Corps de l’article

J’écris donc d’ici, de chez les invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasé, celles qui ne savent pas s’habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ont les chicots pourris, celles qui ne savent pas s’y prendre, celles à qui les hommes ne font pas de cadeau, celles qui baiseraient avec n’importe qui voulant bien d’elles, les grosses putes, les petites salopes, les femmes à chatte toujours sèche, celles qui ont des gros bides, celles qui voudraient être des hommes, celles qui se prennent pour des hommes, celles qui rêvent de faire hardeuses, celles qui n’en ont rien à foutre des mecs mais que leurs copines intéressent, celles qui ont un gros cul, celles qui ont les poils drus et bien noirs et qui ne vont pas se faire épiler, les femmes brutales, bruyantes, celles qui cassent tout sur leur passage, celles qui n’aiment pas les parfumeries, celles qui se mettent du rouge trop rouge, celles qui sont trop mal foutues pour pouvoir se saper comme des chaudasses mais qui en crèvent d’envie, celles qui veulent porter des fringues d’hommes et la barbe dans la rue, celles qui veulent tout montrer, celles qui sont pudiques par complexe, celles qui ne savent pas dire non, celles qu’on enferme pour les mater, celles qui font peur, celles qui font pitié, celles qui ne font pas envie, celles qui ont la peau flasque, des rides plein la face, celles qui rêvent de se faire lifter, liposucer, péter le nez pour le refaire mais qui n’ont pas l’argent pour le faire, celles qui ne ressemblent plus à rien, celles qui ne comptent que sur elles-mêmes pour se protéger, celles qui ne savent pas être rassurantes, celles qui s’en foutent de leurs enfants, celles qui aiment boire jusqu’à se vautrer par terre dans les bars, celles qui ne savent pas se tenir […].

Virginie Despentes (2006 : 12)

La citation qui précède, tirée de l’essai-pamphlet de Virginie Despentes (2006), montre bien de qui elle parle : de celles qui ne sont jamais convenables – auraient-elles souhaité l’être. Les premières pages de ce livre soulignent aussi la position d’énonciation de l’auteure : non pas hors de ce groupe, mais bien parmi celles qui seront toujours « trop » ou « pas assez », à la fois excessives ou insuffisantes pour la société où elles évoluent. L’essai King Kong théorie, dont la citation est tirée, n’a pas été reçu de manière toujours positive par la presse bien-pensante française. Cependant, il a été relativement bien accueilli par la critique anglo-saxonne et certaines féministes états-uniennes, comme en témoignent notamment les commentaires de la quatrième de couverture de l’édition parue chez Feminist Press.

Ce qui ressort surtout du passage en question, c’est la cohabitation des images. La liste de Despentes, sans hiérarchie, qui n’est pas sans rappeler celles que l’on trouve dans L’Euguélionne de Louky Bersianik paru trois décennies auparavant (1976), où sont réunies les images les plus disparates et parfois contradictoires, se situe dans l’esprit de la disjonction postmoderne telle que la décrit Ihab Habib Hassan dans The Postmodern Turn (1987). Cependant, cette cohabitation révèle aussi la désorganisation de la pensée sociale dès que l’on sort de l’image hégémonique de « la femme », encore bien présente malgré des décennies de féminisme. À ce modèle dominant et virtuellement creux, l’auteure oppose un fouillis taxonomique dont les éléments, en soi et dans leur accumulation, frappent l’imagination par leur crudité, leur excès, leur « extrémalité » (pour emprunter un mot issu du vocabulaire des mathématiques). Lorsque vient le moment de nommer les choses, le moins que l’on puisse dire, c’est que Despentes appelle un chat un chat. Dans son esthétique de l’image extrême et de la sensation forte, cette auteure est bien de son époque.

