Corps de l’article

Dans la foulée du féminisme des années 70, une mutation des rapports homme-femme s’est opérée. Depuis la parution de La femme mystifiée de Betty Friedan (1964), nombreuses sont les recherches portant sur l’image de la femme dans les médias. Par contre, les études qui se penchent sur l’image du couple sont beaucoup moins fréquentes. En 1979, le sociologue Erving Goffman a comblé un manque avec Gender Advertisements qui a révolutionné la manière d’analyser la publicité, tout en lançant un courant de recherche auquel nous nous rattachons, suivant ainsi Massé et Rosenblum (1988), Belknap et Leonard II (1991), Klasen, Jasper et Schwartz (1993), Kang (1997) et Lindner (2004). Dans les magazines, les photographies commerciales présentées sous forme de publicités se limitent à un espace défini. La configuration de la scène doit donc être reconnaissable sur-le-champ, d’où leur façon souvent traditionnelle et stéréotypée de représenter les couples. Le directeur de la photo dispose les modèles selon une micro-configuration spatiale de manière que leur position dans l’espace indique leur position sociale (Goffman 1977, 1979). Les parades adoptées par les personnages révèlent ainsi un rapport de domination/subordination ou d’égalité. Klasen, Jasper et Schwartz (1993) ont relié en premier les parades de Goffman aux modèles de relations homme-femme traditionnel et inversé, ce que nous faisons en y ajoutant le modèle égalitaire (Cyr 1999).

Dans le présent article, nous étudions les images des relations homme-femme dans des magazines féminins afin de circonscrire les modèles de couples hétérosexuels basés sur les parades. Ces dernières consistent en des catégories de microcomportements ou de disposition des personnages dans l’espace bidimensionnel de la page qui fournissent des indications sur la hiérarchisation de leurs rapports.

Le choix du corpus

Notre corpus comprend 352 publicités mettant en scène des couples[1] dans 96 numéros de quatre magazines féminins généralistes destinés aux femmes adultes et parus au Québec en 1993 et en 2003 : Châtelaine, Clin d’oeil, Elle Québec et Femme plus. Ce corpus comporte 185 publicités de 1993 et 167 publicités de 2003. Toutes les publicités représentant une relation amoureuse entre un homme et une femme ont été sélectionnées.

Créé en 1960, Châtelaine est le doyen de la presse féminine au Québec et demeure le plus lu : près d’une Québécoise sur cinq (19 %) lit ce magazine d’intérêt général qui aborde souvent des sujets controversés. Le magazine Clin d’oeil, plutôt axé sur la mode et la beauté, a commencé à paraître en 1980 et son lectorat est le deuxième en importance. C’est en 1988 qu’a été lancé Femme plus qui est moins lu que ses concurrents, mais qui cible principalement les femmes sur le marché du travail. Enfin, le cadet des magazines, Elle Québec, jouissait déjà d’un prestige international lors de son lancement en 1990. À l’affût des tendances, le magazine Elle offre de nombreuses versions nationales.

La démarche méthodologique

Une question de recherche émerge. Quelles sont les différences entre les modèles à dix ans d’intervalle, soit de 1993 à 2003? Étant donné les pressions féministes sur les publicitaires, il y a lieu de croire que le modèle traditionnel ira en diminuant. Néanmoins, nous supposons qu’il sera encore présenté de manière attrayante étant donné le conservatisme des médias. Les autres modèles, tout en étant en augmentation, risquent d’être subtilement dénigrés. Autrement dit, la subordination féminine risque d’être moins évidente mais davantage insidieuse. Telles sont nos hypothèses.

Une approche quantitative nous a permis de mesurer l’ampleur des relations homme-femme dans les magazines féminins. En 1993, alors que sept images sur dix représentent des objets ou des personnes seules, surtout des femmes, seulement 5 % mettent en scène un homme et une femme (Cyr 1999). Cette proportion s’est légèrement abaissée dix ans plus tard. En nous inspirant de l’étude de Klasen, Jasper et Schwartz (1993), nous avons élaboré une méthode qui nous permet de classer les images de couples selon le type de modèle (Cyr 1999). Ainsi, le modèle traditionnel est un modèle de subordination féminine, tandis que le modèle inversé concerne la subordination masculine. Quant au modèle égalitaire, il comporte soit des couples adoptant les mêmes parades de subordination, soit des couples dont les parades s’annulent.

