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L’année 2005 marque le dixième anniversaire de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, tenue à Beijing en 1995, ainsi que le trentième anniversaire de l’Année internationale de la femme. Pourtant, après maints débats, il n’y aura pas en 2005 de Cinquième Conférence mondiale sur les femmes organisée sous l’égide des Nations Unies ni de Forum organisé par et pour les organisations non gouvernementales (ONG) afin de célébrer et de souligner ces événements[2]. Prenant comme point de départ les discussions au sein des mouvements de femmes quant aux arguments pour et contre la tenue d’une cinquième conférence, je veux dresser ici un bilan des perspectives qui se dégagent des mouvements internationaux de femmes sur les effets positifs ou négatifs de l’organisation par les Nations Unies de conférences mondiales sur les femmes et par les ONG du Forum des ONG depuis 1975. Je m’intéresse également aux critiques formulées par les groupes de femmes et aux propositions faites lors de ces discussions afin de re-politiser et de démocratiser les mouvements internationaux de femmes[3].

J’en arrive à la conclusion que ces discussions laissent entrevoir une crise au sein des mouvements internationaux de femmes et que celle-ci résulte autant de facteurs internes que de facteurs externes. Parmi les facteurs internes, mentionnons le renouveau, dans ces mouvements, de l’hégémonie de la classe moyenne blanche occidentale et, en particulier, américaine, et ce, malgré 30 ans de critiques formulées par divers courants de pensée portées par des féministes du Sud, socialistes, « de couleur », etc. On observe également le manque de représentativité de certains de ces groupes, leur adoption de pratiques de lobbying détachées de processus de consultation et de délibération auprès de la base des mouvements de femmes ; ajoutons aussi la dépolitisation qui résulte de l’institutionnalisation de ces mouvements en ONG légalement constituées, sans souci de préserver le lien avec leur base. Quant aux facteurs externes de la crise, ils sont principalement liés à un contexte politique défavorable à la promotion des droits des femmes sur la scène mondiale avec l’unilatéralisme américain, la montée des fondamentalismes et les effets négatifs de la mondialisation capitaliste sur les conditions de vie des femmes. Devant cette crise, divers éléments de solution sont proposés par les actrices en présence.

Afin de saisir les lignes de continuité et de rupture entre les pratiques et les stratégies actuelles des groupes de femmes présents aux Nations Unies, et celles qui ont été adoptées lors des quatre conférences mondiales sur les femmes depuis l’Année internationale de la femme, je présente en première partie un bref bilan des points forts et des points faibles de ces conférences. Dans la seconde partie, je propose une analyse des formes de contribution apportées au forum de discussion sur Internet mis sur pied par le groupe Women in Development Europe (WIDE) quant aux arguments pour et contre la tenue d’une cinquième conférence mondiale sur les femmes en 2005 et lors de rencontres de groupes de femmes traitant des stratégies à adopter envers un Beijing + 10. En conclusion, je présente les facteurs internes et externes liés à la crise des mouvements internationaux de femmes et j’explore quelques solutions de rechange mises en avant par divers groupes de femmes sur différentes scènes mondiales afin de répondre à cette crise.

Les points forts et les points faibles des conférences mondiales traitant des droits des femmes

Dès 1972, des groupes de femmes et d’autres ONG[4] présentes aux Nations Unies revendiquent qu’une année internationale soit consacrée aux femmes (Stienstra 1994 : 96-99 ; Druelle 2002 : 148-150). À la suite du processus bureaucratique et des négociations qui caractérisent les Nations Unies, l’Assemblée générale a déclaré que 1975 serait l’Année internationale de la femme (AIF) et a décidé d’organiser une conférence mondiale sur les femmes à cette occasion[5] (United Nations 1996 : 33-34). Parallèlement à cette conférence, le Comité des ONG sur la condition féminine[6] organise la Tribune de l’Année internationale de la femme[7] qui attire alors près de 6 000 personnes (Stienstra 1994 : 167). Cette tribune et cette conférence constituent des événements qui ont marqué le début d’une nouvelle ère de mobilisation, de concertation, de rapports de pouvoir et de luttes entre des groupes de femmes sur la scène internationale.

Pendant l’AIF en 1975, les discussions qui dominent l’ordre du jour des Nations Unies laissent entrevoir les rapports de pouvoir à l’oeuvre. Entre les deux superpuissances de la guerre froide (États-Unis et Union soviétique), un nombre impressionnant d’États « non alignés » du Sud, le groupe des 77, établissent un rapport de force au sein de l’Assemblée générale où chaque État a droit à un vote[8]. Plusieurs de ces États, nouvellement décolonisés, tentent alors de s’affranchir de politiques coloniales ou impérialistes. Profitant de sa majorité à l’Assemblée générale, le groupe des 77 utilise régulièrement, à compter de 1974, le recours au vote pour promouvoir un nouvel ordre économique international. C’est en raison de cette dynamique que le rapport de la Première Conférence mondiale sur les femmes mentionne, à plusieurs reprises, l’importance d’établir un nouvel ordre économique international (Nations Unies 1976). La Déclaration adoptée à cette occasion dénonce les effets négatifs de l’ordre économique capitaliste mondial sur les conditions de vie des femmes (Stienstra 1994 : 125). Les tensions Nord-Sud et Est-Ouest sont si fortes qu’aucun des documents discutés lors de la conférence ne peut être adopté par consensus. Le plan d’action traite pêle-mêle de thèmes divers tels que le développement, l’égalité, la paix, la santé, l’éducation, la famille, la participation politique et l’emploi (Stienstra 1994 : 125). Dans la foulée de cette conférence, les Nations Unies déclarent les années 1976-1985 la « Décennie internationale de la femme[9] ».

