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Une idée suggère que la recherche féministe entretient des rapports privilégiés avec l’expérience quotidienne — le « vécu ». Ce numéro spécial de Resources for Feminist Research/Documentation sur la recherche féministe, dirigé par Linda Cullum et Diane Tye de la Memorial University of Newfoundland, en est un exemple : il résulte de la prise de conscience d’un écart entre, d’une part, ce dont dispose l’orthodoxie concernant la méthodologie de la recherche et, d’autre part, les expériences multiples et diversifiées auxquelles fait face sur le terrain la chercheuse féministe qui recourt à une démarche qualitative. En d’autres mots, ce collectif se propose d’explorer le questionnement suivant : pourquoi la théorie et la pratique de la recherche féministe ne sont-elles pas toujours en parfaite harmonie ?

Ce numéro spécial compte treize articles écrits par des universitaires australiennes et canadiennes-anglaises. Ensemble, elles englobent un large éventail de thèmes et de disciplines des sciences humaines et sociales : l’anthropologie, la criminologie, l’économie, l’éducation, les sciences politiques, la sociologie, entre autres. Le numéro offre ainsi un regard multidisciplinaire — mais non interdisciplinaire, au contraire de ce que prétendent les directrices de publication — sur les méthodes qualitatives en matière de recherche féministe. Les articles consistent en des études de cas, aucun ne pouvant prétendre offrir une réflexion de fond sur la démarche qualitative en fait de recherche féministe. Là réside probablement la plus grande faiblesse de cette publication.

La principale préoccupation de ce numéro spécial est de poser un regard critique sur l’harmonisation entre, d’une part, ce terreau de la recherche que constitue l’université (par exemple ses divisions disciplinaires, les règles de la démonstration scientifique, les exigences en matière de financement et de publication) et, d’autre part, les principes et les pratiques de la recherche féministe. Le monde universitaire n’étant pas de facto un environnement sympathique à la recherche féministe (quoiqu’il n’y soit pas non plus nécessairement hostile), les questions soulevées par les divers articles sont très stimulantes, certes, mais également ambitieuses. Par exemple, la question est explorée quant à savoir si le féminisme peut changer la recherche et, le cas échéant, comment et pour déboucher sur quoi. Les méthodes qualitatives en ce qui concerne la recherche féministe sont-elles plus aptes à servir l’objectif d’égalité que les autres démarches méthodologiques ? En raison des préceptes qui animent la recherche féministe, la chercheuse qui s’en réclame doit-elle satisfaire à des critères éthiques additionnels auxquels n’auraient pas à répondre les chercheurs qui s’inspirent d’autres perspectives de recherche? Comment aborder et expliquer la recherche féministe, et en débattre, dans les enseignements, le tout sans oublier les défis qu’elle soulève ?

Ces questionnements sont de taille et ne trouvent pas de réponse définitive dans les pages de l’ouvrage recensé. Cela est heureux puisque, autrement, ce serait signer la fin de la capacité critique du féminisme en matière de recherche. En fait, l’apport de ce numéro spécial est bien plutôt de stimuler la réflexion critique à propos de la recherche féministe qualitative. Comme le mentionnent Cullum et Tye en introduction, les articles « challenge the notion that there is one « best » or « right » way to conduct qualitative research, or that it is a simple process » (p. 10). En effet, les articles remettent en question l’idée, très présente parmi les étudiantes et les étudiants et même parmi les membres du corps professoral, à savoir qu’il existerait une bonne façon de procéder dans le domaine de la recherche. Le collectif dont il est ici question a le mérite non seulement de redorer le blason de la perspective féministe et de la démarche qualitative dans l’univers de la recherche, mais aussi de mettre à mal cette idée fondamentaliste selon laquelle il y aurait une — et une seule — manière de produire des connaissances. Le collectif dirigé par Cullum et Tye plaide plutôt pour la flexibilité et la créativité concernant la recherche, ce qui n’est toutefois pas synonyme de faire n’importe quoi, n’importe comment !

Personnellement, j’aime imaginer la recherche comme un exercice de créativité culinaire : mon but étant de séduire les palets, il me revient d’élaborer un menu invitant, de choisir parmi une pléiade d’ingrédients et d’outils ceux qui m’assisteront le mieux dans la poursuite de mon projet, de savoir les marier intelligemment, d’en doser minutieusement les quantités puis la cuisson et, finalement, de présenter des plats qui convaincront les personnes que j’aurai invitées de s’asseoir à table. Il n’y a pas une bonne façon de faire la cuisine quoique, ultimement, il y ait le sourire de la satisfaction des gens à notre table. De même, il n’existe pas une bonne façon de faire de la recherche quoique, en fin de compte, il y a production d’un savoir crédible et à même de changer et d’améliorer les expériences collectives des femmes.

Ayant dit cela, je ne peux passer sous silence avoir été agacée par les sempiternelles excuses d’un Canada anglais qui cherche à gérer son malaise par rapport à l’exclusion de la francophonie : « We especially regret that, despite our best efforts, this issue contains no papers by aboriginal or francophone authors » (p. 10). Primo, le parallèle établi entre les autochtones et les francophones est révélateur, en soi, de l’identité dominante que se donne une certaine anglophonie canadienne. Secundo, s’agissant précisément de la francophonie, son absence est troublante en ce que, dans les faits, il existe toute une brochette de chercheuses francophones qui, comme leurs collègues anglophones, réfléchissent sur les défis que pose la jonction entre la théorie et la pratique en matière de recherche féministe. L’appel de textes ne les aura malheureusement pas rejointes. Tertio, cette absence est fort regrettable, car là aurait été l’occasion de mettre au jour une réalité qu’étoffe la rectitude politique du discours dominant : faire de la recherche féministe en français au Canada engendre des défis et favorise une prise de conscience quant à l’identité minoritaire de la francophonie qui ne peuvent être sans teinter l’analyse et l’interprétation des résultats. Me référant à mes propres expériences de recherche féministe qualitative auprès de parlementaires fédérales, je ne peux compter les fois où mon interlocutrice, alors que je l’interrogeais sur la représentation politique des femmes, a jugé pertinent d’établir un lien entre le statut minoritaire des femmes et celui des francophones au sein de l’espace politique fédéral. Je doute qu’une chercheuse anglophone ait bénéficié à répétition de la même argumentation.

En somme, bien que ce numéro spécial n’apporte aucune contribution de fond à la réflexion sur la recherche féministe qualitative, il offre moult témoignages et illustrations à même de bonifier nos enseignements concernant la méthodologie féministe.