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Ceux qui n’ont pas de pouvoir sur l’histoire qui domine leurs vies, le pouvoir de la raconter de nouveau, de la repenser, de la déconstruire, d’en rire, et de la changer comme les temps changent sont vraiment impuissants…

Salman Rushdie[1]

Dans le salon, Cintia, une jeune chola[2] d’une vingtaine d’années, s’est mise à baîller. « T’as encore faim? » s’exclame Alondra, sa compagne à peine plus âgée, « ça ne te suffit pas tous les chorizos que tu t’es enfilés hier soir? Celui de FM [surnom d’un client] était pourtant bien gros… » « Y avait pas assez de mayonnaise », rétorque Cintia en rigolant. Quelques minutes plus tard, un mineur passablement éméché passe la tête par la porte du salon. Les deux jeunes femmes lui lancent un regard méprisant et poursuivent leurs gloussements : « Et celui-là, il est plutôt mayonnaise ou oeufs au plat? » Alondra se tourne vers le mineur : « Qu’est-ce que tu veux? » Déstabilisé par le ton agressif, l’homme répond maladroitement : « C’est combien? » « 100 », rétorque Alondra, « et en dollars ». « J’ai 50 pesos. » « Tu te crois où? On n’est pas à la foire pour que tu marchandes. Je te connais, l’autre fois ton petit oiseau ne pouvait même pas relever la tête. Ici on n’est pas à l’église, on ne fait pas de miracle. » Les deux femmes se replongent ostensiblement dans le visionnage de leur feuilleton. Le mineur tient encore la porte un moment avant de tourner silencieusement les talons. Seules les filles faciles et les « affamées » délaisseraient leurs occupations pour un si piètre client, hors des horaires réglementaires de surcroît…

Des scènes comme celle-ci se succèdent sans répit tout au long de la journée. On rigole beaucoup dans les maisons closes boliviennes. Loin de la politesse d’un désespoir qui chercherait à occulter la nature des relations qui s’y nouent, le rire est pour celles qui s’y prostituent une arme redoutablement efficace pour prendre le contrôle sur la relation avec les clients et reconstruire de manière ludique la distinction avec les « honnêtes » femmes. Ce qui fait rire les femmes ne s’arrête évidemment pas au seuil des maisons closes, mais il existe des rires propres à l’expérience de la prostitution. Il y a bien sûr les éclats convenus exaltés par l’alcool de celles qui se retrouvent au milieu d’une tablée d’hommes à l’humeur potache. Cependant, le rire le plus franc se déploie entre femmes. Il surgit de récits qui mettent en scène des situations absurdes liées à leur activité, notamment les comportements grotesques inspirés par l’ivresse et ces moments où la prostitution tourne en dérision les conventions de la rencontre entre un homme et une femme. Leur analyse occupe la deuxième partie du présent article qui suit l’exposé du contexte. Surtout, à l’image d’Alondra et de sa compagne, les femmes sont les maîtresses d’un humour particulier, fondamentalement obscène, qu’elles exercent à tout bout de champ sans jamais sembler s’en lasser. Plus que son originalité ou son raffinement, ce sont sa récurrence, sa codification et sa pratique corporative qui l’érigent en véritable art corporatif. Sur un mode proche de la relation au corps et à la mort construite par les grivoiseries des salles de garde des hôpitaux étudiées par Emmanuelle Godeau (2007), l’apprentissage de cet humour constitue une « contre-éducation » professionnelle des codes sociaux féminins de décence et de pudeur. Souvent cruel lorsqu’il s’adresse aux clients, cet humour gras ébranle le pouvoir de l’argent et de ses détenteurs, comme on le verra dans la troisième partie. Entre femmes, avec les hommes ou plutôt aux dépens de ceux-ci, tous les rires n’ont donc pas les mêmes ressorts ni la même efficacité. Toutefois, de quelque manière qu’elle agisse, la capacité à rire et à faire rire est une aptitude essentielle de l’exercice de la prostitution qui construit un rempart devant les constructions victimisantes et misérabilistes. La question de savoir si, devant les différentes dominations qui traversent la prostitution, le rire est véritablement subversif ou s’il permet simplement de garder la tête haute, voire de supporter l’insupportable, est évidemment centrale. J’y reviendrai dans la quatrième partie avant d’aborder, dans la cinquième partie, ce que le rire révèle à l’ethnologue de sa propre position et, par là même, finit de révéler de ce qui s’y joue dans les rapports sociaux. Le rire se déploie-t-il à ses dépens? Ou bien ceux et celles qui rient cherchent-ils à le mettre de leur côté? L’ethnologue que je suis aime généralement se sentir incluse. Cependant, sur un terrain comme les maisons closes où il est un puissant marqueur d’appartenance et de frontière avec le monde extérieur, rire avec les prostituées[3], ou rester coite, énonce forcément une position que j’aurais parfois préféré ne pas avoir à prendre.

Le contexte de l’enquête

Les fragments de vie présentés ici ont été partagés lors d’une enquête ethnographique classique (observations au long cours, discussions et, dès que cela a été possible, entretiens individuels) menée de 2005 à 2009 dans les établissements populaires de la ville minière de Potosi, au coeur de la cordillère des Andes. Face au cimetière, dans ce qui était jadis un quartier excentré, une dizaine de maisons s’alignent, à peine reconnaissables parmi les autres édifices. Chacune abrite d’une dizaine à une vingtaine de pensionnaires. La plupart sont jeunes, âgées de 20 à 30 ans, ce qui prouve qu’il y a une vie après la prostitution. Elles viennent principalement de milieux urbains – petites, moyennes et grandes villes – alimentés par la migration rurale et leur père est artisan, petit commerçant, employé public subalterne, notamment, ou mineur ou, plus rarement, paysan[4]. Pour préserver leur anonymat, les femmes préfèrent exercer dans une agglomération différente (et plus grande) que celle où elles sont nées, mais les processus migratoires qui accompagnent la prostitution ont le plus souvent débuté auparavant, dans le contexte de l’emploi domestique à résidence notamment. La succession d’emplois mal rémunérés, des relations familiales difficiles, la migration, la sortie de la domesticité et du contrôle des patrons ou des patronnes, l’attrait de la liberté et des distractions juvéniles et une grossesse précoce, sont des enchaînements récurrents dans les parcours qui débouchent sur la prostitution. La rencontre avec une « amie » (prostituée) qui éblouit les jeunes femmes avec son argent avant de leur proposer de travailler comme serveuse dans une maison close ‒ parfois en échange d’une commission ‒ est presque toujours présentée comme l’événement déclencheur de l’entrée en prostitution[5]. Une fois sur place, l’emploi de serveuse devient un emploi d’entraîneuse puis de prostituée.

