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La pauvreté et l’endettement du tiers-monde de même que la dégradation profonde de l’environnement et l’inégalité des relations Nord-Sud font partie intégrante de l’héritage de la philosophie du Siècle des lumières. Les solutions à ces problèmes doivent venir des prises de position des féministes qui déconstruisent cet héritage et valorisent les systèmes de connaissances ancrés sur le plan local sans par ailleurs les idéaliser[2].

Barber 2000 : 186

Comme le combat du mouvement altermondialiste des deux dernières années le démontre, s’opposer aux exclusions générées par la mondialisation néolibérale — qu’elles soient liées à la domination des marchés agricoles euro-américains, à l’exploitation de l’environnement, au trafic des femmes et des enfants ou à l’endettement persistant des pays pauvres — représente un défi majeur pour les chercheuses et les chercheurs, de même que pour les militantes et les militants. Leur préoccupation porte sur la recherche de solutions de rechange à l’idéologie néolibérale pour que le marché et le profit cessent d’être les seuls repères de la vie économique, sociale et politique. À cet égard, le mouvement altermondialiste, qui est un mouvement de mouvements, ne manque pas de suggestions. Sur le plan des principes, divers mouvements sociaux en proposent plusieurs dont les mieux connus sont la démocratie vivante, la subsidiarité[3], le développement durable, l’héritage commun, la diversité culturelle et économique, les droits de la personne (en particulier, les droits des femmes et des peuples indigènes), la souveraineté alimentaire et le principe de précaution[4] (International Forum on Globalization 2002). Ces principes ne restent d’ailleurs pas au niveau de l’abstraction. On peut en effet mentionner un ensemble de projets concrets comme la taxe Tobin[5] en vue de « mettre du sable dans les roues » du marché financier spéculatif (ATTAC 1999), la clause sur la santé publique (qui donnerait aux pays en développement l’accès aux médicaments de base) dans l’Accord sur les aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou encore une nouvelle convention sur la diversité culturelle qui permettrait aux États de soustraire leurs produits culturels aux accords de l’OMC (Chan-Tiberghien 2004a).

Le désir de mettre fin à la pensée néolibérale en tant que seul principe légitime de gouvernance et de réaffirmer la diversité du savoir sous tous les aspects de la pratique de la démocratie apparaît à travers ces principes et mécanismes. Ce désir s’exprime dans l’ensemble du discours altermondialiste et, de façon très marquée, dans celui des féministes engagées dans le mouvement. C’est ce dernier discours que le présent article cherche à exposer et à analyser en mettant l’accent, en particulier, sur le lien entre les « récits culturels » des féministes (récits selon leurs propres expériences) et la démocratie vivante[6] qui nécessite l’intégration des groupes marginalisés. Selon Stone-Mediatore (2003 : 5 et 7) :

Les récits d’expériences marginales contribuent à la pensée et à la vie politiques précisément par la fonction qu’ils jouent en tant qu’« histoires », c’est-à-dire en tant que récits ancrés dans l’expérience, bien que mis sous forme littéraire, et dont la signification se trouve dans l’interprétation qu’en font les communautés spécifiques […] Les catégories classiques du discours historique et juridique interprètent le mot « acteur » comme visant des unités discrètes, le mot « action » comme correspondant à l’expression claire de la volonté d’un acteur dans ce qu’il est convenu d’appeler la sphère publique et le mot « événement » comme décrivant des phénomènes de cette sphère publique marqués par un début et une fin bien déterminés. Une telle logique narrative occulte systématiquement les types d’expériences caractéristiques de la plupart des luttes des groupes marginalisés.

Les féministes ont joué un rôle important, à la fois sur le plan théorique et pratique, afin de faire réapparaître ces histoires marginalisées. C’est donc cet apport que nous cherchons à faire ressortir dans notre article que nous diviserons en deux parties. La première présentera, en premier lieu, une synthèse des critiques féministes du savoir scientifique auxquelles les récits sur le développement, la modernisation et la mondialisation se rattachent et, dans un second temps, l’application de ces critiques à la déconstruction de quatre propositions de l’OMC sur l’équité, le développement, la stabilité et la démocratie. La seconde partie du texte analysera la participation féministe au mouvement altermondialiste à travers deux exemples de mobilisation de récits culturels, soit dans la redéfinition de la dette comme odieuse et dans une conceptualisation nouvelle de l’agriculture, envisagée sous l’angle de la souveraineté.

Les critiques féministes du savoir et leur application à l’Organisation mondiale du commerce

Bon nombre d’auteures féministes estiment que le savoir moderne se fonde sur la philosophie du Siècle des lumières et que ce fondement a des implications directes sur la mondialisation telle qu’elle s’impose aujourd’hui au monde contemporain. Démonter les liens entre ces deux réalités est donc préalable à la critique de la mondialisation. L’utilité de cette première approche apparaît clairement lorsqu’on applique ses résultats à l’analyse du discours de l’OMC et au rôle qu’elle prétend jouer sur la scène internationale. C’est ce que cette partie s’efforce ensuite de dégager.

Décoloniser les fondements scientifiques de la gouvernance mondiale

L’expansion accélérée de la machine du « développement » à l’échelle planétaire pendant les trois dernières décennies a suscité une floraison de critiques de la science moderne en provenance des travaux féministes (Benería et Sen 1980 ; Sen et Grown 1987 ; Harding 1991 ; Haraway 1991 ; Agarwal 1991 ; Marchandet et Parpart 1995 ; Apffel-Marglin et Marglin 1996 ; Shiva 1997). Dans un ouvrage majeur intitulé Beyond Economic Man. Feminist Theory and Economics (Ferber et Nelson 1993), plusieurs économistes féministes ont démonté la construction sociopolitique d’une idéologie du marché qui défavorise les femmes. Cet ouvrage a été suivi d’un deuxième, tout aussi important, dans lequel Benería (Beneria et Sen 2003 : 121 et 129) critique le côté insoutenable d’un système économique mondial symbolisé par le Davos Man. Elle propose un modèle de développement centré sur les peuples et qui prenne en considération les questions de « la distribution, de l’égalité, de l’éthique, de l’environnement, du bonheur individuel, du bien-être collectif et du progrès social ».

