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La pratique physique ou sportive s’est massifiée en France au cours des dernières décennies. En considérant ensemble toutes les formes de pratiques physiques ou sportives (la baignade ou les randonnées de vacances, le football pratiqué en compétition ou les abdominaux quotidiens), ce sont près de 6 personnes sur 10 qui déclarent pratiquer, au moins une fois par semaine, une activité physique ou sportive en France en 2000[1], quand, à la fin des années 60, une personne sur quatre déclarait faire du sport de façon plus ou moins assidue (INSEE 1970). Ce contexte général, auquel il faut ajouter la diffusion d’images symboliques[2], quelques succès médiatiques de sportives[3] et des démarches volontaristes[4] amènent à penser que les femmes sont devenues sportives à l’égal de leurs homologues masculins. La femme/toutes les femmes accéderaient donc effectivement aux pratiques physiques ou sportives.

Toutes les femmes ne pratiquent pas une activité physique ou sportive

Les femmes ont en effet participé à cet accroissement aussi récent que remarquable de la pratique d’une activité physique. En 1967, 22 % d’entre elles étaient recensées comme sportives « régulières » ou « occasionnelles », tandis que, en 1983, 32 % reconnaissaient une pratique « régulière ou rare[5] ». Établissant une comparaison des enquêtes de l’INSEE en 1967 et en 1987, Pascal Garrigues n’a pas hésité à parler de « percée féminine » pour cette période : il constatait en effet que la proportion de pratiquants avait peu évolué (+ 3 points), alors que « la percée féminine (+ 13,5 points) assure, à elle seule, la progression du nombre de sportifs en France » (Garrigues 1989 : 45–49).

Cet investissement des terrains « sportifs » par les femmes au cours des dernières décennies doit être rapporté à l’évolution des mentalités et aux changements intervenus dans les modes de vie, en particulier depuis le tournant des années 70. À l’instar de ce que l’on observe pour l’activité professionnelle, les femmes sont aujourd’hui présentes quasiment « à leur mesure » parmi les adeptes d’une activité physique ou sportive. En 1967, elles représentaient 35 % de la population active et 39 % de la population « sportive », quand elles forment presque 52 % de l’ensemble de la population française. De nos jours, les femmes comptent pour 48 % de la population « sportive » (toutes formes d’activités et de fréquences de pratique confondues) et 46 % de la population professionnellement active. I1 y a quelque 35 ans, sortir de l’espace domestique pour exercer une profession ou pour pratiquer un sport était une démarche majoritairement masculine (Davisse et Louveau 1998).

À cette époque, en outre, « faire du sport » consistait principalement à pratiquer le plus souvent en club et avec une finalité compétitive. Nombre de femmes restaient aux marges, se reconnaissant mal dans ces apprentissages et ces efforts essentiellement tournés vers la performance ou l’affrontement. Dès lors qu’ont été légitimées des pratiques considérées hier comme simples « gambades hygiénistes », c’est-à-dire quand l’entretien physique et le travail de la forme ont été donnés comme un véritable devoir envers soi au moyen de mises en jeu du corps individuelles, ludiques et esthétisantes, de plus en plus de femmes sont devenues partie prenante des pratiques physiques et sportives[6], tendance d’ailleurs observée dans de nombreux pays occidentaux au tournant des années 80.

La proportion des non-pratiquantes parmi l’ensemble des femmes françaises a donc diminué depuis 30 ans. Ainsi, elles représentent :

  • 71 % des femmes en 1967 (INSEE 1970) ;

  • 57 % d’entre elles en 1987 (INSEE/Garrigues 1989), 29 % la même année : (INSEP : Irlinger, Louveau et Métoudi 1988)[7] ;

  • 36 % d’entre elles en 1994 (CREDOC/FIFAS (1994) ;

  • 21 % en 2000 (MJS /INSEP 2002).

Si ces activités sont devenues une expérience commune à de nombreuses femmes, 2 femmes sur 10 au moins ne pratiquent aucune activité physique ou sportive aujourd’hui, à aucun moment de l’année, pas même occasionnellement[8]. Certaines n’y ont pas accès, elles ne pratiquent pas ou ne pratiquent plus : en un mot, les femmes ne sont pas égales quant aux probabilités d’avoir une pratique physique ou sportive. Le mécanisme est connu, il a été particulièrement mis en évidence à propos des trajectoires scolaires : les processus de massification (accès de plus en plus large et ouvert à un domaine, à une pratique, à un niveau d’étude) s’accompagnent du développement d’autres formes de différenciation et de hiérarchisation sociale.

Les conditions favorisant la pratique des femmes et les obstacles qu’elles rencontrent tiennent à leurs conditions d’existence, différentes selon l’âge, l’origine sociale, le niveau d’étude et les revenus (Irlinger, Louveau et Métoudi 1988). Cependant, les obstacles tiennent aussi au système d’offre ainsi qu’aux représentations que les femmes et filles ont des possibles pour elles-mêmes. Plus généralement, et les travaux disponibles sur ces questions le montrent, l’accès différentiel des femmes à la pratique d’une activité physique ou sportive a partie liée avec toutes les autres pratiques sociales, de même qu’il est partie prenante des rapports sociaux de sexe qui se construisent d’abord en dehors du sport et en amont de l’âge adulte (Davisse et Louveau 1998). Une question qui intéresse les sociologues aujourd’hui concerne les changements et les permanences affectant les pratiques (formes, conditions de possibilité), entre autres sportives. L’un de nos objectifs ici est de présenter l’évolution des conditions faisant obstacle à la participation des femmes aux activités sportives, évolution qui serait favorable pour toutes à en croire les discours réitérant à la fois la « démocratisation du sport » et une égalité advenue entre les femmes et les hommes, tout particulièrement dans ce domaine.

Les individus ont évidemment des raisons à avancer pour motiver ou justifier leurs pratiques ou comportements, en l’occurrence le fait de ne pas ou de ne plus pratiquer d’activité physique ou sportive. Nombre d’enquêtes nationales ont recueilli régulièrement ce type de données. Poser directement la question aux personnes visées, par exemple « Pourquoi ne pratiquez-vous pas (plus) de sport ? », fait apparaître, on le sait, un ensemble de « raisons ». Le manque de temps, l’argent ou l’éloignement des équipements appartiennent à cet ensemble de motifs toujours invoqués par les individus dès lors qu’on les interroge sur leur absence de pratique ou sur leur abandon, tout particulièrement par les femmes… Résistant mal à l’objectivation, toutes ces « raisons » ne peuvent tenir lieu d’explication ; elles doivent même, au contraire, être en tant que telles analysées si l’on ne veut pas se laisser prendre par l’« illusion de la transparence » que ce type de questionnement induit et reconduit dans les enquêtes.

On sait de longue date que certaines propriétés prédisposent à la pratique d’une activité physique ou sportive ou encore à un type d’activité plutôt qu’à un autre (Bourdieu 1980 ; Pociello 1981). Dans la publication des résultats d’une enquête menée en 1994, on rappelle que certaines variables ont un « pouvoir prédictif » de la pratique : « la connaissance de l’âge, du sexe et du diplôme permet d’obtenir une bonne estimation de la probabilité de pratiquer une activité physique ou sportive [la connaissance de ces trois variables permet de classer entre pratiquants et non-pratiquants 65 % des individus], variables également déterminantes quant au type de disciplines pratiquées » (CREDOC/FIFAS 1994 : 12). Se posant en quelque sorte contre les raisons invoquées, les propriétés sociales et les formes de capital doivent donc être examinées, sachant que la « dotation » scolaire et culturelle demeure particulièrement source d’un clivage entre les femmes.

