Corps de l’article

C’est aux États-Unis, au début des années 90, que Rebecca Walker forge le concept de troisième vague féministe pour décrire et expliquer la manière dont le féminisme a évolué depuis les années 80 (Walker 1995). Bien qu’il n’y ait pas de réel consensus à ce sujet, la troisième vague fait généralement référence au féminisme d’une cohorte de jeunes femmes nées entre 1960 et 1970, qui ont grandi dans un contexte très différent de celui de leurs mères, militantes de la deuxième vague. Findlen décrit ainsi le contexte dans lequel ces jeunes femmes ont évolué (2001 : xv) :

This generation has been shaped by the unique events and circumstances of our time : HIV/AIDS, the attack on reproductive rights, the erosion of affirmative action, the increasing visibility of diverse family forms, the advent of women’s studies, the growth of technology, consumerism, mass media, the movement toward multiculturalism and greater global awareness, the ascendancy of the lesbian/gay/bi/trans movement, a greater overall awareness of sexuality — and feminism, which during our early years was already a major social force. All these realities inform and shape our approaches to feminism.

Bien qu’elles précisent qu’il ne s’agit pas d’un mouvement homogène (Aikau, Erickson et Moore 2003 : 400), plusieurs chercheuses américaines ont dégagé certaines caractéristiques des femmes qui composent la troisième vague. Ce sont : des femmes qui deviennent féministes dans une salle de classe plus souvent que dans des groupes de conscientisation (Rubin et Nemeroff 2001 : 93) ; des femmes qui se prennent en charge en construisant des récits plus souvent à caractère « individuel » que collectif ; des femmes qui tentent de vivre leur « vérité », de nommer, de déconstruire et de reconstruire la complexité et les contradictions de leur vécu (Walker 1995 : xxxiv) ; des femmes qui remettent en question le modèle de la « féministe idéale » et qui revendiquent une féminité et un militantisme qui leur est propre ; des femmes qui s’acceptent telles qu’elles sont (par exemple, aimer un homme, porter une minijupe ou se raser ne sont plus vécus comme des trahisons à la cause féministe (Bailey 2002)) ou qui luttent contre l’image du mannequin parfait en adoptant, entre autre, un grrrl style : « Elles se rebellent en réclamant le contrôle de leur apparence physique — le perçage (body piercing), les tatouages, des cheveux fluorescents à la coupe bizarre, la façon de se vêtir, le droit d’être rondes, sexuelles et agressives » (Rubin et Nemeroff 2001 : 100) ; des femmes qui célèbrent la différence, plutôt que de rechercher la similitude et la « sororité » ; des femmes qui choisissent de militer autour des enjeux de la sexualité et de l’esthétique corporelle ; des femmes, enfin, qui échangent entre elles, discutent et s’organisent à travers des « zines [2]» qu’elles écrivent elles-mêmes (Steenbergen 2004 : 263) et qui utilisent à cet effet les technologies de l’information (Alfonso et Trigilio 1997 : 6).

Qu’en est-il au Québec ? Depuis 1997, on assiste à une multiplication de petits groupes de jeunes femmes à la marge du courant dominant du mouvement féministe et du mouvement altermondialiste. Des étudiantes se mobilisent contre le patriarcat et le capitalisme au sein du groupe Adieu Capriarcat ; des collectifs de féministes qui correspondent plus ou moins aux caractéristiques décrites plus haut voient le jour : le comité femmes SalAMI, les Sorcières, les Insoumises, les Amères Noëlles, les Blood Sisters ; les centres de femmes des universités Concordia et McGill se transforment respectivement en espaces gender empowerment et mixtes ; une centaine de féministes qui se déclarent « radicales » participent à un rassemblement politique ; certaines jeunes femmes sont convaincues qu’elles ne sont pas victimes de l’inégalité entre les hommes et les femmes et revendiquent avec force leur féminité ; d’autres se rebellent contre la transformation du corps des femmes en objet en adoptant le grrrl-style. Le comité jeunes de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), qui voit naître ces groupes à la marge de la FFQ, a organisé, à l’automne 2003, le rassemblement « S’unir pour être rebelles ».

Depuis peu, des chercheurs et des chercheuses se questionnent sur le militantisme des jeunes femmes au Québec et quelques publications et communications sur ce sujet ont vu le jour (Quéniart et Jacques 2001, 2002 et 2004 ; Lamoureux 2004 ; Dupuis-Déri 2004b). Un colloque sur la troisième vague francophone, organisé par Maria Nengeh-Mensah à l’occasion du congrès de l’Association francophone pour le savoir (Acfas) tenu à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en juin 2004, a regroupé des féministes de tous âges et de tous horizons (un ouvrage regroupant les communications présentées est en préparation). Le Québec n’en est ainsi qu’au début d’un processus de description et d’analyse des expériences féministes des jeunes femmes des dernières années. Le présent article se veut donc une modeste contribution à cette connaissance.

L’article qui suit présente et analyse le cheminement d’un groupe de féministes né dans la foulée des actions contre la mondialisation de la fin des années 90. Je commencerai par exposer le cadre conceptuel et la méthode utilisés à cet effet. Puis, après un rapide survol du contexte qui a permis la naissance du groupe, je décrirai son cheminement en trois étapes : on trouve d’abord des militantes dans un groupe mixte antimondialisation, appelé SalAMI ; ces dernières forment ensuite un comité femmes au sein de ce groupe ; et elles s’en dissocient finalement pour créer Némésis, groupe d’affinités féministe autonome.

Le cadre théorique et méthodologique

Je cherche ici à déborder la simple description pour présenter une analyse du groupe étudié. Pour ce faire, il importe de faire état des bases conceptuelles sur lesquelles je m’appuie. De plus, ma démarche d’observation du groupe ne se voulait pas « objective » au sens habituel des travaux universitaires, car je suis partie prenante de ce groupe et je revendique ma « subjectivité ». Cette particularité impose de jouer cartes sur table et d’expliciter d’entrée de jeu la façon dont le présent texte a été conçu.

Les aspects conceptuels

À l’instar d’Alberto Melucci, j’estime qu’une action collective va au-delà de son impact politique sur les institutions et qu’elle implique davantage que ses fins (Melucci 1988 : 338). L’action collective est un processus qui peut, en soi, être porteur de changement social. En cela, il est pertinent de se pencher sur les rapports et sur les processus au sein d’un groupe ou d’un mouvement pour en comprendre la genèse et la construction — avant, pendant et après les événements (Melucci 1996 : 289). À cette fin, j’utilise la notion développée par Floya Anthias de translocational positionality, expression si difficile à traduire que je ne m’y risque pas, ainsi que tous les processus qui sous-tendent celle-ci et qui construisent la stratification sociale : « Une translocational positionality est structurée par la juxtaposition de différentes situations relatives au genre, à l’ethnicité, à la race et à la classe (entre autres), et par leurs effets parfois contradictoires » (Anthias 2002a : 275, l’italique et la traduction sont de moi). La notion de « positionnalité » « comprend à la fois une référence à la position sociale (comme un ensemble d’effets, soit comme un résultat) et au positionnement social (comme un ensemble de pratiques, d’actions et de significations, soit comme un processus) (Anthias 2001 : 634 ; l’italique est de moi). Ainsi, la « positionnalité » est l’espace à l’intersection des structures (position sociale/impacts sociaux) et de l’« agencéité » (positionnement social/sens et pratique) (Anthias 2001 : 635). La notion de situation (location) :

recognises the importance of context, the situated nature of claims and attributions and their production in complex and shifting locales. It also recognises variability with some processes leading to more complex, contradictory and at times dialogical positionalities than others : this is what is meant by the term « translocational ». The latter refers to the complex nature of positionality faced by those who are at the interplay of a range of locations and dislocations in relation to gender, ethnicity, national belonging, class and racialisation.

