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La violence choque, particulièrement lorsqu’elle concerne les enfants. Il n’est pas évident qu’un livre qui en traite soit agréable à lire. Marie-Aimée Cliche remporte ce pari dans un ouvrage où elle aborde la violence envers les enfants du milieu du XIXe siècle jusqu’à l’aube de la Révolution tranquille au Québec. Son périple, qui mène de la pédagogie noire à l’éducation nouvelle, se fait en trois étapes : la première prend racine dans une société largement rurale (1850-1920); la deuxième voit l’urbanisation de la société (1920-1939); et la troisième mène de la Seconde Guerre mondiale à la Révolution tranquille (1940-1969). L’accent est mis principalement sur la présence de la violence dans l’éducation des enfants. L’auteure a recours à des sources à la fois diverses et différentes, qui se complètent bien. Les revues québécoises pertinentes y sont présentes, qu’il s’agisse de revues pédagogiques ou de revues destinées aux parents. Allô Police, journal populaire consacré aux affaires criminelles, y occupe une place qui doit être mentionnée. Sans parler des dossiers des tribunaux pour les moins de 18 ans, dans lesquels Marie-Aimée Cliche a recueilli des données considérables qu’elle exploite fort habilement.

On peut s’y attendre, les discours sur l’éducation ont considérablement évolué au fil des 120 années que scrute l’auteure. Aucune époque ne connaît d’unanimité. Même la première des trois périodes, dont l’auteure dit qu’elle se caractérise par un discours plein de bonnes intentions, connaît ses divergences de vues. La « pédagogie noire » y côtoie des idées que ne désavouerait pas la psychologie moderne. La préoccupation qui est au coeur des discours sur l’éducation des enfants y est fort marquée par la présence de l’Église catholique : il faut former les enfants à la vertu, ce qui inclut au premier chef l’obéissance. Plusieurs prônent une approche autoritaire où la discipline doit passer avant la persuasion, la sévérité précéder la douceur. La correction corporelle y trouve sa place parmi les méthodes privilégiées, ce qui peut aller jusqu’au fouet qui est jugé acceptable s’il est administré dans le calme. « Qui aime bien châtie bien », dit-on. D’autres prônent une approche raisonnée. Ils n’endossent pas la méthode forte et émettent des réserves à l’endroit des punitions corporelles (s’accordant en cela avec la position prise par les archevêques canadiens en 1894). Nombre d’auteurs empruntent aux deux approches, mais la dimension morale et religieuse demeure présente unanimement. Si des positions contraires continuent à s’affronter dans l’entre-deux-guerres, des changements s’amorcent : l’hygiène sociale et la psychologie font leur apparition, et l’on ne prône plus des méthodes aussi extrêmes que l’usage du fouet. Cependant, c’est surtout durant la troisième et dernière période que les changements se font le plus marquants. Avec la montée en force de la psychologie, les experts dominent par leur présence. On le sent dans leurs interventions et également dans celles d’autres personnes qui reprennent leur discours, que ce soit pour l’endosser ou encore pour le critiquer (comme le fait notamment le pape Pie XI). L’analyse des discours publiés qu’effectue Marie-Aimée Cliche compte parmi les pages les plus intéressantes du livre. Elle atteint une densité qui dépasse celle d’autres parties de l’ouvrage et fait bien ressortir les idées dominantes et les tendances fortes des trois époques.

L’intervention judiciaire fait partie de celles auxquelles on s’attend lorsque des personnes – et tout particulièrement des enfants – sont victimes de violence. Marie-Aimée Cliche y consacre une partie importante de son ouvrage. L’analyse est fondée sur un échantillon de 300 causes entendues par le « Tribunal des mineurs » de Montréal, de 1912 à 1965, dans lesquelles l’auteure a pu mettre en évidence l’usage de violence physique à l’endroit d’enfants. Ce tribunal (dénommé « Cour des jeunes délinquants » de 1912 à 1950 et « Cour de bien-être social » pendant le reste de la période) entendait les causes impliquant à la fois des enfants et des adolescents délinquants ou en besoin de protection et des parents dont on estimait qu’ils contribuaient à rendre des enfants délinquants. Fait intéressant à noter : en se limitant à des affaires où était indiquée de la violence à l’endroit des enfants, l’auteure a obtenu un échantillon fort différent de ce qu’il aurait été s’il avait visé la représentativité de l’ensemble des causes entendues par la cour. En effet, celle-ci jugeait de façon très majoritaire des affaires impliquant des garçons accusés de petites infractions (principalement des vols). En limitant l’échantillon aux seules affaires où des violences étaient alléguées, Marie-Aimée Cliche a obtenu un corpus composé à (faible) majorité de filles. Des motifs de référence tels que l’« incorrigibilité », l’« incontrôlabilité », la fugue du foyer et le fait d’être « exposé à devenir jeune délinquant » l’emportent nettement sur les petites infractions criminelles, lesquelles sont nettement plus le fait des garçons que des filles. Parmi les motifs que les parents invoquent pour justifier leurs méthodes disciplinaires violentes et dont il est fait état dans les rapports des agents et des agentes de probation, les vols dominent chez les garçons et les sorties interdites chez les filles. Alors que les garçons sont majoritaires parmi les victimes de violence de moins de 13 ans, les filles le deviennent lorsqu’on centre l’attention sur les jeunes plus âgés. On voit ici une autre manifestation de ce phénomène – maintes fois évoqué – que la justice ne gère pas de semblable manière les situations des garçons et des filles. Cela touche à la sélection même des affaires qui se rendent au tribunal, avec le résultat que la violence contre les filles y est plus présente que celle qui atteint les garçons.