Par les temps qui courent, tout peut être qualifié d’extrême : les sports, les conditions climatiques, et même les produits cosmétiques. Les voitures vont plus vite, la technologie est de plus en plus miniaturisée, et on dirait que chaque minute doit être vécue dans l’intensité ou ne pas être. Nos identités aussi se construisent et se modèlent dans l’idée d’une performance extrême, vers les limites de nos possibilités, réelles ou idéalisées, oscillant entre l’infiniment gros et l’excessivement maigre, le toujours plus rajeuni ou la plus grande longévité, les sensations fortes de tout acabit. La littérature et les mondes fictifs en général (cinéma, jeux vidéo, etc.), parce qu’ils s’affranchissent des contingences du monde réel, permettent de repousser davantage les frontières de l’extrême et nous donnent à penser, à espérer ou à craindre que, dans un univers futur ou potentiel, il n’y aurait plus de limites à la notion même d’être humain. Par son refus de la rigidité idéologique et identitaire, Despentes s’inscrit quand même dans la mouvance du discours féministe actuel parfois dit « de troisième vague » (voir Kinser (2004), Showden (2009) et Snyder-Hall (2010)), qui subit fortement l’influence du discours postcolonial, donc qui est méfiant à l’égard des modèles hégémoniques (voir Dubosc et Lal (2006)) et aussi marqué par un courant prosexualité (sex-positive) (voir Butler (1990) et Glick (2000)), courant qui a pu aller dans certains extrêmes aussi, avouons-le – que l’on songe aux déclarations de Camille Paglia à propos du viol comme « risque à prendre » (Despentes 2006 : 46) ou aux performances d’Annie Sprinkle.

Pour le présent numéro de la revue Recherches féministes, nous avons voulu nous pencher, dans une optique féministe, sur les images de femmes extrêmes de la culture contemporaine, des extrémités du spectre identitaire jusqu’au féminin le plus extrémiste, dans la littérature, dans les univers inventés, mais aussi aux limites de la réalité telles qu’elles sont analysées par les sciences sociales. Nous voulions voir les frontières ou les aspects extrêmes qui étaient explorés ou exploités, mais aussi les cloisons qui étaient abattues. Nous avions en tête notamment des notions de cybernétique et des images de cyborg, des visions de modifications corporelles, prosthétiques ou cosmétiques, des questions de performance limite du genre, des débats sur l’hypersexualisation, des concepts de surfemmes, de superfemmes et de wonderwomen.

Les articles qui nous ont été proposés ne nous ont pas déçues tout en s’engageant dans des avenues que nous n’avions pas prévues. Et paradoxalement, bien que notre appel ait sollicité des recherches portant sur des images extrêmes et donc éclatant potentiellement dans toutes les directions, il se dégage de l’ensemble de ces textes plusieurs axes convergents, une cohérence, un fil conducteur. Il est intéressant de constater que plusieurs propositions touchaient les limites dans lesquelles on pousse le corps. Parmi les articles de ce numéro, on note des analyses de manifestations sociales, telles que le modelage acharné du corps, les sensations du corps anorexique, les conditions d’accouchement extrêmes, voire l’acquisition volontaire de handicaps. Certaines études s’étendent aux représentations symboliques et s’attachent, par exemple, aux limites du corps rebelle ou du corps-machine dans la littérature.

Le travail extrême du corps, voilà ce sur quoi se penche Mylène Bilot, dans son article intitulé « Des femmes colosses : performer la virilité? Martin Schoeller, “ Female Bodybuilders ” ». Elle s’est intéressée au travail d’un photographe qui a consacré tout un pan de son oeuvre à un type de corps particulier, celui des femmes culturistes. Mylène Bilot considère la transformation et la transgression du corps féminin par la voie du travail sur les muscles; elle observe la représentation artistique de ces formes extrêmement développées et modelées jusqu’à atteindre ce que l’auteure appelle une « féminité virile » et, puisque l’art contemporain s’avère aussi un terrain de réflexion sociale, elle se demande ce que ces images de corps nous disent au sujet des rapports hommes-femmes, donc du genre. L’analyse de Mylène Bilot se déroule en trois étapes. Dans un premier temps, dans la section « Photographier le corps extrême », elle analyse l’oeuvre de Schoeller. Réfléchissant d’abord à l’esthétique par laquelle le muscle est érigé en valeur positive et fétichisé, elle s’interroge ensuite sur la connotation virile et érotique du muscle chez ces femmes qui le cultivent et elle décrit comment, sous le regard du photographe, celles-ci prennent une apparence à la fois sublime et monstrueuse et, aussi, paradoxalement vulnérable. Dans un deuxième temps, dans la section « Contrôler l’exceptionnel », l’auteure s’intéresse à l’aspect sociologique du phénomène, en particulier à l’incompréhension dont sont victimes les femmes culturistes. Elle montre comment celles-ci « testent » en quelque sorte les limites de l’image sociale des femmes, et aussi les limites de leur corps par rapport à celui des hommes – des limites liées à la construction du genre et non aux limitations physiques. Le fait d’être femme et colosse à la fois crée une dissonance entre le sexe et le genre. Dans un troisième temps, l’analyse porte sur la « subjectivité du corps à l’oeuvre » : l’auteure revient au médium de la photographie qui ne laisse du travail acharné sur le corps qu’une image, celle du corps luisant de la culturiste qui s’est approprié le muscle comme un accessoire. Mylène Bilot se demande si la culturiste (bodybuilder) échappe alors au statut d’objet féminin ou si ce pouvoir, comme ses muscles gonflés, n’est pas un simulacre.