De même, les philosophes féministes ont critiqué les présupposés androcentriques, racistes, économiques et anthropologiques de la philosophie européenne du Siècle des lumières. Harding démontre le réductionnisme qui se cache derrière l’objectivité et la raison qui fondent l’universalité de la science moderne (2000 : 253) :

L’idéal d’universalité […] dévalue de façon inappropriée la diversité cognitive. Il occulte les inévitables limites de toute science […] De plus, cet idéal est politiquement coûteux sous trois angles : il dévalorise et détruit des traditions du savoir qui sont cruciales à la survie d’autres cultures ; il érige en modèle un être humain qui se définit par son opposition et son éloignement de ce qui appartient à la féminité, à ce qui n’est pas européen et à la vulnérabilité économique ; il élève enfin au statut d’idéal suprême l’autoritarisme cognitif et des valeurs religieuses problématiques. Il réalise tout cela du haut de son hégémonie et de sa xénophobie, soit avec ses structures sociales hiérarchiques dirigées par une élite constituée d’un petit groupe d’experts qui dispose du statut de « peuple élu » et avec ses façons formelles et informelles de soustraire au regard public la totalité du processus de classification des croyances.

En réaction à l’approche universaliste, une autre auteure, Cudd, suggère d’adopter le multiculturalisme comme « vertu cognitive » de la science, ce dernier permettant d’inclure des scientifiques, hommes et femmes, issus de minorités e et leurs expériences marginalisées dans la théorie et la pratique des sciences modernes. Le multiculturalisme « perçu en science comme une représentation plus large de l’expérience humaine conduira à une meilleure science » (Cudd 2000 : 310). Dans cette perspective contextualiste, qui met l’accent sur le processus social de la production du savoir, « les intérêts de la vérité et de la justice se rejoignent dans leur demande de diversité de la science » (Cudd 2000 : 316).

La diversité réclamée par ces féministes sur la base d’une épistémologie radicale aura des échos, en particulier, chez les écoféministes, car le développement de la science moderne en Europe a été accompagné et soutenu non seulement par la violence envers les peuples indigènes mais aussi par la marchandisation et la destruction de la terre (Mies, Von Welhof et Bemholdt-Thomsen 1988 ; Braidotti et autres 1994 ; Shiva 1997).

Dans cette promotion de systèmes de pensée radicalement différents de l’idéologie dominante du libre-échange, nous considérons, comme d’autres féministes, le droit à la parole —ou plus simplement, le droit de « raconter sa propre histoire », qu’il s’agisse de la personne, de l’organisation, de la communauté, du gouvernement ou de diverses coalitions — comme une condition essentielle à l’exercice démocratique. Dans sa conception d’une politique d’inclusion, Young met en évidence l’utilisation de la différence sociale et culturelle comme la ressource politique essentielle d’un modèle de communication politique inclusif (2000 : 119) : il s’agit de « reconnaître explicitement les différences et les divisions sociales et d’encourager les groupes situés à la marge à exprimer leurs besoins, leurs intérêts et leurs perspectives sur la société d’une façon qui réponde aux conditions de la rationalité et de la publicité ». Benhabib (2002) va au-delà d’une conception du droit à l’expression culturelle collective basée sur la notion de culture plus ou moins figée que proposent des théoriciens multiculturalistes comme Taylor (1992) et Kymlicka (1996). Benhabib insiste sur la nécessité, dans une démocratie délibérative, d’un dialogue culturel complexe (2002 : 21 et 41) :

Dans une démocratie délibérative, que l’on doit distinguer du libéralisme politique, la sphère publique officielle des institutions représentatives (l’assemblée législative, le pouvoir exécutif, la fonction publique, les tribunaux et les partis politiques) ne constitue pas le seul lieu de la contestation et de la formation de l’opinion et de la volonté politiques. La démocratie délibérative se concentre aussi bien sur les mouvements sociaux et sur les associations civiles, culturelles, religieuses, artistiques et politiques de la sphère publique non officielle. La sphère publique se compose des échanges et débats anonymes issus des activités de ces divers groupes. C’est là que les conflits multiculturels et la politique trouvent leur place […] L’univers vivant des cultures apparaît toujours dans le pluriel. Nous devons être attentifs au positionnement et au repositionnement de l’autre et de soi, du « nous » et du « ils », dans ce dialogue complexe.

Ces critiques féministes ont servi de base aux chercheuses et aux militantes féministes pour reconnaître les présupposés et les exclusions derrière le discours de l’OMC sur son propre rôle, discours qui sera examiné ci-dessous sous l’angle de quatre affirmations de l’organisme quant à l’équité, au développement, à la stabilité et à la démocratie.

Renverser quatre mythes liés au discours de l’Organisation mondiale du commerce

L’OMC est un système construit sur la règle du droit et sur le respect de l’égalité souveraine des nations. C’est en fin de compte un système multilatéral de commerce ouvert, basé sur des règles et fondé sur des valeurs démocratiques. C’est l’organisation internationale la plus démocratique qui soit aujourd’hui […] La transparence et l’inclusion du processus — c’est-à-dire sa « légitimité » — permettent d’expliquer pourquoi les gouvernements membres étaient mieux préparés et disposés à conclure un accord quand ils se sont réunis à DOHA.

Mike Moore, ex-directeur général de l’OMC, cité dans Kwa (2003 : 18)

Nous réclamons simplement des règles justes et équitables qui tiennent compte des besoins de notre développement et nous permettent de participer pleinement au système du commerce. Au lieu de cela, nous risquons d’être de nouveau contraints d’accepter des règles qui ne nous servent pas et que nous n’avons pas les moyens d’appliquer.