Outre ces propriétés, qui se sont toujours avérées différenciatrices dans les pratiques et les goûts sportifs des femmes comme des hommes, d’autres conditions de possibilité, à la fois objectives et subjectives, ont été explorées. Pour toutes les femmes, mais inégalement de l’une à l’autre, les rapports au temps, à toutes les formes de travail, ainsi que les rapports au corps demeurent, et de longue date[9], au principe des activités « choisies », les nécessités des unes — travailler ses apparences par de multiples pratiques et consommations esthétisantes — étant le superflu des autres (Boltanski 1971 ; Augustini, Irlinger et Louveau 1996 ; Davisse et Louveau 1998). La question du temps des femmes, temps que l’on s’autorise à prendre bien plus que temps dont on dispose, demeure centrale ici tant elle est révélatrice des nécessités sociales et tant s’y jouent les inégalités dans l’accès aux pratiques de loisir en général.

Repérer les conditions les plus objectives possible susceptibles de peser sur le non-engagement ou l’arrêt de la pratique, considérer la dimension subjective, c’est-à-dire ce que les femmes disent de leurs aspirations, leurs impossibilités et leurs choix, mettre au jour les changements ou les permanences ayant marqué la possibilité de pratique des femmes, tels sont les objectifs poursuivis ici.

À cette fin, plusieurs sources ont été utilisées : ce sont d’abord des données quantitatives issues d’enquêtes nationales sur les pratiques physiques et sportives des Français et Françaises, qu’elles soient traitées secondairement (enquête MJS/INSEP 2000) ou analysées secondairement, c’est-à-dire dans une perspective comparative dans la limite du possible (INSEE, comparaison des enquêtes 1967-1987 (Garrigues 1989) ; INSEP 1988 (Irlinger, Louveau et Métoudi 1988)[10] ; CREDOC/FIFAS 1994).

Notre analyse s’appuie aussi sur des données qualitatives issues d’entretiens semi-directifs réalisés avec des femmes ne pratiquant pas d’activité physique ou sportive, appartenant majoritairement à des groupes sociaux employés et ouvriers. En ce sens, neuf entretiens, durant en moyenne une heure, ont été effectués en 2001 pour interroger les femmes sur leurs pratiques physiques ou sportives passées et actuelles, sur leurs goûts pour ces activités, sur leurs activités quotidiennes et familiales. Ces entretiens ont été analysés thématiquement par la suite.

Après avoir présenté les raisons invoquées par les femmes dans les différentes enquêtes pour expliquer leur absence de pratique sportive, nous proposerons une analyse des conditions « objectives » susceptibles de jouer un rôle à cet égard pour terminer par le rapport des femmes au temps.

Les « raisons » de la non-pratique

Depuis plus de 30 ans d’enquêtes et de sondages sur les activités sportives, les Françaises et les Français sont régulièrement interrogés sur les « raisons » de leur absence de pratique. Quels sont les « obstacles » ainsi repérés, ceux qui sont donnés comme majeurs ? On peut les regrouper autour de deux thèmes récurrents : les conditions matérielles de pratique et le temps.

L’absence ou l’insuffisance d’équipements et le coût d’accès relèvent de ces « nécessités » qui, s’agissant de favoriser les pratiques physiques de toutes les populations, ont fréquemment alimenté les discours et programmes politiques (mouvement sportif, collectivités locales, politiques publiques). Le même raisonnement a été appliqué au coût financier et au temps. Disposer de temps « libre », avoir à proximité de chez soi des équipements et une offre d’activités impliquant un coût peu élevé sont des conditions durablement données comme nécessaires, voire suffisantes, pour la pratique sportive (comme pour beaucoup d’autres pratiques culturelles et de loisir d’ailleurs). Bien que beaucoup d’études aient montré la relative indépendance de ces données (les cadres ne prisent pas seulement des pratiques objectivement onéreuses ; une activité, un espace d’accès peu coûteux n’attire pas ipso facto les moins dotés économiquement), l’argumentaire existe encore aujourd’hui. Ainsi, les Françaises et les Français de l’enquête menée en 2000 sur les pratiques physiques et sportives ont été interrogés sur ces questions : tous et toutes l’ont été sur l’existence d’équipements à proximité de leur lieu de vie ; les quelque 20% n’ayant déclaré aucune pratique l’ont été sur les « raisons pour lesquelles ils ne pratiquent aucun sport ».

La proximité d’équipements

Pour les deux tiers des Français et des Françaises au moins existe, à moins de 20 minutes de leur domicile, un court de tennis, un stade, une salle de sports (gymnase) ou une piscine (soit au moins l’un, soit plusieurs de ces équipements puisque plus de 80 % ont répondu positivement pour les trois derniers). Différenciés selon le sexe, et surtout selon que les personnes ont déclaré initialement au moins une activité physique ou du sport ou aucune, ces résultats ne manquent pas d’interroger. Ainsi peut-on observer que :

  • tous les équipements sportifs (proposés dans le questionnaire) existent moins fréquemment à proximité du domicile des non-pratiquants qu’à proximité du domicile des pratiquants ;

  • tous les équipements sportifs existent moins fréquemment à proximité du domicile des femmes qu’à proximité du domicile des hommes ;

  • dès lors que les femmes sont pratiquantes, cette existence des équipements à proximité de chez elles est toujours plus fréquente, dans des proportions proches de celles des hommes ;

  • même non pratiquantes, les femmes qui exercent une activité professionnelle déclarent avoir des équipements proches de leur travail, dans de plus fortes proportions que l’ensemble des femmes non pratiquantes.

On pourrait évidemment considérer comme logique que les personnes qui pratiquent un sport ou une activité physique aient plus souvent des équipements à proximité de leur domicile ou de leur lieu de travail et même suggérer que c’est précisément du fait de cette proximité qu’elles pratiquent. Cependant, la tendance lourde des réponses, qui rapprocherait systématiquement tous les équipements sportifs du domicile de ces personnes, a fortiori si ce sont des hommes, peut difficilement être retenue comme réaliste. Étant donné les résultats observés, il est assez probable que la question ait mesuré davantage la connaissance de l’existence des équipements que leur existence effective, donnée d’ailleurs tout aussi intéressante. Les pratiquantes et les pratiquants, sont ainsi certainement mieux informés sur les équipements qu’ils utilisent ou seraient susceptibles d’utiliser. Le fait que la pratique sportive[11] est plus fréquente parmi les hommes (et que les hommes soient dans leur grande majorité au moins « intéressés » par le fait sportif) expliquerait qu’ils ont toujours davantage de connaissances sinon de compétences en ce domaine. L’information connue serait, en ce domaine comme dans les autres, à la mesure de l’intérêt porté à ces équipements, c’est-à-dire des probabilités de les fréquenter, pour soi ou pour son entourage proche. Reste en tous cas difficile de retenir l’argument de l’éloignement des équipements pour rendre compte de l’absence de pratique physique ou sportive des femmes[12].

Les « raisons » observées

L’enquête menée en 2000 interroge aussi les Françaises et les Français sur « les raisons pour lesquelles ils ne pratiquent aucun sport » : 22 propositions leur étaient soumises, et une réponse était attendue pour chacune d’entre elles. Chaque personne interrogée a donc pu avancer plusieurs, voire beaucoup, de ces raisons, les « cumulant » alors qu’elles relèvent de registres fort différents[13]. L’éloignement des équipements figurait justement parmi les réponses possibles : 29 % des femmes non pratiquantes l’ont donné comme raison de leur absence de pratique, ce qui la place au sixième rang. D’autres éléments relatifs à l’offre de pratique, tout particulièrement à son coût, ont été proposés et ont recueilli des approbations de même ordre : « le coût des équipements », « le coût de l’inscription » et « le coût de la licence » ont ainsi été retenus par respectivement 31 %, 29 % et 26 % des non-pratiquantes. D’une manière générale, les raisons tenant aux conditions matérielles et organisationnelles de l’offre de pratique dans les associations sportives (encadrement, horaires) sont peu retenues, sauf peut-être le type d’activités proposées.