Pour connaître les spécificités des modèles, nous avons repéré les paradigmes les plus prégnants dans chaque modèle du corpus de 1993. Pour le modèle traditionnel, il s’agit des couples Harlequin. Dans le cas du modèle inversé, la séduction féminine et le maternage du partenaire constituent les paradigmes majoritaires. Enfin, le modèle égalitaire est dominé par des couples détendus. Nous verrons si ces paradigmes se sont maintenus ou ont disparu en 2003.

Les parades de subordination

Avant d’aborder les modèles de couples et leurs paradigmes, quatre dimensions des parades observées par Goffman, soit la taille relative, le cérémonial du statut social, la ritualisation de la subordination et le retrait de la situation sociale, sont présentées à tour de rôle.

La taille relative

Dans les images publicitaires, la position spatiale reflète la position sociale des personnages. Plus la taille d’un modèle est élevée, plus on en déduit que sa position sociale est avantageuse. Cependant, la taille seule ne suffit pas. En effet, la hauteur des personnages dans l’image compte aussi et peut même s’avérer déterminante. Ainsi, un homme peut être plus grand qu’une femme, mais si cette dernière est juchée sur une chaise, elle sera plus haute et sa taille relative sera supérieure.

En 1993, un couple sur cinq était représenté avec l’homme de taille plus petite, les deux tiers avec la femme plus petite et 14 % des couples avaient la même taille. En 2003, la proportion d’hommes plus petits a chuté à moins d’un sur dix (8 %), tandis que 92 % des couples présentent un homme plus grand et aucun couple n’est égal en taille. Cependant, 5 % des couples de 2003 sont de même hauteur. Les données complètes sont présentées aux figures 1 et 2.

Figure 1

Proportions de subordination et égalité pour la taille

Proportions de subordination et égalité pour la taille

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Figure 2

Proportions de subordination et égalité pour la hauteur

Proportions de subordination et égalité pour la hauteur

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Les représentations iconiques médiatisées reflètent une propension à établir une corrélation entre la différence de taille et la différence de statut social de même que la tendance à transformer ce qui serait une simple tendance statistique (la femme moyenne est plus petite que l’homme moyen) en certitude. Le tabou social qui contraint les femmes à choisir des hommes plus grands qu’elles comme partenaires, et vice versa, demeure ainsi préservé, voire renforcé en 2003. En matière de taille, il semble bien que la disparité prévale[2].

Le cérémonial du statut social

Le cérémonial du statut social comprend les comportements qui établissent une hiérarchie de rôles et d’actions. Parmi les cinq types de subordination liés à la fonction sociale relevés par Goffman, nous excluons les activités professionnelles étant donné que les relations professionnelles sont hors corpus pour le présent article (contrairement à notre thèse) et nous conservons les autres, soit les activités de loisirs où la personne qui prend les devants (en ski ou en vélo, par exemple) est considérée comme dominante, les activités d’apprentissage dans lesquelles la personne dominante est celle qui guide l’autre, les tâches domestiques pour lesquelles la personne au service de son ou de sa partenaire est subordonnée et l’aide physique. En ce qui a trait à cette dernière catégorie, les comportements sont calqués sur ceux que la mère ou le père adopte avec un ou une enfant incapable de le faire sans aide extérieure. Par exemple, le fait d’aider l’enfant à s’habiller et de le ou la nourrir à la cuillère constitue des gestes que l’on trouve transposés dans plusieurs images de couples, par exemple, quand l’homme aide la femme à revêtir son manteau ou bien quand il lui dépose un chocolat dans la bouche. Goffman s’interroge sur le fait que les femmes qui se font ainsi nourrir par leur partenaire ne tentent pas de se distancier de ce comportement en le caricaturant. Contrairement à lui, nous ne voyons pas de situation inverse dans les images publicitaires de 1993 puisque aucune femme ne nourrissait un homme. Par contre, on en trouve une dans une publicité de 2003. L’homme est cependant plus grand dans cette annonce des caisses Desjardins.