Anthias 2001 : 634

Pour bien comprendre le concept de translocational positionality, il est nécessaire de mettre en évidence les domaines, processus, contextes et conséquences qui interagissent pour le construire :

Gender, ethnos (ethnicity and « race ») and class may be seen as crosscutting and mutually interacting ontological spaces which entail social relations and social processes (having experiential, intersubjective, organisational and representational dimensions) that coalesce and articulate at particular conjunctures to produce differentiated and stratified social outcomes. Any analysis at the level of social outcomes cannot look at each social division in isolation from the other, therefore. The analogy of a grid may be useful which can be overlaid onto individuals. The different grids are experienced contextually and situationally as sets of simultaneous and mutually effective discursive instances and social practices.

Anthias 1998 : 531 ; l’italique est de moi

Cela signifie que les individus sont positionnés selon leur genre, leur ethnicité/race et leur classe, qui sont des espaces ontologiques associés aux différents domaines que sont respectivement le sexe, l’origine et le niveau économique. Les individus sont non seulement différents les uns des autres, mais ils sont aussi positionnés selon une certaine hiérarchie. Leur position à l’intérieur de cette dernière dépend de l’espace qu’ils occupent, mais aussi du contexte ; par exemple, quelqu’un peut occuper une certaine position à l’égard d’une personne et une autre position devant une autre personne (par exemple, ma « positionnalité » relativement à un homme blanc de classe moyenne est différente de celle que je peux occuper à l’égard d’une chef de famille monoparentale vivant dans la pauvreté). En outre, la position change selon le contexte plus large (par exemple, ma « positionnalité » au Québec, avec son État-providence et sa classe moyenne importante, diffère de ma « positionnalité » au Honduras, où il n’existe quasiment pas de services sociaux et de santé et où l’écart est plus important entre les riches et les pauvres).

Les « positionnalités » sont construites par les individus, à travers des récits d’appartenance (d’identités collectives) qui fondent, d’une part, les différences (les frontières ou limites) et, d’autre part, les positions sociales (les hiérarchies). La « positionnalité » va donc au-delà de l’identification avec un récit d’appartenance — cette identification est vécue, dans la réalité de chacune et de chacun — elle est mise en pratique (performée) par l’intermédiaire de multiples processus sociaux dans les domaines expérientiel, intersubjectif, organisationnel et « représentationnel » (Anthias 2001). Les frontières (ou limites) sont construites par les processus de différenciation que sont la dichotomisation, la naturalisation et la collectivisation, tandis que les hiérarchies (ou les positions sociales) sont construites et opérationnalisées à travers des conditions de vie inégales par des processus de stratification — hiérarchisation de la différence (symbolique et matérielle), distribution inégale des ressources (accès concret aux ressources économiques, politiques et culturelles) et infériorisation. Parce que ces positions sociales sont toujours assujetties aux processus de différenciation, elles deviennent elles-mêmes dichotomisées, naturalisées et collectivisées et elles aboutissent ainsi à des possibilités de vie (life chances) structurelles (qui deviennent donc des prédispositions).

Le concept de translocational positionality et tous les processus qui le sous-entendent ouvrent la voie à une conceptualisation radicale de l’égalité et des stratégies qui peuvent contribuer à construire une société nouvelle. Je partage, avec Anthias, l’objectif de construire « une société à démocratie participative, anti-raciste et multiculturelle qui démantèle les préconditions de la reproduction des situations et des positions généralement désavantageuses et limitatives des capacités humaines » (Anthias 2002a : 284). Le problème n’est donc pas la différence, l’objectif n’étant pas d’atteindre l’uniformité, mais les conséquences qui découlent de la variabilité sociale (la différence).

Selon cette analyse, le projet féministe consiste à nommer et à détruire les processus sous-jacents aux conséquences inégales. Les « douaniers de la différence », que sont les processus de naturalisation, d’attribution collective, de hiérarchisation, de distribution inégale des ressources et d’infériorisation, se trouvent au coeur du problème. Dans leur travail théorique et politique, les féministes doivent donc s’efforcer, à tout moment, de « dénaturaliser […] la différence et l’identité en montrant comment elles sont historiquement constituées et comment elles sont des constructions sociales » (Anthias 2002b : 41-42 ; traduction libre de l’auteure). Un type de différence ou d’identité n’étant pas, de par sa « nature », plus valable qu’un autre, rien ne justifie qu’il lui soit accordé plus de ressources qu’à un autre (Anthias 2002b). L’Autre hiérarchisé doit donc être déconstruit.

Concrètement, cela implique d’agir à tous les niveaux : expérientiel, intersubjectif, organisationnel et « représentationnel ». Au niveau expérientiel, par exemple, il est nécessaire d’examiner la question de sa propre positionnalité et de tenter de modifier ses convictions ainsi que ses pratiques. Au niveau intersubjectif, il faut, à travers l’éducation populaire ou l’enseignement scolaire, relever le défi de construire des récits d’appartenance qui rompent avec les processus de différenciation et de stratification et s’engager dans un exercice de déconstruction des « positionnalités » afin d’en déplacer et d’en transformer les frontières et les dichotomies. Il convient aussi de reconnaître que, en dépit du fait que toute personne est actrice de sa propre « positionnalité », il existe des éléments situationnels et contextuels qui contraignent les individus à des degrés divers. Il est important, en outre, de voir les problèmes liés aux fissures, aux tensions et aux contradictions qui existent dans toute collectivité. Au niveau organisationnel, il s’agit de scruter et de remettre en question les principes et les mécanismes sous-jacents aux systèmes politiques, à la distribution inégale des ressources et à la violence. Au niveau « représentationnel », il importe de reconstruire les façons donc les individus sont (re)présentés dans les médias, la culture populaire, les publications universitaires, l’enseignement, etc. C’est à travers ces pratiques que « les termes de l’ordre du jour se sont déplacés de la quête de l’égalité comme l’idéal social à quelque chose qui ressemble plus à un nouvel imaginaire des relations sociales dans lesquelles l’égalité peut côtoyer d’autres idéaux concernant la solidarité et la transformation sociale » (Anthias 2002 : 284 ; traduction libre de l’auteure) (sur le cadre conceptuel de Floya Anthias, voir Kruzynski (2004)).

