. Selon ce modèle, la prise en considération de l’égalité doit devenir une façon de faire routinière dans toutes les activités d’une organisation, et ce, pour l’ensemble du personnel.

Le second cadre d’analyse porte sur le diagnostic organisationnel fondé sur le genre. Utilisé par Mukhopadhyay, Steehouwer et Wong (2006) pour la réalisation d’une étude des parcours de sept organisations non gouvernementales (ONG) en Asie du Sud et au Moyen-Orient, ce modèle propose une analyse à neuf dimensions de la dynamique du changement. Comme l’illustre le tableau 1, il a l’avantage de mettre en relation les dimensions liées à la mission, à la structure et aux ressources humaines de l’organisation avec les aspects techniques, politiques et culturels de celle-ci. Il y apparaît qu’une institutionnalisation est effective lorsque des actions en vue de réduire les inégalités ont réellement été accomplies dans toutes les dimensions de l’organisation illustrées par les neuf cases du modèle.

Une dynamique de changement s’installe lorsque les aspects culturels sont observés au sein d’une organisation (diminution des stéréotypes de genre, engagement pour l’égalité, etc.). À l’inverse, une dynamique centrée sur les dimensions techniques apporte difficilement les changements souhaités. D’ailleurs, les auteurs du diagnostic organisationnel montrent que la majorité des expériences d’institutionnalisation se concentrent sur la dimension technique parce qu’elle permet d’obtenir rapidement des résultats concrets sans trop provoquer de résistances à l’égard des changements d’attitudes et de comportements nécessaires pour une plus grande égalité entre les sexes.

Tableau 1

Cadre d’analyse d’un diagnostic organisationnel fondé sur le genre

Cadre d’analyse d’un diagnostic organisationnel fondé sur le genre
Source : Mukhopadhyay, Steehouwer et Wong (2006); traduction libre et adaptation de Sophie Brière en 2010.

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Les résistances et les stratégies liées au changement

Bien que les types de résistances au changement en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes aient fait l’objet de peu d’études spécifiques, la littérature sur le changement est assez riche pour offrir un point d’ancrage. Ainsi, les travaux de Collerette et Delisle (1993) distinguent trois types de résistances qui peuvent guider notre réflexion dans ce domaine : 1) les résistances liées à la personnalité des acteurs et des actrices au sein de l’organisation; 2) les résistances liées au groupe ou au système social; et 3) les résistances liées au mode d’implantation.

Plus précisément, un modèle réalisé par Macdonald, Sprenger et Dubel (1997), et adapté au sein d’une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2001) sur les réactions au processus de changement organisationnel liés à l’égalité entre hommes et femmes en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes, montre que les réactions de la direction à l’endroit d’un programme d’égalité entre les sexes et les comportements types des membres du personnel à l’égard des questions d’égalité peuvent être analysés selon différentes situations au sein des organisations. Ce modèle présente les rôles et les stratégies proposés pour permettre aux agentes et aux agents de changement de s’adapter à ces situations. Il rejoint la dimension technique proposée par Mukhopadhyay, Steehouwer et Wong (2006), car il expose des situations au sein des organisations qui placent ceux et celles qui sont à l’origine du changement dans un rôle de pionnier ou de pionnière et de solitaire avec comme principales stratégies de mettre au programme de l’organisation l’égalité entre les sexes, de fournir des données et de mettre en place des structures comme des comités consacrés à l’égalité.

Cette analyse propose aussi différentes stratégies de changement pour l’égalité au sein des organisations, notamment : élaborer une stratégie fondée sur les caractéristiques particulières à une organisation, obtenir l’appui de la direction, écouter les expressions de résistance et élaborer des stratégies pour y faire face, disposer des ressources appropriées afin d’adapter la durée de l’implantation aux besoins et à la capacité des gens ainsi que privilégier une stratégie organisationnelle qui responsabilise tout le personnel plutôt que d’en confier la responsabilité à un petit groupe.

Au regard des stratégies de changement, Squires (2008) constate que la mise en application de l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes peut se faire selon deux logiques : celle de la démocratie participative, qui fait intervenir plusieurs consultations et échanges entre les groupes visés, notamment ceux des administrations et de la société civile; ou celle des mécanismes bureaucratiques ou technocratiques, qui s’appuie davantage sur une expertise en matière d’égalité entre les sexes pour dégager des priorités ou des programmes politiques, ce qui rejoint la dimension technique du cadre de Mukhopadhyay, Steehouwer et Wong (2006).