Nathan Irumba, ambassadeur, mission de l’Ouganda et représentant des pays les moins développés au sein de l’OMC, cité dans Kwa (2003 : 7)

Ces deux citations correspondent à des récits opposés sur la nature de l’OMC. D’un côté, les défenseurs de cette organisation — tous ceux qui profitent d’une expansion illimitée du commerce mondial, notamment les multinationales des pays du Nord — parlent d’égalité, de transparence et de légitimité d’un système de commerce mondial qui fonctionne. Ce « récit de l’OMC » repose sur quatre affirmations relatives à l’équité, au développement, à la stabilité et à la démocratie. Ces dernières peuvent être résumées brièvement.

En premier lieu, fondée en 1995 dans la foulée de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), signé en 1947), l’OMC s’estime équitable, car sa création repose sur deux principes de base : la non-discrimination commerciale entre tous les pays membres de l’OMC (dit le « traitement de la nation la plus favorisée » (NPF)) et la non-discrimination envers les entreprises étrangères (dit le « principe du traitement national »).

En deuxième lieu, l’OMC est une organisation qui favorise le développement. Deux dispositions du GATT, en particulier celle sur la non-réciprocité (les pays en développement pouvant recevoir des concessions des pays développés sans avoir à leur offrir la réciprocité) et celle sur le traitement spécial et différencié, puis, depuis 1997, le Programme intégré pour l’assistance technique pour les pays les moins avancés devraient en principe prendre en considération les besoins spécifiques des pays du Sud.

De plus, en troisième lieu, l’OMC se targue de promouvoir un environnement de commerce stable et prévisible à travers des engagements contractuels (binding commitments) :

[Le fait de] promettre de ne pas augmenter les restrictions commerciales peut parfois être considéré comme une réduction des tarifs douaniers, car cette promesse donne au commerce une perspective plus claire des possibilités à venir. En assurant la stabilité et la prévisibilité, on encourage l’investissement, on crée de l’emploi et les consommateurs peuvent profiter pleinement des fruits de la concurrence —le choix et les prix plus bas.

OMC 2003 : 10

Enfin, en quatrième et dernier lieu, l’OMC fait valoir qu’elle est une organisation démocratique qui fonctionne sur le principe d’« un pays-un vote » et sur celui de l’unanimité. En cas de conflit, sa cour d’adjudication (dispute settlement body) sert de tribunal : c’est toutefois un tribunal de « consultation [plutôt] que de jugement » (OMC 2003 : 56).

Devant ces affirmations, les féministes présentent une tout autre interprétation des pratiques de l’OMC qu’elles qualifient de sexistes et colonisatrices. Leur argumentation quant à l’équité que l’organisation est censée assurer, bien résumée par Marina Durano, de l’International Gender and Trade Network-Asie  (1999) est la suivante : les politiques commerciales n’ont pas les mêmes conséquences sur les hommes et sur les femmes à cause du statut économique et de l’accès différents de chaque groupe aux ressources privées et publiques. Or, cette différence de statut et de contrôle sur les ressources peut s’expliquer par le fait que ces caractéristiques « sont inextricablement imbriquées dans la division sexuelle du travail et l’assignation à des rôles spécifiques dans la production et la reproduction ». De plus, elles sont aussi renforcées par l’inégalité du commerce entre nations riches et nations pauvres, inégalité que l’histoire de la colonisation a modelé et modèle encore.

D’après cette analyse, le principe dit de la non-discrimination sous-tend donc à la fois la domination masculine et une forme de néocolonialisme. L’Accord général sur le commerce des services (AGCS) représente un excellent exemple de la perversion de ce principe. Comme les pays développés contrôlent plus de 90 % du marché mondial des services, les pays du Sud subissent une pression pour ouvrir leurs marchés dans des conditions absolument non concurrentielles, même si la libéralisation par secteur et par pays est en principe « volontaire ». La non-discrimination dans ce cas-là risque de se traduire par une élimination des industries de services locales. Or ces services sont (ou seront) assumés de façon disproportionnée par des femmes (Shiva et Dedi 2002).

Une autre assertion de l’OMC, à savoir qu’elle favorise le développement et la croissance économique, est également, selon les féministes, fort contestable. D’après l’organisation, l’histoire de l’après-Seconde Guerre mondiale démontre qu’il existe une relation statistique claire entre un commerce plus libre et la croissance économique, car le libre-échange encourage l’innovation en augmentant la concurrence (OMC 2003 : 12). Or on constate en réalité que cette croissance n’a pas été au rendez-vous dans les pays en voie de développement en proie avec de multiples difficultés. Malgré les promesses de progrès, 90 % des femmes en Inde et au Bangladesh sont concentrées dans le secteur informel et de 70 à 90 % des femmes en Amérique latine travaillent dans les secteurs d’exportation (Global Labour Institute, cité par White (2000)).

L’OMC a-t-elle par ailleurs généré un environnement commercial plus stable et plus prévisible ? Encore une fois, les féministes répondent par la négative et invoquent les arguments qui suivent. Si l’on demande l’avis des agriculteurs et agricultrices des pays du Sud, leur réponse serait certes catégorique pour dire que ce n’est pas le cas. Le marché des matières premières ne cesse de s’écrouler. Le prix du café, par exemple, a chuté de plus de 70 % depuis 1997 (Oxfam International 2002). Une étude de l’Organisation des Nations Unies sur l’agriculture et l’alimentation (FAO 2000, cité dans Jawara et Kwa 2003 : 30) précise l’impact inquiétant de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC sur quatorze pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique depuis 1995. Malgré une amélioration d’ensemble de la productivité, les petites fermes sont marginalisées et éliminées, la libéralisation ayant exercé une pression sur la consolidation des fermes de grande taille. La réduction des tarifs douaniers s’est traduite par une augmentation des produits importés : dans ces quatorze pays, l’importation de nourriture de 1995 à 1998 a été supérieure à celle de la période 1990-1994. Les secteurs critiques sur le plan de la sécurité alimentaire comme sur celui de l’emploi rural, tels ceux du blé, du riz, du coton, de l’oignon et de la pomme de terre, ont été les plus touchés. Dans les cas où la diversification des produits était limitée, la concurrence résultant de l’importation a créé des pressions sur les secteurs intérieurs, notamment sur l’emploi rural.