La proportion de femmes subordonnées pour le cérémonial du statut social est restée sensiblement la même de 1993 à 2003. En 1993, presque le quart des hommes adoptaient des cérémonials subordonnés; dix ans plus tard, cette proportion passait à près de deux sur cinq. L’égalité pour les cérémonials a diminué : de presque trois couples égaux sur dix en 1993, elle est rendue à moins d’un couple sur cinq en 2003. Les données exactes sont regroupées à la figure 3.

Figure 3

Proportions de subordination et égalité pour le cérémonial du statut social

Proportions de subordination et égalité pour le cérémonial du statut social

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Bref, ce que l’image des femmes a gagné en pourcentage de cérémonials du statut social dominants (hausse de 14 % des femmes dominantes pour cette parade) s’est effectué au détriment de l’égalité (baisse de 12 %).

La ritualisation de la subordination

Les rituels de subordination servent à exprimer le respect, l’acceptation de se faire guider ou contrôler par autrui. Les rituels de subordination que nous avons considérés proviennent essentiellement de Goffman (1977, 1979). Ce sont les suivants : 1) l’inclination de la tête et du corps qui comprend la tête baissée vers l’avant, la tête penchée de côté et le corps penché, auxquels nous avons ajouté la tête renversée vers l’arrière en guise d’offrande de sa personne (Cyr 1999); 2) les sourires faisant office d’adoucisseurs rituels; 3) les gestes de propriété qui incluent la prise des épaules, de la main (la main dominante évoquant un bouclier protecteur), le bras ou la taille; 4) les rituels de la position assise et de la position couchée (cette dernière pouvant signifier la disponibilité sexuelle); 5) le corps rabaissé; et 6) l’élévation du corps sur un objet.

Si 70 % des images de couples comprennent des rituels de subordination, ils se conjuguent toutefois au féminin. En effet, les deux tiers des femmes des publicités de 1993 sont subordonnés de manière rituelle, contre le tiers des hommes (les rituels égaux ayant été exclus). Une amélioration s’observe dix ans plus tard puisque la proportion de femmes adoptant des rituels de subordination diminue de 8 %. Par conséquent, le pourcentage d’hommes subordonnés pour cette parade augmente de 8 %. Bref, l’écart entre les sexes a diminué. Peut-être pourra-t-on se réjouir d’observer, en 2013, des couples à égalité pour les rituels? En attendant ce moment, la figure 4 présente les résultats pour 1993 et 2003.

Figure 4

Proportions hommes-femmes subordonnés pour les rituels de subordination

Proportions hommes-femmes subordonnés pour les rituels de subordination

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Le retrait de la situation sociale

Dans les situations sociales réelles, et dans leur représentation, une personne peut cesser de regarder l’environnement et être dans la lune avec la dépendance et la confiance que cela implique par rapport à autrui. La personne donne alors l’impression de n’être que peu concernée par ce qu’elle voit. Psychologiquement, elle est ailleurs. Le même phénomène se produit avec la submersion émotive qui l’empêche d’être aux aguets et de réagir aux stimulus de l’environnement. La personne qui se coupe ainsi du contexte dépend de son ou de sa partenaire, montrant plus de vigilance, pour la protéger ou l’avertir en cas de danger (Goffman 1979). Le retrait de la situation sociale est un comportement par lequel une personne se retire physiquement ou mentalement d’une situation dans laquelle elle ne se sent pas à l’aise. Cette parade s’applique à seulement 30 % des images du corpus. Notons que c’est le pourcentage d’application inverse de celui des rituels. Sept images sur dix ne comprennent pas de retraits ou représentent des couples égaux parce qu’ils adoptent tous les deux le même retrait. Les retraits de notre corpus sont, par ordre de fréquence d’utilisation, les retraits par le regard, l’étreinte, la submersion par les émotions et les gestes de dissimulation[3].

En 1993, ce sont les personnages féminins qui se retirent davantage des situations sociales dans les publicités. En effet, dans les images présentant des retraits de la situation sociale, les femmes sont subordonnées à 62 % (et donc dominantes à 38 %), si l’on exclut les couples qui adoptent tous les deux cette parade et sont, par conséquent, considérés comme égalitaires. En 2003, les femmes subordonnées pour les retraits passent à 48 %, alors que les hommes subordonnés sont majoritaires. Les données sont présentées à la figure 5.