C’est à un travail sur le corps bien différent que s’intéresse Laurence Godin dans son article ayant pour titre « Saisir l’anorexie par le corps : de la subjectivité anorexique à la diversité des expériences ». Alors que la tendance est à amorcer l’analyse dans le social afin de comprendre ce qui mène les sujets anorexiques à s’affamer, l’auteure propose dans son article de réincarner le trouble anorexique dans le corps afin de se pencher sur les phénomènes sociaux qui y sont associés. Elle observe, pour ce faire, différentes dimensions corporelles du trouble et passe en revue diverses approches qui mettent le corps en cause dans l’anorexie : le jeu avec le corps comme réponse aux pressions sociales, le contrôle du corps et de son appétit par le sujet anorexique, les normes sociales liées au corps, l’apparence du corps comme manifestation évidente du trouble. Comme le dit Laurence Godin, ce n’est pas tant l’activité physique ou le jeûne extrêmes qui attirent la réprobation, mais les transformations extrêmes qu’ils font subir au corps. Son analyse comporte aussi une dimension épistémologique, puisqu’elle s’interroge sur la portée idéologique de toutes les analyses (contrastant avec l’absence d’enquêtes de terrain) qu’elle convoque, chacune, semble-t-il, contribuant à nourrir le discours sur le phénomène et à le surcharger de sens en même temps qu’elle l’observe. À ces analyses, l’auteure reproche la tendance à lire le corps anorexique comme objet plutôt que d’entrer dans sa subjectivité. Étudier le phénomène comme « expérience à la fois subjective et incarnée » dans l’optique d’une « sociologie de la chair » et d’une « anthropologie des sensations », notions qu’elle emprunte à Hinton, Howes et Kirmayer (2008a et 2008b), permettrait, selon l’auteure, de mieux comprendre l’anorexie comme question sociale.

Alexandre Baril et Kathryn Trevenen, dans leur article titré « Des transformations « extrêmes » : le cas de l’acquisition volontaire de handicaps pour (re)penser les solidarités entre les mouvements sociaux », réfléchissent sur un phénomène de transformation extrême paraphilique du corps, soit celle des mutilations volontaires. Dans le contexte des sociétés occidentales contemporaines où les modifications corporelles sont devenues normales (plus ou moins communément acceptées, si ce n’est même, dans le cas de certaines chirurgies esthétiques, couvertes par l’État), les mutilations volontaires menant au handicap plus ou moins prononcé constituent une dernière limite, et la plus étrange et extrême, pour ne pas dire anormale. Pourquoi une personne en pleine possession de ses facultés voudrait-elle passer d’un état valide à un état invalide ou, comme le dit l’article, « acquérir un déficit physique »? Pour la raison suivante peut-être, à savoir que les discours sur ces pratiques sont le plus souvent négatifs et s’inscrivent en faux par rapport à celles-ci. Les personnes transcapacitaires (que d’autres nomment « apotemnophiles ») constituent déjà une partie infime de la population, mais Alexandre Baril et Kathryn Trevenen soulignent combien l’étude même des femmes transcapacitaires est problématique, celles-ci étant pratiquement absentes des données. En plus de cette asymétrie des données, l’article pose d’emblée le sexisme des réponses médicales aux demandes transcapacitaires – les hommes y sont souvent décrits comme faisant un choix rationnel, alors que les femmes sont posées comme des sujets perturbés – et se demande si cet aspect du genre ne nous aiderait pas à mieux comprendre la façon dont notre société considère la situation de transcapacité et, plus généralement, de handicap. D’abord, les réactions aux demandes transcapacitaires montrent bien que l’état valide est toujours jugé supérieur à l’état d’invalidité, et donc combien il est considéré comme normal de ne pas désirer devenir handicapé. Ensuite, l’observation de situations de handicap révèle que le sexisme et le capacitisme peuvent s’interpénétrer. C’est ainsi que les différences hommes-femmes disparaissent parfois sous l’imposante distinction sociale entre le corps valide et le corps invalidé, les codes du masculin et du féminin étant oblitérés par le corps handicapé, et les personnes, « dégendérisées et désexualisées ». À l’inverse, le handicap peut aussi servir à renforcer les scénarios sexistes, dans le cas où, par exemple, l’état de passivité dite féminine se superpose aux besoins du corps invalidé. Enfin, Alexandre Baril et Kathryn Trevenen croisent les questions de handicap et de classe, auxquels ils ajoutent aussi la question du genre. De même que la situation d’invalidité peut correspondre à une situation de classe (le handicap étant parfois associé à de plus faibles revenus), de même les préjugés peuvent faire en sorte que la personne handicapée est perçue comme moins productive. Si l’on ajoute à cela la question du genre, on constate que la femme handicapée (ou voulant acquérir un handicap) est considérée comme doublement improductive vu le fait qu’on associe également les femmes au travail domestique, aux soins réalisés dans la sphère privée. L’article montre bien comment les études sur la transcapacité peuvent contribuer à élargir notre compréhension des pratiques extrêmes et des postulats biaisés (sexistes, classistes, etc.) auxquels elles se butent.