Les raisons les plus fréquentes chez les non-pratiquantes sont « personnelles » : elles concernent leurs goûts ainsi que la condition physique. Ainsi, 40 % des femmes déclarent « avoir d’autres centres d’intérêt » (ce qui, dit en ces termes, n’est pas nécessairement incompatible ni exclusif) ; 36 % affirment « ne pas aimer ou n’avoir jamais aimé cela ». Outre leur non-intérêt, les femmes mentionnent très souvent la santé (raison qui rassemble le plus de réponses positives, 46 % des non-pratiquantes l’ayant retenue) et 28 % indiquent le fait de « ne plus avoir l’âge de pratiquer du sport[14] ». Pour l’ensemble de ces raisons, relevant de l’offre de pratique, d’une part, et de conditions personnelles, d’autre part, on observe peu de différences entre hommes et femmes… bien que les non-pratiquantes signalent le coût et l’éloignement des équipements bien plus fréquemment que les non-pratiquants. Restent les « contraintes » de la vie, professionnelles ou familiales, qui peuvent, à leur tour, être données comme raisons de ne pratiquer aucune activité sportive. Une personne sur cinq au moins mentionne ces deux registres, mais un homme sur trois choisit les premières (une femme sur cinq), tandis qu’une femme sur trois retient les secondes (un homme sur quatre).

Les « raisons » de la non-pratique proposées dans l’enquête de 2000 éclairent peu sur ce qui fait véritablement obstacle à la pratique d’une activité physique, d’autant que c’est, implicitement, surtout la non-adhésion à une pratique de club ou associative qui a été explorée. Or les femmes qui pratiquent choisissent préférentiellement des activités individuelles de loisir physique, à visée hygiénique, esthétique ou ludique et qui sont susceptibles de se réaliser dans des espaces et des structures autres que ceux qui sont proposés par le mouvement sportif.

La question toujours majeure du temps (temps personnel disponible, perception du manque de temps, organisation des temps de la vie) n’a donc pas été explorée explicitement dans cette enquête. Elle apparaît toutefois en filigrane lorsque sont mentionnées les « contraintes familiales et professionnelles ».

Les propriétés sociales et les formes de capital des non-pratiquantes

Le traitement secondaire de données d’enquête et la démarche comparative ne permettent pas de mettre au jour les liens unissant les propriétés des individus s’agissant d’en apprécier les effets sur leurs pratiques, liens théoriquement connus par ailleurs. Considérées séparément ici, toutes les caractéristiques ne sont pas, tout au moins sur le plan quantitatif, également source d’un clivage : la situation familiale l’est assez peu, tandis que le statut d’activité l’est davantage. Quant à l’âge, il différencie beaucoup les pratiques des femmes, mais il n’est pas explicatif en soi tant il joue comme variable cachée quand on aborde les situations familiales ou le statut d’activités ; nous ne le traiterons pas ici. En revanche, la profession, les revenus et surtout le niveau d’étude sont structurellement liés et demeurent, même considérés tour à tour, porteurs d’inégalités particulièrement prononcées entre les femmes.

Les situations familiales

Depuis l’enquête pionnière de l’INSEE en 1967, nombre d’enquêtes ont donné la situation et la vie familiale comme obstacles majeurs à la pratique sportive, des femmes tout particulièrement. Dans les représentations communes du « cursus sportif », qui faisaient des événements liés aux cycles de vie des moments clés de l’interruption ou de l’abandon du sport (Chevalier 1994), le mariage et la présence d’enfants au foyer ont durablement été pensés comme « obstacles évidents » à la pratique sportive. La situation de couple, d’autant plus s’il y a des enfants, impliquait de facto un manque de temps pour le loisir, sportif entre autres, a fortiori s’agissant de l’absence de pratique des femmes, alors que leur temps est toujours pensé précisément en terme de compatibilité avec la famille. L’enquête menée par l’INSEP (1985-1988) s’était donné notamment comme objectif d’éclairer, voire déconstruire, ces idées de sens commun. On a ainsi montré que vivre seul ou à deux ne modifiait pas les probabilités de pratique, pas plus que la présence des enfants : il fallait avoir eu quatre ou cinq enfants (situation de plus en plus rare) pour voir significativement « chuter » le taux de pratique des femmes… constat d’ailleurs d’autant plus difficile à interpréter qu’alors jouaient de manière combiné les effets de l’âge, des générations et des groupes sociaux.

Les données de l’enquête de 2000 actualisent et précisent le « poids » de la situation familiale sur la non-pratique des femmes. Alors que le taux moyen de non-pratique parmi les femmes est de 22 % : 

  • 17 % des femmes vivant en couple avec enfant(s) au foyer n’ont aucune pratique (vivre en couple avec enfant(s) concerne 30 % de l’ensemble des femmes) ;

  • 24 % des femmes vivant en couple sans enfants ne pratiquent pas (les couples âgés et dont les enfants ne sont plus au foyer constituent une grande part de cet ensemble comptant pour 20 % des situations familiales des femmes) ;

  • 26 % des femmes vivant seules sans enfant ne pratiquent pas non plus… alors qu’elles sont vraisemblablement assez jeunes… ou assez âgées (elles représentent 22 % des femmes) ;

  • 31 % des femmes vivant seules avec enfant(s) n’ont aucune pratique (10 % des femmes sont dans ce cas).

Non seulement la situation de couple ne peut être donnée comme obstacle, mais avoir des enfants en vivant à deux est une situation qui, statistiquement du moins, c’est-à-dire à un niveau général, est plutôt propice à la pratique d’une activité physique pour les femmes. Seule la situation de monoparentalité semble infléchir quelque peu leur probabilité de pratique. Le nombre de personnes composant le foyer et l’âge des enfants modifient-ils ce paysage ? Que le foyer se compose de une ou… huit personnes, le taux de non-pratique des femmes ne varie guère[15]. L’âge des enfants vivant au foyer est un autre indicateur pris en considération avec, toujours sur le plan statistique, des différences peu concluantes : c’est quand les femmes vivent avec plusieurs enfants jeunes ou très jeunes que la non-pratique devient plus probable.

Le statut d’activité

Les probabilités de pratiquer une activité physique ou sportive sont très inégales selon la position sociale, toutes les enquêtes sur les pratiques sportives et de loisir des Français et des Françaises l’ont objectivé. Avant même la prise en considération du type d’activité exercée, le fait d’être ou non professionnellement active est particulièrement source de clivage pour les femmes, leur inactivité professionnelle s’accompagnant d’une probabilité moindre de pratique. Cette observation avait été faite en 1985 : 34 % des femmes « inactives » ne pratiquaient alors aucune activité à aucun moment de l’année quand c’était le cas de 29 % des femmes en moyenne ; seules les ouvrières et les agricultrices avaient, parmi les actives, un taux de pratique inférieur à celui des « femmes au foyer ». Les données de l’enquête de 2000 montrent que cette situation n’a guère changé depuis 1985 (graphique 1).

Graphique 1

Non-pratique des femmes en fonction de la catégorie socioprofessionnelle

Non-pratique des femmes en fonction de la catégorie socioprofessionnelle
Source : données des enquêtes de l’INSEP (1985-1988) et du MJS/INSEP (2000).

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Alors qu’en moyenne 22 % des femmes n’ont aucune activité physique, ce taux est de :

  • 11 % pour les élèves et étudiantes ;

  • 14 % pour l’ensemble des femmes professionnellement actives (effectivement employées) ;

  • 28 % pour les femmes au foyer (celles-ci représentent un quart de l’ensemble des femmes de plus de 15 ans en France) ;

  • 31 % pour les femmes retraitées ;

  • 42 % pour les femmes à la recherche de leur premier emploi (2 % des femmes sont dans ce cas dans cette population).

L’âge explique une partie de ces observations, les femmes de 50 ans et au-delà formant 50 % des non-pratiquantes quand elles représentent 35 % des femmes. L’origine sociale est aussi à considérer, sachant que, sur un plan général, les plus démunies tendent à devenir majoritaires parmi les femmes au foyer. Reste que l’inactivité professionnelle s’accompagne plus probablement d’une absence de pratique. Ce constat contribue à invalider la thèse de la quantité de temps disponible comme condition de pratique : les femmes au foyer et les femmes au chômage composent 32 % des femmes de l’enquête MJS/INSEP (2000), alors qu’elles représentent 41 % des non-pratiquantes.