La méthode retenue

J’analyse donc ci-dessous la construction de cet « imaginaire » par un groupe de jeunes militantes. Mon travail s’apparente à un « non-projet de recherche », c’est-à-dire à une étude non planifiée de mon expérience personnelle (Reinharz 1992 : 236). De même que, dans les études de cas féministes, cette analyse permet de comprendre les micro-éléments d’une expérience précise, soit celle du comité femmes de SalAMI devenu aujourd’hui Némésis, mon étude de cas « défie les règles des sciences sociales qui dégagent des généralisations car elle recherche plutôt à faire ressortir la spécificité, les exceptions et ce qui est incomplet » (Reinharz 1992 : 174 ; traduction libre de l’auteure). Je souhaite qu’elle contribue au débat sur la « nature » du féminisme contemporain au Québec, qu’elle consacre l’histoire d’un groupe qui agit à la marge du courant dominant du mouvement féministe et qu’elle serve à d’autres chercheuses et chercheurs qui souhaiteraient intégrer une expérience de ce type dans une étude empirique de plus grande envergure.

À l’origine, cet article devait être écrit collectivement. Cependant, au fur et à mesure que le projet avançait, il devenait de plus en plus clair que la rédaction de l’article allait me revenir, et ce, pour plusieurs raisons : les limites de temps trop serrées pour que l’on puisse mettre en place un processus participatif ; le malaise de certaines à l’égard de l’institution universitaire ; le langage universitaire dans lequel l’article devait être écrit ; enfin, la priorité accordée à d’autres activités plus proches de la mission du groupe. J’ai donc décidé de rédiger l’article puisque, en tant qu’universitaire, je pouvais le faire dans les limites de mon travail et que, à titre de militante, je ne voulais pas laisser passer l’occasion d’exposer la courte histoire de notre groupe dans le présent numéro de Recherches féministes. Notre groupe a donc tenu deux rencontres de discussion : la première pour s’entendre sur le premier jet que j’avais rédigé, pour discuter de nos motivations, des moments forts de notre histoire, ainsi que des répercussions multiples de notre militantisme ; la seconde pour discuter du thème de la troisième vague, plus précisément de l’enjeu « trans » et des alliances avec les hommes. À partir de ces discussions, j’ai rédigé une seconde version, qui a été commentée par deux membres du groupe. La version finale, y compris l’intégralité de l’analyse, est le fruit de ma réflexion personnelle et n’engage aucune des militantes qui ont participé au processus.

Puisqu’il s’agit d’un processus réflexif, il est important de nommer et de situer ma position(alité) (Stacey 1991 ; Atkinson 1999 ; Diaz 2002). Étant membre fondatrice du groupe, j’ai peu ou pas de distance avec le sujet d’étude ; je n’ai par ailleurs aucune prétention à l’objectivité et j’assume entièrement ma subjectivité. Je suis militante avant tout, et les principes qui guident le groupe me guident aussi. J’ai suivi les cheminements que je décris dans ce texte, j’en ai vécu les tensions et les transformations. Au sein du groupe, j’ai un certain leadership et donc de l’influence de par ma scolarité, mes expériences et mes ressources financières. Ces éléments viennent teinter, sans aucun doute, les lunettes que je porte pour présenter et analyser le cheminement du groupe.

De la mondialisation néolibérale à la mondialisation des résistances

Au Québec, ce n’est pour ainsi dire qu’à partir de 1998 que la mondialisation néolibérale commence à être discutée sur la place publique. Le phénomène de la mondialisation n’est pourtant pas nouveau, comme le montrent les auteurs Davis et Rowley (2001) qui affirment que l’on peut en situer les débuts dans la première partie des années 80 avec la création des programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international. C’est à cette période-là que les pays du Sud commencent à se mobiliser contre la mainmise des multinationales sur le patrimoine collectif (Katsiaficas 2001). Au Québec, durant les années 80, ce n’est qu’après la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994, avec l’arrivée sur la scène militante des franges radicales du mouvement — qui seront qualifiées par la presse de « militants anti-mondialisation » (Dupuis-Déri 2004a) — que les enjeux de la mondialisation commencent à toucher l’imaginaire d’une part importante de la population québécoise. Ces franges radicales subissent l’influence de l’Armée de libération nationale zapatiste, née en 1994 au Mexique et farouchement opposée à l’ALENA (Callahan 2001 : 38). Les Zapatistes organisent plusieurs rencontres internationales sur le néolibéralisme (Callahan 2001 : 38) et deviennent rapidement un symbole mondial de la lutte anti-mondialisation.

L’Action mondiale des peuples, organisation parapluie qui fédère des groupes sur cinq continents, naît dans la foulée des insurrections zapatistes (Katsiaficas 2001 : 30). Les groupes qui y sont affiliés organisent plusieurs conférences mondiales et forment « un réseau mondial de coordination d’actions et d’échange d’informations, notamment pour s’attaquer à l’existence même de l’Organisation mondiale du commerce » (L’Action mondiale des peuples 2004). Des milliers de personnes, venues des quatre coins du monde, s’investissent donc dans la lutte contre la mondialisation néolibérale (Davis et Rowley 2001 ; Le Collectif des lentilles du peuple 2003 ; Samizdat.net 2001 ; Yuen, Burton-Rose et Katsiaficas 2004).

Le Québec ne fait pas exception. Le plan G, organisé en 1997 à l’initiative du Collectif d’actions non violentes autonomes (CANEVAS), a joué un rôle de précurseur dans la lutte antimondialisation. Quelques centaines de personnes, issues de différentes sphères de la « société civile », bloquent l’édifice Marie-Guyart à Québec[3]. Se joignent à elles des associations étudiantes et des jeunes féministes organisées en un groupe non mixte (Adieu Capriarcat : regroupement féministe radical contre le patriarcat et le capitalisme). Les militantes et les militants se donnent une plate-forme contre la pauvreté et contre l’application au Québec du programme néolibéral (Opération SalAMI 1998). Pour plusieurs, il s’agit alors d’une première expérience avec la forme organisationnelle décentralisée qui deviendra la « marque de fabrique » des mouvements antimondialisation. Les principes de transparence, de non-violence et de formation sont mis en avant, ainsi qu’une organisation par groupe d’affinités, c’est-à-dire des collectifs de cinq à vingt personnes qui se regroupent en fonction d’affinités pour une cause ou autour d’une identité quelconque. Des conseils de porte-parole servent de lieu d’échange d’information et de coordination des actions.

