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L’année 2010 a marqué les 40 ans du mouvement de libération des femmes (MLF) en France. Nombre de colloques, d’événements et de publications ont permis de souligner cet anniversaire. La réédition revue et augmentée de l’ouvrage de Françoise Picq, Libération des femmes, les années mouvement, paru en 1993, s’inscrit dans cette célébration des 40 ans du MLF et veut témoigner de l’histoire récente du féminisme français. Elle illustre cette volonté de transmettre, de poursuivre le dialogue, de passer un témoin et d’ouvrir des pistes pour l’avenir (p. 10). Cette nouvelle édition est enrichie de trois chapitres qui abordent les combats, les débats et les actions du féminisme français de 1970 à 2010. Signe que nous sommes bien au XXIe siècle, l’ouvrage est également publié en version numérique, et l’achat de la version papier y donne accès. On regrettera l’absence d’index, outil fort pertinent dans ce genre de publication. À sa première parution, le livre avait fait l’objet d’un compte rendu signé par Huguettte Dagenais dans la revue Recherches féministes. Cette dernière écrivait alors que Françoise Picq avait vraiment su resituer l’ambiance, le climat, les problématiques de l’époque du MLF parisien (Dagenais 1995 : 176).

Près de vingt ans donc après la première publication, cette réédition permet d’inscrire l’exercice original dans l’histoire récente. Les 25 chapitres de l’édition de 1993 décrivent et analysent les moments forts du MLF en prenant l’année 1970 comme point de départ. Le travail de consignation minutieuse opéré par Françoise Picq permet de retourner dans le temps pour comprendre ce qui a animé le MLF durant ces années. La première partie, intitulée « Le temps des découvertes », regroupe une série de textes qui resituent les grands combats qui ont fait émerger le MLF en tant que mouvement social autonome. Le premier chapitre, « Libération des femmes : années zéro », retrace les noms des groupes et des militantes qui ont, dans le contexte de l’après Mai 68, fait émerger le nouveau féminisme français. D’autres textes de la première partie portent sur les luttes les plus marquantes, dont la lutte pour l’avortement libre et gratuit. Dans le sixième chapitre, « Notre ventre nous appartient », l’auteure rappelle les événements autour de la revendication pour l’avortement libre et gratuit : la publication du Manifeste des 343, en 1971, et, la même année, la manifestation « Les femmes dans la rue, pas dans les cuisines ». Le chapitre intitulé « Révolution dans la révolution » examine les dynamiques qui ont opéré entre le MLF naissant et la gauche de l’après Mai 68, rappelant comment tout un pan de cette gauche a décrété le non-statut de la question des femmes pour ne donner priorité qu’à la lutte des classes. Le mouvement des femmes qui prend forme autour de ces débats refuse tout compromis (p. 125) :

Pas de théorie de la libération, pas de règles communes, pas de décisions collectives. Pas de chefs ou de responsables, pas de parole qui fasse loi [...] Le MLF ne veut rien reproduire de ce qu’il a critiqué chez les autres, dans les groupes mixtes, dominés par les hommes. Entre femmes, on inventerait quelque chose de radicalement nouveau, dans la confiance, la spontanéité, l’égalité entre toutes; dans l’affectivité nécessaire à l’action commune.

La deuxième partie, « Le temps des contradictions », témoigne des débats et des tensions qui ont animé le féminisme français des années 70 aux années 90. Picq s’intéresse ici à l’histoire de trois mouvances qui s’identifient au MLF et qui s’opposent par les idées qu’elles mettent en avant : les féministes révolutionnaires; la psychanalyse et la politique; et la tendance vers la lutte des classes (p. 239). L’époque est au débat permanent sur la place de la lutte des femmes dans la lutte des classes (p. 279). Par ailleurs, les débats autour de la question du viol permettent au mouvement de s’unir malgré les divisions (p. 291). Les trois derniers chapitres de la deuxième partie abordent le MLF à travers le changement qui s’opère au sein de la société française de la fin des années 70. Le MLF a conduit à une crise des idéologies, en ouvrant la brèche de la lutte pour soi, pour une libération immédiate et subjective. Il a inventé un nouveau modèle politique, la libération comme impératif permanent, personnel et existentiel (p. 347). Cependant, le MLF a aussi eu à composer avec la crise des idéologies qu’il avait propagée, et le désenchantement révolutionnaire le laisse désemparé (p. 347). L’élection d’un gouvernement socialiste en 1981 génère beaucoup d’espoir, mais il ne livrera pas toutes les promesses (p. 408).

La troisième partie, « Le temps de la réflexion, et ensuite... », est un ajout à l’édition originale; trois chapitres englobent les vingt dernières années. Comment qualifier l’ampleur, le rythme du changement survenu en une génération? Comment expliquer qu’un mouvement, très minoritaire, marginal par rapport aux lieux de pouvoir, ait autant d’impact? Comment le situer dans l’histoire des femmes, dans les particularités de la culture française? Comment tirer les enseignements d’une expérience riche mais contradictoire (p. 413)? Selon l’auteure, ce qui a changé, c’est le modèle familial et sexuel (p. 414), et le féminisme a été une force qui a aidé à la modernisation de la société et à l’adaptation des rapports entre les sexes à un niveau d’équilibre plus conforme aux conditions de l’époque (p. 432). Toutefois, le féminisme a perdu de son caractère subversif après 1995 et il a été intégré au modèle social dominant, allant jusqu’à faire l’objet de politiques publiques. Le chapitre ayant pour titre « Quarante ans de mouvement » témoigne de la nouvelle vitalité du féminisme français, avec la fondation, récemment, de groupes comme La barbe! et Oser le féminisme. Au sujet de Ni putes ni soumises (NPNS), Picq écrit que le groupe a été récupéré par la droite politique qui a aimé les valeurs de la République et de la laïcité promues par NPNS. Le dernier chapitre, « Le temps des controverses », fait le point autour de trois aspects qui ont marqué la scène française des dernières années: la parité, premier objet de controverse parmi les féministes (p. 460), la prostitution et la laïcité. Cette dernière et la question du port du voile ont permis l’expression de deux points de vue par les féministes. Pour les unes, le voile islamique est l’intolérable symbole de l’infériorisation des femmes; pour les autres, il ne faut pas exclure les filles voilées de l’école, seule voie de leur émancipation (p. 471).

Dans la conclusion de cette nouvelle édition, Françoise Picq rappelle que l’initiative de célébrer en 2010 les 40 ans du MLF a été l’occasion de revenir sur le passé pour le lier à la suite des choses (p. 481) et elle précise ce qu’elle considère comme les nouveaux éléments de conjoncture : le retour de la religion et l’arrivée d’une nouvelle génération de féministes, en continuité et en rupture avec la précédente.

On trouvera à la lecture ou à la relecture de Libération des femmes une matière dense, riche, composée de réflexions, d’observations et surtout de la consignation minutieuse des traces qu’a laissées le MLF dans le temps. Sommes-nous nostalgiques? Il faut plutôt voir ce retour dans le temps comme un formidable outil pédagogique pour transmettre aux jeunes féministes l’histoire des combats récents situés dans le contexte français. Pour les féministes qui étaient de ces combats, ce sera l’occasion de se souvenir des idées et des mobilisations de l’époque. Ce féminisme français a eu une influence certaine sur le féminisme québécois. Aujourd’hui, à mesurer le chemin parcouru, on pourra penser que le féminisme français continue son avancée tout en demeurant fidèle à son passé récent.