La profession exercée

L’enquête de 1985-88 avait montré des écarts très conséquents entre, d’une part, les femmes cadres et membres des professions intellectuelles supérieures (9 % d’entre elles déclaraient n’avoir aucune pratique) et, d’autre part, les ouvrières et les agricultrices pour qui ces résultats étaient respectivement de 43 % et de 51 %. Cette « distance sociale » entre les femmes était, toutes proportions gardées, comparable à celle qui était observée parmi les hommes actifs, les ouvriers et les agriculteurs ayant des taux de non-pratique bien plus élevés que ceux des hommes cadres. Cependant, on observait aussi une distance plus grande d’une cadre à une ouvrière que d’un cadre à un ouvrier. La massification de la pratique d’une activité physique ou sportive ne s’est pas accompagnée de sa popularisation, tout particulièrement parmi les femmes. Si l’on s’en tient à la position sociale repérée par le classement dans une catégorie sociale et professionnelle (CSP)[16], il apparaît que les écarts dans le cas des hommes se sont davantage atténués que ceux qui séparent les femmes depuis 1985. L’absence totale de pratique concerne encore 44 % des agricultrices et 27 % des ouvrières pour 4 % seulement des femmes cadres et membres des professions intellectuelles supérieures.

La structure sociale des non-pratiquants comparée à celle des pratiquants éclaire sur les inégalités intrasexes et intersexes et fait apparaître, pour les deux sexes, une sous-représentation des ouvriers parmi les seconds (graphique 1 et tableau 1). En 2000, les trois quarts (74 %) des non-pratiquantes sont employées ou ouvrières. Par ailleurs, 31 % des pratiquantes appartiennent aux catégories des cadres et des professions intellectuelles supérieures ainsi que des professions intermédiaires, mais celles-ci ne comptent que pour 14 % des non-pratiquantes. Chez les hommes, la structure des non-pratiquants est moins « focalisée » dans les milieux populaires, d’autant que les hommes actifs ne sont pas « concentrés » dans une CSP, alors que c’est le cas des femmes (50 % des femmes actives sont des employées).

Outre le type d’emploi et le temps consacré au travail, le classement socioprofessionnel renvoie à deux formes de capital dont peuvent disposer les individus et que l’on sait porteurs d’inégalités : les revenus et le niveau d’étude atteint.

Les revenus

Aujourd’hui comme hier, et pour tous et toutes, la probabilité de pratiquer une activité physique ou sportive augmente en même temps que les revenus s’élèvent : les personnes disposant des plus bas revenus ont en effet des taux élevés de non-pratique. En 2000, 23 % des pratiquantes ont pour leur foyer un revenu mensuel inférieur ou égal à 6000 francs[17] (± 1 000 euros), mais c’est le cas de 43 % des non-pratiquantes. Au même moment, 51 % des pratiquantes disposent pour leur foyer d’un revenu mensuel supérieur ou égal à 8 000 francs/mois (± 1 200 euros), tandis que c’est le cas de 28 % des non-pratiquantes.

Les femmes dont le foyer dispose mensuellement d’un revenu inférieur à 6 000 francs n’ont aucune pratique pour 37 % d’entre elles (la moyenne est de 22 %)[18]. Les bas revenus s’accompagnent d’une moindre probabilité de pratique, situation qui semble pénaliser davantage les femmes que les hommes. En 1988, 29 % des femmes ne pratiquaient pas, alors que c’était le cas de 48 % de celles dont le foyer avait les revenus les plus bas (15 points d’écart avec les revenus les plus élevés). Au même moment, ces taux étaient, pour les hommes, respectivement de 23 % et de 31 % (8 points d’écart). En 2000, ce sont encore 15 points qui séparent les femmes dont le foyer a des revenus inférieurs à 6000 francs (1000 euros), de la moyenne des femmes. Les hommes dont le foyer a des revenus inférieurs à 6000 francs ne pratiquent pas pour « seulement » 19 % d’entre eux (7 points les séparent de la moyenne des hommes). Même avec de bas revenus, les hommes ont donc toujours davantage de probabilités de pratiquer que les femmes.

Les niveaux d’étude

Le niveau d’étude, apprécié dans les enquêtes par le diplôme le plus élevé obtenu, est particulièrement différenciateur quant aux probabilités de pratiquer un sport, le taux de pratique augmentant en même temps que la durée des études et le niveau atteint. C’est parmi les femmes n’ayant « aucun diplôme » et parmi celles qui ont un certificat d’études primaires (CEP)[19] que la non-pratique est la plus probable (plus d’un tiers ne pratiquent pas quand c’est le cas de moins de 10 % des femmes ayant un niveau d’étude supérieur au baccalauréat). Les femmes qui ont eu une scolarité courte (nombreuses parmi les femmes ayant des emplois peu qualifiés et aussi parmi les plus âgées) ont donc peu de probabilités de faire une activité physique. Ces femmes constituent la majeure partie de la population féminine en France ; elles sont surreprésentées parmi les non-pratiquantes. Ainsi, en 2000 :

  • 68 % de l’ensemble des femmes de 15 à 75 ans ont atteint un niveau d’étude inférieur au baccalauréat ; c’est le cas pour 84 % des non-pratiquantes ;

  • 42 % de l’ensemble des femmes de 15 à 75 ans déclarent n’avoir « aucun diplôme » ou un CEP ; c’est le cas pour 67 % des non-pratiquantes.

On observe ainsi presque trois fois plus de femmes ayant un niveau d’étude équivalent ou supérieur au baccalauréat parmi les pratiquantes que parmi les non-pratiquantes. Bien sûr, l’effet du niveau d’étude masque un effet de génération (on ne quitte plus le système scolaire avec un CEP actuellement, alors que 21 % de l’échantillon des femmes en 2000 est encore dans ce cas) et encore un effet de l’origine culturelle, non traitée ici (les femmes issues de l’immigration ne sont pas égales entre elles concernant les probabilités de pratique et dans tous les cas elles sont moins présentes dans les pratiques physiques que les autres femmes)[20]. La relation entre scolarité courte ou achevée sans diplôme et probabilité faible de pratique physique avait déjà été observée en 1988 : de 45 à 48 % des femmes sans diplôme ou ayant un CEP ne pratiquaient pas. Enfin, il est à noter que comme les bas revenus, une scolarité courte pénalise davantage les femmes que les hommes. Ces observations faites en 2000 sont très semblables à celles de l’enquête réalisée en 1985.

Que peut-on provisoirement conclure concernant les conditions rendant plus ou moins probable ou possible la pratique d’une activité physique ou sportive pour les femmes ? Sous l’angle quantitatif, la situation et la composition familiales différencient peu les probabilités de pratique, à l’exception, peut-être, des femmes vivant seules avec enfant(s). En revanche, l’activité professionnelle et surtout le niveau d’étude des femmes sont des caractéristiques demeurant particulièrement différenciatrices. Les différences sont d’abord celles que l’on observe entre les femmes elles-mêmes. Considérant la scolarisation plus longue pour une plus grande partie de la population et la présence médiatique croissante du fait sportif, en un mot la très large diffusion de la culture sportive, considérant encore l’injonction omniprésente et accrue à une pratique physique ou tout au moins à l’entretien du corps, on pouvait faire l’hypothèse que les femmes les moins touchées par une pratique physique en 1985 auraient été nombreuses à rejoindre les pratiques majoritaires c’est-à-dire à pratiquer, sous quelque forme que ce soit et au moins de temps en temps, une activité. Or il faut bien admettre que la « nécessité » de l’entretien du corps par la pratique physique (Irlinger, Louveau et Metoudi 1990 ; Travaillot 1998) n’est toujours pas également partagée au sein de la population féminine en 2000 : la distance entre les plus cultivées (femmes cadres ou travaillant dans le tertiaire), et les ouvrières ainsi que les agricultrices, ayant souvent eu une scolarité courte, est encore considérable.