Figure 5

Proportions hommes-femmes subordonnés pour les retraits de la situation sociale

Proportions hommes-femmes subordonnés pour les retraits de la situation sociale

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Avant de se réjouir de ce quasi-équilibre de subordination, on pourrait se poser la question suivante : dans quelle mesure les modèles masculins ne sont-ils pas de plus en plus représentés comme fuyant la communication avec leur partenaire féminine?

Les modèles de couples et leurs paradigmes

Nous avons élaboré trois types de modèles de couples à partir des quatre parades : le modèle traditionnel de subordination féminine, le modèle inversé de subordination masculine et le modèle égalitaire.

Le modèle de subordination féminine

Traditionnellement, l’homme occupe la position dominante au sein du couple et de la famille. La soumission féminine au sein du couple et de la société a été dénoncée de plus en plus depuis l’avènement du féminisme. Plusieurs chercheuses et chercheurs ont étudié l’image de la femme dans les médias. Leur constat a été unanime, à savoir que le stéréotype de la femme est celui d’une femme soumise. Par ailleurs, les rares analyses des images de couples ont également mené au même constat.

Dans notre corpus, les images de couples qui comportent une majorité de parades de subordination féminine, et donc de domination masculine, constituent le modèle traditionnel. Il s’agit du modèle classique « dominant-dominée ». Ce modèle est majoritaire en 1993 et en 2003, mais sa proportion s’est accrue en dix ans, au détriment du modèle égalitaire, le modèle inversé demeurant stationnaire, comme l’indique la figure 6.

Figure 6

Comparaison des types de modèles de couples: 1993-2003

Comparaison des types de modèles de couples: 1993-2003

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Le modèle traditionnel de 1993 comporte trois paradigmes : les couples Harlequin qui ne vivent que pour eux-mêmes et ne regardent jamais l’appareil photo, les couples socialisés qui prennent la lectrice à témoin de leur bonheur en regardant vers l’objectif, ainsi que les « faux alternatifs » qui, sous des allures modernes et égalitaires, dissimulent la subordination féminine (Cyr 1999, 2000). En 2003, les couples Harlequin sont encore présents, quoique le romantisme s’estompe légèrement. Ce paradigme est exploré plus à fond dans la section suivante.

Les couples Harlequin

En 1993, le paradigme des couples Harlequin était majoritaire au sein du modèle traditionnel, 55 % des publicités en faisant partie. Bien que la proportion soit moindre dix ans plus tard, le romantisme n’a pas été évacué des annonces publiées dans les magazines. Le roman d’amour populaire, ou roman à l’eau de rose, dont Harlequin est le plus illustre représentant, tente de réconcilier les deux visions contradictoires de l’amour-passion et du mariage. Un parcours semé d’embûches (querelles, malentendus, sentiments ambivalents), caractéristique de la passion, débouche sur une suite illogique : l’union conjugale (Bettinotti 1990). Les cinq étapes des romans Harlequin, soit la rencontre, la séduction, la querelle, la réconciliation et le mariage, se trouvent dans le corpus de 1993 et de 2003. Les images de rencontres étaient toutefois plus présentes en 1993 (Cyr 1999).

La page de couverture des romans Harlequin représente presque invariablement une scène de séduction. Ces scènes sont aussi très nombreuses dans notre corpus du modèle traditionnel. Certaines semblent tout droit tirées d’un roman Harlequin, justement, et l’analogie entre plusieurs pages frontispices et des images de notre corpus est frappante (Cyr 1999). Le rituel de subordination typiquement féminin du renversement de la tête vers l’arrière est utilisé autant dans les publicités que sur les pages de couverture des romans Harlequin. Ce rituel s’insère dans une configuration globale typique, présente dans de nombreuses illustrations de romans Harlequin et dans la publicité de parfums Venezia (Cyr 1999) ainsi que celle de Sand & Sable (annexe 1A), en 1993 notamment. Dans tous les cas, l’homme est derrière la femme et se penche légèrement vers elle pour l’embrasser dans le cou ou pour lui effleurer la joue ou les oreilles.