Dans les mois qui suivent, les actes de désobéissance civile se multiplient au sein du mouvement étudiant et des sans-emploi. En décembre 1997, le Commando Bouffe (regroupement de militantes et de militants) « se sert » un repas chaud au buffet de l’hôtel Reine-Élizabeth pour dénoncer la faim et la pauvreté au Québec (Filion 1998). En février 1998, une centaine d’étudiantes et d’étudiants occupent les bureaux du Conseil du patronat du Québec (CPQ) afin de revendiquer la gratuité scolaire, mais aussi la tenue d’un référendum sur l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Cet accord, négocié en catimini par les 29 pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) porte sur « la création d’un nouvel espace économique supranational à l’intérieur duquel les droits économiques des « investisseurs » seraient protégés de toute ingérence politique », ce qui veut dire « l’attribution d’un ensemble de droits inaliénables aux corporations multinationales » (Pineault 1999 : 35). Dans le cas du Commando Bouffe comme dans celui de l’occupation du CPQ, les groupes ciblent des intérêts privés. Et, dans les deux cas, la répression policière, les arrestations et les procès qui s’ensuivent créent un certain malaise au sein des mouvements sociaux québécois puisque c’est la première fois que cette génération de jeunes militantes et militants subit une répression de cette ampleur.

Fort de toutes ces expériences, un comité est créé dans la foulée du plan G et il lance un appel à la lutte contre l’AMI (Opération SalAMI 1998). De cette convocation naît l’« Opération SalAMI ». Cette intervention québécoise s’inscrit dans le programme des journées internationales d’action directe du réseau de L’Action mondiale des peuples (Opération SalAMI 1998) :

L’Opération SalAMI est un projet de sensibilisation, de mobilisation, et de résistance […] Avec les mêmes principes et forme organisationnelle que le Plan G, l’Opération SalAMI entend sensibiliser largement aux enjeux liés à la mondialisation des économies (et en parallèle, la mondialisation des résistances) par le biais d’ateliers, de présentations publiques, d’interventions médiatiques et d’action publiques.

Concrètement, en mai 1998, lors de la Quatrième Conférence de Montréal sur la mondialisation des économies, l’Opération SalAMI organise, en collaboration avec l’organisation non gouvernementale (ONG) Alternatives et le Groupe de recherche sur l’intégration continentale, une conférence parallèle sur la mondialisation (Opération SalAMI 1999 : 3). À l’ouverture de cette conférence, environ 100 militantes et militants, soutenus par quelques centaines de personnes manifestant leur solidarité au mouvement, bloquent l’accès au centre Sheraton pendant près de cinq heures. Leur exigence est la suivante (Opération SalAMI 1998) :

le retrait pur et simple du Canada des négociations de l’OCDE sur l’AMI et que le Canada et le Québec refusent de négocier et s’opposent à tout nouvel accord — et se retirent de toute autre négociation déjà en cours — ayant pour effet de subordonner, ici ou ailleurs, les droits humains, sociaux, culturels et environnementaux aux intérêts des investisseurs et des multinationales.

Une centaine de militantes et de militants sont arrêtés. Les procès et les autres actions mises en oeuvre par SalAMI contribuent à mettre ces enjeux sur la place publique pendant plus d’un an. Des luttes simultanées contre l’AMI partout dans le monde, suivies de la dénonciation du Parlement européen et du retrait de la France, réussissent à imposer la mise en veilleuse de cet accord (Freitag 1999).

Malgré une résistance mondiale grandissante devant la libéralisation des marchés, les gouvernements continuent de négocier, de nouveau en secret, les éléments d’un accord de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui reprend, entre autres, les clauses sur les investissements de l’AMI (Freitag 1999). La mobilisation qui a lieu à Seattle le 30 novembre 1999 (N30)[4], lors de la rencontre ministérielle de l’OMC, devient le symbole occidental du mouvement antimondialisation (Yuen 2001). Des centaines de militantes et de militants du Québec participent à Seattle aux manifestations de rue et aux actes de désobéissance civile et témoignent de la grande diversité politique qui caractérise le mouvement : « Des groupes syndicaux, des organisations environnementales, des associations de défense des droits de la personne sont au rendez-vous ; les idées réformistes, socialistes et anarchistes se côtoient ; des organismes non gouvernementaux de la base venant des quatre coins du globe sont représentés » (Yuen 2001 : 5).

C’est à partir de ce moment clé, comparé par Yuen à Mai 68 à Paris pour la « nouvelle gauche » et à Soweto en 1976 pour la lutte contre l’apartheid (Yuen 2001 : 4 et 5), que se multiplient les groupes occidentaux qui contestent, sur la place publique, la tournure que prend l’économie mondiale. Qu’ils réclament la réforme des institutions et des instruments de la mondialisation ou qu’ils les rejettent de façon radicale, les groupes engagés dans ce mouvement se rejoignent par leur analyse des multinationales comme étant des menaces pour la démocratie, pour les droits du travail et pour les droits de la personne, ainsi que pour l’environnement (Epstein 2001 : 54). Le mouvement prend alors une ampleur sans précédent : des actes de désobéissance civile, des actions directes et des rassemblements sont organisés partout dans le monde (Del Moral 2001 : 275-282 ; Laskey 2001 : 83-91). Les groupes visent les entreprises pétrolières, l’OMC, la Banque mondiale, la Bourse, les restaurants McDonald’s, les centres commerciaux, les ambassades des États-Unis, les chambres de commerce, la compagnie Nestlé. Les actions, la plupart du temps non violentes, sont sévèrement réprimées à coups de gaz lacrymogène, de poivre de Cayenne et d’arrestations massives. Les images de ces scènes d’émeutes urbaines restent gravées dans les mémoires et elles sont devenues un symbole de la résistance antimondialisation.

C’est à partir de 1999 que le mouvement qui entoure SalAMI s’élargit, se diversifie et se divise. D’une part, au mouvement qui regroupait jusqu’alors des hommes et des femmes à titre individuel et quelques groupuscules marginaux, viennent s’ajouter des centrales syndicales, la FFQ et d’autres groupes à tendance large. En outre, plusieurs personnes sensibilisées par les activités d’information et d’éducation de SalAMI se joignent au mouvement. D’autre part, des militantes et des militants sont en désaccord avec la multiplication des alliances avec des groupes dits « réformistes ». Plusieurs remettent en question l’interprétation du principe de la « non-violence » et optent plutôt pour celui de la « diversité des tactiques ». D’autres reprochent à SalAMI de ne pas mettre en pratique ses principes d’organisation non hiérarchique, tandis qu’un certain nombre de fortes personnalités ne parviennent pas à travailler ensemble. Quelques personnes quittent alors SalAMI pour former la Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC) dont les principes de bases sont les suivants  (CLAC 2000) :

La CLAC est anti-capitaliste ; par le fait même, la CLAC s’oppose à l’idéologie néo-libérale ; la CLAC dénonce l’impérialisme, s’oppose au patriarcat, et condamne la mise en oeuvre de toute forme d’exploitation et d’oppression ; la CLAC est respectueuse de la diversité des tactiques ; et la CLAC est autonome, décentralisée et non-hiérarchique.

C’est dans cette conjoncture que naît le comité femmes de SalAMI.