De plus, les inégalités entre femmes et hommes peu dotés en capital culturel, scolaire et économique demeurent visibles : les hommes peu dotés en capital scolaire et économique ont toujours plus de probabilités de pratiquer une activité sportive que les femmes ayant les mêmes propriétés, la culture sportive étant historiquement et socialement commune à la « fabrication des hommes ». Concernant l’accès à une pratique physique ou à du sport et dans les groupes sociaux les plus démunis, l’appartenance sociale accentue toujours les différences et les inégalités entre les sexes.

Le temps des femmes

S’interroger sur le temps des femmes, c’est entrer de plain-pied dans la complexité : le temps, ce peut être en effet le moment que l’on choisit ou libère pour faire une activité, tel le sport, temps pris qui renvoie certainement au temps libre disponible mais surtout au temps que les femmes s’autorisent à prendre pour elles-mêmes, autant de dimensions imbriquées.

Le temps pour le sport

L’enquête menée en 2000 sur les pratiques physiques et sportives des Français et des Françaises comporte peu d’information sur les temps du sport. Les données sur la durée des activités et le moment où elles sont effectuées ont été recueillies, mais l’enquête explore à peine la « sectorisation » de la pratique (durant l’année, les vacances) et pas du tout les autres dimensions du temps de la vie des personnes (volume et organisation du temps consacré à l’activité professionnelle, par exemple).

L’enquête de l’INSEP en 1988 avait montré des différences entre les temps du sport pour les hommes et pour les femmes : les hommes pratiquaient plus volontiers leurs activités le week-end, les femmes en semaine, en particulier de 12 h et 14 h. Dans tous les cas, les horaires de pratique étaient plus fréquemment variables pour eux que pour elles, le tout se passant comme si les hommes pouvaient, plus volontiers que les femmes, prendre leur temps sportif sur le temps dévolu au repos, au loisir, à la famille, à savoir le week-end. Concernant les moments de la pratique, l’enquête montrait que les taux de pratique des hommes et des femmes étaient très proches pendant la période des vacances contrairement au reste de l’année. Alors que l’organisation du temps personnel doit composer objectivement avec des contraintes de la vie professionnelle, scolaire ou étudiante, avec la vie familiale et domestique, presque deux hommes sur trois déclaraient pratiquer au moins une activité physique quand c’était le cas d’une femme sur deux. On observait ainsi que les hommes investissaient plutôt les activités durant l’année et hors domicile, superposant ce temps aux temps familiaux et l’ajoutant au temps professionnel. Les femmes, pour leur part, optaient plus fréquemment pour la pratique au domicile et pour la pratique en vacances : pour elles, tout se passait comme si leurs pratiques devaient ou pouvaient s’inclure dans la sphère familiale, en tous cas prendre le moins possible de temps aux autres (Augustini, Irlinger et Louveau 1996).

Un autre apport de l’enquête de 1988 a été de montrer l’indépendance relative entre quantité de temps « libre » et probabilité de pratiquer une activité sportive, indépendance validée par les enquêtes suivantes. À l’exception des ouvrières et des agricultrices, les femmes actives ont aujourd’hui, comme en 1985, auparavant, toujours davantage de probabilités de pratiquer que les femmes au foyer, comme nous l’avons vu. Les éléments explicatifs de cette situation sont pluriels et combinés, mais l’on peut avancer que la quantité de temps importerait moins que les domaines et activités d’investissement privilégiés. Les travaux sur les rapports au corps et à son entretien (Boltanski 1971 ; Travaillot 1998) montrent des tendances durables : les pratiques physiques demeurent une nécessité des actives du secteur tertiaire, alors qu’elles sont un superflu voire une impossibilité des femmes au foyer des milieux populaires, a fortiori pour celles qui sont issues de l’immigration. Ici apparaît la seconde ligne de partage entre les femmes, entre celles qui sont assez bien dotées en capital scolaire et économique et celles qui en sont souvent dépourvues. Alors qu’une cadre sur quatre ne pratiquait aucune activité physique durant l’année ou les vacances en 1988, c’était le cas d’au moins une femme sur deux parmi les actives employées ou ouvrières. Les vacances n’atténuaient guère ces écarts. Même un peu anciens, et à défaut de données plus actuelles, ces constats renforcent l’idée que ce qui est en cause serait principalement le rapport au corps ou encore aux activités culturelles, toujours imbriqués avec le rapport au temps… voire le déterminant.

Les propos de non-pratiquantes, recueillis lors des entretiens, illustrent cette interrelation des rapports aux activités et au temps. La plupart des femmes interviewées se sont familiarisées avec les activités physiques ou le sport durant l’enfance, incitées par leur entourage ou par un environnement géographique propice, mais ces pratiques initiales n’ont pas inscrit durablement ce type d’activité dans leur vie. Ce sont le plus souvent des circonstances liées aux événements majeurs de la vie (entrée dans la vie active, mariage, arrivée des enfants) qui sont présentées comme entraînant l’interruption de quelques activités elles-mêmes circonstancielles.

La majorité des femmes interrogées évoquent et reprennent à leur compte la nécessité de l’entretien du corps. Cependant, plusieurs d’entre elles, comme Nadine, estiment que nombre de leurs activités quotidiennes, éminemment physiques, « sont du sport » : « il faut faire attention… il faut entretenir son corps, conserver ses muscles, ne pas se laisser aller… il faut tout de même faire un minimum de sport… mais le sport, ce n’est pas seulement aller dans une salle : tu jardines, tu fais du sport, tu passes l’aspirateur, tu fais du sport […] aller faire les courses au supermarché, c’est une forme de gymnastique. Et c’est ça tout le temps… » (Nadine, 52 ans, infirmière à mi-temps, a interrompu son activité professionnelle de 29 à 52 ans, deux enfants âgés de 21 et 25 ans).

Ces femmes qui ne pratiquent pas ou plus d’activité physique ou sportive aujourd’hui disent ne pas ou ne plus aimer cela, préférer d’autres activités. Éliane, 26 ans, secrétaire vivant en couple sans enfant, a vécu au sein d’une famille sportive et a fait de la gymnastique en compétition jusqu’à l’adolescence. Aujourd’hui, elle déclare faire, rarement, du vélo le dimanche : « Je ne fais pas de sport, cela ne m’intéresse pas d’aller dans une salle ou d’aller dans un club. Je n’en ai pas envie et en plus je n’ai pas le temps. » Quant à Danièle, ouvrière, mariée, mère de deux enfants, elle était fille unique, et ses parents non sportifs. Elle dit avoir fait du patinage artistique en tant que loisir quand elle était jeune : « Mes parents ne m’ont pas obligée à faire du sport ; ils l’auraient fait, j’aurais été malheureuse parce que je n’aime pas ça » ; elle a arrêté le patinage après un accident de santé. Elle répète plusieurs fois qu’elle n’aime pas le sport. Elle ne ferait pas non plus de la gymnastique ni de la danse « parce que le soir j’aurais la flemme d’y aller après mon travail parce que ce n’est pas ma passion […] ça ne me manque pas […] à partir du moment où ce n’est pas une passion, je ne cherche pas à trouver le temps ».

À bien y regarder, la question du temps (disponible, qui manque, à trouver, à prendre) accompagne toujours l’absence d’intérêt dans les discours. La majorité des femmes interviewées ont intériorisé le « devoir pratiquer ou bouger » omniprésent dans la vie quotidienne (à travers les publicités, la presse « féminine » et encore les discours et émissions sur la santé). Toutefois, ce qu’elles disent aussi, c’est que le temps se trouve et se prend dans la mesure où le désir est éprouvé. D’une certaine manière, ces femmes suggèrent explicitement que l’absence de nécessité pour elles a pour conséquence le manque de temps. Ne pas avoir ni trouver de temps (ici pour pratiquer une activité physique ou sportive) serait donc l’effet de cette non-nécessité sociale, non la cause ainsi qu’on l’a beaucoup avancé. La question qui émerge ici est bien celle de ces deux dimensions du temps inextricablement liées : celle du temps à trouver ou à dégager pour faire les choses et celle des activités ou des investissements considérés comme prioritaires, « nécessaires » dans la vie de ces femmes.