Le regard que portent les acteurs judiciaires sur la violence à l’égard des enfants varie dans le temps. On ne s’en surprendra pas, cette évolution va dans le même sens que celle qui marque les discours sur l’éducation. Marie-Aimée Cliche fait voir que, pendant l’entre-deux-guerres, on explique cette violence de trois manières : en recourant à des stéréotypes (abus d’alcool des parents, animosité de beaux-parents, tout particulièrement de la part de belles-mères maltraitantes); en invoquant qu’elle fait partie de stratégies éducatives; ou encore en faisant appel aux caractéristiques de parents jugés colériques, nerveux et brutaux. Les conséquences de cette violence sont définies dans des termes qui font partie d’un langage quotidien : « peur », « mensonge », « révolte », « fuite ». Durant la période qui suit (1940-1965), les causes de la violence sont plutôt définies dans des termes qui font appel à la psychologie de l’époque : « nervosité », « sadisme », « autoritarisme ». Il en va de même des conséquences de la violence, que l’on traduit en termes de « problèmes de comportement », « crainte », « nervosité », « anxiété », « insécurité », « agressivité », « rigidité » et « reproduction intergénérationnelle de la violence ». Ce changement de cadre de référence n’est nullement le fruit du hasard. La psychologie et le service social ont fait leur entrée dans la formation universitaire; de nouveaux professionnels et professionnelles peuvent donc investir des instances proches de la cour, comme la Clinique d’aide à l’enfance créée à la même époque. La présence de ces spécialistes et personnes-ressources semble avoir un effet d’entraînement sur les autres acteurs et actrices du milieu judiciaire, dont les agents et les agentes de probation. Les années 40 marquent un tournant à cet égard : on assiste à ce que l’on a appelé une « psychologisation » graduelle de la cour[1]. Alors que les problèmes étaient antérieurement définis en se référant plus exclusivement à des catégories morales, on porte désormais un regard plus psychologique (ou « psychologisant ») sur les situations.

Qui dit violence à l’endroit des enfants ne peut faire abstraction de certaines affaires célèbres. Qui n’a pas entendu parler d’Aurore Gagnon, « la petite Aurore, enfant martyre », victime de sévices tels qu’elle en mourra à l’âge de 10 ans? Marie-Aimée Cliche nous entraîne sur le terrain de la couverture médiatique aussi bien que de la représentation théâtrale et cinématographique des événements. Dans les faits, Aurore est battue sévèrement et victime d’autres sévices, tant de la part de son père que de sa belle-mère. Traduit en cour, son père est condamné à la prison pour homicide involontaire : si extrêmes aient été les punitions qu’il infligeait, il n’avait pas l’intention de tuer sa fille. Au contraire, la belle-mère avait fait état de son désir qu’Aurore meure, ce qui lui vaut une condamnation pour meurtre. La peine capitale est plus tard commuée en peine d’emprisonnement à vie à la suite de la naissance de jumeaux survenue alors qu’elle était incarcérée. L’espace manque pour faire état du traitement intéressant que Marie-Aimée Cliche fait tant de cette affaire elle-même que de la transformation qu’elle a connue à la scène, au cinéma et dans un hebdomadaire à sensation comme Allô Police. L’histoire que l’on y raconte devient celle d’une enfant victime de la cruauté de sa belle-mère, le rôle du père y étant oublié. Pourquoi cette transformation? Marie-Aimée Cliche avance diverses hypothèses, dont celle suivant laquelle la belle-mère d’Aurore correspondait au stéréotype de la marâtre de qui on attend une telle violence, alors que le père d’Aurore, homme respecté dans son milieu, était à des lieues du stéréotype du père alcoolique et fainéant de qui un tel comportement aurait pu être attendu. Bref, on a apprêté l’histoire à une sauce qui la rendait plus conforme à ce qu’en attendait la population. Aurore a été jouée au théâtre des milliers de fois. Véritable navet cinématographique, le film sorti en 1952 a compté parmi les plus grands succès populaires du cinéma québécois de l’époque et a donné lieu à une nouvelle version (remake) en 2005. C’est à partir de ces oeuvres de fiction que s’est formée la perception du public sur l’affaire d’Aurore Gagnon. On doit à Marie-Aimée Cliche d’avoir fait la part entre la fiction et la réalité et d’avoir avancé des pistes d’explication concernant le décalage qui les sépare.

Le livre a valu des distinctions à son auteure. On le comprend bien en le lisant. Le style est vivant, enjoué. Les points de vue avancés sont illustrés et appuyés par des références à des textes ou à des illustrations de revues et journaux, comme à des histoires d’enfants traités par le tribunal. La narration y est telle que quiconque a déjà entendu l’auteure faire une présentation avec la verve qui est la sienne peut facilement l’imaginer racontant ces histoires de cas. Les lecteurs et les lectrices comme l’auteure peuvent même se prendre au jeu et s’y laisser emporter, perdant parfois un peu de vue la solidité et la rigueur du cadre conceptuel auquel elles se greffent; mais les passages auxquels on pourrait adresser cette critique sont tout à fait minoritaires. Le livre de Marie-Aimée Cliche nous offre le résultat d’un travail considérable, dans un champ jusque-là inexploré. Elle le fait en utilisant des moyens aussi exigeants que divers et pertinents. Il en découle un ouvrage qui, même s’il est celui d’une pionnière, met remarquablement le terrain en valeur, ne le laissant nullement en friche. Le livre intéressera aussi bien les spécialistes de l’histoire et de la recherche qui travaillent sur la violence que le praticien ou la praticienne qui intervient auprès des enfants, ou encore un lectorat nettement plus large qui s’intéresse à l’histoire de l’enfance.