Un autre article de ce numéro traite d’une pratique qui se heurte, dans une moindre mesure peut-être, mais de façon cependant véhémente, aux préjugés liés à la normalité : celui de Stéphanie St-Amant sur ce que l’on pourrait nommer l’« accouchement extrême », intitulé « Nous sommes les freebirthers : enfanter sans peur et sans reproche ». Comme l’indique le titre, cet article porte sur la pratique, marginale et néanmoins constamment présente, de l’accouchement sans assistance professionnelle. Comme dans le phénomène précédemment décrit, ses adeptes se heurtent à l’incompréhension : mais pourquoi vouloir se soustraire aux bienfaits de la médecine moderne lorsqu’on y a accès? Car ces accouchements sont différents des naissances inopinées et sont le fruit d’un choix : celui de donner naissance à un ou à une enfant dans des conditions considérées comme naturelles. L’auteure analyse les notions de risque et de sécurité associées à l’accouchement, soulignant la nature subversive du choix de ces femmes qui leur préfèrent plutôt des valeurs liées à la liberté de disposer de leur corps jusqu’à l’accouchement. Elle montre aussi la manière dont ces femmes gèrent ce risque présumé à l’aide de statistiques, de scénarios rationalisants, d’un rejet de la logique de la complication médicale ou d’une distance prise par rapport à celle-ci et d’une critique de l’hégémonie de l’obstétrique, tout en s’appropriant parfois paradoxalement le langage et les pratiques de cette dernière. Stéphanie St-Amant constate que les données sur les conséquences réelles de l’accouchement non assisté, si elles restent à contrevérifier, tendent néanmoins à donner raison à ces femmes qui jugent que l’enfantement n’a pas à être médicalisé, et même que la médicalisation crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. À la fin de son article, l’auteure pose des questions intéressantes : à qui revient le droit de régir la grossesse d’une femme? Malgré l’aspect potentiellement extrême et irrecevable de cette pratique, devrions-nous accepter le freebirthing en tant qu’individu ou société? À qui appartient l’accouchement?

Les articles mentionnés jusqu’à présent ont étudié des femmes bien réelles, quoiqu’elles soient souvent présentées de manière « hyperréelle », que ce soit sous l’oeil du photographe ou encore dans le discours du corps médical ou des psychologues. Ces femmes ont en commun un rapport considéré comme exagéré au corps : amplification de l’état physique dans le culturisme, réduction de la masse corporelle (disparition/soulignement du corps par sa maigreur) par l’anorexie, ajout de handicap et réduction de validité, prise de possession du corps envers et contre la doxa médicale. Ces femmes s’interrogent : à qui appartient mon corps? À qui revient le droit de le prendre en main, de le transformer, de le modeler jusqu’à l’extrême? Anna Rocca, Sylvie Vartian et Sophie Beaulé, quant à elles, s’intéressent à des femmes fictives, voire, dans le cas des deux dernières, science-fictionnelles, mais ces trois auteures soulèvent de semblable manière la problématique du corps.