Si l’OMC n’a pas engendré d’environnement commercial plus stable et plus prévisible pour les pays en ayant le plus besoin, est-elle du moins démocratique dans son fonctionnement ? Pourquoi les pays en voie de développement qui constituent aujourd’hui les quatre cinquièmes des membres n’arrivent-ils pas à insérer leurs priorités dans le programme de l’OMC malgré le discours officiel d’« un pays-un vote » ? Qui a poussé à l’ouverture du marché agricole des pays du Sud sans que ceux-ci aient accès aux marchés du Nord ? Si la majorité des laboratoires scientifiques et des propriétaires de brevets se situent dans les pays développés, pour quels intérêts l’ADPIC a-t-il été créé, malgré l’impact négatif sur le développement scientifique dans les pays du Sud et surtout sur l’accès aux médicaments dans ces pays ? La privatisation « progressive » de l’eau (quand un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau propre) et de l’école (quand les organisations internationales ont toujours du mal à mettre en place la promesse de Jomtien de 1990 d’une éducation accessible à tous et à toutes) sert-elle bien l’intérêt public ?

Ce contrôle de l’ordre du jour par les entreprises multinationales et par les États du Nord qui les représentent se manifeste dans le processus de prise de décision au sein de l’OMC. En principe, toutes les décisions sont adoptées après négociation durant les réunions ministérielles biennales. Cependant, comme le soulignent Jawara et Kwa, la pratique courante des miniministérielles pour lesquelles la participation des membres se fait sur invitation — ces réunions étant elles-mêmes souvent précédées par des rencontres d’abord bilatérales (États-Unis et Union européenne) et ensuite quadrilatérales (États-Unis, Union européenne, Japon et Canada) — fait que l’OMC reste une organisation opaque non seulement aux yeux du public, mais aussi pour la plupart des États membres (Jawara et Kwa 2003).

La méthode de travail sexiste et colonisatrice de l’OMC pose également problème. Or, les projets de réforme fondamentale de l’organisation avancés par des réseaux féministes ne manquent pas. Plus généralement, les féministes proposent une conception de l’économie radicalement différente de celle sur laquelle se base le modèle néolibéral existant. Comme la Marche mondiale des femmes le revendique (Fédération des femmes du Québec 2003) :

L’équité entre les sexes n’existe pas à l’OMC ! Nous mettons de l’avant une tout autre conception de l’économie fondée sur le commerce équitable, l’investissement socialement productif et responsable relativement à l’environnement, à l’annulation de la dette des pays du tiers-monde, à la fin des programmes d’ajustement structurel, à des mesures efficaces pour l’élimination du crime financier comme la fin des paradis fiscaux, et l’imposition des transactions financières comme le propose la taxe Tobin.

Plus précisément, certaines féministes, notamment représentées par l’International Gender and Trade Network (2003), se penchent sur le fonctionnement de l’OMC et réclament :

  • de réduire le mandat de l’OMC à certaines questions commerciales précises ;

  • de rendre le fonctionnement de l’OMC démocratique, transparent et responsable devant chacun des États membres et la société civile ;

  • d’abolir toutes les barrières structurelles et culturelles qui empêchent la pleine participation politique des femmes et leur leadership dans les sphères gouvernementales et non gouvernementales.

D’autres féministes vont au-delà du courant dominant de l’approche de genre dans les accords de commerce et insistent sur le constant questionnement en provenance du féminisme mondial. Josefa Francisco (2000), membre de la section Asie du Sud-Est de l’organisation Alternatives de développement avec les femmes pour une ère nouvelle (DAWN, soit Development Alternatives with Women for a New Era) explique cette tension en ces termes :

Jusqu’à Seattle, les organisations de femmes et leurs réseaux n’avaient développé ni analyse ni critique du rôle de l’OMC dans les affaires internationales. Ce rôle de « simple femme de ménage » (house-cleaning role) convenait parfaitement à certains groupes de femmes du Nord dont les gouvernements (certains d’entre eux jouissant d’une grande crédibilité aux yeux des féministes du Nord) mettaient en avant des moyens pragmatiques de faire coïncider et leurs programmes commerciaux et leurs préoccupations envers les droits de la personne de façon à ne heurter ni ces programmes ni leurs populations. Cette manière d’agir créa toutefois beaucoup d’insatisfaction chez les femmes du Sud dont la perception de l’OMC avait été enrichie par leur participation aux mouvements sociaux masculins, particulièrement en Asie et en Afrique, et dont les gouvernements avaient été pris en otage et laissés confus et compromis par les façons de faire et les engagements de l’OMC.

Si les chercheuses féministes ont largement critiqué les fondements de la science moderne et le discours de l’OMC sur elle-même, les militantes sur le terrain se sont directement engagées à modifier le rapport de force créé par la mondialisation. Dans la seconde partie de notre article, nous examinons deux exemples concrets dans lesquels la participation féministe a joué un rôle fondamental. Ces exemples se situent à l’intérieur du mouvement pour l’annulation de la dette et de celui qui lutte pour l’élimination des subventions agricoles du Nord.

Le terrain concret : la dette odieuse[7] et la souveraineté alimentaire

Les femmes ont participé de tout temps aux mouvements sociaux dans divers pays, bien que la grande histoire n’en ait fait que peu mention, jusqu’à tout récemment. Dans le mouvement altermondialiste qui se développe depuis la fin des années 80 et qui a choisi, depuis Seattle en 1999, la voie de la visibilité politique et médiatique, les femmes font partie intégrante de la résistance, que ce soit au sein des mouvements contre la dette ou contre la libéralisation du commerce à travers l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC), l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) ou l’OMC (Guénette 2000)[8]. Si « la pauvreté a un visage de femmes », 70 % des pauvres étant des femmes selon le rapport sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement en 1995, c’est parce que ce sont elles qui subissent d’une façon disproportionnée l’impact de la « libéralisation progressive » du commerce. Dans les pays en voie de développement, les femmes occupent à la fois un rôle traditionnel au sein de la famille et un rôle productif en tant qu’agricultrices ou travailleuses, souvent dans l’économie informelle.