De militantes antimondialisation à féministes radicales

Je présente ici la courte histoire des femmes de SalAMI en trois étapes : ce sont d’abord des militantes du groupe mixte SalAMI qui forment, ensuite, un comité femmes à l’intérieur de ce groupe ; elles s’en sépareront finalement pour créer Némésis, groupe d’affinités féministe autonome. À chaque étape, les militantes construisent des récits d’appartenance qui remettent en question, plus ou moins directement, les processus de différenciation et de stratification à l’intérieur des mouvements (mais aussi dans leur vie personnelle). Elles parviennent parfois à transformer leurs convictions et leurs pratiques en remettant en cause les dichotomies (le fait, par exemple, que les hommes s’occupent plus souvent des tâches de représentation et les femmes, des tâches d’exécution) et l’idée que celles-ci sont « naturelles », ce qui les amène à remettre en question les processus de hiérarchisation des différences, d’infériorisation et de distribution inégale des ressources. Elles vont souvent plus loin encore en tentant de préfigurer des rapports sociaux sans stratification. Elles construisent ainsi un imaginaire des rapports sociaux fondé sur l’égalité et la solidarité. Empreint de tensions et de contradictions, ce cheminement aura d’importantes conséquences sur le mouvement féministe, sur le mouvement antimondialisation, sur le groupe en tant que tel et sur la vie personnelle de chacune des militantes.

La première étape : militantes dans SalAMI, groupe mixte

En 1999, Mireille Audet, militante du CANEVAS et membre fondatrice de l’Opération SalAMI, et moi-même, du mouvement étudiant et d’Adieu Capriarcat, organisons, lors d’un camp de formation de SalAMI, un atelier qui offre une analyse féministe de la mondialisation capitaliste, analyse fondée sur l’ouvrage La femme mondialisée de Christa Wichterich (1999). Pendant le même camp, des militantes organisent spontanément un caucus non mixte dans lequel elles discutent des rapports de pouvoir qu’elles perçoivent au sein de SalAMI. Ces discussions se poursuivent en coulisse pendant toute la durée du camp.

À partir des analyses collectives sur les effets différenciés de la mondialisation sur les femmes, les militantes (mais aussi des militants) comprennent rapidement que le travail des femmes est moins valorisé que celui des hommes et que ce sont très souvent ceux-ci qui détiennent les règles du pouvoir économique, politique et social. Elles prennent conscience du fait que les femmes d’ici et d’ailleurs constituent une main-d’oeuvre bon marché, que leurs corps sont transformés en objets par les médias de masse et la publicité et qu’elles sont souvent les premières à souffrir des guerres.

Ces discussions amènent les militantes et les militants à se questionner sur les rapports entre les hommes et les femmes au sein de SalAMI. Un certain nombre de questions émergent alors : Pourquoi y a-t-il davantage d’hommes que de femmes dans le groupe ? Pourquoi les femmes sont-elles assignées plus souvent que les hommes aux tâches d’exécution ? Pourquoi les tâches de représentation sont-elles plus fréquemment accomplies par des hommes ? Pourquoi les hommes prennent-ils plus souvent la parole en assemblée ? Pourquoi les idées des hommes sont-elles plus souvent prises en considération que celles des femmes ? Ce processus de remise en question ne se fait pas sans tensions, car un certain nombre de personnes ne comprennent pas la nécessité pour les femmes de se réunir en assemblée non mixte dans une organisation aussi pro-féministe que SalAMI et quelques femmes expriment leur malaise quant à l’« exclusion des hommes ». D’autres clament que les hommes et les femmes sont égaux et trouvent donc inutiles les interrogations qui précèdent. Quelques hommes expriment leur peine, leur frustration et leur culpabilité de faire partie de la moitié de la population qui joue le rôle d’oppresseur.

Les discussions lors de ce camp de formation marquent le début du passage vers un « nous-femmes ». Plusieurs militantes sont amenées à reconnaître les dynamiques qu’elles vivent dans leur quotidien et dans le groupe, mais aussi à voir que les processus de stratification sont présents à un niveau plus global. En partageant leurs expériences individuelles, leurs émotions et leurs analyses, plusieurs femmes réalisent : qu’elles ont intériorisé un sentiment d’infériorité qui ne favorise pas leur affirmation dans le groupe ; que les hommes, quant à eux, n’ont pas à se battre contre ce processus généralisé ; que les rôles d’exécution sont moins valorisés que ceux de représentation, ce qui contribue à une distribution inégale des ressources politiques au sein du groupe, mais aussi, plus largement, au sein des institutions politiques, sociales et économiques. Ensemble, les femmes constatent que ces processus sont naturalisés et collectivisés dans une société construite sur la base de rapports stratifiés et elles commencent à « dénaturaliser » ces différences.

La deuxième étape : création du comité femmes au sein de SalAMI

Fort de ces prises de conscience, un groupe de militantes de SalAMI décide d’améliorer la formation et de l’offrir au grand public lors des activités parallèles prévues pour la rencontre de l’OMC à Seattle en novembre 1999. Grâce au travail de mobilisation de la FFQ et de la Marche mondiale des femmes, cette formation accueille un très grand nombre de femmes, notamment une quinzaine de jeunes, étudiantes pour la plupart, motivées à la fois par leurs frustrations relativement au sexisme dans les mouvements mixtes, par le désir d’approfondir leur analyse féministe sans devoir toujours se justifier et par le besoin de trouver un groupe d’appartenance. Elles créent le comité femmes au sein de SalAMI[5], dont les objectifs sont les suivants (Comité femmes SalAMI 2000 : 2) :

  • Pour contribuer à construire un mouvement de résistance pro-féministe, qui considère le féminisme comme une analyse incontournable du système et des dynamiques d’oppression qu’il engendre.

  • Pour démontrer que la résistance non violente radicale n’a de sens que si elle prend en compte la violence la plus sournoise et la plus banalisée, celle faite aux femmes.

  • Pour promouvoir la désobéissance civile et la non-violence radicale, comme moyens de faire avancer la lutte des femmes.

  • Pour s’assurer que la réalité des femmes fasse partie intégrante des analyses, revendications et actions de SalAMI et que toutes les mesures soient prises pour favoriser la participation, l’expression et la visibilité des femmes qui souhaitent s’y impliquer.

  • Pour développer dans nos stratégies de résistance, à travers nos formations et dans les alternatives à construire, un espace de créativité intellectuelle et artistique.

  • Pour démontrer que la mondialisation touche les femmes de façon spécifique et dramatique, et pour comprendre les dynamiques de la mondialisation afin d’être mieux en mesure d’agir.

  • Pour démystifier et vivre notre féminisme dans le débat et dans l’action.

  • Pour avoir du plaisir et goûter la solidarité.

Dans cet espace non mixte, à travers leurs discussions et activités, les militantes construisent un récit collectif autour d’un « nous, féministes de rue, d’action directe », un « nous » à la marge du courant dominant du mouvement féministe, un « nous » clairement anti-patriarcal, anti-capitaliste, anti-impérialiste, enfin un « nous » créatif.