Dans l’article ayant pour titre « Les mots-images de Nelly Arcan et Pascale Bourguignon : l’enfant et l’adulte au miroir », le corps demeure présent, mais il l’est en tant que surface et reflet. Il se trouve dans un étroit rapport avec la psyché. Anna Rocca s’emploie à circonscrire les modes de représentation de l’enfance et de l’adolescence dans L’enfant dans le miroir, roman de Nelly Arcan, par l’entremise de l’analyse de l’enfance absente et d’un « excès de spectres parentaux » présents dans la mémoire de l’écrivaine. L’auteure, qui accorde une grande place au dialogue entre le texte et l’image (elle étudie la version du roman illustrée par Pascale Bourguignon), analyse la question de la beauté chez la petite fille telle qu’elle est proclamée et cultivée par les figures parentales, en particulier la mère. Elle remarque en particulier dans le corpus d’Arcan la coprésence de l’extrême beauté et de l’abjection qui révèle un imaginaire et une mémoire où les altérités cohabitent.

Sylvie Vartian, dans son article intitulé « Guerrières, chasseresses et corps éprouvé dans la science-fiction adolescente actuelle : le cas des Hunger Games de Suzanne Collins », examine une oeuvre qui a marqué l’imagination des adolescentes et des adolescents contemporains, tant sous sa forme livresque qu’au cinéma. L’auteure s’attache plus précisément aux héroïnes des romans de Collins, plongées dans des situations de danger extrême et soumises à des épreuves terrifiantes, et se demande qui elles sont et comment elles se situent par rapport aux stéréotypes de genre et aux modèles qui sont proposés aux adolescentes. Sylvie Vartian analyse d’abord l’image du personnage principal, Katniss, qui se trouve projeté dans la situation de performance d’une émission de téléréalité, performance extrême puisqu’elle peut mener à sa mort réelle. Cependant, malgré cette présence bien tangible de la mort, le personnage est d’abord contraint de se constituer un personnage public ou même de s’en faire imposer un par les producteurs. L’article souligne toute l’ironie de l’opération consistant à se laisser imposer une image de femme tough (alors que forte, elle l’est déjà mais de manière différente), au prix de la perte de sa propre identité. Par contraste avec la nature amplifiée des épreuves auxquelles elle doit faire face, Katniss apparaît à l’auteure de l’article comme une « héroïne féministe ambiguë ». D’une part, elle repousse les limites de l’endurance et de certains stéréotypes de genre; d’autre part, son personnage ne contribue pas à faire reculer toutes les frontières du sexisme, en particulier des stéréotypes associés à l’instinct maternel.

C’est sur la littérature pour adultes que se penche Sophie Beaulé dans son article intitulé « Le corps en devenir et la machine de guerre : Bérard, Chen, Darrieussecq et Dufour ». L’auteure s’intéresse aux changements radicaux passant non pas par des révolutions spectaculaires, mais par des changements plus subtils, individuels, ou touchant de petites collectivités. Pour ce faire, elle envisage ici des corps marginaux, victimes de mutations monstrueuses dans un régime fantastique ou science-fictionnel. Dans son article, elle décrit d’abord la transformation des personnages féminins jusqu’à leur état de chimère, d’animal, de cyborg, de zombie. Convoquant Rosi Braidotti (2011 : 60-61), l’auteure associe ces mutations au nomadisme en ce qu’elles font émerger de nouvelles subjectivités, repoussent les limites de l’altérité et « brouille[nt] les codes du phallocentrisme ». Cette « déterritorialisation » touche ici la famille, le genre et l’appareil politique. Les corps marginaux et extrêmes des romans étudiés réalisent le principe d’une transformation.

Dans les études de Sylvie Vartian et de Sophie Beaulé, si l’on observait des représentations extrêmes du féminin, ces dernières étaient déjà mises en discours et devenaient même un outil de transformation sociale. Dans d’autres études réunies dans ce numéro, on note, cette fois dans les arts visuels, la musique et la danse, la même intégration des figures symboliques excessives à l’élaboration d’un discours politique – en plein ou en creux.