Du côté de la Tribune des ONG, des féministes américaines, à la tête de qui se trouve Betty Friedan, prennent l’initiative de formuler des propositions d’amendements au projet de plan d’action en négociation entre les États participant à la conférence officielle[10]. Or, les hispanophones qui ont aussi préparé des propositions rédigées en espagnol voient celles-ci simplement annexées au rapport présentant les propositions rédigées en anglais (Stephenson 1995 : 142-143). De plus, lors de la présentation du rapport à la présidente de cette conférence, la Finlandaise Helvi Sipila, les porte-parole américaines semblent avoir « omis » de présenter l’annexe, ce qui a valu aux féministes américaines d’être accusées d’impérialisme par les représentantes de groupes de femmes du Sud (Stienstra 1994 : 126). Malgré ces tensions, à la suite de la Tribune, on voit émerger sur la scène internationale différents groupes de femmes et d’autres initiatives féministes en vue de maintenir des liens entre les femmes de divers pays ayant participé à la Tribune[11]. Désirant se démarquer de l’appropriation par les Nations Unies du traitement de la « question » des femmes, des groupes venant surtout du Nord organisent en 1976 le Tribunal de Bruxelles contre les violences faites aux femmes[12] (Stienstra 1994 : 104). Les liens établis lors du Premier Forum des ONG et les groupes créés à la suite de cette rencontre constituent donc les premières retombées positives de tels événements. De plus, l’organisation même d’un tribunal, en réaction à l’absence du traitement du thème de la violence lors de la première conférence des Nations Unies, constitue une « retombée indirecte » du traitement de la question des femmes sur la scène mondiale. Les ONG présentes lors des événements des années 70 et du début des années 80 sont toutefois principalement dirigés par des féministes nord-américaines et européennes qui ne remettent pas en question, ni dans leurs analyses ni dans leurs pratiques, leurs privilèges en tant que femmes blanches issues de sociétés ayant profité historiquement de politiques coloniales ou impérialistes. Cette réalité donne lieu à de nombreuses critiques par des féministes originaires des pays du Sud.

Les conférences mondiales et régionales de la Décennie des Nations Unies pour la femme

À la suite de la Conférence de Mexico, des conférences régionales sur les femmes sont organisées par les diverses commissions économiques régionales des Nations Unies[13] dans les régions de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie. Ces rencontres régionales stimulent aussi la mobilisation de groupes de femmes dans ces diverses régions. Par exemple, l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement (AFARD) est fondée à Dakar au Sénégal la même année que la première conférence régionale africaine des femmes[14]. Ce groupe est actif au cours du Forum des ONG de Copenhague en 1980 où il dénonce l’impérialisme féministe occidental (Stienstra 1994 : 110 ; 128). Fatou Sow note ceci (1995 : 176) :

En 1975, on compte des milliers d’associations africaines de femmes, mais peu d’ONG et de mouvements capables d’imposer le point de vue de l’Afrique des communautés sur le plan national et international. Aussi, devant la puissance des mouvements occidentaux et surtout américains (É.-U.) les Africaines sont désarmées. Toutefois, elles arrivent mieux préparées à Copenhague, mais en position de défense contre l’impérialisme féministe.

La tenue en 1980 de la Deuxième Conférence sur les femmes[15] et de son forum des ONG à Copenhague, sur le continent européen, contribue au maintien de l’hégémonie féministe occidentale au sein du Forum des ONG. L’adoption par consensus du programme d’action négocié entre les États s’est révélée impossible et ce dernier a dû être adopté par vote (94 pour, 4 contre et 22 abstentions). Les principaux thèmes en litige ont été ceux du sionisme, de l’apartheid et du nouvel ordre économique international, alors que les autres thèmes traités concernaient l’emploi, la santé et l’éducation (Stienstra, 1994 : 126). Certaines féministes du Nord dénoncent alors les prises de position politiques des États du Sud comme ne relevant pas des « problèmes » des femmes et créent ainsi une fausse dichotomie entre ce qui est « féministe » et ce qui est « politique » (Catagay et Funk 1981 : 777). Selon Stienstra (1994 : 30), la Conférence de Copenhague s’est démarquée par le manque d’attention accordée à la diversité des expériences des femmes.

À partir de 1984, la tendance à l’hégémonie féministe occidentale se résorbe quelque peu, alors que des groupes de femmes du Sud s’organisent et réussissent à prendre un certain leadership afin de promouvoir des questions d’intérêt pour les femmes vivant dans des pays du Sud au sein des mouvements internationaux de femmes[16]. Le fait qu’en 1985 la Troisième Conférence mondiale sur les femmes[17] ait lieu sur le continent africain, à Nairobi au Kenya, facilite la participation et la mobilisation des femmes vivant sur ce continent au Forum des ONG[18]. Les thèmes abordés lors de la conférence officielle de Nairobi se diversifient. Le document proposant des stratégies prospectives d’action de 1985 à 2000 fait état d’une analyse de la discrimination dont sont victimes les femmes et propose des mesures pour un ensemble impressionnant de secteurs allant de l’égalité (juridique, sociale, politique) au développement (dans les domaines de l’eau et de la nourriture jusqu’à l’habitation en passant par l’industrie, les sciences et la technologie, l’environnement, l’énergie, etc.) pour finir avec le thème de la paix (dans les zones de conflits armés, en Afrique du Sud où sévit l’apartheid et en Palestine) (United Nations, 1986). Aux trois thèmes récurrents de la Décennie des Nations Unies pour la femme s’ajoute un chapitre sur les domaines d’intérêts spéciaux qui accorde une attention particulière aux femmes rencontrant des obstacles marqués en raison de diverses conditions[19]. Par contre, aucune mention de l’avortement n’est faite dans ce document[20]. La plupart des documents négociés lors de cette conférence sont adoptés par consensus, le vote n’étant demandé qu’à l’égard de quelques paragraphes relatifs aux blocus économiques, au nouvel ordre économique international, au sionisme et à l’apartheid (Patton 1995 : 66, 69-70).

La « question des femmes » et les diverses conférences thématiques des années 90

Au cours des années 90, les Nations Unies organisent une série de conférences en vue d’établir un ordre du jour mondial pour le xxie siècle. En raison des modifications apportées aux règles d’accréditation des ONG à ces conférences, leur participation à ces événements connaît une croissance exponentielle[21], ce qui permet la présence de nouveaux groupes aux rencontres des Nations Unies et l’instauration de nouvelles pratiques de lobbying plus systématiques. On peut attribuer en partie à ces nouvelles règles le fait que deux groupes américains, le Center for Women’s Global Leadership (CWGL)[22] et la Women, Environment and Development Organization (WEDO)[23], prennent un leadership sans précédent au sein des mouvements internationaux de femmes présents aux Nations Unies au cours des quinze dernières années[24]. Les groupes CWGL et WEDO, qui n’ont pas de membres, ne cherchent pas à établir leur crédibilité sur une certaine représentativité mais plutôt sur l’« expertise » de leurs équipes d’employées et le « prestige » ou le leadership de leur directrice ou fondatrice. Une grande attention est d’ailleurs accordée à la notion de leadership au sein de ces organisations[25].

