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Ce n’est pas la première fois que Yolande Geadah entreprend d’aborder un sujet délicat touchant les femmes dans une perspective à la fois féministe et critique (Voir son précédent ouvrage : Femmes voilées. Intégrismes démasqués, Montréal, VLB éditeur, 2001). Dans le cas présent, elle saisit à bras-le-corps un débat actuellement en cours au sein du mouvement féministe québécois, à savoir s’il faut considérer que la prostitution est un métier comme un autre ou non, de là le mode interrogatif du titre.

D’entrée de jeu, l’auteure annonce ses couleurs tout en les nuançant selon qu’il s’agit de la structure ou des acteurs sociaux, ici les personnes prostituées. Pas question de condamner ces dernières ni de nier leurs droits fondamentaux. Cependant, il n’est pas question non plus de verser dans la rectitude politique qui consiste à considérer que la prostitution est un travail comme un autre et à nier que c’est une forme d’exploitation sexuelle. L’ouvrage est donc construit de façon à appuyer cette position de départ tout en proposant une discussion des différents débats autour de la question et en suggérant de reconnaître la « dualité contradictoire inhérente à la nature même de la prostitution » (p. 18).

Un des apports originaux de l’auteure est sans doute la façon dont elle campe les débats dans le processus de mondialisation et de la constitution des corps comme marchandises. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’elle amorce son argumentation en faisant ressortir la façon dont se rejoignent la prostitution et le trafic sexuel. Elle souligne qu’en général le trafic sexuel se fait des pays pauvres vers les pays moins pauvres, du sud et de l’Europe de l’Est vers le nord ou vers l’ouest. Même si les conditions peuvent varier à l’extrême, la prostitution, tout autant que le trafic sexuel, est engendrée par la misère.

Le véritable apport de cet ouvrage se situe néanmoins ailleurs : l’auteure montre de façon claire, concise et bien documentée où peut aboutir une adhésion non critique au courant féministe postmoderniste et aux positions relativistes absolues sur lesquelles il s’appuie. Voyons de quoi il s’agit. Lorsqu’on considère l’histoire, et malgré les chevauchements possibles, on trouve essentiellement trois modèles législatifs concernant la prostitution : le prohibitionnisme, le réglementarisme et l’abolitionnisme. Aujourd’hui, le prohibitionnisme, qui, comme son nom l’indique, interdit la prostitution et donc la refoule dans la clandestinité, est considéré comme totalement inefficace et n’est pas véritablement retenu au sein du mouvement féministe. Depuis les années 70 et encore davantage depuis les années 80, le véritable débat se déroule entre les versions modernes des deux autres modèles, le néo-réglementarisme et le néo-abolitionnisme, ou abolitionnisme moderne. Tous les deux placent la personne prostituée et ses droits au coeur du débat. Cependant, l’analyse que font les féministes de l’un et l’autre courant de même que les stratégies proposées sont divergentes. La façon pour les féministes néo-réglementaristes de se porter à la défense des droits des prostituées est de réclamer à la société de considérer que la prostitution est un métier comme un autre. Au coeur du courant néo-réglementariste se situe une vision néo-libérale qui met l’accent sur le choix économique de l’individu. Les néo-abolitionnistes, pour leur part, pensent que la prostitution est un système d’exploitation qui englobe à la fois les proxénètes et les clients. Si elles estiment que l’État doit sévir contre ces derniers, elles n’en dénoncent pas moins la répression qu’il exerce contre les personnes prostituées comme une violation de leurs droits fondamentaux.

Le débat se tient à l’échelle internationale et oppose fondamentalement deux coalitions : la Coalition Against Trafficking in Women (CATW), néo-abolitionniste, et la Global Alliance Against Trafficking in Women (GAATW), néo-réglementariste. C’est dans le sillage de cette dernière que sont nées plusieurs associations de défense des droits des travailleuses du sexe dans nombre de pays. Le rayonnement dont ce courant bénéficie semble lié à ses propos d’abord ambigus sur la décriminalisation de la prostitution qui ont fini par englober non seulement les personnes prostituées (ce que préconisent aussi les néo-abolitionnistes) mais également l’ensemble des autres acteurs sociaux qui y sont liés (ce à quoi les néo-abolitionnistes s’opposent).