Dans la publicité du parfum Sand & Sable, mettant en scène un couple à la plage, la femme est subordonnée à son partenaire pour toutes les parades. En ce qui concerne la taille des protagonistes, la femme est plus petite que l’homme. Celui-ci recouvre de son veston les épaules de sa douce, ce qui constitue une aide physique en ce qui a trait au cérémonial du statut social. Pour ce qui est des rituels, elle sourit largement, renverse la tête et se fait prendre par la taille, tandis que l’homme esquisse seulement un petit sourire. Finalement, pour ce qui est des retraits de la situation, elle est dans un état euphorique et se ferme les yeux. Dix ans plus tard, dans une publicité de parfum Givenchy pour hommes (annexe 1B), l’amoureux Harlequin dépose son veston par terre afin de permettre à la jeune femme qui sort de la voiture d’y déposer le pied. En dix ans, le veston est passé des épaules au gazon…

Après les sorties à la plage et les visites touristiques, préludes à la séduction (Cyr 1999), le couple Harlequin en arrive invariablement au lit. Notre corpus comporte en effet des scènes de préliminaires ainsi que des scènes d’évocation de relations sexuelles, qui correspondent aux descriptions métaphoriques des relations sexuelles dans les romans Harlequin des collections « Séduction », dont « l’héroïne est une femme épanouie, qui a de la personnalité » et « Tentation » qui s’intéresse à « des héroïnes adultes, responsables et acceptant leur sensualité comme une réalité profonde » (Bettinotti 1990). Les scènes d’ébats sexuels y sont présentes, mais suggérées plutôt que décrites. En effet, Harlequin donne comme consigne aux auteures de présenter les scènes d’amour de manière sensuelle sans décrire explicitement l’acte sexuel. Le discours de la sexualité demeure, par conséquent, métaphorique (Bettinotti 1990). C’est également le cas dans les publicités analysées.

En 1993, la publicité du parfum Narcisse (annexe 2A) et celle de CFGL (annexe 2B) présentent la même pose stéréotypée : le couple est au lit, l’homme par-dessus la femme qu’il regarde. La connaissance du code socioculturel permet de déduire qu’ils en sont aux préliminaires. C’est une pose analogue à celle de plusieurs pages de couverture de romans Harlequin (Cyr 1999). Les connotations de romantisme surpassent celles de passion et de sexualisation. Dans les deux images, les draps sont blancs, symbole de pureté et de virginité en Occident (Chevalier et Gheerbrant 1982). Ces couples donnent d’ailleurs l’impression que c’est leur première relation sexuelle ensemble. La femme de CFGL revêt une robe blanche, tandis qu’une couverture blanche cache la poitrine féminine dans Narcisse. Dans les deux publicités, les femmes sont subordonnées pour toutes les parades, soit la taille relative, le cérémonial du statut social, la ritualisation de la subordination et le retrait de la situation sociale. La femme du parfum Narcisse, qui évoque la Belle au bois dormant ou Blanche-Neige, l’est encore davantage puisqu’elle est dans la lune (retrait de la situation) et ne touche pas son partenaire comme le fait celle de CFGL.

En 2003, une publicité de Maison Lambert (annexe 2C) est analogue à ces publicités puisqu’elle met en scène un homme qui s’apprête à embrasser sa partenaire couchée sur lui. Le couple Harlequin du XXIe siècle est cependant sorti de la chambre à coucher et se trouve en plein air. Les deux partenaires arborent des vêtements décontractés et colorés, contrairement aux couples de 1993 qui semblaient nus ou en tenue de nuit. L’évocation des contes de fées s’estompe et laisse place à un romantisme sensuel de bon aloi.

Les romans à l’eau de rose se terminent par le mariage. Ce thème est aussi présent dans notre corpus. En 1993, une seule publicité mettait en scène un couple qui s’étreignait. L’alliance en gros plan et l’euphorie de la femme laissaient deviner que son partenaire venait de la demander en mariage. En 2003, trois publicités mettent en scène des couples vêtus de la tenue traditionnelle des mariés : robe longue blanche et voile pour elle, smoking noir pour lui. Non seulement le modèle traditionnel est en recrudescence comparé à la situation en 1993, mais la représentation du mariage, quasi disparue des pages glacées, s’étale à nouveau dans les magazines.