Une des stratégies mises en avant par la WEDO lors de la préparation à la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement tenue à Rio en 1992 (connue sous le nom suivant : Sommet de la Terre) a été de coordonner des caucus de femmes tout au long du processus dans le but de mettre la « question des femmes » au coeur des débats. De plus, le groupe a veillé à la formulation, par certaines « expertes », d’amendements précis aux textes soumis à la négociation par les délégations gouvernementales participant à la conférence. Ces stratégies de coordination et de formulation d’amendements ont été définies comme une approche « pragmatique » par Amy Higer (1999 : 138). Lors du processus menant à la Conférence internationale sur la population et le développement tenue au Caire en 1994, la WEDO a également joué un important rôle de coordination en partenariat avec l’International Women and Health Coalition (IWHC)[26]. Des tensions entre les tenantes d’une approche pragmatique et les tenantes d’une approche et d’une critique « radicales » lors de la Conférence du Caire ont été observées. Par exemple, les « pragmatiques » se sont dites très satisfaites du résultat du Caire[27], alors que des militantes du Sud ont vivement critiqué, dans le Programme d’action du Caire, l’absence flagrante de questions relatives au développement et aux effets destructeurs des programmes d’ajustement structurel (PAS) et des politiques relatives au service de la dette des pays du Sud[28] (Higer 1999 : 138). Higer attribue ces différences d’interprétation en partie au fait que plus de 90 % du texte du projet de programme d’action a été négocié lors des commissions préparatoires (prepcom) tenues à New York au cours des trois années qui ont précédé la Conférence du Caire et que seulement une minorité de représentantes d’ONG ont pu participer à cette démarche. Cette dernière est en fait typique des processus de négociation adoptés dans l’ensemble des conférences des Nations Unies. Selon Higer (1999 : 139) :

The NGO activists that attended three prepcoms, however, tended to be self-selected, they had sufficient resources, foreign sponsors, and/or sufficient knowledge of the UN conference process to know the strategic importance of these meetings. The result was that activists who attended the prepcoms and who were responsible for shaping the Women’s Caucus agenda tended to be a more elite group than both those who attended the conference itself and those representing the grass roots of the movement […] This suggest that, although the Women’s Caucus is a promising innovation for feminist organizing at the UN, it has not overcome perennial difficulties for social movements over questions of representation — who speaks for whom in the policy debate, and whose voices are left out ?

Notons que c’est également depuis la Conférence du Caire que le Vatican a adopté de nouvelles stratégies d’alliance avec des États catholiques ou musulmans et a lancé un appel aux groupes provie et aux autres groupes catholiques afin qu’ils jouent un rôle plus actif d’opposition aux droits des femmes en matière de sexualité et de procréation lors des rencontres internationales (Druelle 2000a). Les négociations du Caire sur cette question ont ainsi été longues et ardues, tandis que les effets de cette nouvelle stratégie se sont fait sentir lors du processus préparatoire en vue de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Beijing en 1995[29].

Lors de la Conférence de Beijing, les États ont adopté par consensus[30] une déclaration et un programme d’action qui traite de douze domaines d’action pour les femmes (pauvreté, éducation, santé, violence, conflits armés, économie, pouvoir, mécanismes de promotion, droits fondamentaux, médias, environnement, petite fille). Sous la pression des mouvements internationaux de femmes[31], ces documents reconnaissent la diversité de ces dernières, de leurs expériences et des obstacles qu’elles rencontrent. L’ampleur des thèmes traités laisse entrevoir comment les Nations Unies s’inscrivent dans un système « biopolitique » mondial qui s’intéresse à la gestion de toutes les dimensions de la vie humaine et participe à la gestion sociale des femmes[32]. Deux thèmes ont fait l’objet de débats ardus : les droits des femmes en matière d’orientation sexuelle et la justice économique internationale avec une reconnaissance des effets néfastes sur les femmes de la mondialisation, des PAS et de la dette des pays du tiers-monde.

Du côté du Forum des ONG, la WEDO et le CWGL ont également tenté de jouer un rôle de coordination. Cette tentative a toutefois donné lieu à de nombreux conflits avec le comité du Forum des ONG composé, entre autres, de représentantes régionales. Ce comité jouissait d’une plus grande légitimité afin de « parler au nom » des mouvements internationaux de femmes. Il entendait aussi être le principal porte-parole légitime des ONG participant à ce processus (Stienstra 1999 : 264 et 2000 : 216). Le Forum des ONG a également opté pour une approche pragmatique en invitant diverses représentantes de ces organisations à la dernière commission préparatoire tenue à New York en mars 1995 à participer à la rédaction d’amendements au projet de programme d’action produit par la bureaucratie onusienne en vue des négociations entre États[33]. Ce processus de consultation pour l’élaboration d’amendements constitue certes un effort de mise en commun des perspectives de diverses ONG. Par contre, il a été limité aux personnes qui ont pu se rendre à New York quelques mois avant la tenue de la Conférence de Beijing afin de participer à cette commission préparatoire et à celles qui ont pu s’exprimer en langue anglaise pour formuler leurs propositions[34]. Finalement, malgré l’existence de ce texte produit par le Forum des ONG, c’est sur le terrain que les « expertes » des groupes de femmes et les autres ONG tentent d’influencer les négociations entre États en proposant au fur et à mesure du déroulement des négociations des formulations qui pourront être reprises par les délégations gouvernementales. Cette démarche entraîne souvent de nombreux compromis[35].

La Commission de la condition de la femme des Nations Unies a été chargée d’assurer les suites à donner à la Conférence de Beijing[36]. En juin 2000 se déroule une session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies destinée à l’évaluation de la mise en oeuvre des stratégies prospectives de Nairobi pour la promotion de la femme et du Programme d’action de Beijing[37]. Afin de faciliter la négociation de textes entre États, la Division de la promotion de la femme du Secrétariat des Nations Unies avait produit un projet de déclaration et de document devant servir de base de discussions entre les délégations gouvernementales. Ce document était cependant tellement mal structuré qu’il a en fait compliqué le travail de négociation entre les États[38]. L’Earth Negotiations (ENB 2000) rapporte que les négociations pour l’adoption d’un texte commun lors de Beijing + 5 ont été parmi les plus difficiles de cette période. On y a même noté une certaine hostilité entre les délégations[39]. Les thèmes les plus controversés portaient, tout comme en 1995, sur les références à l’orientation sexuelle[40] et les effets négatifs de la mondialisation sur les femmes (ENB 2000)[41].