Dans son article titré « De l’extrême à l’agonal dans l’univers chorégraphique de Pina Bausch », Susanne Böhmisch s’intéresse à l’univers de la chorégraphe allemande bien connue et, en particulier, à ses images de femmes extrêmes : celles qui se réalisent dans une « esthétique de l’excès », reposant sur une gestuelle exacerbée, et celles qui existent dans une mécanique bipolaire, oscillant entre deux forces antagonistes. Ce qui intéresse l’auteure, c’est la dimension agonale, donc de lutte, de ces forces qui habitent l’univers de Bausch. Susanne Böhmisch explore d’abord la question de la violence chez la chorégraphe, mais pour montrer que ces affrontements prennent souvent la forme d’un jeu, la scène se transformant ainsi en une arène où, parfois, les polarités se modifient au fil du spectacle. Elle analyse ensuite l’agonal dans sa répétition, élément important de l’oeuvre de Bausch. Tout au long de sa réflexion, Susanne Böhmisch s’interroge sur la dimension féministe de l’oeuvre, que ce soit dans l’exacerbation des rôles ou dans leur inversion dans le jeu ou bien dans la répétition qui souligne les rituels féminins ou les rites associés aux femmes. Aux critiques qui reprochent à la chorégraphe de ne donner que dans le cliché, l’auteure, non sans déplorer une absence d’affirmation féministe chez Bausch, oppose une lecture qui s’intéresse à l’emploi féministe de ces clichés et met en relief la présence constante de la lutte des sexes dans son oeuvre et d’un intérêt pour les ramifications complexes des rapports hommes-femmes.

C’est dans une optique féministe plus affirmée que les artistes Hannah Höch et Wangechi Mutu abordent les stéréotypes féministes. Dans son article ayant pour titre « Les artistes femmes : des esthétiques de la limite dépassée? », Élisabeth Spettel décrit leur démarche, la citation en épigraphe de son article donnant le ton à celui-ci : « L’artiste, à l’évidence, dépasse les bornes, ou prend le risque de les dépasser » (Ardenne 2006 : 12). L’auteure se demande comment, par la création, les femmes artistes extrêmes font tomber les tabous et repoussent les limites imposées par la société et par soi-même. Elle se penche donc sur deux artistes qui utilisent le médium du photomontage pour représenter l’identité féminine. Elle s’intéresse d’abord à leur démarche et aux techniques que Höch et Mutu utilisent et qu’elle pose d’emblée comme féministes. Elle associe l’hétérogène du découpage à une hybridité, à un reversement des hiérarchies et à une transgression des frontières que l’on peut prolonger depuis le médium jusqu’au discours. Analysant quelques oeuvres des deux artistes qui font cohabiter des images détournées, antagonistes ou contradictoires du féminin, l’auteure voit dans le photomontage une potentielle arme de guerre. Le collage, par ailleurs, est décrit comme une fructueuse « allégorie de la condition féminine » puisqu’il propose des formes disloquées, des images déconstruites parfois jusqu’au grotesque. Élisabeth Spettel situe la force artistique et discursive du photomontage dans ce qu’il ne nous montre pas : son morcellement, ses fissures, ses incohérences. Elle examine aussi la participation du spectateur ou de la spectatrice dans la construction de l’oeuvre; en faisant cohabiter des images de manière étonnante (« [u]ne chaussure à talons avoisine une arme à feu et une roue de moto dans une sorte d’engrenage étrange »), ces artistes nous invitent à les réinterpréter. Par les techniques qu’elles utilisent et la façon dont elles en usent, dit l’auteure, Höch et Mutu choisissent de ne pas tout bonnement renverser les discours mais de faire cohabiter les extrêmes, ce qui fait ainsi ressortir des sens nouveaux et des interprétations nouvelles.

C’est d’une façon toute différente que les artistes étudiées par Keivan Djavadzadeh font de la pratique extrême de l’art un instrument de transformation sociale. Dans son article titré « Les politiques « Chyennes » du rap féminin hardcore : autodéfinition et discours contre-hégémoniques dans l’album The Bytches », il explore le phénomène du rap féminin, en particulier celui du groupe hardcore Bytches With Problems (BWP). Au début des années 90, en pleine controverse à propos du gangsta rap et de son mépris pour les femmes qu’il traite de chiennes, ce groupe de musique formé de deux femmes se réapproprie le terme bitch. L’auteur examine la manière dont ces rappeuses se sont imposées dans ce milieu musical machiste et ont renversé ses clichés pour proposer une image subversive de la féminité. Keivan Djavadzadeh construit son analyse en deux parties. Dans un premier temps, il rappelle d’abord certaines conditions de l’interpellation sexiste, soulignant en particulier que c’est parce qu’une insulte comme bitch est couramment acceptée qu’elle atteint sa cible. Ensuite, il explore l’emploi de l’interpellation « chienne » dans le rap sexiste, lequel piège les femmes puisqu’elles n’ont d’autre choix que d’accepter l’insulte en silence ou de la contester et ainsi se faire cataloguer comme chiennes. Enfin, l’auteur montre la façon dont le groupe BWP s’approprie l’injure pour en faire un terme positif et « capacitant ». Dans un second temps, il étudie ce qu’il appelle les « politiques chiennes » du groupe, liées à la violence des hommes envers les femmes, à la brutalité policière envers les femmes noires, de même qu’à la domesticité et aux besoins sexuels des femmes. Et, bien sûr, à la capacité des femmes noires à réagir devant l’oppression en général et la domination masculine en particulier. Dans son article, Keivan Djavadzadeh décrit comment, en s’appropriant un genre masculin et machiste et une insulte que les hommes lancent aux femmes, le groupe BWP construit un discours au féminin d’affirmation et de pouvoir.