Dans les établissements de tout le pays, on trouve aussi bien des femmes issues des Andes (parmi lesquelles les cholas qui revêtent l’habit des métisses urbaines) que des basses terres tropicales du pays, même si celles-ci sont légèrement plus nombreuses en relation avec la démographie des femmes de leur classe d’âge. Cette surreprésentation relative est liée à des dynamiques économiques régionales qui ont peu à voir avec l’interprétation populaire qui oppose l’érotisme ardent des tropiques à la rudesse laborieuse de la cordillère et des hauts plateaux (Absi et Mazurek 2012). Du fait de cette imagerie, les cholas sont absentes des établissements les plus huppés, et elles n’attirent pas non plus les hommes des basses terres. Elles sont en revanche recherchées par la clientèle populaire des hautes terres, dont les mères et épouses sont souvent elles-mêmes cholas. Leur ignorance supposée peut leur valoir d’être quelque peu marginalisées, mais d’autres critères (comme l’âge, l’expérience, le charisme ou l’aptitude à se faire respecter, y compris par la violence) prennent rapidement le dessus pour construire les hiérarchies entre les pensionnaires. Au final, quelles que soient leurs origines, toutes les femmes se retrouvent autour d’une construction sociale commune de l’expérience de la prostitution dont le rire est un élément central.

Après plus d’un siècle de régime fermé, depuis une quinzaine d’années, les maisons ne sont désormais plus closes. Du système basé sur la réglementation, il ne subsiste que l’obligation du contrôle sanitaire hebdomadaire pour pouvoir exercer légalement. Les femmes sont libres de quitter à tout moment leur établissement, de passer d’une maison ou d’une ville à l’autre, ce qui limite les mauvais traitements des tenanciers ou des tenancières, celles-ci étant d’anciennes prostituées le plus souvent, la pression sur l’argent rapporté et le recrutement coercitif. Elles disposent d’une véritable marge de manoeuvre quant au rythme du travail et au choix des clients. À Potosi, ceux-ci sont souvent des habitués, principalement mineurs et employés venus en groupe boire avec des femmes et, éventuellement, avoir des relations sexuelles avec elles. Ici, le prix des relations sexuelles est fixé à 50 pesos boliviens négociables (environ 5 euros), dont 10 reviennent à l’établissement. Les femmes touchent également une commission sur la consommation d’alcool de leurs clients.

Rire de soi : maîtriser par la dérision l’écart par rapport aux normes

Morte de rire, Yuli manque de se prendre les pieds dans l’embrasure de la porte de notre chambre d’hôtel. Vingt minutes auparavant, elle était descendue retrouver « son client » face aux cabines téléphoniques de l’angle de la rue. Il venait de lui annoncer son arrivée par téléphone. Faire venir directement les clients à l’hôtel serait en effet trop risqué. Les personnes qui tiennent un hôtel craignent d’être arrêtées pour proxénétisme. À la différence des maisons closes (où Yuli exerce également), la prostitution par petites annonces dans le journal permet aussi aux femmes de voir à qui elles ont affaire et d’éviter de se retrouver nez à nez avec une connaissance ou un parent. Les clients qui font les 100 pas sur le lieu du rendez-vous sont aisément reconnaissables parmi les passants de cette zone commerciale. Cette fois-ci, l’homme était venu en voiture. Il avait garé son taxi juste en face de l’endroit prévu. À la chambre louée pour les passes, il devait préférer un motel, ces établissements de la périphérie de la ville que fréquentent les relations clandestines. Ainsi Yuli n’a-t-elle pas été surprise d’entendre un « où tu veux » répondre à son « où allons-nous? » Assise à ses côtés, elle a indiqué au chauffeur la direction de l’Eros où elle a ses habitudes. Un frémissement a parcouru le corps de l’homme lorsqu’elle lui a caressé le genou, tous ongles dehors, en lui susurrant « mi amor… » Certains clients ont du mal à assumer qu’ils ont franchi le pas… Il a fallu de longues minutes à Yuli pour se rendre compte que quelque chose clochait. De retour à la chambre, elle rapporte ce dialogue surréaliste : « Tu m’as bien appelée, n’est-ce pas? » « Moi? Non… » « Mais tu es en train de m’emmener quelque part? » « Bah oui! Je suis taxi… »

Le récit de la bévue de Yuli s’est propagée aux chambres voisines de Karina et de Carola pour une demi-heure de fous rires et de crampes à l’estomac. Il illustre parfaitement le répertoire de ces moments où les logiques de la prostitution entrent en collision, de manière loufoque, avec la routine des relations « normales » entre les hommes et les femmes. Le rire naît du décalage entre les deux. Ces expériences fonctionnent alors comme un miroir grossissant qui provoque la réflexion des prostituées sur elles-mêmes. Ces expériences mettent à nu certains automatismes qui poussent les femmes à percevoir n’importe quelle rencontre avec un homme sur le mode de la relation prostituée-client. Comme pour les ethnologues, la mesure de la distance avec la norme attendue est l’occasion de repenser le soi, ici de manière ludique. Qu’elles puissent en rire prouve que, contrairement à l’image sociale de la loca, de la pute folle, se prostituer ne signifie pas méconnaître, ni même refuser, le comportement que l’on attend des femmes. Il y a de la jouissance à maîtriser les deux registres, à pouvoir passer de l’un à l’autre, à être une femme « décente » (comme on nomme en Bolivie, les épouses et les filles de famille) qui joue la prostituée, quitte à se mélanger parfois un peu les pédales[6].