La démarche méthodologique

Pour cette étude de cas, nous avons privilégié une démarche méthodologique qualitative, du type descriptif et exploratoire. Dans notre recherche de nature inductive, nous avons privilégié les expériences des participants et des participantes aux projets du FAES II (volet 1) pour mieux saisir l’essence de leurs points de vue. Loin de prétendre à une recension exhaustive de tous les éléments et résultats du projet, nous croyons tout de même faire ainsi ressortir des éléments jugés significatifs aux yeux des principaux acteurs et actrices rencontrés.

La collecte de données a reposé sur une triangulation méthodologique combinant l’analyse documentaire avec une enquête inédite conduite au Canada et au Maroc de janvier à juin 2010 auprès des principaux acteurs et actrices du projet, c’est-à-dire du personnel de l’ACDI, des consultants et des consultantes ayant pris part aux projets, des membres de l’équipe FAES II au Maroc, des parties prenantes au sein des ministères visés et des organismes bailleurs de fonds associés à ces projets. Au total, 32 personnes, soit 25 femmes et 7 hommes, ont été rencontrées lors d’entrevues individuelles semi-directives ou de groupe[2]. Nous avons fait de l’observation participante à titre de consultante de divers projets du volet 1[3] et de professeure invitée au programme Genre et politiques publiques de l’Université Mohammed V respectivement.

La collecte de données s’est déroulée de manière confidentielle et dans le respect des spécificités propres au contexte marocain. Ajoutons que notre recherche ne porte aucun jugement de valeur sur la réalité décrite ni sur les actions menées à ce jour par les autorités gouvernementales.

Les résultats

 

L’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes au sein des trois ministères

Des plans d’action en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes

Le principal extrant du volet 1 du FAES II était la mise en place d’une stratégie institutionnelle d’égalité entre les sexes pour les trois ministères visés (MC, MMSP et SEES). Chacun a produit un plan d’action à moyen terme en cette matière (Paquet et Alami Mchichi 2006; Lagacé et Lamhaidi 2006; Adams, Martin et Haddouche 2008).

Ces plans ont été conçus à la suite d’un diagnostic participatif au sein des ministères. De l’avis de la majorité des personnes rencontrées, ces plans se sont inscrits dans un climat propice à l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes au Maroc. Comme le précise un fonctionnaire marocain :

Le FAES est une très bonne initiative […] il correspond bien à la volonté politique marocaine qui s’est exprimée notamment par l’adoption de la stratégie de lutte contre la violence, le quota aux élections législatives au Parlement et le Code de la famille en 2004.

Outre qu’ils ont été appréciés, les diagnostics ont sollicité la participation des parties prenantes au sein des ministères. D’ajouter un gestionnaire marocain :

Il y a eu tout un niveau de validation par les personnes qui ont participé au diagnostic, depuis les responsables jusqu’à la plus haute autorité.

Pour la réalisation des plans, une structure institutionnelle formée de différents comités, dont un comité de pilotage, a été mise en place dans chaque ministère. Selon un des bailleurs de fonds associés au projet :

On travaille avec le comité de pilotage, et c’est formidable de pouvoir compter sur une équipe, ils prennent des initiatives, ils travaillent bien.

Une analyse de chacun des plans, jumelée au cadre d’analyse du type « diagnostic organisationnel sur le genre » (Mukhopadhyay, Steehouwer et Wong (2006), permet de circonscrire les dimensions qui ont été considérées en matière d’institutionnalisation. Le tableau 2 présente une synthèse des principaux projets issus des plans d’action des trois ministères ciblés.

Tableau 2

Principaux projets des plans d’action des ministères ciblés

Principaux projets des plans d’action des ministères ciblés

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Tableau 2

Principaux projets des plans d’action des ministères ciblés (suite)

Principaux projets des plans d’action des ministères ciblés (suite)

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Ce tableau permet de constater que les projets privilégiés par les ministères ciblés concernent principalement la dimension technique de l’institutionnalisation. En effet, les projets réalisés au sein du MMSP (six projets sur sept) touchent principalement la dimension technique, à l’exception du renforcement des capacités du comité de pilotage et du comité stratégique à l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes. En ce qui a trait au MC, le tableau 2 montre que la majorité des projets effectués (cinq sur six) portent sur la dimension technique, bien que deux projets s’intéressent à la dimension culturelle. Quant au SEES, l’accent est mis également sur la dimension technique (quatre projets liés à la mission, au mandat et aux ressources humaines).