Quelles sont les limites de l’art et du féminisme? C’est la question que semblent poser les trois artistes étudiées par Julie Lavigne et Sabrina Maiorano dans leur article dont le titre est « Le travail de Madeleine Berkhemer, Jemima Stehli et Andrea Fraser : le sexe commercial comme proposition d’art extrême ». Les auteures y analysent les oeuvres respectives des trois artistes mentionnées dans le titre. Celles-ci s’approprient, chacune à sa manière, quelques clichés de l’érotisme, voire de la porno, en particulier les images de la pin-up (Molly in Blue de Madeleine Berkhemer), de la stripteaseuse (Strip Series de Jemima Stehli) et de la prostituée (Untitled d’Andrea Fraser). À propos de la première artiste, les auteures lient la construction d’une figure de pin-up active, qui demande à être photographiée, à une stratégie d’agentivité. L’article explique dans Strip Series aussi que le passage par l’objectivation sexuelle, parce que celle-ci est réclamée et assumée, s’inscrit dans une logique d’agentivité. Quant à l’oeuvre d’Andrea Fraser, tout en relevant également d’une capacité d’agir, celle-ci met en évidence un aspect commun aux trois oeuvres analysées : la performance mise en relation avec le travail du sexe. En usant d’« une stratégie féministe classique d’imitation subversive », ces artistes ébranlent les frontières entre la féminité respectable et non respectable.

La plupart des articles de ce numéro, outre qu’ils analysent un phénomène lié au féminin extrême, dans les arts ou dans la société, comportent de plus un commentaire sur le discours féministe et contribuent à élargir celui-ci. Les deux derniers articles composant ce numéro constituent une réflexion plus affirmée sur les distinctions entre le féminisme et l’antiféminisme subtil et sur les limites de l’analyse féministe. Ainsi, dans son article intitulé « La superwoman est-elle antiféministe? Analyse des discours de la presse féminine sur l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale », Aurélie Cardoso s’interroge quant aux frontières et aux limites féministes de la figure de la superwoman, notamment quant à la façon potentiellement antiféministe dont en traitent les magazines féminins. Elle étudie trois arguments antiféministes : premièrement, que ce seraient les féministes de la deuxième vague qui auraient imposé cette dictature de la carrière aux femmes; deuxièmement, que la solution au problème causé par la double carrière professionnelle et familiale et le partage des tâches relève exclusivement des femmes; et, troisièmement, que la question ne concerne que les femmes qui exercent une profession libérale, intellectuelle ou supérieure, l’égalité des sexes n’étant, selon cette presse, que réalisée dans l’accession à la meilleure carrière possible. Le modèle de vie « idéal » que proposent aux femmes des revues telles que Marie-Claire ou Elle appartient à un antiféminisme sournois, soutient Aurélie Cardoso. Entre le travail et la famille, il ne laisse aux femmes que bien peu de temps à consacrer à leurs propres besoins, ce qui est susceptible de générer un sentiment de culpabilité dès lors que l’idéal n’est pas atteint. De plus, cette image ne sert qu’à perpétuer les modèles existants et n’a pas de potentiel transformateur quant à la division du travail dans la société. En fait, elle contribue à la renforcer.