La mésaventure de Yuli fait surgir à ma mémoire un autre épisode. C’était le jour où, fatiguée de la cuisine des cantines populaires du quartier des maisons closes, j’avais décidé d’inviter Alondra à dîner dans un restaurant du centre-ville. Le tremblement de ses mains aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais par politesse elle n’avait pas osé commander à boire. De retour des toilettes, je n’ai pourtant pas vraiment été surprise de retrouver Alondra en compagnie des deux hommes de la table d’à côté. Elle les avait invités à nous rejoindre et les deux messieurs – des ingénieurs des mines – s’étaient déplacés avec leurs bouteilles de bière. Alors que je me rasseyais, Alondra avait entrepris de leur expliquer sans sourciller qu’elle était la guide du musée de l’Hôtel de la Monnaie de Potosi et que nous étions en train d’organiser l’arrivée imminente d’un groupe de touristes français. Quelques minutes plus tard, elle demandait à son voisin, hébété, dans quelle salle (art colonial ou argenterie?) il préférerait faire l’amour avec elle! La logique du milieu nous avait rattrapées… Finalement, Alondra est allée danser avec les deux hommes et a terminé la nuit au motel avec le plus âgé. Elle m’a affirmé ensuite que jamais il ne l’avait soupçonnée d’être une prostituée. « Quoi, tu ne l’as pas fait payer? », « Non, je m’amusais… De toute façon, il n’arrivait même pas à bander. » À chacune de nos retrouvailles, Alondra rigole encore d’avoir si bien roulé ses rencontres d’un soir. À la différence de la confusion de Yuli, Alondra a volontairement mis en scène le mélange burlesque des genres, puisant alternativement dans le registre de la prostituée et de la jeune fille « décente ».

Les collusions burlesques fonctionnent également dans l’autre sens : celui de l’intrusion impromptue des codes sexués « normaux » dans le contexte de la prostitution. Un jour, le fils d’un client a découvert son père dans les bras d’Alondra qu’il considérait comme sa partenaire attitrée. « Papa! Qu’est-ce que tu es en train de faire? Que fais-tu avec ma fiancée? » Des mots, ils en sont venus aux poings, et un début de pugilat a mis aux prises les accompagnants des concurrents, père et fils. Pliée de rire, Alondra a dû calmer le jeu. Ailleurs, la scène aurait été logique, voire tragique; dans un bordel, elle devenait franchement surréaliste! Les récits baroques des ivresses incontrôlées alimentent le même registre de la mesure jubilatoire de la transgression. Le vol et plus encore ses ratages sont également une bonne source d’inspiration : devoir restituer à un soûlard endormi ses billets qui s’étaient révélés faux ou entendre sonner dans son soutien-gorge le portable qu’un client avait « égaré » transforment l’infraction en jouissance ludique.

Évidemment, la confrontation avec les normes hégémoniques des rapports entre les sexes prend plus souvent une tournure cruelle pour les prostituées qu’elle expose au jugement social et au rejet. Ces expériences où la situation dérape vers la routine de la prostitution sans que les hommes s’en rendent compte leur permettent alors de reprendre la main sur la construction de la frontière entre prostituée et femme « décente », pudique et sobre. C’est-à-dire de maîtriser la marginalité et la stigmatisation par la figure du dérapage contrôlé. L’autodérision permet ainsi de se réapproprier et d’extraire du pathos les stéréotypes négatifs de la prostituée incapable d’expérimenter le monde par-dessus la ceinture. Elle possède également, j’y reviendrai, une dimension critique.

Prendre pour cible le personnage social de la prostituée obéit cependant à des usages bien précis. Les récits se doivent d’être énoncés à la première personne du singulier, sur le mode autobiographique. Passer de l’autodérision à la moquerie est un exercice périlleux. Adressé à une consoeur, le ricanement en présence de sa cible est une offense majeure dans le milieu. Il dérive rapidement en bagarre, sauf si le rapport de force est trop visiblement contraire à la victime. Seuls des liens assurés de confiance et de complicité autorisent à raconter les déboires d’une collègue. Les joutes oratoires et les échanges de plaisanteries s’exercent uniquement entre amies. La polysémie de l’expression puta barrata (pute bon marché), qui opère à la fois dans le registre de l’autodérision, dans celui de la taquinerie mais aussi de l’insulte, illustre la fragilité des frontières. Il faut être sûre de son intouchabilité, de son autorité à mettre les rieuses de son côté, ou chercher ouvertement le conflit, pour se permettre de rire d’autrui, y compris en l’absence de l’intéressée que « radio couloir » se chargera de mettre rapidement au parfum. L’humour pour être pacifié doit être inclusif autour de la construction commune de l’expérience de la prostitution. Comme toutes les paroles publiques dans les maisons closes, il exclut définitivement de son champ la vie privée. C’est en me fourvoyant que j’ai compris certaines de ces subtilités. Un jour, Alondra m’a invitée à déjeuner avec un de ses clients, ex-paysan enrichi par la mine, dans un bon restaurant de Potosi. Elle jouait la petite fille capricieuse, exigeant des fruits de mer à plus de 4 000 mètres au coeur de la cordillère, commandant davantage de soda alors que nos bouteilles étaient encore pleines. Tout cela en me jetant des regards rieurs et complices, pleins d’autosatisfaction. Croyant le jeu ouvert, j’avais osé un commentaire sur sa capacité à exiger des hommes. Mal m’en a prise, Alondra très en colère s’est levée de table. Je venais d’énoncer grossièrement, et en public, qu’elle se comportait comme une prostituée.