Le temps « libre » des femmes

Des enquêtes périodiques permettent d’objectiver les emplois du temps des Français et des Françaises ainsi que la distribution des tâches domestiques et familiales entre les hommes et les femmes. Une des plus récentes (UMR Matisse/CNRS 2000) apporte des éléments nouveaux sur ces questions du temps, car si elle prend en considération, comme d’autres enquêtes, le temps professionnel, le temps physiologique et le temps personnel (temps « libre »), elle distingue, démarche inédite, le temps parental au sein du temps domestique et du temps « libre ». Ce temps parental inclut le temps parental domestique, le suivi du travail scolaire, l’accompagnement des enfants aux activités, les temps communs de sociabilité… C’est donc, pour la première fois, la conjugaison et le partage de ces cinq temps de la vie qui sont étudiés (Barrère-Maurisson 2001).

À un niveau général, on sait que le partage du travail domestique a peu évolué depuis dix ans en France, les femmes continuant d’assurer 80 % de ces tâches (Brousse 1999). Le partage des différents temps entre hommes et femmes se révèle toujours très inégalitaire :

  • dans les couples où seul l’homme est professionnellement actif, les hommes assurent 30 % de la charge parentale et 20 % du temps domestique ;

  • dans les couples où hommes et femmes sont « actifs équivalents » (tous les deux à temps plein), les hommes assurent alors 40 % du temps parental et 30% du domestique ;

  • quand les femmes sont inactives professionnellement ou actives à temps partiel, elles assurent les plus grandes parts des temps domestique et parental[21].

Dans la même enquête du groupe Matisse, et du fait de cette « extraction » du temps parental du temps « libre », les cinq temps de la vie ont pu être regroupés en trois temps : le travail rémunéré (professionnel), le travail non rémunéré (temps domestique et temps parental) et le temps de non-travail (temps physiologique et temps personnel). Ce nouveau découpage, qui part d’une interrogation théorique sur la catégorisation des temps et activités[22], permet de dépasser des clivages comme « temps de travail (professionnel) vs temps hors travail » ou encore « temps contraint vs temps choisi », « temps de travail vs temps libre ». Ainsi observe-t-on que les femmes consacrent, en moyenne, 24 % de leur temps au travail non rémunéré quand les hommes y accordent en moyenne 11 % de leur temps. Dans tous les cas, les hommes ont donc toujours davantage de temps personnel que les femmes, sachant que dans les couples avec enfants ce sont les femmes actives à temps plein qui en ont le moins : les femmes au foyer disposent de 27 h 13 de temps personnel par semaine, tandis que les hommes actifs à temps plein ont 25 h et les femmes actives à temps plein, 19 h 25. Temps personnel qui, pour la moitié, est consacré à regarder la télévision, sachant que cette activité est plus fréquente pour les hommes, avec des activités d’extérieur, plus fréquentes aussi parmi les inactifs, alors que le temps consacré au petit écran décroît quand la scolarité augmente.

Les données les plus récentes mettent donc en évidence une pérennisation de la sexuation du travail non rémunéré, qu’il s’agisse du travail domestique ou du temps parental. Or la question du temps des femmes ne peut être dissociée des usages faits des temps, du « temps personnel » ou « libre » en l’occurrence, c’est-à-dire d’un ensemble d’activités que les femmes effectuent et que la société leur assigne, données comme inhérentes à leur condition, a fortiori quand elles vivent en couple et ont des enfants.

Le temps que l’on prend pour soi

Les femmes interviewées et qui ne pratiquent pas ou plus d’activité physique ou sportive ont presque toutes mentionné ce problème de temps manquant. En fait, la dichotomie « temps que l’on a/temps que l’on prend » renvoie toujours à la question des usages du temps. Les activités domestiques et familiales apparaissent comme une « occupation privilégiée » du temps « libre » des femmes interviewées. L’exemple de Nadine est illustratif : alors que ses enfants ont plus de 20 ans et qu’un seul vit encore au domicile des parents, elle continue de faire les repas du midi. Quant aux raisons avancées de la non-pratique d’une activité physique ou sportive, Nadine additionne ce qu’elle perçoit comme contraignant ou désagréable dans la pratique physique et les contraintes familiales. À propos du « temps libre », elle reprend l’intervieweur en disant que c’est plutôt « du temps de non-travail à l’extérieur » :

Je m’occupe de tout le travail qu’il y a dans une maison, ne serait-ce que préparer le repas pour le midi, car tout le monde rentre manger ; et éventuellement je peux faire le chauffeur de taxi […] Pour nager, on est « obligé d’aller à la piscine » : le chlore, l’eau froide, du monde partout […] et puis ça n’est ouvert que le soir à cause des scolaires » […] d’autant plus que j’avais des enfants qui arrivaient à l’heure du déjeuner et le soir le mari qui rentrait pour dîner… bref je n’avais pas vraiment le temps […] pour faire du sport, il ne faut pas qu’on te demande quelque chose quand tu rentres… ici, je ne peux pas prendre un bouquin puis m’asseoir.

Même situation pour Danièle suggérant qu’autrefois la situation familiale l’aurait, de toutes façons, amenée à arrêter : elle a arrêté le patinage après un accident de santé et « de toutes façons j’aurais arrêté, car après j’ai connu mon mari, j’ai eu des enfants, donc j’aurais arrêté ». Danièle emploie souvent le mot « sacrifices » quand elle parle de la pratique sportive de ses enfants, s’agissant de les accompagner alors qu’elle n’aime pas le sport :

Le sport à la télé, c’est pas moi qui décide ; quand il y a du foot, je vais dans ma chambre, je regarde autre chose systématiquement […] Je regarde le patinage artistique, la gymnastique aussi, mais c’est peu de fois dans l’année. Le foot, vous en avez toute l’année c’est un peu barbant […] mais mes enfants faisant du foot, je suis baignée dedans […] j’y vais pour eux quand ils jouent, même ma fille quand elle a fait du basket […] c’est bien pour eux, donc je me sacrifie pour eux.

Danièle, ouvrière, mariée, deux enfants

De façon générale, le don de temps ou de leur personne aux enfants est fortement intériorisé par les femmes ; les propos d’Amina qui, pour sa part, a investi durablement son temps dans la famille, en témoignent. Après l’arrêt de ses études (en 3e), elle s’est mariée :

J’ai fait des enfants […] je n’ai pas voulu travailler, car je préférais les garder moi-même. Maintenant que mes filles sont grandes, je me suis mise un peu à travailler, mais pas à temps plein, car je veux être là pour mon petit garçon comme je l’ai été pour mes filles […] maintenant que je travaille, cela m’occupe une partie de mon temps ; je m’occupe de mon fils de 9 ans, je fais les courses et je garde toujours un peu de temps pour discuter avec mes copines […] [J’] emmène mon fils au foot et à la natation, le lundi, le mardi, le mercredi, le samedi et parfois le dimanche pour des compétitions de natation.

Il y a trois ans, Amina s’est inscrite dans un club de gymnastique à côté de chez elle et l’a fréquenté durant une année :

C’était le soir et quand je rentrais la table n’était pas débarrassée, c’était le bazar à la maison, j’avais tout à faire en rentrant… c’est vrai que c’était une excuse, car c’était un manque de volonté de ma part ; je préfère aller discuter en bas avec mes copines, boire un thé […] au club j’ai rencontré des femmes, on discutait bien pendant le cours, mais en dehors il ne se passait rien ; ce n’était pas comme avec mes copines.