Du côté des ONG, la participation à Beijing + 5 a été tellement restreinte que plusieurs personnes représentant des ONG n’ont pas eu accès aux édifices des Nations Unies. Par ailleurs, comme la rencontre avait lieu au siège social des Nations Unies à New York, peu de groupes du Sud ont pu payer les frais de déplacement et de séjour afin d’y participer[42]. De plus, il n’y a pas eu de véritable forum des ONG. Par contre, quelques événements ont été organisés par le Comité des ONG sur la condition féminine ailleurs dans la ville de New York. Les ONG ayant eu accès aux édifices des Nations Unies, quant à elles, ont continué à organiser des caucus sur les lieux mêmes, ignorant ainsi les déléguées non admises. Un autre fait qui a marqué la dernière commission préparatoire pour Beijing + 5 en mars 2000, et qui a eu un effet sans précédent, a été la présence massive de déléguées et de délégués (plus de 300 personnes dont une majorité d’hommes) de la droite chrétienne américaine revendiquant leur position « provie » et « profamille » mais s’opposant à la promotion des droits des femmes et au Programme d’action de Beijing qualifié de document dangereux[43].

C’est à l’occasion des rencontres des ONG lors de cet événement que la stratégie de réclamer la tenue par les Nations Unies d’une cinquième conférence mondiale a été mise en avant. En même temps, certaines militantes ont commencé à discuter l’idée d’une conférence qui serait organisée par des femmes et à laquelle seraient invités les gouvernements et les institutions internationales (Jain 2000). Dans la section qui suit, je présente les grandes lignes des débats qui ont eu lieu au sein des mouvements internationaux de femmes relativement à une cinquième conférence mondiale des femmes et à Beijing + 10.

Les débats et les stratégies autour d’une cinquième conférence mondiale sur les femmes en 2005 et de Beijing + 10

Lors de la réunion de la Commission de la condition de la femme des Nations Unies en mars 2002, les États membres n’ont pris aucune décision quant à l’organisation d’une conférence mondiale sur les femmes en 2005[44]. Comme il faut habituellement compter trois ans pour organiser une conférence aux Nations Unies, il était de plus en plus improbable qu’elles choisissent une telle option. Néanmoins, en juin 2002, le Comité finlandais pour une cinquième conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes a fait circuler une lettre invitant d’autres groupes de femmes et des ONG à unir leurs efforts afin de convaincre leurs gouvernements nationaux respectifs d’appuyer une résolution en faveur d’une conférence mondiale en 2005 lors de l’Assemblée générale des Nations Unies ou de la Commission de la condition de la femme en mars 2003. À la suite de la diffusion de cette lettre, le groupe WIDE[45] a lancé en septembre 2002 un forum de discussion Internet portant sur les arguments en faveur de la tenue d’une cinquième conférence mondiale sur les femmes en 2005[46] et sur les arguments contre celle-ci. La lettre du Comité finlandais a été reproduite comme première intervention de ce forum[47]. La page d’accueil, rédigée en langue anglaise seulement, indiquait que les mouvements de femmes discutaient des arguments pour et contre la tenue d’une telle conférence et résumait, en un bref paragraphe, les positions de la manière suivante :

Whereas some gender activists argue that the fifth WCW in 2005 is crucially important for keeping up the global momentum and continuation of the process for empowerment of women, others fear a backlash : the risk to loose what was gained at earlier UN Women’s conferences seems greater than the chance to influence global players with a feminist agenda. Instead of entering another time — energy — and resource — consuming assessment process it seems more important to define our own feminist agenda and to work on alternatives.

In order to facilitate this ongoing discussion process WIDE has opened this discussion forum[48].

Deux colonnes d’arguments — pour[49] et contre[50] la tenue d’une conférence — complétaient cette page. Un mois après l’ouverture de ce forum de discussion, l’Association for Women’s Rights in Development (AWID) [51] tenait son neuvième forum à Guadalajara au Mexique, sur le thème : « Réinventer la mondialisation ». Lors de la séance d’ouverture, Joanna Kerr, directrice de l’AWID, a fait la déclaration suivante :

Je crois qu’il est temps de porter un regard différent sur l’engagement de la conférence des Nations Unies. Par rapport à cela, je vais faire une déclaration très provocatrice : il ne devrait PAS avoir un Beijing + 10. Je dis cela pour deux raisons, nous avons trop à perdre : si nous considérons les événements récents comme le Sommet des enfants ou le Sommet sur le développement durable à Johannesburg, des heures de travail et des ressources rares ont été utilisées juste pour empêcher les engagements existants de chavirer. Deuxièmement, et ceci est en rapport avec la première raison, trop d’ONG ont présentement été cooptées dans un processus qui permet au « service des lèvres » [lip service] de devenir le langage le plus parlé. Avant qu’aucune causerie [talk shops] [sic] n’ait lieu encore, les ONG devraient choisir de ne pas y participer[52].

Kerr 2000

Cette critique du rôle des ONG et de leur possible récupération par les systèmes politiques internationaux (notamment par les Nations Unies) laisse entrevoir une crise de légitimité de certaines ONG présentes aux Nations Unies et qui s’autoproclament leaders des mouvements internationaux de femmes. J’y reviendrai en conclusion de cet article.