Rire des clients : la neutralisation du pouvoir des hommes et de leur argent

Rire entre femmes signifie souvent rire aux dépens des clients. Ce rire, qu’illustre la scène où Cintia et Alondra se paient la tête de leur prétendant, est un puissant instrument de ce que les femmes nomment leur « domination » sur les hommes. Celle-ci ne se limite pas à obliger les clients à boire, à dépenser ou même à les voler; il s’agit aussi de les humilier. Dominer et maltraiter sont d’ailleurs employés comme synonymes. Pour peu qu’un homme s’aventure seul et qu’il ait l’air timide, les blagues fusent, parfois bon enfant, souvent cruelles, sur son apparence, son vêtement, sa façon de parler… La raillerie est une arme dans le rapport de force que les prostituées des établissements populaires instaurent avec leurs clients. Elle appartient au même registre que les agressions verbales. Cependant, le rire qu’elle provoque permet de cadrer la relation sans en arriver là et désamorce plus facilement la riposte. Par ailleurs, il collectivise les interactions, notamment les négociations, entre la prostituée et son client. Le rire de ses compagnes signale au client que tout l’établissement est derrière elle, qu’il ne fera pas le poids devant le groupe des femmes. Le rire proclame publiquement le pouvoir de la blagueuse sur les hommes (pouvoir de rire de) mais aussi sur les autres femmes présentes (pouvoir de faire rire) et est, de ce fait, un facteur de prestige. Il surgit pour sanctionner « à haute voix » la mise en oeuvre d’un certain nombre de règles qui permettent aux femmes de prendre et de garder la main sur le rapport de prostitution.

Les clients ne doivent jamais pouvoir penser que leur présence est une faveur faite aux prostituées. Les femmes se chargent de leur rappeler sans cesse leur position de demandeur. Qu’elles prennent l’air sur le seuil de la maison ou qu’elles soient installées au salon, la règle veut qu’il revienne à l’homme de faire le premier pas. Seules quelques femmes se permettent de racoler, parce qu’elles ont un besoin pressant d’argent, parce que l’âge venu il faut bien faire des efforts ou parce qu’elles sont sous l’emprise de l’alcool. Il est alors de bon ton de négocier à voix haute, voire de mettre le client en déroute, et surtout de le donner à rire, comme dans l’épisode rapporté en introduction où Alondra brocarde sans pitié la puissance sexuelle de son interlocuteur. En faire moins en présence d’autres femmes (y compris l’ethnologue) signifierait que l’on est offerte, une caractéristique réprouvée signifiée par l’expression « pute bon marché »…

Lorsque les prostituées s’adressent aux clients, les blagues désobligeantes retournent contre les hommes leurs propres armes. L’humour grivois sert plus souvent une sexualité masculine conquérante : entendre les femmes manier un répertoire qu’ils se croyaient réservé laisse les clients sans voix. Sa confiscation par les prostituées participe ainsi à la neutralisation des hommes et à la quête d’un rapport acceptable entre l’exposition de soi par la mise en vente d’une certaine intimité et le profit que les femmes peuvent en tirer. Il s’agit d’équilibrer le bénéfice économique et la perte symbolique. Lorsqu’elles rient à gorge déployée, en renvoyant aux clients l’expression vulgaire de leur sexualité, les femmes ne transgressent pas seulement leur rôle de genre, mais elles dérogent également aux attentes du fantasme masculin de la prostituée séductrice, soumise et prête à tout par appât du gain (en même temps qu’à celui de la pauvre victime que l’on peut jouer à sauver). Une image véhiculée par les petites annonces de la prostitution par téléphone où « docile » (en espagnol, complaciente) est, avec « ardente » (ardiente), le qualificatif le plus employé pour attirer les clients… et les décevoir aussitôt.

En évoquant les raisons de sa stricte codification par l’Église du Moyen Âge européen, Jacques Legoff (1999 : 1357 et suiv.) rappelle que le rire est une technique du corps qui, en le tordant, le désacralise. Le rire qui sonorise le corps et le secoue de manière impudique participe de cette mise en scène. D’objet de désir, le corps des prostituées devient un instrument offensif qui s’abat sur des codes sociaux de l’érotisme et de la féminité. La relation au corps et à la sexualité des classes urbaines populaires dont sont issues les prostituées est bien moins censuré que celui des classes supérieures. Les hommes mineurs et paysans se jettent fréquemment les uns sur les autres pour jouer à la bagarre; uriner ou déféquer en public n’est pas un tabou; les dictons en quechua ou aymara et les paroles des cumbias – argentine et colombienne[7] – et du reggaeton caraïbe que l’on écoute dans les bus ou les maisons closes sont pleins d’allusions aux organes génitaux et à l’acte sexuel. Cependant, le caractère frontal et systématique des références sexuelles de la communication dans les maisons closes et le fait qu’elles sont énoncées par des femmes – dont on attend davantage de retenue – marquent la différence. De fait, tandis que les femmes des classes supérieures boliviennes – ou celles qui se projettent comme telles – veillent à placer leur main devant leur bouche pour s’excuser lorsqu’elles font usage d’un humour inconvenant, les prostituées, toutes dents dehors, rient à gorge déployée de leurs obscénités[8]. Autant de signes qui accompagnent l’incorporation d’un nouveau style de vie lié à l’entrée en prostitution et la mise en scène de la libération des codes policés de la féminité domestique. En passant des hommes aux femmes, le répertoire linguistique et corporel de la grivoiserie se fait donc encore plus obscène. La farce est relayée par le corps des prostituées. Avec les blagues salaces, les jeux de mains à connotation sexuelle occupent une place importante dans la communication entre femmes et avec les clients. On se palpe les fesses, le sexe, les seins parfois, pour rigoler. Les clients intimidés qui se retrouvent chevauchés par une femme mimant le coït font les frais de cette mise en scène sexuée des corps. Loin de stimuler la sexualité masculine, elle finit presque par l’inhiber, et c’est comme malgré elles que les hommes devront continuer à désirer les prostituées.

L’entreprise de déstabilisation des femmes s’attaque donc à la fois à l’argent des hommes et à leur sexualité. Les femmes aiment raconter que le harcèlement ne s’arrête pas au seuil de la chambre réservée aux passes. Une fois l’argent empoché, des commentaires sur la taille de son pénis ou son incompétence sexuelle fragilisent le client dans le but que celui-ci finisse par renoncer à passer à l’acte. L’humiliation serait telle qu’elle ôterait toute idée de vengeance. Gare d’ailleurs, gare à ceux que l’agression ne stupéfie pas totalement et qui tentent de retourner la plaisanterie de manière trop offensive! Il arrive parfois qu’un homme irrité finisse par signifier à ses tortionnaires qu’elles ne sont que des putains. L’insulte convoque à la rescousse toutes les femmes présentes et peut conduire à l’agression physique de celui qui a commis l’infraction.