Étonnée que des féministes adhèrent à un courant qui nie l’exploitation sexuelle qu’elle estime inhérente à la prostitution, l’auteure s’est interrogée sur les paradigmes qui servent de substrat au courant néo-réglementariste. Les écrits de Paola Tabet, théoricienne féministe, semblent avoir fourni des munitions à ce courant. D’une part, elle voit un continuum entre la prostitution et le mariage : tous deux ne seraient que des échanges sexuels contre rémunération ; d’autre part, distinguant entre sexualités reproductive et non reproductive, Tabet associe la prostitution à une forme de résistance des femmes à la conjugalité dans la mesure où elles bénéficient d’une autonomie financière (p. 108). Les apports de Gail Pheterson poussent un cran plus loin la logique qui amène à considérer que la prostitution est un métier comme un autre : il s’agit du stigmate de pute par lequel les femmes sont souvent qualifiées de prostituées même quand elles ne le sont pas. Ce stigmate, lié aux normes sociales, favorise le contrôle de toutes les femmes. Il faut le rejeter collectivement, estime Pheterson, et se solidariser avec les prostituées. De là le slogan : « Nous sommes toutes des putes. »

Le discours en faveur de la reconnaissance du travail du sexe est, pour reprendre les paroles de Geadah, déstabilisant ; même plus, il interpelle. Cependant, il est clair que des intérêts économiques qui dépassent les conditions de vie des acteurs sociaux sont en jeu. L’auteure fait en effet ressortir à quel point les propriétaires de l’industrie du sexe et les gouvernements sont avides de toucher les bénéfices découlant de la décriminalisation et de la régulation des activités qui y sont liées (les impôts, les taxes, etc.). Du même souffle, elle s’inscrit en faux devant les arguments selon lesquels le « choix » de la prostitution comme métier serait libre et consenti. Ce n’est pas parce qu’un petit nombre de personnes ont témoigné (à grand renfort de marketing, pourrait-on signaler) du caractère enivrant de leur vie comme prostituées (elles ont, semble-t-il, du plaisir à s’y adonner…) que l’on doive le généraliser à toutes les personnes qui se livrent à cette activité. Ici, l’auteure signale la distinction à faire entre les intérêts pratiques de quelques personnes (qui en général sont libres de sortir de cette activité ou d’y entrer plus ou moins à leur guise) et les intérêts stratégiques à long terme de l’ensemble des femmes prostituées et non prostituées (p. 128). Elle dénonce la banalisation de la prostitution et la perversion des concepts de liberté et de droit. La « liberté de disposer de son corps », argument central pour la légalisation de l’avortement, n’est pas la liberté de le marchander. Quant au droit de se prostituer, il n’existe pas : les personnes qui affirment jouir de ce droit et qui se rendent très visibles ne sont évidemment pas ces femmes et ces enfants forcés à leur corps défendant de s’engager dans cette activité. Si l’on peut reconnaître le « droit au plaisir » de certaines, on ne peut pas ignorer la réalité beaucoup moins plaisante de la majorité.

Les derniers chapitres du livre sont consacrés à présenter la situation au Québec et au Canada ; ces chapitres sont tout aussi excellents et bien documentés que l’ensemble de l’ouvrage, mais je n’entrerai pas dans les détails ici, sauf pour mentionner la façon très nuancée dont Yolande Geadah analyse les débats récents au Québec qui ont impliqué à la fois la Marche mondiale des femmes, la Fédération des femmes du Québec et le Conseil du statut de la femme. Il ne s’agit pas de condamner ni de stigmatiser. Il faut plutôt comprendre à quel point les féministes du Québec ont besoin de s’alimenter aux sources des paradigmes qui sous-tendent les débats et de laisser tomber une fois pour toutes la détestable rectitude politique qui souvent les empêche de dire vraiment ce qu’elles pensent. Surtout, l’ouvrage de Yolande Geadah, qui amène un point de vue riche de l’expérience de la coopération internationale, montre clairement que la libéralisation de la prostitution dans le contexte de la mondialisation comporte des risques prévisibles, même si leur ampleur exacte nous échappe encore.