Les effets du forum de l’AWID se répercutent sur la page d’accueil du forum de discussion du groupe WIDE, qui a été modifiée substantiellement pour refléter les propos tenus au cours de ce forum et après sa tenue[53]. Entre le moment du lancement du forum de discussion du groupe WIDE en septembre 2002 et la dernière intervention, datée du 4 octobre 2004[54], le site a reçu 65 interventions (4 d’entre elles n’ayant pas de lien avec le sujet débattu), la majorité étant en langue anglaise et 6 seulement, soit 10 %, en français[55]. Sur les 61 interventions pertinentes, 25 % provenaient de l’Amérique du Nord[56], 18 % de l’Europe[57], 21 % de l’Asie du Pacifique[58], 13 % de l’Afrique[59] et 5 % de l’Amérique latine[60]. Aucune ne parvenait de l’Asie de l’Ouest[61] et 18 % n’ont pu être classées selon une appartenance régionale[62]. Au moins 46 % des interventions venaient de participantes du monde occidental[63], en particulier des États-Unis. La très faible participation des groupes latino-américains ou l’absence de participation de groupes de l’Asie de l’Ouest[64] ne reflètent toutefois pas la vitalité des mouvements de femmes de ces régions, et il convient davantage d’attribuer cette absence d’intervention au débat du groupe WIDE à la langue des débats (la langue anglaise plutôt qu’une diversité de langues) entre autres choses. Au total, 34 interventions (soit 56 %) étaient clairement favorables à la tenue d’une cinquième conférence en 2005, et même la majorité de celles qui exprimaient leur désaccord avec cette proposition se disaient ouvertes à l’idée d’organiser une conférence plus tard. Les positions favorables étant moins critiques du processus des conférences mondiales des Nations Unies et proposant moins de solutions de rechange, je présenterai brièvement ci-dessous les grandes lignes des interventions favorables et défavorables en mettant l’accent sur les solutions proposées dans les interventions défavorables.

Des interventions favorables

Les interventions en faveur de la tenue d’une cinquième conférence mondiale en 2005 appuient implicitement le travail réalisé jusqu’à maintenant par les Nations Unies et l’utilité des documents négociés lors des conférences mondiales ; elles estiment qu’il s’agit là d’un bon moyen de rendre les États responsables de leurs engagements ; elles invoquent que les conférences et les forums des ONG permettent de créer des réseaux entre des militantes de diverses régions du monde et que les mouvements de femmes se sont consolidés lors de ces rencontres[65]. Certaines interventions, tout en étant en faveur d’une conférence mondiale, insistent toutefois aussi sur la nécessité de conférences régionales afin de répondre aux besoins spécifiques régionaux[66]. Une intervenante indique ainsi qu’il faut « revitaliser » cette conférence en permettant aux perspectives des femmes exclues de s’y exprimer, car elle croit que « le mouvement des femmes en Occident est devenu un club sélect non ouvert à toutes les femmes » (traduction libre de l’auteure)[67].

Certaines interventions suggèrent qu’il est temps de négocier un nouveau document qui tiendrait compte des réalités et des problèmes nouveaux et qui permettraient aux groupes de femmes d’être proactifs sur ces questions contemporaines[68]. Finalement, quelques interventions répondent aux arguments des groupes qui s’opposent à la tenue d’une cinquième conférence mondiale. Celles qui sont sensibles à l’argument des risques de recul (backlash) se disent en faveur d’une telle conférence à la condition que les thèmes déjà traités dans le Programme d’action de Beijing ne soient pas renégociés[69]. Reprenant le même argument des risques de recul, la coordonnatrice du groupe de travail du groupe WIDE-Autriche pour le suivi de Beijing souligne l’urgent besoin d’organiser une conférence mondiale, précisément « afin de combattre le backlash omniprésent, de faire en sorte que les États remplissent leurs obligations de mettre les paroles en action et de redonner de la vitalité au mouvement international des femmes[70] » (traduction libre de l’auteure). Elle propose également que la conférence ne traite que de quelques thèmes, tels que la violence contre les femmes, leur participation politique (y compris dans la résolution de conflits) et leur autonomisation économique.

Des positions défavorables ou des propositions de rechange

Plusieurs intervenantes se prononcent contre l’organisation d’une conférence mondiale en raisons du coût, du temps et des efforts nécessaires à sa réalisation et qui font que les maigres résultats de ces grandes conférences ne semblent pas valoir l’investissement fourni. Un groupe de chercheuses et de militantes du Sud, Development Alternatives for a New Era (DAWN), prend clairement position contre une cinquième conférence en 2005[71]. Sonia Corrêa, du groupe DAWN, croit qu’il ne faut pas que de nouvelles négociations traitant des droits des femmes aient lieu au cours des prochaines années. Elle insiste tout de même sur la nécessité pour les féministes de relever le défi d’atteindre un consensus et de trouver de nouvelles stratégies afin d’évaluer de manière appropriée la mise en application du Programme d’action de Beijing aux niveaux national, régional et mondial[72]. Le groupe DAWN estime que le contexte politique actuel de militarisme et de fondamentalisme agressifs présente des risques sérieux pour les droits des femmes partout dans le monde. Les représentantes de ce groupe considèrent qu’une négociation de textes entre États, tels qu’une déclaration politique ou un document sur des nouvelles mesures comme celui qui a été adopté lors de Beijing + 5, ne pourra conduire qu’à un recul des droits des femmes par rapport à ce qui est déjà contenu dans les programmes d’action de Beijing et du Caire, et ce, d’autant plus que les féministes ont déjà dû travailler très fort lors des processus de révision du Caire + 5 en 1999 et de Beijing + 5 en 2000 afin de maintenir les acquis [73].

Plusieurs intervenantes opposées à une conférence mondiale sont favorables à des modèles différents de rencontres – celles qui peuvent être organisées par l’utilisation de nouveaux médias, des conférences régionales, des échanges de courriels, des échanges régionaux et des visites — afin de s’assurer qu’un plus grand nombre de femmes puissent y participer et apprendre les unes des autres[74]. Ces positions proviennent de l’Afrique, de l’Asie du Pacifique, de l’Amérique latine et des Caraïbes[75]. Appuyant l’idée de tenir des conférences régionales, une spécialiste du « genre » de Trinidad et Tobago recommande aux hôtesses du forum de discussion d’ajouter à leur page d’introduction une liste d’arguments en faveur de l’organisation de conférences régionales et contre celles-ci. Elle en suggère elle-même plusieurs pour et quelques-uns contre[76]. Elle conclut  ainsi : « en d’autres mots, alors que le monde vit sous la pression de tendances à l’échelle mondiale, le besoin de mettre l’accent sur les spécificités devient encore plus fort et des conférences régionales peuvent bien être la solution pour que des voix soient entendues[77] » (traduction libre de l’auteure). L’Asia Pacific Women’s Watch et l’Asian Pacific Caucus[78], qui réunissent diverses ONG de la région de l’Asie du Pacifique, appuient fortement la tenue de conférences régionales dirigées par les Nations Unies et qui pourraient mener à une session extraordinaire des Nations Unies. Par contre, ces ONG soulignent qu’il ne faudrait pas que cette rencontre fournisse une occasion de renégocier des principes déjà reconnus dans les documents des Nations Unies, mais qu’elle doit mettre plutôt l’accent sur de nouveaux enjeux. De plus, bien que ces ONG s’opposent à l’organisation d’une cinquième conférence mondiale par les Nations Unies, elles appuient fortement l’idée que des ONG organisent une conférence mondiale des femmes de manière à conserver le dynamisme et le moral de leurs mouvements[79].