Ces mécanismes rappellent plus les jeux des collégiennes qui éprouvent leur pouvoir sur les hommes que la quête d’un rapport de séduction ordinaire en vue d’une forme de conciliation et d’abandon de soi, rapportée pour d’autres établissements de prostitution (voir, par exemple, Brochier (2005) ou Darley (2007)), et qui replace les hommes dans leur rôle attendu de pourvoyeur de revenus. Bien évidemment, même dans les maisons closes boliviennes, la maltraitance ne caractérise pas tous les échanges. Elle alterne avec des phases de séduction, de relations paisibles, et des expressions sincères d’affection et de respect mutuel. Les blagues désobligeantes et l’humiliation ludique jouent d’abord sur l’effet de groupe. La moquerie n’éclate pas si facilement en tête à tête. Par ailleurs, la véritable agressivité poursuit surtout les clients de passage, notamment les moins séduisants et les moins riches : le flux qu’il importe peu de voir revenir. Il existe aussi un effet de génération. Les femmes les plus âgées dont la marge de manoeuvre est plus faible sont moins virulentes. Elles opposent l’offre d’un bon service au manque d’éducation des plus jeunes. N’empêche, l’infériorisation systématique reste la norme, l’élément structurant de l’image que les femmes se font d’elles-mêmes et qu’elles cherchent à projeter. Il n’est donc pas étonnant que le harcèlement envers les clients ait redoublé d’intensité en ma présence, se transformant en véritable démonstration de force. Ce jeu dont ils font les frais motive les plaintes des hommes qui racontent leurs difficultés à tomber sur une fille aimable et attentive. Devant ce discours, les femmes renvoient aux clients la responsabilité de leur comportement. Non seulement il serait nécessaire de les humilier pour mériter leur respect, mais en plus ils aimeraient cela. « Quand tu les traites bien, ils te traitent mal. Et quand tu les maltraites, ça leur plaît », explique Poison, femme expérimentée d’une trentaine d’années qui excelle dans l’art de dévaliser ses clients :

Une fois, j’avais un client. Il me dit : « C’est combien? », « 25 [pesos]. » Il me donne 10, et nous entrons dans la chambre. En entrant, je lui réclame les 15 qui manquent. Et il ne veut pas! Je lui dis : « Je dois payer la chambre », « comment je vais faire cela gratis », etc. L’homme se fâche : « Toi! La pute…. », et je sais plus quoi encore. Je lui ai mis une mandale, j’ai déchiré ses 10 [pesos] boliviens. « Voilà ton argent! », et je suis sortie. Alors que j’étais au comptoir, l’homme s’est approché. « Ah…T’es une brave, hein? » et il commence à m’inviter à boire. L’homme a dépensé 1 000 boliviens! Il ne voulait pas dépenser 10 et maintenant 1 000! Il faut les comprendre, n’est-ce pas? Ils aiment ça qu’on les maltraite …

Force est de constater que ce que j’ai observé dans les maisons closes des hommes humiliés et volés qui reviennent le lendemain (Absi à paraître) donne raison à Poison!

L’arme des faibles[9]?

Les interactions particulières que je viens de décrire sont rendues possibles par la protection qu’offre la prostitution en maison qui autorise les femmes à multiplier leurs provocations sans craindre pour leur sécurité. Il faut aussi rappeler que les établissements étudiés ne sont pas des maisons d’abattage : les femmes y disposent d’une certaine marge de manoeuvre pour refuser un client et donc le faire fuir. Les tenancières ou les tenanciers sont plus regardants dans les maisons prestigieuses où des gains importants attirent les femmes en grand nombre, ce qui permet d’imposer des règles plus strictes.

L’origine sociale des clients joue également en faveur des femmes. Dans les maisons populaires, les unes et les autres appartiennent aux mêmes milieux; jusqu’aux avocats ou aux ingénieurs qui sont d’origine modeste. Les hommes des milieux sociaux plus élevés préfèrent les établissements plus huppés, les karaokés ou les salons de massage (inexistants à Potosi) où la domination de classe est plus saillante. À Potosi, reprenant les stéréotypes ethniques populaires, les femmes (y compris celles dont le père est paysan) qui maîtrisent mieux les codes citadins considèrent leurs clients issus de la migration rurale comme frustres et coincés et ne se privent pas de le leur faire savoir. Par un jeu de renversement, le stigmate d’« indien » vient alors neutraliser celui de « putain ». De fait, les femmes sont bien moins offensives envers les hommes d’origine supérieure et valorisent, sur le mode d’une ascension sociale, de les compter parmi leurs clients. En même temps, la plupart avouent que ces derniers sont aussi plus arrogants et irrespectueux et qu’elles préfèrent les « indiens » aux « cravateux ». C’est d’ailleurs avec les travailleurs des mines que se nouent la plupart des histoires d’amour dans les maisons closes de Potosi.

Ces précisions apportées, qu’en est-il de l’efficacité réelle de ce rire que les femmes retournent envers les hommes : est-il une simple soupape? Un sentiment illusoire de maîtrise qui permet de rendre supportables les tensions et les violences inhérentes à la pratique de la prostitution? Renforce-t-il le statu quo plutôt qu’il ne le subvertit? Ou bien est-il une forme, même fugitive, d’insubordination, voire d’émancipation, susceptible de changer la donne?