En 2000-2001, le comité femmes SalAMI organise une tournée auprès d’une trentaine de groupes de femmes pour proposer une formation intitulée « La mondialisation sur le dos des femmes », dont l’objectif est de mobiliser des femmes pour des actions contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) lors du Sommet des Amériques à Québec en avril 2001. Aussi, le comité femmes anime en octobre 2000 la place de la Bourse de Montréal sur le thème de la mondialisation lors de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000.

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Photo : Renaude Grégoire.

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Lors du grand rassemblement national de la Marche, les militantes du comité femmes animent un stand qui propose des informations sur diverses actions directes menées par des femmes en Inde. Elles publient des articles dans les réseaux féministes et communautaires et participent à plusieurs rencontres de concertation pour l’organisation de Québec 2001.

L’action la plus importante de la courte histoire du comité femmes SalAMI est sans doute « la toile de la solidarité : une action féministe contre la ZLEA » (Kruzynski 2003). Coordonnée en 2001 par le comité femmes à l’occasion des activités parallèles au Sommet des Amériques, cette action regroupe une soixantaine de groupes d’affinités féministes venus de pays divers mais majoritairement des Amériques. Dans leur communauté, ces groupes d’affinités tissent des toiles qui représentent les conséquences du patriarcat, de l’impérialisme et de la mondialisation capitaliste sur les femmes qui les composent. Lors du Forum des femmes à l’intérieur du Forum des peuples, plus de 500 femmes, notamment des représentantes d’Haïti, de l’Argentine (las Madres de Plaza de Mayo), de Cuba, de la Colombie, du Guatemala, du Chili, de Trinidad, du Brésil et du Mexique, des femmes de groupes païens (pagan), des groupes d’affinités anarchistes et des femmes présentes à Québec à titre individuel, participent à l’action féministe. Lorsqu’elles arrivent au périmètre de sécurité qui entoure le Sommet, devant l’escouade anti-émeute, les femmes chevauchent la clôture et y accrochent leurs toiles tout en criant leurs griefs et leur colère devant l’oppression spécifique dont les femmes sont victimes.

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Montage : Iris Morissette

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Lors de la manifestation du 21 avril, le comité femmes marche avec le contingent des femmes et leur marionnette géante, « Némésis », déesse de la juste colère, qui demeure un symbole marquant de cet événement et est de toutes les activités lors des manifestations contre le Sommet des Amériques en avril 2001.

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Montage : Iris Morissette

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Les transformations sur le plan expérientiel et intersubjectif sont multiples pendant la deuxième étape du cheminement du groupe. La forme organisationnelle du comité femmes SalAMI — en groupes d’affinités avec des sous-comités (formation, logistique, action), qui permettent le partage du pouvoir et des connaissances — facilite un processus continu d’autoformation. Le travail collectif réalisé quant au contenu de la formation est sans doute le meilleur exemple de ce processus : ensemble, les militantes développent leur capacité d’analyse féministe et réussissent ainsi à déconstruire, petit à petit, le processus d’infériorisation qui les contraint (« je suis capable de réfléchir, d’analyser des enjeux économiques »).

En partageant cette formation avec d’autres groupes féministes, le comité femmes SalAMI a réussi à sortir ses idées et ses pratiques de la marginalité, tout en préservant sa différence : l’action directe, la démocratie participative, les analyses anti-capitalistes et anti-patriarcales. De fait, au fur et à mesure que la visibilité du groupe augmentait, son influence au sein du courant dominant du mouvement féministe s’accroissait lui aussi. Après avoir travaillé ensemble lors de la Marche mondiale des femmes, les militantes du comité femmes ont renouvelé leur collaboration avec la FFQ et la Marche pour créer un espace femmes à Québec lors du Sommet des Amériques, et elles ont participé au Forum des femmes, organisé lors du Forum des peuples, parallèle au Sommet. La FFQ et la Marche, de leur côté, outre qu’elles ont encouragé leurs membres à suivre la formation « Femmes et mondialisation », les ont mobilisées en vue de l’action féministe contre la ZLEA organisée par le comité femmes SalAMI. Malgré ces formes de collaboration, les tensions ont cependant persisté entre le comité femmes et le courant dominant, les débats au sein du premier étant intenses : Pourquoi collaborer ? Les objectifs de tous les groupes sont-ils les mêmes ? Quel est le risque de récupération ? Par ailleurs, en acceptant de s’associer au courant dominant, le comité femmes SalAMI a perdu des alliées potentielles dans les franges dites radicales qui ont refusé de s’associer…

De par ses activités féministes, le comité femmes SalAMI a aussi contribué à une transformation du récit collectif du mouvement antimondialisation (sur la frange radicale du mouvement, voir Dupuis-Déri 2004a, 2004c, Isacsson (2002) et Le Collectif des lentilles du peuple (2003)). L’existence même des actions du comité femmes, mais aussi des autres collectifs féministes qui ont émergé en parallèle (les Sorcières, les Amères Noëlles, les Insoumises, etc.), a contribué à créer un mouvement diversifié, à faire ressortir les fissures présentes dans la collectivité constituée par le mouvement antimondialisation. Au sein de SalAMI, la présence du comité femmes a permis à ces dernières d’établir un certain rapport de force dans le groupe, rapport qui a entraîné des résultats très positifs : l’analyse féministe est devenue de plus en plus transversale à l’intérieur des discussions sur la mondialisation, les femmes sont devenues aussi nombreuses dans le groupe que les hommes, un nombre plus important de femmes se sont retrouvées dans des positions de leadership et d’influence, certaines tâches d’exécution étant dorénavant accomplies par des hommes, les discussions sur la non-mixité ont été de plus en plus présentes et les assemblées ont été animées en respectant l’alternance entre les hommes et les femmes dans les tours de parole.

Malgré ces changements, des tensions sont demeurées présentes. Depuis quelque temps, certaines sources de conflit étaient latentes au sein de SalAMI : on voyait émerger des divergences d’opinions quant aux stratégies à adopter (non-violence ou diversité des tactiques), des conflits entre de fortes personnalités et des tensions quant à la mise en application concrète de la démocratie directe. Plusieurs membres du comité femmes, ayant pris position pour la non-violence, mais aussi pour que cesse la dénonciation publique des activités d’autres groupes prônant la diversité des tactiques, sont frustrées par le manque d’écoute de la part de certains leaders. Des militantes en ont eu assez et ont quitté SalAMI et le comité femmes. D’autres, qui avaient depuis le début une relation ambivalente avec SalAMI, ont alors remis en question l’association du comité au groupe. En même temps, un grand nombre de militantes et de militants du mouvement antimondialisation se sont essoufflés et démobilisés, en partie parce qu’ils constataient que les mobilisations importantes à Québec n’avaient pas eu l’impact désiré dans les négociations de la ZLEA. Les débats interminables sur la diversité des tactiques, sur les stratégies et sur le leadership, auxquels on doit ajouter la fatigue due à la surcharge du travail militant, ont commencé à gruger les énergies. Pourtant, la colère à l’égard du contrôle grandissant des entreprises sur le patrimoine collectif, devant l’emprise des États-Unis et les oppressions multiples dont les femmes sont victimes était loin d’avoir disparu.