À Cancún, en septembre 2003, une coalition internationale d’organisations féministes nommée « Mujeres hacia Cancún », comprenant la Red nacional género y economía, la Marche mondiale des femmes et l’Organisation des femmes pour la transformation de l’économie en Amérique latine, a organisé le Forum international des droits des femmes dans les accords commerciaux. En abordant divers sujets sur l’égalité entre les sexes dans la gouvernance mondiale, tels la militarisation du monde, la dépendance, l’agriculture, l’accès à l’eau, l’investissement, l’éducation, la pauvreté ou l’économie solidaire, les participantes à ce forum ont insisté non seulement sur les réformes du système de commerce actuel mais aussi sur l’élimination de tous les obstacles à la participation politique des femmes aux sphères gouvernementales, non gouvernementales et internationales. Nous voulons mettre l’accent en particulier ici sur deux questions qui ont retenu l’attention des féministes, soit la dette odieuse et la souveraineté alimentaire.

La dette odieuse

L’un des plus formidables obstacles à l’égalité entre les hommes et les femmes à l’échelle mondiale est la crise de la dette. Pour les femmes du Sud, la dette empêche le progrès vers l’égalité, car les remboursements détournent les ressources des services qui pourraient réduire les handicaps des femmes. En Éthiopie, où seulement 16 % des femmes reçoivent des soins prénataux, le remboursement de la dette représente quatre fois la somme investie dans la santé. Au Niger, où moins de 20 % des filles fréquentent l’école, on dépense plus pour le remboursement de la dette que pour l’éducation et la santé réunies. La crise de la dette bloque donc tout progrès pour les femmes tout en accroissant les inégalités auxquelles elles doivent faire face. Les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés aux pays débiteurs par les institutions financières internationales comme une « solution » à la crise de la dette ont un impact particulièrement lourd sur les femmes.

Speciosa 2002

Trente ans après la contraction de leur dette, un grand nombre de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine demeurent sur-endettés. Depuis 1980, la dette extérieure des pays en voie de développement ne cesse de grimper : elle est passée de 600 milliards de dollars en 1980 à 1 450 en 1990, à 2 150 en 1995 et à 2 450 en 2001 (Millet et Toussaint 2002 : 130). Selon Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, le service de la dette s’élevait en 2000 à 38 % du budget des États d’Afrique subsaharienne (Millet et Toussaint 2002 : 40). Dans certains cas, le seul paiement des intérêts constitue la plus grande dépense du gouvernement, ce qui rend quasi impossibles tous les investissements publics dans les activités génératrices d’emplois, dans le logement, dans la recherche et dans la culture (George 1992 ; Toussaint et Zacharie 2001 ; Millet et Toussaint 2002).

Comme la priorité est donnée à la production pour l’exportation en vue de générer les dollars nécessaires au remboursement, le problème de la dette se traduit également par la concentration exclusive sur les cultures d’exportation souvent non adaptées aux conditions locales des sols et par l’exploitation accélérée des ressources naturelles (Kisselyova 2002). Les PAS, souvent imposés comme condition aux prêts du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale exercent un impact négatif sur le travail des femmes :

Les femmes ont souvent à assumer les coûts des « dysfonctionnements » de l’économie provoqués par les PAS […] Les zones franches sont en outre le secteur où les femmes sont le plus exploitées […] De plus, les mesures de dévaluation rendent beaucoup plus onéreuse l’acquisition de biens et services importés. Et tout cela s’ajoute au gel des salaires (non-indexation) dans le secteur public, secteur qui occupe le plus de femmes […] Elles sont souvent contraintes de faire des « extras » la nuit dans le secteur informel.

Toussaint et Zacharie 2001 : 264

Dès le début des années 80, une campagne pour le non-paiement de la dette extérieure prend forme en Amérique latine, continent jusqu’alors le plus touché par la crise. D’abord au Mexique en 1982, puis au Pérou, à Cuba, au Burkina Faso, en Argentine, au Brésil, en Pologne, en Yougoslavie et en Roumanie, plusieurs gouvernements du Sud ont annoncé leur refus de payer (Millet et Toussaint 2002). Des organisations non gouvernementales (ONG) comme le Debt Crisis Network ou le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) se sont peu à peu établies en Europe vers la fin des années 80.

C’est toutefois la grande campagne internationale Jubilé 2000, amorcée en 1998, qui a suscité la formation d’une coalition mondiale pour l’annulation de la dette incluant de nombreux syndicats, mouvements de femmes et organisations de réfugiés (Aguiton 2003). En 1998, lors de la réunion du G7 à Birmingham, Jubilé 2000 mobilise plus de 70 000 personnes dans une chaîne humaine entourant les locaux où se tient alors le Sommet. L’année 1999 voit la naissance de la coalition Jubilé Sud, basée aux Philippines, qui regroupe des organisations en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Divers mouvements de femmes font partie de ce regroupement mondial contre la dette (dont les plus importants sont la Freedom from Debt Coalition-Comité des femmes aux Philippines ; l’All Nepal Women’s Association au Népal ; la Seoul Women’s Trade Union en Corée et l’African Women’s Economic Policy Network en Ouganda). Comme l’exprime Speciosa, citée précédemment, les femmes les plus touchées ont témoigné, devant plusieurs tribunaux des peuples contre la dette, de l’impact désastreux de celle-ci sur leurs conditions de vie ainsi que sur le développement de leur pays. En décembre 2000 à Dakar, pendant la rencontre « Afrique : des résistances aux alternatives », un groupe de femmes de la banlieue de Dakar a écrit et joué la pièce Le procès de la dette, dans laquelle comparaissent le FMI, la Banque mondiale, le G7 et les gouvernements du Sud, en tant qu’accusés, et où témoignent des femmes victimes dans leur quotidien des PAS (ATTAC 2002 ; Millet et Toussaint 2002).