Des activités de formation et de transfert d’expertise

Comme le montrent les plans, la réalisation des projets avait pour objet le transfert d’expertise par des séminaires de formation liés à l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes. Cette formation s’est principalement traduite par le renforcement des comités de pilotage. Selon une représentante de la partie canadienne :

On a travaillé beaucoup avec l’équipe locale terrain pour les renforcer. Au début, ils avaient des compétences théoriques.

Le témoignage suivant d’un fonctionnaire représente bien l’opinion générale de la partie marocaine :

La plus-value du projet se situe dans la constitution d’un réseau de personnes qui portent le projet et qui offre des sessions de formation […] l’intérêt de ce projet n’est pas l’argent […] mais l’échange d’expérience, le fonds documentaire et les bases statistiques.

Ces formations ont été réalisées dans le contexte d’un jumelage entre des consultantes marocaines et canadiennes. Voici l’avis d’une représentante de la partie marocaine :

Le jumelage était très valable […] c’était une bonne chose et cela valait la peine de le vivre.

Un gestionnaire de la partie marocaine ajoute :

On peut dire qu’individuellement les capacités ont été renforcées au niveau des formations, ils ont touché énormément de monde, et c’est intéressant de voir comment les gens ont évolué dans leur discours par rapport à la question.

Les changements et les résistances liés à l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes

Malgré ces réalisations, l’effet principal mis en évidence au sein des projets du volet 1, voulant que les ministères ciblés intègrent une approche institutionnelle de l’égalité entre les sexes dans leurs politiques, programmes, structures, méthodes et systèmes, ne semble pas avoir été atteint. D’après les résultats obtenus, il n’est pas possible à ce stade-ci de parler d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes au sein des ministères en question. Le témoignage d’une représentante de la partie marocaine résume bien la situation actuelle :

Le FAES a essayé, mais il n’y a pas d’institutionnalisation, ce n’est pas consolidé. L’institutionnalisation, c’est du long terme et c’est une question de génération et de changement de mentalité.

Certaines résistances liées au système et à la culture organisationnelle ainsi qu’au mode d’implantation pourraient contribuer à expliquer ces difficultés.

Les stéréotypes et l’incompréhension en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes

La majorité des personnes que nous avons rencontrées ont soutenu que le processus d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes se heurtait à la présence persistante de stéréotypes en la matière. De l’avis d’une représentante d’un comité de pilotage :

Il y a de la résistance, les gens ne savent pas comment faire. On manque d’information pour expliquer les résistances […] c’est une question de mentalité, c’est vu comme si les femmes veulent être supérieures aux hommes.

Pour une autre représentante du comité, cette résistance se traduirait par une incompréhension de la part de la haute direction :

Au Ministère, le comité technique n’arrive pas à réunir les gens. Les hauts dirigeants disent : « De quoi s’agit-il encore? » Ils n’ont pas saisi, c’est une tâche lourde dont ils ne veulent pas parce qu’ils ne comprennent pas.

Selon une représentante des bailleurs de fonds :

Il y a une volonté réelle, mais cela demeure porté par un nombre restreint d’individus. C’est vrai pour tous les projets, mais c’est encore plus vrai dans les projets [sur l’égalité entre les sexes], car tout le monde n’est pas convaincu au plan culturel.

La lourdeur bureaucratique

Les résistances se traduiraient aussi par la présence d’une lourdeur démocratique tant au sein des ministères ciblés qu’à l’ACDI. Selon une répondante de la partie canadienne, il importe de situer l’atteinte des résultats par rapport aux spécificités de chacun de ces ministères :

On prenait quand même des risques, compte tenu des résistances qu’il y avait dans les ministères […] Il faut dire que le Maroc, c’est une administration très lourde et avant de changer un organigramme dans un ministère, ce n’est pas si simple que cela.

Du côté de l’ACDI, la mise en place des projets a été soumise à une rigidité bureaucratique. Selon une représentante marocaine :

Il y a trop de paperasse, de la bureaucratie, c’est trop compliqué finalement pour un projet dont le financement n’était pas si important.

Selon des gestionnaires marocains, ces processus ont freiné le déroulement des activités :

On a eu une difficulté au niveau du recrutement des ressources canadiennes […] et le plus difficile à gérer, c’est la grande mobilité au niveau des chargés de projet de l’ACDI.