Amina, d’origine marocaine, arrivée en France en 1974 avec son mari, mariée, quatre enfants, fait des ménages ; son conjoint est employé dans un hypermarché

La question du temps des femmes comme temps dû aux autres est bien illustrée par la situation de Sylvie. À la différence des femmes qui précèdent, elle est cadre dans le privé, tandis que son mari enseigne l’éducation physique et sportive. Elle connaît donc les conditions théoriques les plus favorables. Elle dit ne plus pratiquer depuis la naissance de son troisième enfant, mais elle a pratiqué :

En loisir, pour mon bien-être personnel, jamais en club ou en compétition : je faisais du tennis, du VTT, de la planche à voile, un peu de ski l’hiver, essentiellement pendant les vacances et pendant le week-end […] en semaine, jamais depuis la naissance des enfants […] par manque de temps, mais aussi par manque d’envie, il y a des choix à faire […] en travaillant avec des enfants, on a peu de temps disponible et on ne peut pas tout concilier […] mais j’aime aussi m’occuper de mes enfants […] ça s’est fait tout seul, progressivement, j’ai consacré de moins en moins de temps aux activités sportives […] si je voulais reprendre le sport, il faudrait que je fasse un choix ; et comme je ne peux pas réduire mon activité professionnelle, ce serait au détriment des enfants […] comme j’ai l’impression de leur accorder peu de temps, j’ai toujours cette pointe de culpabilité, un sentiment de mère indigne qui s’occupe peu de ses enfants, je n’arrive pas à prendre du temps pour moi, à les laisser pour avoir des moments disponibles […] pour mon mari, le sport est un réel besoin [l’italique est de nous], je m’organise pour lui laisser beaucoup de temps pour faire du sport parce que je sais que c’est indispensable à son équilibre […] c’est lui en priorité parce que ça me manque moins qu’à lui.

Elle ajoute plus loin : « avant, c’était la base essentielle de mes loisirs, c’était même un besoin, un besoin physique […] c’est vraiment faute de temps que j’ai arrêté » ; elle dit que « ça lui manque » (Sylvie est cadre en entreprise ; son conjoint est professeur d’éducation physique ; ils ont trois enfants de moins de 10 ans).

Les femmes interviewées, qu’elles soient actives professionnellement ou inactives, sont toutes très investies dans la sphère domestique et familiale : ces espaces/personnes/temps apparaissent le plus souvent comme « occupations » privilégiées ou plutôt prioritaires quant à leur temps dit « libre ». Plusieurs d’entre elles le disent explicitement, elles renoncent à leurs activités voire se « sacrifient », elles évaluent les « besoins » des autres — mari, enfants — comme plus importants ou plus impératifs que les leurs.

Une mise en perspective des pratiques de loisir, du temps et de la nécessité sociale 

Les pratiques physiques et sportives se sont très largement diffusées dans la société française depuis quelques décennies, processus corollaire d’une extrême diversification des finalités et formes organisationnelles des activités ainsi que de leur désinstitutionnalisation. Analysant la massification de l’exercice physique et du sport, Jacques Defrance (2000) a pu suggérer que « les réfractaires au sport, entendu au sens le plus large, sont devenus minoritaires », mais il ajoute un peu plus loin que « l’accès au sport est un processus sélectif », cet accès présupposant l’existence de « formes de culture préalable qui auraient des affinités avec le sport ». Les données de l’enquête nationale de 2000 et leur mise en perspective avec celles des enquêtes antérieures montrent que la diffusion massive de la pratique sportive n’a pas profité à tous et à toutes, et que, au-delà des forts taux de pénétration observés, des différences et des inégalités perdurent ou se sont déplacées (Louveau 2002a et 2002b). À bien regarder les propriétés sociales de ceux et celles qui déclarent ne pratiquer aucune activité, il faut s’interroger sur les conditions défavorables à la pratique sportive, et qui sont d’un autre ordre que des « rejets » délibérés de ce type d’activité. Parmi les personnes non pratiquantes ne figurent pas seulement des réfractaires ou celles « qui n’aiment pas ça », ainsi que Danièle le dit, mais aussi des personnes qui « n’ont pas la culture préalable » et pour qui ces activités n’entrent pas dans le champ des possibles.

Sous cet angle, le sport connaît toujours les mêmes logiques de diffusion et de différenciation que les autres pratiques culturelles. Ici et là, la fréquence des pratiques et la fréquentation des équipements renvoient aux rapports au temps et aux usages du temps, autrement dit aux investissements et aux modes de sociabilité dominants dans un groupe.

L’observation des activités culturelles et de loisirs des personnes qui pratiquent une activité physique et de celles qui n’en pratiquent pas montre que ces dernières ont toujours des taux de participation à d’autres activités très inférieurs à ceux que l’on observe pour les personnes pratiquantes, hommes comme femmes (MJS/INSEP 2000). Ces observations, qui soulignent la durabilité des disparités sociales à l’égard des pratiques culturelles et de loisirs corroborent celles qui ont été faites par Olivier Donnat sur les pratiques culturelles des Français et des Françaises (1998). Ses analyses confirment combien il faut relativiser le poids des revenus dans l’accès aux pratiques culturelles. Il montre ainsi, à propos de la lecture, que c’est parmi les personnes achetant le plus d’ouvrages que la proportion d’inscriptions à la bibliothèque est la plus forte. Ce qui importe ici serait d’abord la familiarité avec le livre et la lecture, familiarité qui amène en quelque sorte à cumuler les moyens de satisfaire la nécessité. Même les livres à 10 francs n’ont pas bouleversé cette logique de cumul ; les petits lecteurs et lectrices dotés de bas revenus ont beaucoup moins acheté que les gros lecteurs et lectrices qui sont aussi parmi les personnes ayant les revenus les plus élevés.

Concernant la fréquentation des équipements culturels, les constats sont du même ordre : « Aucune réduction significative des écarts entre les milieux sociaux depuis 1989 » constate Donnat (1998). Il en va pour les équipements culturels comme pour les équipements sportifs : près des deux tiers des Français et des Françaises jugent la situation de leur domicile satisfaisante par rapport à celle de ces équipements. Tenant compte d’un indicateur de fréquentation générale des équipements de loisirs et culturels (sur plusieurs pratiques), l’enquête du ministère de la Culture montre que « faire partie des 10 % de Français les plus familiers des équipements culturels est 10 fois plus fréquent chez les titulaires d’un diplôme de 2ème ou 3ème cycle que chez les titulaires d’un CAP [certificat d’aptitude professionnelle] et 20 fois plus que parmi ceux n’ayant aucun diplôme ». On observe aussi que 25 % des Français et des Françaises n’ont pas du tout fréquenté d’équipements culturels au cours des douze mois précédant l’enquête. Ce sont principalement des personnes âgées, beaucoup ne sont pas diplômées, elles regardent très souvent la télévision : 35 % dans le monde de l’agriculture et 30 % du côté de la main-d’oeuvre ouvrière pour 3 % du personnel d’encadrement supérieur. Autrement dit, leurs caractéristiques recoupent largement celles des personnes qui ne pratiquent aucune activité physique ou sportive…

Pour le sport comme pour les autres pratiques culturelles, la mise en perspective diachronique des enquêtes montre à la fois les liens existant entre toutes les pratiques de loisir et la persistance des inégalités. Alors qu’il avait entrepris de tracer des évolutions de la pratique sportive en France, Garrigues montrait déjà cette persistance en 1988, au coeur même d’une période donnée comme celle d’un intérêt grandissant pour le sport et d’une massification des pratiques physiques de tous ordres. Il établissait ainsi, pour la période 1967-1987, que le sport avait « gagné quelques groupes jusque-là peu sportifs, les femmes et les adultes âgés[23] », mais il observait aussi que, « en revanche, les familles à revenus modestes s’investissent toujours peu dans ce genre d’activités […] Les disparités entre CSP ont peu évolué en 20 ans, les moins grandes probabilités de faire du sport se trouvant parmi les plus de 50 ans, les agriculteurs, les ouvriers, les inactifs, et parmi ceux n’ayant aucun diplôme, caractéristique induisant les disparités les plus fortes » (Garrigues 1989).