Ces interrogations posent sur un terrain nouveau des questions qui ne sont pas vraiment nouvelles. L’efficacité sociologique de l’humour fait débat entre les personnes qui y voient une force conservatrice et celles qui y perçoivent une arme radicale et révolutionnaire, l’arme des faibles et notamment des femmes (Radner 1983). « Les femmes maintiennent par leurs murmures l’indépendance du peuple », affirmait Michelle Perrot (1998 : 170). Repris par Donna M. Goldstein (2003), ce débat est le point de départ de son ouvrage sur l’humour féminin dans les favelas de Rio de Janeiro. L’anthropologue analyse l’humour noir des femmes pauvres des villes brésiliennes comme un commentaire sur le vif des structures politiques et économiques (Goldstein 2003) qui les oppriment au quotidien. Alors que les élites disposent du pouvoir public et usent de leurs armes directement par le contrôle de l’économie et de la politique, les groupes dominés connaissent des formes déguisées de protestation et d’insubordination, des « récits cachés » de la résistance (Scott 2009) dont le rire fait partie. Le processus n’est pas univoque : « Au travers du rire – le sien propre et celui des autres – la ‘place’ naturalisée et appropriée de chacun à l’intérieur des structures sociales est soulignée et renforcée en même temps que contestée » (Goldstein 2003 : 10). Goldstein en conclut que l’humour comme expression et déploiement du pouvoir (de classe) est à la fois potentiellement libératoire et conservateur.

Rire de soi est aussi une façon de prendre les devants sur ceux et celles à qui l’on pourrait prêter à rire. La stigmatisation convoque la moquerie et, de même que les femmes se retrouvent plus souvent que les hommes dans des maisons de prostitution, elles sont aussi plus fréquemment objet de ricanements. Si subversion par le rire des prostituées il y a, celle-ci s’exerce évidemment dans un cadre structurel où les femmes et, a fortiori, les prostituées, sont en position dominée. Ce n’est donc pas la « classe femme » en tant que telle qui s’émancipe dans les maisons closes, mais une portion de l’expérience des prostituées qui échappe, ne serait-ce qu’un moment, à une position désavantageuse en relation avec les hommes et l’argent. En ce sens, y compris avec leurs limitations, leurs audaces sont, pour reprendre les termes de Bourdieu (1982 : 93) inspirés par Mikhaïl Bakhtine (1982 [1965]) lorsqu’il évoque le franc-parler populaire « moins innocentes qu’il ne paraît puisque, en rabaissant l’humanité à la commune nature, ventre, cul et sexe, tripes, bouffe et merde, il tend à mettre le monde social cul par-dessus tête ». C’est l’occasion, sinon de redistribuer les cartes, au moins de désorganiser la donne. Au point de pouvoir contribuer à la changer?

La question risque de rester sans réponse, mais hasardons quelques pistes de réflexion. La capacité des prostituées boliviennes à rire de la distance qui sépare leur personnage social de celui de la femme « décente » semble faire écho à ce que Goldstein décrit comme une manière d’accepter (au risque de les renforcer) les assignations que l’on conteste. Jouer « la pute » (quel qu’en soit le scénario) équivaut quelque part à accepter que l’on en est une. Sans pour autant, du moins dans l’actualité, que l’écart par rapport à la norme ne soit revendiqué sur la scène publique comme position politique. À la différence de ce que l’on peut observer dans certaines organisations de l’Europe ou de l’Amérique du Nord, l’idée d’une fierté prostituée est en effet totalement absente des mobilisations de l’association balbutiante des femmes des maisons closes de Bolivie[10]. En même temps, nous avons vu que maîtriser l’humour des maisons closes et le personnage de la prostituée qui l’accompagne invite les femmes à la réflexivité. Grâce à leurs mises en récit (qui valent plus que les événements eux-mêmes), la reformulation ludique des transgressions participe de la prise de conscience par les prostituées du caractère contingent, socialement construit, des comportements que l’on attend d’elles en tant que femmes. Cette clairvoyance est une condition nécessaire, même si elle est insuffisante, à la critique féministe qui permet d’envisager la fin de la collaboration des femmes à leur domination (Guillaumin 1982; Mathieu 1985). Bien sûr, l’humiliation des hommes et la neutralisation de leur argent par le rire ne s’accompagnent pas toujours, loin s’en faut, d’une dénonciation explicite du contrat d’adhésion à l’ordre établi, d’un discours sur la nécessaire révolution des rôles sexués. Cependant, si le rire et ses soubresauts sont un langage, ils amorcent bien une réflexion sur les relations de pouvoir qui ressemble à cette subversion cognitive et collective de l’ordre du monde et des habitus que présuppose la subversion politique (Bourdieu 1982 : 150).

De plus, le processus ne se passe pas que dans la tête des femmes. Ce qui me semble remarquable dans les interactions décrites plus haut, c’est que, à la différence des techniques de résistance des prostituées qui visent à contrôler physiquement et émotionnellement la relation (la maîtrise d’un homme saoul ou potentiellement violent, la mise en veille de certains affects, etc.), elles ne relèvent pas d’un travail intérieur invisible pour les clients. Contrairement aux ricanements des femmes dans le dos des hommes (Mathieu 1985 : 223) ou des réparties que les domestiques humiliées s’énoncent à elles-mêmes, à défaut d’avoir pu les dire à leur patronne ou à leur patron (Vidal 2007 : 154 et suiv.), et qui signent leur impuissance, le rire des prostituées prend les clients directement à partie et implique leur participation. Prendre son mal en patience équivaut alors à reconnaître une certaine « subalternisation ». Bien sûr, l’expérience peut évoquer ces rites d’inversion qui subvertissent un moment l’ordre social pour mieux le réaffirmer; et, de retour chez lui, le client bafoué retrouve son autorité d’homme. Cependant, le carnaval est ici permanent, et je pense que le rire des prostituées possède une efficacité réelle, bien qu’elle soit fugitive, sur la manière dont les hommes expérimentent le caractère construit (et donc faillible) de leur domination. Les femmes n’hésitent d’ailleurs pas à utiliser son pouvoir castrateur hors des maisons closes. Lors des conflits publiques qui les opposent aux autorités municipales et policières, notamment lorsque le voisinage réclame de mettre de l’ordre dans les quartiers des maisons closes, les femmes ne se privent pas de rappeler leur condition de client à ceux qui, commandant, procureur ou maire, viennent leur faire la morale. Et, ce faisant, de mettre à jour l’hypocrisie sociale qui entoure leur activité. Plusieurs politiciens sont d’ailleurs tombés en disgrâce après la divulgation, par des prostituées, de photos prises dans les maisons closes. Tout cela s’accompagne évidemment d’une bonne dose de rigolade. Comme ce jour où, alors qu’elle quittait la réunion où les autorités municipales et policières et les institutions de droits de la personne tentaient de trouver une issue au conflit violent qui opposait la population de la ville d’El Alto aux établissements de prostitution (elle était alors dirigeante nationale), Yuli susurra malicieusement au chef de la police qu’elle lui couperait les couilles s’il n’agissait pas en faveur des femmes. Même si ces expériences restent confinées dans les territoires de la prostitution sans menacer l’ordre du monde, force est de constater qu’elles permettent un changement de position des femmes qui déstabilisent celle des hommes qui les entourent. Parmi les éléments positifs qu’elles retirent de leur activité, toutes mes interlocutrices affirment avec jubilation qu’elles n’ont désormais plus peur des hommes, clients ou conjoints, à qui elles osent désormais tenir tête.