Le manque de cohérence des mesures d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes avec la culture organisationnelle

Les mesures d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes au sein des plans d’action auraient aussi rencontré certaines résistances au regard du système organisationnel des ministères ciblés. Il semble ne pas y avoir eu une réelle cohérence et appropriation par ces derniers des mesures à implanter. D’après le témoignage d’une représentante d’un comité :

Il y a une motivation sur le plan personnel, mais quand elle n’est pas portée par l’institution, quand elle n’est pas systémique…

Certains concepts issus des plans d’action ne vont pas de pair avec la culture administrative marocaine, comme en témoigne une représentante de la partie canadienne :

Le problème, c’est le concept de planification, nous planifier, on fait cela tout le temps […] mais dans le Sud, le concept de planification n’est pas du tout acquis.

Selon une autre répondante marocaine :

Le FAES s’est enfermé dans une mécanique lourde, on crée un comité, on fait un plan […] ce n’est pas fait en fonction des réalités de chacun des ministères […] En surface, il y a une première couche de sensibilisation, mais au niveau des structures, il n’y a pas une réelle institutionnalisation.

La rédaction des plans d’action n’aurait donc pas permis une réelle appropriation de l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes de la part des ministères ciblés. D’après le témoignage des représentantes au sein d’un comité :

Il y a eu de la consultation, mais c’est un projet de l’ACDI qui n’a pas été monté sur mesure pour la partie marocaine […] Les membres du comité ne s’approprient pas le projet. Ils s’activent seulement lorsque les Canadiens sont là.

Ces difficultés liées à l’appropriation des plans d’action pourraient s’expliquer par le fait que l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas entièrement portée par le gouvernement, mais plutôt par les organisations internationales. Selon un gestionnaire que nous avons rencontré :

Quand le FAES va s’arrêter, les choses vont énormément ralentir dans les ministères […] la dimension « genre » a toujours été appuyée par un financement extérieur et les différents ministères ont pris cette habitude de fonctionner avec ces financements et une fois qu’ils s’épuisent, l’attention tombe.

Pour une représentante de la partie canadienne, certaines difficultés sont envisagées pour la poursuite des activités à savoir qui sera responsable du dossier. Un important rôle de coordination gouvernementale des projets devait être assumé par le Secrétariat d’État à la famille, aux handicapés et aux femmes, mais cela n’a pas été possible. Selon les témoignages recueillis, peu de temps a été consacré aux relations permettant le positionnement externe du projet avec les autres partenaires. Comme le précise une représentante de la partie canadienne :

Si j’avais un reproche à faire, c’est le problème de coordination des projets avec les autres projets de la coopération canadienne et ceux des autres bailleurs de fonds.

Les difficultés liées au fonctionnement et à la reconnaissance des comités

L’implantation des plans d’action concernant l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes a également fait face à certaines résistances au sujet du fonctionnement des comités de pilotage :

Au départ, on avait demandé à ce qu’il y ait une personne dédiée à 100 % sur le programme, ils l’ont fait à reculons et ils n’ont pas toujours mis les bonnes ressources.

Les comités ne seraient pas rattachés au bon niveau au sein de la structure et un manque d’engagement des autorités des ministères ciblés a également été soulevé. D’après une représentante marocaine :

Pour mettre en oeuvre l’institutionnalisation, il faut figurer dans un organigramme […] On peut bien parler de volonté politique, mais pour une véritable institutionnalisation, chaque ministère devrait avoir son comité avec des décideurs.

Le processus du jumelage entre les consultantes marocaines et canadiennes a aussi connu des difficultés puisque certaines consultantes marocaines se sont senties mal évaluées :

Nous étions des formateurs d’appui, mais certaines consultantes ne comprennent pas qu’on travaille sur un même pied d’égalité.

Enfin, pour une représentante de la partie canadienne, il y avait des difficultés liées au profil de l’expertise canadienne :

Le FAES a fait le pari d’aller chercher des ressources qui avaient une expertise bâtie dans la fonction publique canadienne et québécoise et d’essayer d’en faire des consultantes du jour au lendemain, on a eu beaucoup de difficultés avec ça.

L’insuffisance du temps et des moyens fournis pour implanter le changement

Des résistances ont été perçues dans la mise en oeuvre des plans d’action. Selon les témoignages recueillis, certaines intervenantes marocaines ont eu l’impression de ne pas avoir bénéficié de suffisamment de temps et des moyens nécessaires pour s’adapter au changement :

[L’égalité entre les sexes,] ce sont des charges parallèles que les gens ont à faire. Il n’y a pas de budget, alors on fait plutôt ce qu’il y a à faire au sein de notre ministère.