Certaines interventions au forum de discussion du groupe WIDE sont plus neutres et diffusent de l’information pouvant éclairer le débat. C’est le cas d’une intervention (cosignée par Carol Barton, coordonnatrice de la WICEJ[80], Charlotte Bunch, du CWGL, et Martha Salazar, du groupe danois KULU et membre du groupe WIDE) précisant les stratégies discutées lors de diverses rencontres internationales entre des groupes de femmes en prévision de la réunion de la Commission de la condition de la femme des Nations Unies du 1er au 12 mars 2004. Au nombre de celles-ci, on peut mentionner : 1) la rencontre d’un groupe de leaders de mouvements internationaux de femmes visant à revivifier le mouvement international féministe, qui a eu lieu à Kampala en Ouganda en juillet 2002 lors du 8e Congrès Women’s World (Shyam et autres 2002) ; 2) celle des ONG ayant participé à la Commission de la condition de la femme des Nations Unies en mars 2003 et qui a fait l’objet d’un rapport cosigné par le CWGL, le Comité des ONG, la WEDO et le Lobby européen des femmes (CWGL et autres 2003) ; 3) une rencontre de militantes des droits des femmes organisée par le CWGL en novembre 2003 (CWGL 2003) ; 4) la rencontre d’une vingtaine de militantes lors du Forum social mondial de Mumbai en janvier 2004 (WICEJ et autres 2004) a été lancée par Devaki Jain[81] lors de la conférence parallèle des ONG de Beijing + 5 en juin 2000. À cette occasion, elle recommandait qu’un groupe d’une dizaine de femmes « sages » se réunisse afin de recueillir de l’information sur les luttes, les rébellions, les actions publiques et les efforts intellectuels menés par des femmes et de produire un projet de plate-forme de recommandations qui émergeraient de ce corpus. Elle proposait que cette plate-forme serve de base à l’organisation d’une conférence ou d’un forum convoqué par ces dix femmes et auquel seraient invités, à titre d’observateurs, les gouvernements et les Nations Unies (Jain 2000). Cette idée ayant fait son chemin, un collectif de femmes venant principalement du Sud se sont réunies en juillet 2002 à Kampala en Ouganda afin de discuter de la « revivification du mouvement féministe international[82] ».

Un des objectifs principaux de la rencontre de ce groupe de femmes était de revisiter le mouvement des femmes à partir d’une perspective des femmes du Sud. Il s’agit également de :

[r]ethink the movement’s premises in ways that are more inclusive, more grass-roots-oriented, more culturally relevant and nuanced, and more apt to appeal to a large segment of the world’s population that West-focused and initiated efforts of the past that were shaped primarily by the experience of the developed world.

Shyam et autres 2002 : 3

Une des critiques mises en avant par Jain dans ce rapport est que le mouvement des femmes s’est institutionnalisé par l’entremise des ONG et que, d’une certaine façon, ces ONG sont devenues partie intégrante du secteur privé et du cadre économique libéral (Shyam et autres 2002 : 13). Dans le même ordre d’idées, lors d’une discussion sur Beijing + 10 à l’occasion du Forum social mondial à Mumbai en Inde le 21 janvier 2004, une quarantaine de représentantes de groupes de femmes ont traité à plusieurs reprises de la nécessité  de « re-politiser » l’ordre du jour des mouvements de femmes, plutôt que de suivre l’ordre du jour minimaliste des États membres des Nations Unies, et de mobiliser un plus grand nombre de femmes (WICEJ et autres 2004).

Lors de la 48e session de la Commission de la condition de la femme des Nations Unies tenue à New York en mars 2004, le Comité des ONG sur la condition féminine à New York, la WEDO et le CWGL, ont organisé des rencontres afin de débattre des stratégies à adopter dans le contexte du processus de révision des Nations Unies pour Beijing + 10 (WEDO et autres 2004). Le rapport présentant les grandes lignes des discussions de mars 2004 précise que, s’il est entendu que les Nations Unies n’organiseront pas de cinquième conférence mondiale sur les femmes en 2005, elles tiendront tout de même une réunion de haut niveau afin d’évaluer la mise en oeuvre du Programme d’action de Beijing et les documents adoptés lors de Beijing + 5 (WEDO et autres 2004). Ce rapport indique également que les Nations Unies n’ont pas encore pris de décision à savoir s’il y aurait ou non négociation de nouveaux documents à cette occasion.

Du côté des ONG, quelques-uns des buts principaux énoncés dans ce rapport étaient :

[de] célébrer Beijing + 10 et les trente ans de l’Année internationale de la femme ; de mobiliser les mouvements de femmes et de leur redonner de l’énergie sur tous les plans ; de réviser la mise en oeuvre du Programme d’action de Beijing ; de mettre l’accent lors de cette révision sur les forces mondiales qui touchent les femmes, tels le militarisme, les fondamentalismes, le racisme et la mondialisation, et de faire des liens entre la race, les oppressions multiples et le genre de manière plus efficace .

traduction libre de l’auteure

Ce rapport mentionne finalement que les groupes se sont aussi entendus sur la nécessité de mettre au point une stratégie afin de remettre à l’ordre du jour de la Commission de la condition de la femme des Nations Unies l’idée d’une cinquième conférence mondiale sur les femmes entre 2007 et 2010[83]. Le point frappant dans ce rapport est que les seuls groupes mentionnés sont ceux qui ont organisé la rencontre, soit la WEDO, le CWGL et le Comité des ONG sur la condition féminine à New York. Les autres groupes ayant participé aux discussions sont invisibles et donc présentés d’une certaine manière comme insignifiants[84].