Au Forum social mondial de Mumbai en janvier 2004, deux femmes et deux hommes du Congo, du Nigeria, d’Afrique du Sud et des Philippines ont témoigné de l’impact de la dette sur leur vie et sur leur pays. Si le rééchelonnement de la dette des pays en difficulté reste l’approche dominante pour les créanciers du Nord, le mouvement international, pour sa part, réclame l’annulation complète de la dette, car, même dans les cas les plus généreux, soit un certain allégement de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE) depuis 1996, le surendettement de ces pays subsiste. Selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED 2000, cité par Millet et Toussaint 2002 : 146), « les espoirs que l’on fonde actuellement sur la mise en oeuvre de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) ne sont pas réalisés. L’allégement de la dette envisagé ne suffira pas à rendre celle-ci supportable à moyen terme […] Par ailleurs, l’ampleur de l’allégement de la dette et la manière dont [le pays] interviendra n’auront pas d’effets directs majeurs sur la réduction de la pauvreté. »

Si le mouvement contre la dette a utilisé jusqu’à récemment une argumentation religieuse ou morale, par exemple pendant la campagne de Jubilé 2000, il adopte maintenant un nouveau discours qui repose sur un point de vue à la fois juridique et écologique. Le droit international reconnaît la dette odieuse si la nature du régime qui l’a contractée et l’utilisation qui a été faite des fonds versés sont problématiques (Millet et Toussaint 2002 ; Rudin 2002). En effet, dans de nombreux cas, selon Stiglitz ( cité par Millet et Toussaint 2002 : 51), « les prêts étaient destinés à corrompre des gouvernements pendant la guerre froide. Le problème n’était pas alors de savoir si l’argent favorisait le bien-être du pays, mais s’il conduisait à une situation stable, étant donné les réalités géopolitiques mondiales ». Les crédits sont souvent allés à des mégaprojets d’infrastructures inadaptés ou à l’achat d’armes ou encore ils ont été versés directement à Genève sur le compte de tel haut fonctionnaire (Millet et Toussaint 2002). Le mouvement pour l’annulation de la dette se mobilise donc pour le non-paiement des dettes odieuses et illégitimes dont les populations du Sud n’ont pas profité.

En réalité, ce sont les créanciers du Nord qui ont à l’égard des pays endettés une dette écologique, historique et sociale inestimable, contractée à travers des projets de « développement » souvent destructeurs pour les communautés locales et pour l’environnement, réalisés et réalisables grâce aux crédits abondants qui leur ont été alloués (Daño 2003). Pour nombre de pays en voie de développement, il n’y aura pas de commerce libre et équitable aussi longtemps que la dette ne sera pas annulée. Plus particulièrement, les femmes qui subissent les conséquences de la dette demandent l’élargissement de la conception de l’économie afin que l’on tienne compte de leur condition et de leur contribution à cette économie (Freedom from Debt Coalition (FDC) 2003 : 2) :

L’ordre économique le plus démocratique, le plus juste, le plus égalitaire et le plus équitable que la Freedom from Debt Coalition (FDC) entrevoit pour les femmes et les hommes remet en cause la conception dominante et traditionnelle de l’économie et de la vie économique. C’est pourquoi le 7e Congrès national de la FDC, tenu en novembre 1998, a approuvé un nouveau mandat qui redéfinit l’économie et la vie économique bien au-delà de « la répartition efficace des rares ressources » et parle maintenant de « répondre aux besoins de la vie humaine ». Ce que l’on définit maintenant comme « économique » comprend ces activités, relations et processus qui se trouvent non seulement dans la sphère de production publique du marché mais aussi dans la sphère de la reproduction – relevant avant tout des femmes – qui contribue à répondre aux besoins de la vie humaine.

La souveraineté alimentaire

Laissez-moi vous le dire le plus simplement possible : nous voulons vendre notre boeuf, notre maïs et nos fèves à tous les peuples autour de la terre qui ont besoin de manger.

George W. Bush, Présentation de la loi sur les subventions agricoles en 2002, cité par Jawara et Kwa (2003 : 139)

Les politiques commerciales injustes de l’OMC, en particulier l’Accord sur l’agriculture, qui ont ouvert de façon forcée les économies vulnérables de la plupart des pays asiatiques ont entraîné la mort de l’agriculture autosuffisante et de la production de nourriture. L’accès aux ressources et aux moyens de production, en particulier la terre et les semences, ne sont plus aux mains des paysans mais de celles des énormes corporations agrochimiques […] Les statistiques actuelles montrent que 500 millions de personnes souffrent de malnutrition chronique en Asie du Pacifique. Les femmes et les enfants sont les plus affectés par la faim et la pauvreté. Il s’agit là largement, pour les femmes, d’un résultat de l’inégalité de genre et de leur manque de droits économiques et politiques. Selon le rapporteur spécial de la Commission des droits de la personne sur le droit à l’alimentation, le risque de mourir de malnutrition et de maladies infantiles évitables est deux fois plus élevé chez les filles que chez les garçons, et il est généralement admis que deux fois plus de femmes que d’hommes souffrent de malnutrition.

Tenaganita 2004

Ces deux récits du rôle des subventions à l’exportation des produits agricoles et de l’Accord sur l’agriculture au sein de l’OMC se situent aux antipodes. Pour le président des États-Unis, il accomplit un acte généreux puisqu’il croit profondément qu’une exportation massive de produits américains pourrait résoudre la faim dans le monde. Pour les paysans d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, et surtout pour les paysannes, l’ouverture soudaine du marché agricole des pays du Sud depuis la mise en place en 1995 de l’Accord sur l’agriculture, dans des conditions inéquitables, représente un acte néocolonialiste.