Enfin, Janik Bastien Charlebois, dans son article titré « Femmes intersexes : sujet politique extrême du féminisme », se questionne et nous questionne quant aux frontières du discours féministe lui-même lorsqu’il est confronté à des identités fortement construites par le discours essentialiste, en l’occurrence les identités intersexes. Elle se pose la question suivante : « Les personnes intersexes sont-elles hors sujet du féminisme? » Dans son analyse, elle choisit de prêter attention aux personnes intersexuées qui s’identifient comme « femmes intersexes », c’est-à-dire qui acceptent l’assignation fille ou femme à la naissance ou qui refusent l’assignation garçon ou homme et qui se réclament plutôt d’une identité féminine. Sa posture de départ se situe hors à la fois de l’essentialisme et de la dissolution des catégories du genre, selon le principe d’une structure sérielle (ou « le genre comme une série sociale ») inspirée de Young (2007 : 18). L’auteure s’emploie d’abord à rappeler les objectifs politiques des personnes intersexes dont l’expérience sociale est marquée par une hétéronormativité constante (une confusion clinique, par exemple, entre le sexe, le genre et l’orientation). Ensuite, elle se questionne quant aux enjeux et aux limites de différentes alliances politiques pouvant être établies entre les sujets féministes et les problématiques des femmes intersexes. Janik Bastien Charlebois examine en fait deux possibilités : une alliance avec l’identité femme fondée sur l’assignation et l’expérience; ou une alliance avec une identité femme inclusive et flexible. Dans le premier cas, la solidarité, soutient-elle, ne fonctionne que dans la mesure où l’assignation n’est pas contestée, puisque les personnes assignées femmes à la naissance mais qui revendiquent une identité masculine sont perçues comme trahissant la classe des femmes, alors que les personnes assignées hommes à la naissance, même lorsqu’elles se réclament d’une identité femme, ne peuvent, selon cette logique politique, rejoindre de manière légitime la classe des femmes. La seconde formule politique, celle d’un féminin inclusif, peut sembler plus propice aux solidarités, mais elle comporte également ses écueils, notamment dans les attentes des adeptes de ce type de féminisme quant à l’acceptation de l’idée de construction des sexes et de « plasticité des corps » chez les personnes intersexes (qui, vu leur expérience, peuvent ne pas être réceptives à ces idées, ou chez qui la conception naturalisante des sexes a été ancrée comme chez beaucoup de gens). À la question initiale « les personnes intersexes sont-elles hors sujet du féminisme? », Janik Bastien Charlebois offre une réponse nuancée : les problématiques liées aux femmes intersexes se situent à la fois hors et dans le féminisme, et tout dépend de la position où l’on se place : d’une part elles remettent en question l’identité femme fondée sur l’assignation; d’autre part, elles soulignent les limites de la déconstruction du sexe.

Pour ce numéro, nous étions à la recherche de paroxysmes et d’expériences-limites du féminin… et du féminisme, et nous avons été servies. Notre principale crainte, en lançant l’appel de textes, était que les articles liés aux « femmes extrêmes » soient si variés qu’ils partent dans tous les sens. À leur lecture, nous constatons que, en effet, les sujets et les objets sont diversifiés, allant du champ médical au domaine artistique et portant sur des sujets aussi divers que les mutations du corps féminin, la performance sexuelle ou l’accouchement, mais que, en même temps, cette multiplicité des thèmes traduit, à vrai dire, une volonté de faire éclater les normes et les limites sociales liées au féminin. Pour revenir à Virginie Despentes citée au début de notre texte, nous pouvons dire que ce dossier s’articule dans un même esprit de juxtaposition, en laissant à la lectrice ou au lecteur le soin de tirer des liens logiques entre toutes ces représentations extrêmes de l’identité féminine. Ce numéro fait un tour satisfaisant du sujet justement parce qu’il relève de la liste topographique annotée plutôt que de la cartographie exhaustive du féminin extrême – ce qui serait une tentative à la fois vaine et absurde considérant le fait que, chaque fois qu’une limite est établie, une autre personne se charge de la repousser.

Nous dédions donc ce dossier « Femmes extrêmes » aux anorexiques bavardes, aux vedettes féminines d’émissions de téléréalité, aux femmes-colosses adeptes du culturisme, aux superwomen, aux rappeuses bitches, aux mutantes, aux artistes porno, aux femmes intersexes, aux femmes rapiécées, à celles qui veulent se faire couper une jambe malgré l’avis de leur médecin, aux femmes chorégraphes qui ne se disent pas féministes, aux écrivaines qui n’ont pas réglé les traumatismes de leur enfance, aux femmes qui accouchent toutes seules, ainsi qu’aux théoriciennes et aux théoriciens féministes.