Corps de l’article

Dans cet ouvrage, la sociologue Michèle Ferrand propose un travail de synthèse que l’on pourrait lire comme un bilan des avancées, enlisements et reculs en matière de progression vers l’égalité entre les hommes et les femmes, en France. L’entreprise veut rendre compte de ce qui a changé dans les vies des femmes et des hommes au cours des dernières décennies, alors que les femmes, en France, ont connu des changements importants, que ce soit concernant la loi, leurs droits, ou leur parcours de vie.

Une idée centrale servira de point d’appui à ce travail d’analyse et de synthèse : le maintien de certaines discriminations sexuées et la reconstitution de nouvelles formes d’inégalités là où on ne les attendait pas montrent que, si la domination masculine semble s’être atténuée, elle n’a pas disparu. Qu’il s’agisse des salaires ou des responsabilités professionnelles, des mandats électifs ou des charges parentales, de la visibilité dans la création ou de la liberté sexuelle, le masculin l’emporte encore sur le féminin. L’objectif de l’ouvrage est moins d’insister sur le maintien de ces inégalités que de comprendre comment elles se déplacent, se reconstituent, mais aussi s’atténuent, et d’essayer de saisir la nature des forces qui travaillent à leur extinction comme de celles qui y font résistance.

Le travail d’analyse de l’auteure est structuré autour d’une série de thèmes : le travail professionnel et domestique, la famille et la parentalité, la socialisation, la sphère publique et, enfin, l’amour et la sexualité. Ferrand s’attache ainsi, pour ces cinq thèmes, à évaluer, à l’aide des études, données et statistiques à sa disposition, ce qui a changé, mais aussi les modèles et les cas de discrimination qui perdurent. Le genre, masculin ou féminin, est le concept autour duquel s’articulent les mises en perspective de ces données et études. Dans la sphère du travail, deux constats s’imposent : la généralisation du salariat pour les femmes, à compter de la seconde moitié du xxe siècle, mais aussi le maintien des inégalités, qu’il s’agisse de rémunération, d’avancement ou encore de part dans le travail domestique. Si l’amélioration des positions féminines est indéniable au fil des années, écrit l’auteure, elle n’est toutefois que relative. « Le marché du travail, soutient Ferrand, réinvente des formes subtiles de ségrégation, qui permettent le maintien des inégalités » (p. 13). Par ailleurs, à salaire égal, les femmes se voient octroyer un salaire inférieur à celui de leurs homologues masculins, et cet écart est d’autant plus grand qu’il concerne des diplômes plus prestigieux. Explication fournie par Ferrand : cet écart inexpliqué s’explique en définitive très bien. « Il correspond à la valorisation des caractéristiques plutôt détenues par les hommes, dans une logique qui se suffit à elle-même, à travers la croyance quasiment naturelle qu’il est quand même normal de payer davantage les hommes » (p. 15). « Enfin, l’activité professionnelle des femmes n’a guère bouleversé la division traditionnelle du travail domestique, l’assignation aux femmes des charges familiales allant toujours de soi » (p. 21).

La famille ne sort pas intacte des grands changements qui l’ont touchée au cours des dernières années, mais la socialisation selon le sexe, arme permettant la reproduction de toutes les inégalités, continue d’asseoir la hiérarchie des genres. Néanmoins, sur ce chapitre, l’auteure voit poindre une lueur d’espoir qu’incarnent ces filles ayant choisi, par exemple, des cheminements scolaires ou professionnels qui rompent avec les stéréotypes de genre. Ferrand écrit à ce sujet que « l’évolution des parcours scolaires peut faire espérer qu’à terme la réussite scolaire des filles pourra participer à l’atténuation de la domination masculine » (p. 65), mais il s’agit davantage d’un voeu pour l’avenir que d’un constat que les choses ont déjà commencé à bouger.

Et maintenant, quelle place y a-t-il pour les femmes dans l’espace public ? Ici encore, Ferrand demeure pessimiste dans son bilan, mais elle propose de nuancer l’analyse au-delà du genre pour y ajouter la classe. « L’évolution des inégalités sexuées ne s’étudie pas de la même façon selon les sphères de la société où elles se manifestent, et cette évolution différentielle pose la question de l’articulation entre rapports de sexes et autres rapports sociaux, notamment de classe » (p. 66). Néanmoins, l’auteure s’en tient encore une fois à de grandes généralités sur les inégalités de genre selon les territoires, ce qui lui fait écrire que « l’espace de la création reste encore foncièrement masculin » (p. 71), alors que l’identification des femmes à leur fonction reproductive s’accompagne d’une définition restreinte de leur capacité créative : « les femmes accouchent, les hommes créent » (p. 69).

Enfin, le domaine qui semble le plus résister à l’égalisation des positions selon le sexe est celui du pouvoir, politique mais aussi économique, alors que l’accession récente d’un certain nombre de femmes à des positions professionnelles élevées doit être analysée avec beaucoup de nuances (p. 81). « Loi sur la parité ou non, ce que redouteraient plusieurs, hommes et femmes, c’est la virilisation des femmes occupant des positions du pouvoir de même que la perte de leur féminité et de leur pouvoir de séduction » (p. 83). Pour terminer, les choses ne s’arrangent pas sur le terrain de l’amour et de la sexualité, qui sont toujours sous l’emprise de la domination masculine.

Ferrand livre en conclusion deux pistes qu’il aurait fallu intégrer davantage au corpus de la démarche : « la piste des inégalités intrasexes » (p. 105), de même que « la prise en considération des rapports sociaux autres que les rapports sociaux de sexes », (p. 107) soit ceux de classe, mais aussi d’âge et d’ethnie, pour pouvoir en arriver à une analyse plus percutante et moins convenue de la dynamique masculin-féminin en France. Peut-on, dans le but de mettre en évidence les différences de genre, masquer ou omettre d’autres différences sans appauvrir l’analyse ? L’amalgame de réalités aussi diverses qu’opposées en une seule et même réalité de genre, aux fins d’une comptabilisation des différences selon le genre seulement, ne permet plus de rendre compte de la complexité des processus en cours dans la transformation des rapports sociaux de sexes. De telles analyses ont été nécessaires historiquement, mais elles ne livrent plus les secrets des dynamiques de changement qui ont cours depuis 30 ans au sein de sociétés de plus en plus éclatées et fragmentées. S’appuyant sur une recherche très fouillée, cet ouvrage de synthèse au riche contenu informatif ne propose ainsi que peu de pistes pour penser les réalités qui traversent les genres au-delà des sentiers déjà empruntés.