L’ethnologue saisie par le rire

Rire, avec ou aux dépens de, ou bien donner à rire, marque donc la position de chacun et de chacune dans une configuration sociale donnée. Devant cela, il n’existe pas de position d’observation extérieure, et le rire met totalement à nue l’impossible neutralité de l’ethnologue.

Observer et décrire le rire, et écrire à ce sujet, est donc un exercice périlleux : d’abord, parce que, comme le souligne Annick Madec (2002 : 92), le « comique de situation n’est pas forcément transposable en comique de narration » et le risque existe de conduire involontairement le lecteur ou la lectrice à rire des personnes avec qui on a ri sur le terrain. Cela, dans mon cas, ne ferait que renforcer le stigmate de la prostituée; ensuite, parce que si l’ethnologue peut toujours penser ce qu’il ou elle veut en silence, en rire, ou non, communique toujours une prise de position. La personne qui mène l’enquête se retrouve visiblement projetée dans un camp qu’elle n’a pas toujours eu véritablement le temps de choisir. Redécouvrir que la construction de la connaissance est une expérience subjective s’avère plutôt salutaire. Se surprendre à rire en contradiction avec ce que l’on pensait être ses valeurs et ses loyautés se révèle beaucoup plus inconfortable…

J’ai personnellement beaucoup ri des récits comiques de mes interlocutrices. L’incongruité de ma présence alimentait régulièrement d’autres collusions burlesques comme lorsqu’Alondra refusait aux clients de me mettre à la porte de sa chambre sous prétexte que je devais prendre des notes ou ne me les présentait plus que sous les noms de « chapitre 1 », « chapitre 2 », etc. Dans les maisons closes, le travail de terrain peut rapidement devenir aussi ennuyeux que l’attente d’un client et les blagues étaient bienvenues pour réveiller son attrait. Cela suffit-il à expliquer que je me sois retrouvée à rire d’une bouteille qui se brise – sans gravité – sur la tête d’un client? En lisant ses réflexions sur ses liens amicaux avec les vendeurs et les consommateurs de crack de son terrain new-yorkais, je me suis reconnue dans cette autocensure inconsciente décrite par Philippe Bourgois (2001 : 67) qui consiste à nier les dynamiques négatives et à normaliser la violence, comme le font nos interlocuteurs et interlocutrices. Que ce soit sur le terrain ou dans mes écrits, j’ai le sentiment d’avoir non seulement parfois euphémisé la violence conjoncturelle et structurelle (en écoutant les femmes se présenter comme des héroïnes plus que comme des victimes), mais aussi de m’être retrouvée à prendre, parfois inconsciemment, toujours pragmatiquement, le parti des mes interlocutrices, y compris quand elles se faisaient auteures de maltraitance.

Ce sont les interactions avec les clients qui ont le plus malmené mes représentations de l’empathie méthodologique. J’avais négocié mes entrées au nom d’un regard analytique dépourvu de jugement et de mon intérêt pour partager l’intimité et, si cela était possible, l’amitié des femmes. Ces prétentions m’ont transformée rapidement en actrice du grand théâtre des maisons closes qui n’a que faire d’une personne qui les observe à distance. Les femmes ont commencé par utiliser la plus-value de la présence d’une étrangère pour augmenter leurs gains. On m’attablait et l’on sommait les clients de m’offrir à boire. Pas de bière ni d’alcool bon marché : « Elle n’aime que les cocktails… et avec un jeton. » Je considérais que restituer aux femmes les commissions qui me correspondaient sur la consommation d’alcool des hommes payaient ma place d’ethnologue. Recouvrir mes gains n’aurait qu’ajouté au désordre intérieur qu’accompagnait mon sentiment de sa dissolution. Je n’étais d’ailleurs pas la seule à trouver ma situation confuse : quelques femmes pensaient que cette spoliation était injuste et ont pris l’habitude de me laisser des jetons (des bracelets échangeables contre de l’argent) que je conserve encore. Je me suis ainsi retrouvée aux premières lignes du harcèlement contre les hommes et leur argent. Au mieux, je souriais aux plaisanteries en tentant de préserver une manière d’être, distanciée et respectueuse, avec les clients. Le plus souvent cependant, j’étais directement prise à partie par les mensonges et les chantages affectifs : « Dis-lui toi que je n’ai couché avec personne d’autre », « Quel pingre… Tu vas te comporter comme ça devant Pascale? »… Les femmes m’enjoignaient de verser par terre le contenu de mon verre – ou de vider la bouteille entière dans les toilettes – en m’interdisant de penser au manque à gagner des clients les plus pauvres et de leur famille. Un jour, je m’étais permis de couper court aux avances d’un client très éméché en me présentant comme une missionnaire évangéliste à la recherche d’âmes à sauver. Après quelques échanges convenus sur le mariage et la sexualité, il s’est jeté à mes pieds pour expier ses péchés en déclamant trois Ave Maria aux paroles bafouillées. Quelques jours plus tard, j’ai fait part à Alondra de mes remords de m’être jouée de la conscience de cet homme. Elle m’a répondu par une leçon sur le bien-fondé du mensonge : « Et alors? Il était très content. Il est même revenu me demander dans quel temple tu officiais. Les hommes viennent pour ça. » Désormais, et malgré mes protestations, la jeune femme et ses copines ne m’ont plus présentée à leurs clients que comme « la soeur venue de la France pour sauver nos âmes », riant sous cape des mines contrites que surjouaient les plus crédules… Offrant leurs mésaventures comme un tribut à la volonté de l’ethnologue de tout voir et de tout interroger, les femmes ont fini par ne plus m’occulter leur larcins. Le cadeau était empoisonné : j’observais avec quelle habileté elles vidaient poches et portefeuilles. Hormis quelques murmures de désapprobation, et quelques interventions timides lors de bagarres, mon seul acte de bravoure a consisté à refuser de remettre les photos d’un client aux deux apprenties sorcières qui voulaient l’envoûter…