Le marché agricole demeure le secteur commercial le plus fermé et le plus subventionné. L’accord conclu sur l’agriculture dans le cycle de l’Uruguay (1987-1994) a été considéré par ses signataires comme un grand pas en avant, car les négociations antérieures avaient abouti à des résultats plutôt modestes. Cet accord avait pour objet de réduire les subventions à la production et à l’exportation de même que, à travers ces deux objectifs, d’améliorer l’accès au marché. Il fixait une réduction moyenne des taxes de douane de 36 % pendant six ans (1995-2000) pour les pays développés et de 15 % pendant dix ans (1994-2005) pour les pays en voie de développement. Alors que ces derniers ont subi une ouverture imposée de leur marché, l’Union Européenne et les États-Unis ont par ailleurs continué à attribuer leurs subventions en se cachant derrière diverses définitions politiques du terme « subvention ». En fait, l’Union européenne et les États-Unis ont augmenté leurs subventions de 10 milliards de dollars à la fin des années 90 par rapport à la décennie précédente et celles-ci représentent respectivement 40 % et 25 % du coût de production (Oxfam international 2002). En mai 2002, les États-Unis ont adopé une loi sur les subventions agricoles promettant 190 milliards de dollars au monde paysan américain pendant dix ans, soit une augmentation de subventions de 63 % (Jawara et Kwa 2003). Comme le décrit la citation qui suit, ces dernières produisent de nombreuses distorsions (Oxfam international 2002 : 112) :

Ces subventions pèsent d’un poids très lourd sur la structure de la concurrence dans les marchés internationaux et sur le marché intérieur de l’alimentation des pays en voie de développement. Les agriculteurs des pays les plus pauvres ne sont pas seulement en concurrence avec ceux du monde industrialisé mais aussi avec le pouvoir financier des pays les plus riches. Les négociateurs américains, en particulier, se plaisent à mettre l’accent sur leur engagement en faveur d’une concurrence équitable dans le domaine agricole. Cependant, dans le cas de la production des pays en développement, la concurrence est une lutte permanente : des millions de petits agriculteurs propriétaires doivent survivre avec un revenu annuel de moins de 400 dollars américains alors qu’ils sont en concurrence avec leurs homologues américains et européens qui reçoivent des subventions annuelles moyennes de 21 000 et de 16 000 dollars américains.

Plusieurs rapports en provenance des mouvements paysans témoignent des effets désastreux des subventions sur la chute des prix du marché des produits de base, sur la destruction de la production locale, sur la diminution du revenu familial paysan, sur le chômage, sur l’endettement et sur le suicide. En Inde, l’écoféministe Shiva montre que les promesses des pays du Nord dans l’Accord sur l’agriculture étaient « un mirage », car le prix de tous les produits traditionnels — comme les grains, l’huile, le riz, le blé, le maïs, les pommes de terre, le sucre, le lait et le thé — a chuté sur le marché et a déclenché ainsi une vague de suicides dans plusieurs régions chez ceux et celles qui en faisaient la culture (Shiva et autres 2003). Le Réseau des paysans et du secteur populaire de la Thaïlande constatait en 2003 que depuis la libéralisation du secteur agricole en 1995, malgré une augmentation en valeur des exportations, le revenu paysan avait continué de baisser. En effet, la dette moyenne d’une famille paysanne s’est accrue de 50 % et le nombre de familles paysannes endettées a augmenté de 18 % pendant la période 1995-2000 (Assembly of the Poor et autres : 2003). Le Mexique, pour sa part, a subi une libéralisation continue du secteur agricole dans le contexte de l’ALENA et a vu le prix du maïs chuter de 64 % de 1985 à 1999. En février 2003, lors de la mobilisation « La campagne ne peut plus endurer », 100 000 paysannes et paysans artisanaux ont marché sur la capitale pour revendiquer l’arrêt immédiat de la pratique du dumping et l’élimination de toutes sortes de subventions par les pays du Nord. Sept mois plus tard, des milliers de personnes réitéraient leurs doléances à Cancún en venant témoigner au Forum international des paysans et des peuples indigènes et elles demandaient la soberania alimentaria (souveraineté alimentaire). Enfin, lors de la cérémonie d’ouverture de la réunion ministérielle de l’OMC  à Cancún en 2003, la requête des délégués et déléguées du Bénin, du Burkina Faso, du Tchad et du Mali pour l’arrêt immédiat de subventions accordées par les États-Unis au secteur du coton représentait une illustration claire de l’impact désespérant de la concurrence sur tous les paysans et paysannes artisanaux du monde.

Si l’Accord sur l’agriculture est si pénalisant et meurtrier, y a-t-il une autre solution ? Plusieurs organisations de femmes, comme Diverse Women for Diversity, l’International Gender and Trade Network et la Marche mondiale des femmes, adoptent la même position que des mouvements paysans, tels que la Via Campesina, le Pesticide Action Network et l’Asia-Pacific Network on Food Sovereignty, en demandant que l’agriculture soit exclue de l’OMC (Shiva et autres 2003). À Cancún, une coalition de féministes et d’économistes a présenté une argumentation s’opposant à celle du libre-échange en matière d’agriculture, argumentation fondée sur les notions de souveraineté alimentaire, de multifonctionnalité de l’agriculture et de coexistence de différents modèles dans le domaine de l’agriculture (Glipo et autres 2003). Cette coalition souligne que le concept dominant de la sécurité alimentaire, utilisé par l’Organisation des Nations unies sur l’alimentation et l’agriculture, ne tient pas compte de l’inégalité engendrée par la pratique du dumping ni de l’insécurité causée par l’importation. De plus, elle défend qu’« une approche multifonctionnelle prend en considération le rôle des femmes dans la vie agricole, le rôle de l’agriculture dans le développement et l’emploi rural, l’héritage culturel ainsi que la protection de l’environnement » (Glipo et autres 2003 : 8). En septembre 2004, une coalition de groupes féministes et paysans a organisé, avec le Forum Asie-Pacifique sur les femmes, le droit et le développement, une caravane des peuples pour la souveraineté alimentaire afin de sensibiliser la population aux droits des femmes à la terre et à l’alimentation. Cette caravane se déplace de pays en pays et ses revendications sont claires (People’s Caravan for Food Sovereignty 2004) :