Cela expliquerait le fait que la rédaction des plans d’action a été assurée par des consultantes plutôt que par les ministères ciblés. De l’avis de représentantes de la partie canadienne :

Les plans d’action stratégique sont les résultats de groupes de travail, mais il y a eu beaucoup d’impulsion canadienne […] On aurait peut-être pu prendre plus de temps pour que les gens rédigent les plans, mais ils n’avaient pas de connaissances.

Cependant, pour certains représentants et représentantes des ministères ciblés, le plan d’action aurait dû être écrit par chaque ministère :

Il aurait fallu prendre plus de temps pour le diagnostic […] On ne prend pas le temps au démarrage du projet pour construire la vision et les valeurs. Il ne faut plus faire l’économie de cette phase.

Enfin, de l’avis des consultantes, le jumelage entre les consultantes aurait pu bénéficier de davantage de temps et de moyens pour maximiser le transfert d’expertise :

On devrait faire de la formation et retourner sur le terrain pour voir l’application […] Faire travailler des gens à distance, qui ne se connaissent pas et qui ont des personnalités différentes, cela n’a pas toujours été facile.

L’analyse des résultats

L’expérience marocaine témoigne d’un réel effort d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes au sein de l’administration publique. D’après nos résultats, une démarche organisationnelle a effectivement été entreprise au sein des trois ministères ciblés, des plans d’action basés sur un diagnostic participatif ont été élaborés, une structure institutionnelle a été mise en place au sein de chacun des ministères ciblés et, enfin, un transfert d’expertise a été réalisé dans le contexte d’activités de formation et d’un jumelage entre consultantes marocaines et canadiennes.

Toutefois, cette expérience n’a pas atteint les effets escomptés, soit l’intégration par les ministères ciblés d’une approche institutionnelle de l’égalité entre les sexes dans leurs politiques, programmes, structures, méthodes et systèmes ou encore l’élimination graduelle des disparités entre les sexes dans les réformes instaurées par l’État marocain. Ce constat valide les observations empiriques dans les pays en développement qui montrent que, dans la pratique, l’intégration de l’égalité entre les sexes ne parvient pas à dépasser le stade de résultats symboliques (Gervais 2008), pas plus qu’elle ne permet d’évaluer son impact réel sur la réduction des inégalités (Breitenbach 2004).

Une explication plausible est le fait que les plans d’action réalisés pour chacun des ministères ciblés ont porté principalement sur la dimension technique de l’institutionnalisation. Comme le soutiennent Mukhopadhyay, Steehouwer et Wong (2006), miser sur cette dimension offre aux organismes (ici le FAES) l’avantage de montrer rapidement des résultats sans toutefois provoquer de réels changements d’attitudes et de comportements.

Or, une analyse axée davantage sur une perspective de changement permet de faire émerger plusieurs résistances liées au système social et à la culture organisationnelle selon les types de résistances présentées par Collerette et Delisle (1993). Nos résultats démontrent que le processus d’institutionnalisation s’est heurté à la présence au sein des organisations de stéréotypes en matière d’égalité entre les sexes, mettant en avant la difficulté d’implanter l’institutionnalisation sur la base d’outils du type plans d’action, guides ou études. Comme le précisent Theobald et autres (2005) ainsi que Sénac-Slawinski (2008), cette résistance s’est traduite par une forme d’incompréhension de cette approche par le personnel au sein des organisations, notamment la haute direction, et l’absence de directives claires quant à son élaboration.

D’autres résistances organisationnelles ont également été soulevées concernant les normes organisationnelles et bureaucratiques au sein des ministères ciblés et de l’ACDI, ainsi que la cohérence et l’appropriation par lesdits ministères des mesures à implanter. Le fait que certains concepts au coeur des plans d’action sont dissociés de la culture administrative marocaine corrobore l’étude de Gervais (2008), tout en soulignant la difficulté de faire en sorte que la dimension « genre » devienne routinière dans toutes les activités courantes d’une organisation, et ce, pour l’ensemble du personnel et des gestionnaires (PNUD 2006).

À l’instar de l’étude de Collerette et Delisle (1993), notre recherche a révélé que les principales résistances liées au mode d’implantation du changement tiennent à la crédibilité et à la reconnaissance des comités de même qu’au temps et aux moyens fournis pour l’implanter. Si l’on juxtapose ces résistances aux autres stratégies de changement à considérer pour l’égalité entre les hommes et les femmes (OCDE 2001), notre étude donne davantage d’indications sur les difficultés éprouvées.