Observant à son tour l’évolution des pratiques culturelles des Français et des Françaises sur près de 25 ans (période 1973-1997), Donnat fait des constats de même nature : les rapports à l’art et à la culture se sont diversifiés, fait donné comme très remarquable pour l’auteur s’agissant de ces dernières décennies. Il note que « la fréquentation des équipements culturels demeure un domaine où la position et l’itinéraire social jouent un rôle déterminant et où le pouvoir explicatif du niveau de diplôme reste intact, surtout quand on écarte les fréquentations de type exceptionnel ou occasionnel » (Donnat 1998). Donnat a exploré la question récurrente du manque de temps s’agissant des pratiques culturelles, en apportant des observations décisives sur la complexité du rapport au temps. Fréquent, le sentiment de manquer de temps augmente avec le niveau de diplôme et les revenus : tout le monde ne partage pas le sentiment de manquer de temps et une partie significative de la population (une personne sur cinq) dit même s’ennuyer pendant le temps libre (ce sont plutôt des personnes âgées, des non-diplômés mais aussi des jeunes qui sont dans ce cas). Donnat note ainsi la différence entre ceux et celles qui manquent de temps pour faire tout ce qu’ils pourraient ou voudraient faire et les personnes qui ne peuvent pas occuper leur temps libre (par impossibilité financière ou absence de nécessité sociale) ou qui estiment « n’avoir rien de précis à faire » durant leur temps libre (déclaration plus fréquente parmi les bas revenus). En fait, cet auteur pointe la question sous-jacente à celle du temps, à savoir les relations entre les pratiques de loisirs et les modes de sociabilité. On a vu que, pour nombre de femmes, la famille, les enfants, la maison représentent le centre de gravité autour duquel s’organisent leur vie, leurs activités quotidiennes, leurs relations. Même si l’enquête du ministère de la Culture ne distingue pas les deux sexes pour la majeure partie de ses données, les observations sont, au moins à titre d’hypothèses, transposables. Donnat observe ainsi que « les personnes privilégiant les activités domestiques et/ou ayant une sociabilité faible ou centrée sur la famille sont moins enclines que les autres à fréquenter les équipements culturels ». Les pratiques culturelles et les sorties sont le fait des mêmes groupes que ceux qui pratiquent du sport : autrement dit, les pratiques s’associent, se combinent et se cumulent, elles ne s’excluent pas, car, « les unes et les autres participent d’un mode de loisir qui s’oppose à celui des personnes dont la sociabilité est faible ou centrée exclusivement sur la famille et dont les usages du temps libre sont domestiques et souvent dominés par la télévision » (Donnat 1998 : 21). En clair, deux ensembles se distinguent : des Français et des Françaises qui privilégient les activités d’extérieur (sport, pratiques culturelles, sorties) et qui développent beaucoup de sociabilités amicales ; et des Français et des Françaises dont les loisirs sont centrés sur l’espace domestique et familial.

Les femmes interviewées témoignent d’un fort investissement du domestique et du familial, en particulier celles qui ont eu une scolarité courte. Il est remarquable que la quasi-totalité d’entre elles ne puissent parler de leur temps et de leurs loisirs sans se référer immédiatement aux tâches domestiques et parentales. Alors que cet espace et ces activités sont objectivement ceux « des femmes », elles ne peuvent guère se penser indépendamment d’eux, détachées du domestique et des autres membres de la famille.

On sait que s’investir dans le domestique et les enfants est constitué historiquement en devoir pour les femmes. Quand une femme devient épouse et mère, la famille crée des normes d’obligation. Plusieurs sociologues du couple et de la famille ont ainsi montré que les femmes « construisent » du familial avec leur travail domestique ; elles concrétisent ainsi la famille, et cela donne un sens à leur vie (Kaufmann 1997 ; de Singly 1993). On sait aussi que la division du travail domestique varie considérablement selon les groupes sociaux et qu’elle est particulièrement accusée dans les milieux populaires. Enfin, il est connu que la question du partage de toutes ces activités « privées » est plus que jamais au coeur des inégalités entre hommes et femmes, ces inégalités et « spécialisations des rôles » (Méda 2001) au sein de la famille engageant toutes les autres et tout particulièrement les inégalités hors le foyer, dans le domaine professionnel, politique et, bien évidemment, des loisirs. On voit à quel point la seule objectivation de la situation familiale (vivre seule, en couple, avoir des enfants) ou encore de la quantité de temps « libre » ne sauraient suffire à l’intelligibilité des activités des femmes, de loisir, entre autres.

En tous cas, aucune femme interviewée ne soulève la question d’une autre organisation du temps et des activités familiales ou encore de la prise en charge des enfants ; elles ne remettent pas en cause « cet épicentre de la domination masculine » (Bihr et Pfefferkorn 2002). Or il semble bien que cette question soit centrale pour penser un meilleur accès des femmes aux pratiques extérieures au foyer, activités de loisirs ou pratiques physiques, pour les plus démunies en tous cas, c’est-à-dire celles pour qui la prise en considération de soi, le partage des tâches ou leur délégation est la plus improbable. Ici, les sociologues travaillant sur les temps des femmes, le travail, le domestique conviennent que c’est une véritable « révolution culturelle » qui devrait s’opérer… qui amènerait à un dégagement des femmes du foyer et du domestique comme espace d’investissement prioritaire.

Pour ce faire, on peut admettre avec ces spécialistes qu’il faut encourager toutes les filles à une scolarisation qualifiante et promouvoir l’accès des femmes au marché de l’emploi et à la prise de responsabilités dans les espaces professionnels, publics, tels les mondes associatif et politique. Il faudrait aussi imaginer d’autres modes de socialisation tant ces futures activités domestiques et familiales organisent toujours celle des petites filles et des adolescentes, qu’il s’agisse des jouets et jeux de l’enfance, des modes d’autonomisation, des rapports au corps ou de l’orientation scolaire (Lemel et Roudet 1999 ; Marry 1997), et bien évidemment de la participation aux activités physiques et sportives, lieu essentiel contribuant à la construction des identités de sexe. Autres modes de socialisation des garçons simultanément, toujours majoritairement encouragés à construire leur ethos viril dans les espaces sportifs en particulier, souvent homosexués (Welzer-Lang 2000). Les adolescentes d’aujourd’hui ont certainement des modes de vie qui les distinguent de ceux de leurs mères. A-t-on pour autant affaire à de véritables changements intergénérationnels ? On peut en poser l’hypothèse, tout au moins pour la majorité des filles, scolarisées plus longuement et toutes initiées à une culture sportive dans le cadre scolaire au moins[24]. Toutefois, à ce jour, changement ne signifie pas disparition des inégalités.

Tableau 1

Structure sociale des populations sportives et non sportives

Structure sociale des populations sportives et non sportives

* Sont retenues ici les personnes pratiquantes entendu au sens le plus large dans l’enquête (taux moyen = 83 % des Français et des Françaises de 15 à 75 ans pratiquent au moins une fois dans l’année une activité physique et sportive).

Note : À partir de la base de données de l’enquête du MJS/INSEP (2000) : les colonnes « Ensemble » correspondent à la structure de l’échantillon (n=6 526, soit 3 313 femmes et 3 213 hommes) ; cette structure est très proche de celle qui a été fournie par l’INSEE pour l’ensemble de la population française active.

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INSEE Structure des emplois en 1998 ( Données sociales 1999)

INSEE Structure des emplois en 1998 ( Données sociales 1999)

Note : En 1962, les femmes représentent 35 % de la population active ; en 1998, 45,5 %. Le taux d’activité des femmes est de 79 % en 1998 (dont 30 % ayant une activité à temps partiel).

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