Les communautés agricoles se voient nier l’accès à l’alimentation et aux ressources, alors que leur subsistance et même leur survie sont menacées. Dans l’état actuel des relations de pouvoir dans nos sociétés, les femmes et les enfants sont les plus durement touchés […] La People’s Caravan for Food Sovereignty revendique l’exclusion de l’OMC de l’alimentation et de l’agriculture, l’élimination des pesticides et la commercialisation des semences et récoltes génétiquement modifiées et la résistance aux TNC agrochimiques […] La souveraineté alimentaire est le DROIT inaliénable des peuples et des pays à définir, à décider et à appliquer leurs propres politiques dans les domaines de l’agriculture, des relations de travail, des pêcheries, de l’alimentation et de la terre, politiques qui sont adaptées à leurs conditions particulières sur le plan de l’écologie, de la société, de l’économie et de la culture […] La People’s Caravan en appelle à une convention internationale pour la souveraineté alimentaire dans le but d’enchâsser les principes de la souveraineté alimentaire dans le droit international et de faire de cette souveraineté le cadre politique principal en matière d’alimentation et d’agriculture.

Conclusion : récits culturels et démocratie vivante

Nous ne savons pas exactement quand nous avons commencé à parler de différence culturelle, mais, à un certain moment, nous avons refusé de continuer à établir une stratégie consistant à dresser un catalogue des « problèmes » et des « besoins ». Le gouvernement continue à miser sur la démocratie et le développement ; nous répondons en mettant l’accent sur l’autonomie culturelle, le droit d’être ce que nous sommes et d’avoir notre propre projet de vie. Reconnaître le besoin d’être différent ou différente et de se construire une identité sont des tâches difficiles qui exigent un travail continu dans nos communautés, en prenant comme point de départ leur hétérogénéité même. Toutefois, le fait que nous n’avons pas défini de solution de rechange sociale et économique nous rend vulnérable aux assauts courants du capital. L’un de nos objectifs politiques actuels les plus importants  consiste à avancer dans la formulation et l’application de propositions sociales et économiques de rechange.

Libia Grueso, Leyla Arroyo et Carlos Rosero, de l’Organisation des communautés noires de la côte Pacifique de la Colombie, citée par Escobar (1995 : 212)

Devant les exclusions engendrées par la mondialisation néolibérale, une tâche prioritaire est de faire apparaître divers systèmes de valeur et de pensée autres que le récit unilatéral du libre-échange. Dans notre article, nous avons établi comme principe clé d’une nouvelle conception de la démocratie vivante le droit fondamental à l’expression. Nous avons souligné la contribution tant théorique que pratique des féministes. Sur le plan théorique, les économistes et philosophes féministes ainsi que les écoféministes critiquent les présupposés androcentriques et racistes de la science moderne auxquels les récits sur le développement, sur la modernisation et sur la mondialisation se rattachent. Elles proposent un modèle de développement centré sur les peuples, qui tient compte des questions de l’égalité, de l’éthique, de l’environnement, du bonheur individuel, du bien-être collectif et du progrès social.

Sur le plan pratique, les organisations de femmes et de féministes, à travers les tribunaux et les théâtres populaires, les forums sociaux régionaux et mondiaux, les conférences et les universités d’été, font partie intégrante des divers mouvements sociaux altermondialistes qui encouragent l’émergence des récits culturels marginalisés contre une conception unique du marché. Nous avons présenté brièvement deux exemples de propositions de rechange, soit l’annulation de la dette odieuse et la souveraineté alimentaire. On trouve toutefois aussi une floraison de récits culturels dans les mouvements pour les droits des femmes, des enfants, des peuples indigènes ainsi que des travailleurs et des travailleuses et dans les mouvements contre l’inclusion dans l’OMC des droits relatifs à la propriété intellectuelle, à la culture ou aux services publics, y compris la privatisation de l’eau et de l’éducation (Chan-Tiberghien 2004b). Aussi longtemps que les peuples insisteront sur leurs droits de parler de différence culturelle, sur leurs droits d’être eux-mêmes et d’avoir leur propre projet de vie de même que sur la volonté que la gouvernance mondiale devienne désormais la sphère publique et politique de contestation de ces divers systèmes de valeurs et de pensée, la démocratie restera vivante et la terre sera respectée.

Dans ce projet de construction d’un monde nouveau, reconnaître l’importance du multiculturalisme, c’est-à-dire une réhabilitation de la multiplicité des savoirs, n’est pas seulement une vertu cognitive de la science mais aussi un impératif de survie. Comme Shiva le rappelle (1997 : 119-120) :

[La] culture de la diversité est la contribution la plus significative que nous puissions faire à la paix — la paix avec la nature et entre les peuples. Cultiver la diversité implique de revendiquer le droit de s’organiser soi-même [et] de prendre en considération les capacités et la valeur intrinsèque de l’« autre » — les autres cultures et les autres espèces. Cela signifie abandonner la volonté de contrôle […] La culture de la diversité est en conséquence une réponse non violente à la mondialisation, à l’homogénéisation et aux monocultures.

Les féministes offrent par cette lutte une vision différente d’une vie économique et politique basée sur les valeurs d’égalité, de liberté, de solidarité, de justice et de paix. La Marche mondiale des femmes reprend ses valeurs dans le projet de Charte mondiale des femmes pour l’humanité pour 2005 :

comme des valeurs féministes pour bâtir un monde où les femmes sont des sujets à part entière, où toutes et tous occupent une place égale, peuvent satisfaire leurs besoins fondamentaux, vivent en sécurité, où la diversité des modes de pensée, des modes de vie, des façons d’agir est reconnue. Elles s’opposent radicalement à celles fondant le patriarcat, le capitalisme et le racisme (domination, exploitation, compétition, profit).

Marche mondiale des femmes 2004 : 2