Un consensus implicite a grandi parmi les militantes et les militants quant au refus de se limiter à des actions en réaction aux sommets (summit hopping), cette stratégie ayant perdu de son efficacité par absence d’effet de surprise. Alors que quelques groupes d’affinités disparaissaient, plusieurs ont décidé d’axer leur action plutôt au niveau local ou de se concentrer sur le développement de solutions de rechange. C’est en ce sens que des groupes ont commencé à lutter contre l’embourgeoisement (gentrification) des espaces populaires de quartiers ouvriers et d’autres à organiser des squats politiques. Certains groupes se sont réorientés vers le mouvement contre la guerre en Irak, vers les luttes de solidarité avec le peuple palestinien ou contre les déportations et les politiques d’immigration au Québec et au Canada.

La troisième étape : Némésis, groupe d’affinités féministe autonome

Les militantes du comité femmes de SalAMI, partie prenante des questionnements mentionnés plus haut, quant à elles, décident alors de se dissocier de SalAMI, qui essayera en vain par la suite de se remettre des problèmes internes apparus depuis le changement de leadership survenu après le Sommet des Amériques. En effet, malgré plusieurs tentatives, quelques activités et un changement de nom (CANEVAS), le groupe n’arrivera pas à reprendre son élan. Le comité femmes de SalAMI se renouvelle donc, dans cette troisième étape, en se transformant en un groupe d’affinités féministe autonome et il adopte le nom de « Némésis ». Quelques militantes quittent le groupe et d’autres s’y ajoutent, notamment une féministe lesbienne radicale issue de la deuxième vague. Fortes des expériences qui ont suivi la fondation du comité femmes, et surtout des tensions multiples, des gains mais aussi des échecs, les militantes tentent de mettre en évidence et de développer une vision, des objectifs, des stratégies et une forme organisationnelle qui leur sont propres. Elles définissent dans ce but quatre grands principes (Némésis 2002 : 5) :

Les bases de l’oppression et le pouvoir : Le pouvoir a différentes formes (versus la conception unique d’un grand ennemi tout-puissant qui détient tout le pouvoir) […] Notre société est fondée sur le « pouvoir-sur » : le capitalisme (riche/pauvre) ; le patriarcat (hommes/femmes) ; l’impéria-lisme (blancs/autres que blancs). Ces relations sont à la fois structurelles (sociales et politiques) et idéologiques (personnelles et psychologiques) — donc il faut travailler sur soi-même et sa vie privée (le personnel) et sur le système (le politique) […].

La société qu’on vise et la révolution : Égalitaire, sans domination, basée sur la justice et la liberté (pour toutes et tous) […] Ça veut dire remplacer le « pouvoir-sur » par le « pouvoir-avec » basé sur le « pouvoir-interne » […] La révolution est un PROCESSUS qu’on vit dans le présent. Une société changée se construit par une succession d’actions dans le présent — on doit agir aujourd’hui, et ne pas attendre un événement révolutionnaire éventuel — la révolution EST l’action organisée des gens.

Les moyens qu’on prend pour s’y rendre : On choisit des moyens qui sont cohérents avec les fins auxquelles on espère donner naissance […] Puisqu’on croit à la révolution en tant que processus dans l’ici et le maintenant, et qu’on refuse de reproduire les relations de domination/subordination, nos moyens sont nécessairement non violents — l’idée n’est pas de détruire quelqu’unE d’autre, ni de prendre son pouvoir, mais de convaincre autrui de changer son rôle, de se transformer.

La forme organisationnelle qu’on utilise : On utilise des formes organisationnelles qui sont cohérentes avec notre vision de la société, donc des formes non hiérarchiques comme le collectif ou le groupe d’affinités qui se concertent pour des enjeux spécifiques lorsque nécessaire.

À cette étape, le groupe s’oriente donc vers la « préfiguration » d’une société sans domination, c’est-à-dire vers la mise en pratique, au quotidien, de la vision de ses membres.

Pour y parvenir, Némésis met sur pied un groupe d’achat de produits biologiques et équitables et ses militantes deviennent membres d’un projet agricole soutenu par la communauté. De plus, l’autoformation devient une priorité pour les membres du groupe qui commencent alors à se nourrir de l’histoire des actions directes menées par des femmes, à tenter de comprendre les théories et concepts élaborés par des féministes et des anarchistes, à négocier les contradictions qu’elles vivent en tant que féministes dans leur quotidien (par exemple, changer son rapport à l’argent, vivre son féminisme dans le couple hétérosexuel) de même qu’à nommer et à dénaturaliser la sexualité, la différence et le genre.

De plus, le groupe agit concrètement sur les rapports de pouvoir et d’influence dans le groupe. Les militantes tentent, au jour le jour, de transformer, le pouvoir-sur, soit le pouvoir de domination, en pouvoir-avec, c’est-à-dire qu’elles essaient de collectiviser et de partager le pouvoir, de développer une plus grande confiance en elles-mêmes et de faire émerger leur pouvoir-interne. À travers des discussions, des jeux et des rituels, et en intégrant à leur pratique militante des « comment ça va ? », des retours, des bilans, un « bâton de parole[6] » ou des activités, telle « la ligne du pouvoir[7] », les membres nomment l’influence, la déconstruisent et redéfinissent leur identité sociale et les rapports de pouvoir. Ainsi, dans cet espace, chacune explore et joue avec d’autres sa propre identité de femme, de lesbienne, d’hétérosexuelle, de professionnelle, de mère, de célibataire, de travailleuse syndiquée ou précaire, de sans-emploi, de militante, de jeune, de moins jeune. Ces échanges, parfois houleux, forcent chacune à analyser son propre pouvoir, à tenter de ne pas opprimer l’autre ou à ne pas s’abaisser elle-même et à déconstruire les rapports sociaux pour mieux les reconstruire.

Némésis devient donc une expérience « préfigurative » en elle-même. Une seconde formation, « Non-violence radicale et action féministe » permet de partager avec d’autres féministes cette expérience. L’atelier participatif prend pour point de départ l’exemple de Némésis. Il s’appuie ainsi sur les connaissances acquises par le groupe quant à l’action directe et à la démocratie participative pour encourager d’autres à s’y lancer. Plusieurs groupes d’affinités de femmes et des centres de femmes, en plein bilan après la Marche mondiale des femmes et le Sommet des Amériques, sollicitent la formation.