Il se dégage de ces discussions que plusieurs militantes perçoivent que les mouvements internationaux de femmes traversent une crise liée autant à des facteurs externes, tel le contexte politique international, qu’à des facteurs internes, tels que la structure des mouvements, les modes de leadership privilégiés, l’institutionnalisation et la privatisation des groupes en ONG souvent dépourvues de vie associative et de liens avec une base plus large. Tout en développant brièvement la nature de ces facteurs internes et externes, la conclusion qui suit explore quelques pistes de solution.

Conclusion : une crise des mouvements internationaux de femmes et des pistes de solution

À l’occasion des 30 ans de l’Année internationale de la femme et de la Première Conférence mondiale sur les femmes organisées par les Nations Unies, les mouvements de femmes qui ont choisi d’agir sur la scène mondiale et auprès des Nations Unies traversent une période de profonde remise en question de leurs pratiques, de leurs stratégies et de leurs discours. La plupart des critiques formulées lors des discussions au sein des mouvements de femmes se présentent sous la forme d’autocritiques explicites – par exemple, celles qui dénoncent la domination occidentale dans les mouvements (Shyam et autres 2002), certaines interventions soumises au Forum de WIDE, la récupération de certaines ONG par les institutions politiques internationales et leurs pratiques de lip service (Kerr 2002), l’institutionnalisation des groupes en ONG et leur assimilation au secteur privé et au cadre économique libéral (Shyam et autres 2002 : 13). On trouve aussi des autocritiques implicites en lisant entre les lignes des recommandations formulées par des intervenantes participant à la rencontre de Mumbai en 2004. Ces recommandations ont trait au besoin de politiser l’ordre du jour des groupes de femmes et de le distinguer de celui, minimaliste, qui est promu par les Nations Unies (autrement dit, les mouvements de femmes sont dépolitisés et dépendent des Nations Unies afin d’établir leur ordre du jour) ainsi que de redonner de la vitalité aux mouvements et de mobiliser davantage de femmes (en d’autres termes, les mouvements sont démobilisés et manquent de vitalité ou, pire, sont moribonds).

Il est encourageant que la plupart des critiques adressées aux groupes de femmes soient en fait des autocritiques formulées par les principales intéressées qui cherchent également des solutions aux facteurs internes rattachés à la crise. Par contre, la crise que traversent les mouvements internationaux de femmes est aussi liée à des facteurs externes sur lesquels ils exercent peu de pouvoir. Les uns et les autres méritent d’être brièvement explicités avant d’explorer les solutions de rechange qui pourraient permettre aux mouvements internationaux de femmes de sortir enrichis de cette saine remise en question.

Des facteurs externes liés à la crise : un contexte politique international défavorable aux droits des femmes

Entre l’Année internationale de la femme et la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, plusieurs militantes et chercheuses féministes estiment que de nombreux gains ont été enregistrés au sein des Nations Unies. Les gouvernements participant aux conférences mondiales sur les femmes ont en effet adopté des programmes d’action pour assurer la promotion des droits des femmes en matière économique, sociale, politique et juridique. En plus des éléments soulignés dans la section portant sur le bilan des 30 dernières années, une convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été mise en vigueur en 1980 et son protocole d’application a été adopté en 2000. Cependant, et peut-être bien grâce à ces gains et à la bonne organisation des groupes de femmes sur la scène mondiale, des groupes de droite ont adopté comme stratégie d’accroître leur présence aux Nations Unies afin de s’opposer à l’adoption de mesures favorables aux droits des femmes. Dans cette démarche, ils trouvent des appuis de taille auprès de la délégation du Vatican aux Nations Unies et, depuis janvier 2001, auprès du gouvernement républicain des États-Unis[85], ces derniers tissant des liens avec d’autres gouvernements qui s’appuient sur des interprétations conservatrices des religions musulmanes ou chrétiennes afin de justifier leurs prises de position contre les droits des femmes en matière sexuelle, reproductive, politique, économique et sociale. Dans ce contexte, la crainte d’un recul des droits des femmes semble bien fondée.

Les effets de ces nouvelles stratégies de la droite se sont manifestés lors d’autres rencontres d’importance pour les droits des femmes qui ont eu lieu au sein des Nations Unies, telles les sessions extraordinaires de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le VIH/sida en 2001 et sur les enfants en mai 2002[86] (aussi connu comme le Sommet des enfants), ainsi que le Sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg du 26 août au 4 septembre 2002. Les négociations qui se sont déroulées durant chacune de ces rencontres ont toutes fait craindre un recul en matière de droits des femmes et d’autres dispositions progressistes. À ces rencontres, l’administration Bush a nommé au sein de la délégation officielle des États-Unis divers représentants d’ONG de la droite chrétienne américaine opposés aux droits des femmes[87].

Au cours de la brève histoire des conférences mondiales sur les femmes depuis 1975, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement républicain proche de la droite chrétienne américaine est au pouvoir pendant une conférence mondiale sur les femmes. En effet, en 1985, lors de la Conférence de Nairobi, les pratiques de l’administration Reagan étaient très comparables à celles de l’administration George W. Bush. Par contre, le contexte politique international était différent. Le monde était alors bipolaire et l’Union soviétique se trouvait encore à la tête du bloc de l’Est. L’apartheid sévissait toujours en Afrique du Sud. Margaret Thatcher dirigeait le Parti conservateur au pouvoir en Grande-Bretagne et plusieurs dictateurs étaient encore en poste en Amérique latine (dont Pinochet au Chili). De plus, le discours sur les droits des femmes aux Nations Unies n’avait pas encore fait l’objet d’une campagne de lobbying afin qu’il soit intégrer plus systématiquement (mainstreaming) au discours sur les droits humains tandis que la notion de droit à l’avortement était rarement débattue lors de rencontres des Nations Unies. Malgré ce contexte politique hautement défavorable aux droits des femmes dans plusieurs pays, des féministes occidentales ont évalué fort positivement les résultats et retombées de la Conférence de Nairobi et du Forum des ONG organisé en parallèle (Stienstra 1994 : 130 ; West 1999 : 177).