Alors qu’une des stratégies mentionnées par Macdonald, Sprenger et Dubel (1997) dans l’étude de l’OCDE (2001) consiste à responsabiliser tout le personnel à l’égard du mandat d’égalité entre les sexes, nous avons montré que l’institutionnalisation au sein des ministères ciblés reposait principalement sur les comités de pilotage. Or, ces derniers ont connu des problèmes de représentativité tant pour la nomination de leurs membres que pour leur reconnaissance officielle au sein de leur ministère. Si, par ailleurs, l’appui de la haute direction figure comme une stratégie à privilégier, notre étude de cas a permis de constater un manque d’engagement de la haute direction des ministères ciblés. Et tandis qu’il importe de disposer de ressources appropriées, les témoignages recueillis montrent que les spécialistes et les personnes-ressources n’ont pas bénéficié de suffisamment de temps ni des moyens nécessaires pour s’adapter au changement, que ce soit lors de la mise en place des plans d’action ou lors du jumelage entre les consultantes. Enfin, alors que le développement de liens étroits avec les personnes en faveur de l’égalité entre les sexes compte parmi les stratégies à privilégier, l’expérience du FAES révèle des difficultés liées au rôle de coordination gouvernementale des projets et aux relations permettant le positionnement externe des ministères ciblés avec les autres partenaires.

Ces constats relatifs aux résistances et aux stratégies semblent montrer que ceux et celles qui sont à l’origine du changement au sein des organisations auraient été davantage en situation de pionnier ou de pionnière et de solitaire au sein des comités avec, comme principales stratégies possibles, la perspective de mettre l’égalité entre les sexes au programme, de fournir des données et d’installer des structures. Dans ce contexte, la création d’alliances et l’élaboration de pratiques novatrices représentaient pour les fonctionnaires des stratégies difficilement applicables.

Enfin, au sujet de l’implantation de l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes, nos résultats tendent à confirmer l’étude de Squires (2008) voulant que les stratégies utilisées soient de nature davantage exogène, voire technocratique. En témoignent l’accent mis sur la dimension technique, les difficultés liées au processus de jumelage entre les consultantes, la rédaction des plans d’action par des consultantes plutôt que par les ministères ciblés ou encore les difficultés liées à l’appropriation desdits plans par ces ministères pour la poursuite des activités au terme du financement de l’ACDI.

Bien que notre étude de cas comporte des limites en matière de généralisation des résultats, elle confirme néanmoins la conclusion de Woodward (2008) selon laquelle peu de projets portant sur l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes dans les réformes publiques sont instaurés de façon durable par un gouvernement et des bailleurs de fonds internationaux. Pour réellement parvenir à institutionnaliser l’égalité entre les sexes, l’expérience marocaine révèle qu’il serait davantage opportun de travailler, dans une perspective à long terme, sur les résistances au changement et les stratégies ayant un impact sur la culture organisationnelle plutôt que de privilégier à court terme la réalisation d’activités, d’outils et de plans d’action qui ne remettent pas en cause les structures et les façons de faire existantes.

Tant les références théoriques que les observations empiriques montrent que l’institutionnalisation visée n’a pas encouragé un changement organisationnel engageant des individus, une culture donnée et des traditions particulières. En somme, les projets d’institutionnalisation qui demeurent sous le leadership du bailleur de fonds, avec comme base de transfert des modèles élaborés au Nord, ne permettent pas l’appropriation locale de cette institutionnalisation et, à ce titre, l’émergence d’une façon de faire propre au contexte social du pays. Dans ce contexte, le paritarisme demeure généralement un outil conceptuel plutôt qu’un mode d’action permettant la transformation des structures et des rapports de pouvoir pour l’atteinte de l’égalité au sein des organisations.

En conclusion, force est d’admettre que les défis en matière d’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes sont nombreux. Sachant que l’institutionnalisation s’inscrit dans une dynamique de changement, d’autres études de cas devraient être réalisées pour mieux documenter les types de résistances au changement. En particulier, il y aurait lieu d’explorer les stratégies endogènes susceptibles de favoriser une institutionnalisation adaptée aux besoins et à la réalité des organisations locales, dans le contexte d’une démarche d’institutionnalisation davantage participative, durable et centrée sur les personnes.