Le groupe aura alors, plus que jamais, une reconnaissance au sein du courant dominant du mouvement féministe : des articles seront publiés sur le groupe, ses militantes seront invitées à exposer leur conception du féminisme dans un bulletin de la Marche mondiale des femmes, le groupe participera à un colloque sur la troisième vague féministe, tenue pendant le congrès de l’Acfas en juin 2004. Némésis, avec l’aide des féministes contestataires membres de la FFQ et des groupes de la Marche mondiale ailleurs dans le monde, a sans aucun doute contribué ainsi à une certaine radicalisation du discours et des pratiques de la FFQ. Récemment, au congrès de cette dernière, une résolution clairement anti-patriarcale et anti-capitaliste a été adoptée, de même qu’une autre qui encourage les groupes à faire de la désobéissance civile. Cette radicalisation se traduit aussi par la participation des membres de Némésis et d’autres féministes radicales au rassemblement de jeunes féministes organisé à l’automne 2003 par le comité jeunes de la FFQ : « S’unir pour être rebelles ».

Pourtant, les militantes de Némésis sentent aussi le besoin de s’associer plus concrètement à d’autres groupes qui partagent leur vision du féminisme. C’est dans cet esprit qu’elles organisent, en février 2003, avec le collectif « Les Sorcières », un rassemblement de féministes radicales. Près de 100 femmes, la plupart âgées de moins de 30 ans, participent à une rencontre explicitement radicale : « L’objectif est d’avoir l’occasion de se connaître, d’échanger, d’amener un pluralisme radical et révolutionnaire dans le milieu féministe et d’ouvrir la porte à la possibilité d’actions et de luttes communes » (extrait de l’invitation à la rencontre des féministes radicales, tenue le 1er février 2003 à l’Université Concordia). Ce sont les participantes qui sont chargées de définir le contenu des ateliers, et il n’est pas surprenant que plusieurs discutent du ressac (backlash) féministe et du masculinisme. Plusieurs femmes échangent entre elles sur leurs expériences personnelles au sein des mouvements mixtes, dans leur couple et leur quotidien. Durant la réunion plénière, un brassage d’idées favorise l’émergence de nouveaux projets et de nouvelles alliances entre les féministes. Le rassemblement se clôt par un spectacle féministe mettant en scène des chansons féministes, des extraits de la pièce de théâtre Les monologues du vagin, une présentation de la chorale des Amères Noëlles et une danse non mixte. Le fait d’être entre femmes et la richesse des échanges de l’après-midi contribuent à créer un climat de confiance et de sécurité unique. Quelques-unes des suites concrètes du rassemblement seront la mise en ligne d’une liste Internet d’information sur le féminisme radical et la formation de deux nouveaux collectifs : « Cyprine » et « Sex Activism ».

C’est au cours de cette étape que le groupe se construit un récit collectif clair et explicite, une identité commune : « nous, féministes radicales anarchistes ». C’est aussi à ce moment-là que le groupe devient un réel lieu d’appartenance pour chacune, une gang de femmes qui partagent des affinités nommées. Dans cet espace, les militantes canalisent leur colère quant au sexisme dans des activités constructives et positives. Cette appartenance permet de briser l’isolement auquel chacune doit faire face dans son quotidien quand elle intervient en tant que féministe dans des milieux hostiles. Les militantes de Némésis ont donc réussi à créer un espace politique autre dans lequel elles mettent en pratique la démocratie directe, refusant ainsi que d’autres « représentent leurs intérêts » (Melucci 1988 : 343 ; Melucci et Avritzer 2000 : 509).

Tout ce travail aura des effets importants sur le plan expérientiel et intersubjectif. Outre les bouleversements discutés plus haut au sein du courant dominant du mouvement féministe, les militantes ont réussi à transformer certaines hiérarchies au sein du groupe en confrontant explicitement les processus de différenciation et en tentant de briser les dichotomies. Une distribution plus équitable dans le groupe de certaines ressources politiques et matérielles résulte de cet effort et, à travers le partage des tâches et des rôles et les analyses collectives générées dans ce lieu de confiance, chacune a appris à reconnaître ses forces et, à l’occasion, à mettre en pratique ses nouvelles compétences (en animation, en médiation, en rédaction ou en analyse). Plusieurs membres de Némésis ont dès lors vu grandir leur estime d’elles-mêmes (agissant ainsi sur le processus d’infériorisation) ; elles ont davantage d’influence dans le groupe, dans leur couple et au travail ; et certaines ont trouvé des emplois rémunérés dans des groupes féministes, ainsi que des contrats ponctuels de formation.

Les militantes de Némésis ont contribué à la construction d’un imaginaire différent, « transformé » (Anthias 2002a). Au sein de SalAMI, elles se sont fixé comme objectif de comprendre comment la mondialisation touchait différemment les femmes et elles ont décidé d’agir concrètement sur les rapports hiérarchisés dans leur propre mouvement. Elles se sont ensuite constituées en un espace non mixte à l’intérieur de SalAMI et, à travers l’autoformation, les actions directes, la formation et les alliances ponctuelles avec le courant dominant du mouvement féministe, elles ont réussi à agir tant sur les processus d’infériorisation en elles et dans le groupe même que sur les processus de hiérarchisation au sein du mouvement plus large. Cependant, c’est lorsqu’elles se sont constituées en un groupe d’affinités féministe autonome que leur récit collectif est devenu explicite, que les processus de différenciation ont été confrontés directement et que les transformations les plus importantes se sont produites quant à la redistribution des ressources politiques et matérielles dans le groupe, dans leur vie de couple et au travail. Bien que Némésis demeure un mouvement marginal, son existence a contribué assurément au déplacement des rapports de pouvoir au sein du mouvement féministe et a démontré que les jeunes féministes existent, qu’elles sont actives, qu’elles revendiquent, qu’elles se révoltent et qu’elles tiennent à leur autonomie.

Conclusion : un avenir plein de possibilités

Les femmes de Némésis, comme plusieurs autres militantes et militants du Québec, que leur engagement se manifeste dans le mouvement politique Option citoyenne, dans différents groupes féministes ou dans d’autres groupes du mouvement altermondialiste, cherchent à créer et à mettre en pratique un « autre monde ». L’étape de la seule lutte défensive (ou réactive) contre les politiques, les instruments et les institutions de la mondialisation capitaliste et patriarcale se trouve maintenant dépassée. C’est désormais l’étape des propositions de rechange et de l’expérimentation de cet « autre monde ». Dans ce contexte, la formation « Non-violence radicale et action féministe » conserve sa pertinence. En tant que collectif de formation, Némésis pourra ainsi contribuer encore à former des femmes à l’action directe et à la démocratie participative, deux éléments clés de cet « autre monde ». De plus, les femmes qui y militent ayant cheminé individuellement dans leur analyse de la conjoncture, des stratégies et des processus organisationnels, elles continueront d’agir, sans aucun doute, comme multiplicatrices d’idées au sein des mouvements. Le dialogue intergénérationnel et « interidéologique » se maintiendra, des conflits et des tensions surviendront et ils influenceront donc, dans les années à venir, les mouvements sociaux québécois en général, et le féminisme en particulier[8].