Pourtant, le principe reconnaissant la nécessité de mettre sur pied un nouvel ordre économique international pour améliorer les conditions de vie des femmes du Sud, énoncé lors des trois premières conférences mondiales sur les femmes de 1975 à 1985, a été adopté, bien qu’il ait été abandonné par la suite. De plus, à partir de la crise de la dette qu’a connue le Mexique en 1982, le Fonds monétaire international a imposé à de nombreux pays du Sud l’adoption de PAS inspirés du modèle de développement capitaliste néolibéral. Bien que l’abandon de la revendication pour un nouvel ordre économique international et la mondialisation capitaliste néolibérale aient constitué un recul significatif pour les femmes vivant dans des pays du Sud, peu des analyses menées par des féministes du Nord en font état. En outre, malgré la présence d’un président démocrate à la tête des États-Unis de 1993 à 2000, soit au cours de la majorité des conférences mondiales des années 1990 et notamment lors de la Conférence de Beijing en 1995 et de son processus de suivi en 2000, les négociations sur la question des droits des femmes ont souvent été très longues et ardues, ce qui démontre que les facteurs externes ne sont pas les seuls responsables de la crise des mouvements internationaux de femmes[88]. Il faut aussi chercher au sein des mêmes mouvements les facteurs qui contribuent à leur remise en question.

Des facteurs internes liés à la crise et la recherche de « solutions »

Divers rapports de pouvoir qui découlent, entre autres, du colonialisme et de l’impérialisme, de la race et de la classe traversent également les mouvements internationaux de femmes. Il s’avère donc nécessaire pour les groupes de mettre en évidence ces rapports de pouvoir et de se donner les moyens de les transformer en rapports justes et égalitaires. Ainsi, malgré 30 ans de critiques formulées par divers courants de pensée portés par des féministes du Sud, socialistes, noires, « de couleur » ou autochtones, on constate un certain renouveau de l’hégémonie des femmes de la classe moyenne blanche occidentale, en particulier américaine, dans les mouvements de femmes aux Nations Unies. Par exemple, les groupes américains WEDO et CWGL jouent des rôles autoproclamés de leadership lors des rencontres d’ONG aux Nations Unies lorsqu’il est question de droits des femmes. Pourtant, ces groupes n’ont été élus par personne afin de jouer ces rôles et ils n’ont pas de structure démocratique interne, c’est-à-dire qu’ils n’ont ni vie associative, ni membres, ni assemblée générale pour orienter leurs positions.

La solution proposée, lors du forum du groupe WIDE, par des intervenantes de l’Afrique, de l’Asie du Pacifique, de l’Europe de l’Est, de l’Amérique latine et des Caraïbes, soit de tenir des rencontres ou des conférences régionales, pourrait limiter l’hégémonie occidentale en renforçant les échanges entre les femmes d’une même région géographique. Par contre, il importe également que les mouvements de femmes se donnent des structures plus démocratiques et plus transparentes afin d’assurer une meilleure représentativité que celle de certaines ONG qui, souvent en raison des contraintes liées au financement, se sont assimilées au secteur privé et au cadre économique néolibéral.

Les pratiques de lobbying privilégiées par les groupes présents aux Nations Unies, selon les habitudes du lobbying américain qui favorise un modèle élitiste, sont aussi un facteur qui contribue à la dépolitisation des mouvements internationaux de femmes, car il fait appel à des expertes et laisse peu de place aux femmes de la base. En effet, ces pratiques de lobbying sont souvent détachées de processus de consultation et de délibération auprès de la base des mouvements de femmes. De plus, en s’attachant à la formulation d’amendements à des textes rédigés par des bureaucrates plutôt que par des représentantes des mouvements de femmes, les ONG participant à ce processus cautionnent les institutions politiques internationales et l’ordre du jour qu’elles imposent plutôt qu’un ordre du jour qui serait défini à partir de la diversité des besoins des femmes. Il faut donc trouver d’autres moyens d’établir l’ordre du jour des mouvements internationaux de femmes indépendamment des Nations Unies ou d’autres organisations internationales.

La multiplication de lieux différents de mobilisation sur la scène mondiale depuis les années 2000 est fort prometteuse quant à la « re-politisation » et à la mobilisation des mouvements internationaux de femmes. Pensons, notamment, au potentiel des forums sociaux mondiaux et régionaux, aux initiatives telles que la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 et la Charte des femmes pour l’humanité qui sera adoptée en 2005, aux multiples rencontres organisées par des groupes internationaux de femmes qui s’efforcent d’adopter des structures démocratiques, telle l’AWID qui organisera en 2005 son dixième forum, et aux projets d’organiser une conférence mondiale des femmes qui serait indépendante des Nations Unies. Par contre, il faudra que les militantes restent vigilantes à l’égard de la tentation de maintenir en place des structures élitistes. Si un véritable souci d’assurer la représentativité au sein des mouvements internationaux de femmes anime les militantes, ce dernier pourrait limiter le pouvoir concentré dans les mains des Américaines et des Européennes. On observe actuellement un problème relativement au mode de leadership privilégié dans les mouvements internationaux de femmes. Pour le rendre visible à court terme, il faut au moins commencer par nommer les groupes qui participent aux rencontres de discussions aux Nations Unies et dans les autres lieux de rencontres.

Les forums des ONG, tenus parallèlement aux conférences mondiales des Nations Unies sur les femmes, ont joué un rôle important en vue de faciliter la mobilisation des mouvements internationaux de femmes au niveau international au cours des 30 dernières années. Cependant, il est maintenant possible et nécessaire d’envisager d’autres modes et lieux de mobilisation féministe sur la scène mondiale sans dépendre de l’ordre du jour établi par les institutions intergouvernementales. Par contre, comme des groupes conservateurs ayant un ordre du jour antiféministe se mobilisent désormais au sein des organisations internationales, il importe aussi que les groupes de femmes ne désaffectent pas ces lieux. Le risque de perdre ainsi les quelques acquis en faveur des droits des femmes sur la scène internationale sont bien réels. Tout en proposant des modèles différents de développement et de mobilisation, il faut poursuivre, à mon avis, des politiques « créactives », soit des politiques qui conduisent à la fois à la création de solutions de rechange et à des stratégies de résistance à l’intérieur même des institutions que l’on critique afin d’éviter que celles-ci deviennent carrément hostiles aux droits des femmes.