Bien sûr, ni les mots, ni les vols, ni même la sorcellerie ne mettent véritablement en danger leurs victimes masculines. La question n’est pas là, mais dans l’engagement de ma propre réflexivité. Le plus désagréable a été vraisemblablement de me rendre compte que je finissais parfois par me prendre au jeu et par partager avec mes consoeurs la jouissance que représente pour une femme l’expérience ludique du pouvoir sur les hommes, avec la bonne conscience d’être du bon côté, de celui des opprimées. La désirabilité de l’insertion réussie sur le terrain m’a conduite à adopter les mêmes techniques de neutralisation que celles des prostituées : personne n’oblige les hommes à venir, ils savent très bien à quoi s’attendre et d’abord, pourquoi emmènent-ils tant d’argent avant que de le remettre à leur épouse? Cependant, la situation était d’autant plus inconfortable que les pigeons d’aujourd’hui (ou plutôt les « dindons » comme les femmes aiment à surnommer leurs clients) dont j’observais passivement l’humiliation et la maltraitance, étaient souvent des mineurs, ceux-là même dont j’avais fait les héros de ma thèse de doctorat. Mon malaise peut paraître naïf, mais il a fini par me renvoyer l’image d’un usage instrumental des relations humaines. Il m’est même passé par la tête que, si la prostitution consiste à transgresser certaines règles de l’éthique personnelle pour des intérêts pragmatiques, elle partage parfois cela avec l’anthropologie.

Rire ensemble : la construction collective de l’expérience de la prostitution

J’espère avoir démontré que le rire est un élément central de la construction de l’expérience de la prostitution. Il travaille de l’intérieur la relation des femmes à elles-mêmes : en prolongeant dans le langage parlé et dans celui du corps les transgressions de la prostitution, le rire aide à leur banalisation et à leur dédramatisation. Comme si, à force d’être sans cesse explicitée, la sexualité vénale perdait en partie son contenu transgressif. L’autodérision permet ainsi de s’approprier de manière ludique les écarts par rapport à la norme sociale et de dépasser la souffrance; le ton des récits de vie que j’ai pu recueillir est souvent plus tragique[11]. Dirigé vers l’extérieur, suscité par les blagues désobligeantes à l’égard des clients, le rire participe également au cadrage de la transaction économico-sexuelle telle qu’elle est définie par les codes des maisons populaires : il s’agit de déroger à l’imagerie de la prostituée offerte à la fois que de neutraliser le pouvoir des hommes et de leur argent, de les castrer symboliquement (quand bien même de les rendre impuissants) afin de prendre la main sur le rapport de la prostitution. Même offensif, le rire rend la riposte plus illégitime que d’autres types d’agressions verbales, lesquelles risqueraient de couper court à la transaction. Il est donc redoutablement plus efficace. Cette expérience aussi est réflexive. Elle transforme la relation à soi, non plus comme prostituée mais comme femme, grâce à la prise de conscience qu’il est possible de subvertir, ne serait-ce qu’un instant, ne serait-ce que dans une maison close, les manifestations de la domination masculine.

Une autre dimension importante du rire est son caractère collectif. Il faut montrer que l’on rit des hommes et faire rire ses compagnes. Le rire signifie au client que les femmes font corps derrière chaque transaction individuelle. Il sert aussi à sanctionner que l’on se plie aux règles. C’est pourquoi il est si présent dans les négociations : en se moquant à voix haute des hommes, les femmes réitèrent publiquement leur adhésion aux mots d’ordre de l’exercice légitime de la prostitution : ne pas laisser les hommes prendre le dessus, ne pas s’abaisser à obéir passivement à leur désir, se poser en sujet et non en objet de la sexualité vénale. En riant des blagues de leurs compagnes, les femmes présentes informent qu’elles prennent acte du respect de ces règles. Celles qui négocient à voix basse, qui ne jouent pas à mettre publiquement leurs clients en déroute sont regardées avec suspicion : on les considère comme des ambitieuses prêtes à baisser les prix et à sacrifier l’image collectivement construite de la prostituée pour augmenter leurs gains.

Strictement codifiés, l’humour gras ainsi que les jeux de mains et de mots construisent donc une communauté de langage et un certain rapport à la sexualité vénale (mais aussi à l’alcool, à l’argent et au genre). Leur maniement résulte d’un apprentissage qui accompagne celui d’une conception particulière de l’activité. Une prostituée doit parler et rire comme telle : pas comme la prostituée des fantasmes masculins, mais comme le personnage public institué par le groupe des paires. En offrant aux femmes l’expression unitaire d’un rapport à la prostitution (au-delà des divergences individuelles), ce personnage favorise la cohésion et la reconnaissance mutuelle à l’intérieur du groupe qu’il contribue à produire. Comme l’analysait Bourdieu (1982 : 153), l’existence d’un « marché linguistique » particulier « permet aux agents de se découvrir des propriétés communes par-delà la diversité qui des situations particulières qui isolent, divisent, démobilisent, et de construire leur identité sociale sur la base de traits ou d’expériences qui semblaient incomparables aussi longtemps que faisait défaut le principe de pertinence propre à les constituer en indice de l’appartenance à une même classe ». Les grossièretés des prostituées, dont le rire sanctionne la légitimité, dessinent ainsi les frontières de ce que le ou la sociologue nomme « un marché franc » dont l’autonomie relativement au marché linguistique dominant traduit l’affirmation d’une identité sociale sinon de classe, tout du moins distincte et revendiquée comme telle, qui permet de se réapproprier le stigmate de putain.