À l’instar des contes de fées, des photoromans et des romans d’amour, les magazines féminins constituent l’expression d’une culture féminine de masse qui offre détente, rêve et évasion tout en confrontant les lectrices aux dures réalités que sont l’affrontement, la rivalité et les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Si la presse du coeur offre un modèle de rêverie (Cavé 1981), les magazines féminins québécois, par l’intermédiaire des images de couples traditionnels, proposent un modèle d’évasion et de confrontation. Évasion par l’entremise des personnages romantiques, les paysages magnifiques ou les endroits les plus en vogue; confrontation par le truchement de certaines images évoquant la violence, l’incompréhension et la déception qui sont encore, trop souvent, au coeur des relations homme-femme.

Le modèle inversé de subordination masculine

Les critiques féministes à l’endroit des publicitaires qui cantonnaient la femme dans les sempiternels rôles de séductrice et de mère ont notamment favorisé l’analyse de l’image des femmes dans les productions médiatiques. Depuis, nous assistons à l’émergence de modèles de couples qui inversent les rôles traditionnels. Si Goffman (1977, 1979) trouve que ces modèles constituent l’exception à la règle, Klassen, Jasper et Schwartz (1993) estiment qu’ils sont assez nombreux – quoique minoritaires – pour constituer une catégorie. Rappelons que le modèle inversé se réfère aux femmes qui dominent pour une majorité de parades.

Les annonces des magazines représentent presque le tiers de couples inversés (32 %) dans lesquels la femme domine, et ce, tant en 1993 qu’en 2003. Il semble donc que ce modèle, inexistant avant les années 80, soit en voie de s’installer pour de bon. Il coexiste néanmoins avec les modèles traditionnel et égalitaire. En 1993, le modèle inversé prend la forme de deux paradigmes dominants : la séduction féminine et l’analogie mère-fils. Les autres paradigmes sont alors la galanterie, l’analogie père-fille et l’homme serviteur (Cyr 1999). En 2003, la séduction féminine demeure, mais les femmes qui jouent à la mère avec leur partenaire sont presque complètement évincées, ce qui est de bon augure pour l’avenir…

La séduction féminine

Le paradigme de la séduction féminine se conjugue en trois temps. D’abord, la femme entame la parade de séduction, comme c’est le cas dans la publicité Guess Jeans (annexe 5D) où une jeune femme en soutien-gorge semble danser sur le capot d’une voiture. Ensuite, la femme mène le bal en embrassant l’homme, en s’apprêtant à l’embrasser ou le chevauchant, comme on peut le voir dans la publicité de Subway Jeans (annexe 3C). Enfin, la femme dirige les préliminaires sexuels en étant couchée par-dessus son partenaire, ou en prenant l’initiative du baiser, alors que le couple est dénudé (Cyr 1999).

Si la femme qui danse dans l’annonce de Guess Jeans est supérieure à l’homme pour la taille relative et parce qu’elle s’élève sur la voiture, il n’en demeure pas moins que l’on peut considérer qu’elle est soumise au désir de le séduire, suivant l’interprétation de Diane de Koninck (1985). En irait-il de même des autres personnages de femmes qui séduisent? Un sondage de Femme plus (février 1993) révèle que «  72 % des hommes rêvent d’une femme entreprenante au lit ! » Ces personnages féminins se soumettraient alors à cette injonction. Image et texte iraient donc dans le même sens.

Par contre, la perspective opposée fait valoir que la séduction féminine n’a rien à voir avec la soumission. La femme qui séduit est active et dévoile son désir, désir souvent nié par l’homme (Lavoisier 1978) ou carrément réprimé : « Il n’y a pas de place pour ton désir dans nos affaires d’État », lui a-t-on dit (Cixous et Clément 1975 : 122). Plusieurs auteures et auteurs, outre Camille Paglia (1992) pour qui l’effeuilleuse exerce son pouvoir de séduction, établissent un lien entre le pouvoir et la séduction (Couvignou 1982; Dorais 1986; Giroud et Lévy 1993).

La séduction constitue un pouvoir certes, mais elle n’est plus l’apanage de la gent féminine. Selon Lipovetsky (1983), toute la vie des sociétés contemporaines est désormais commandée par une stratégie qui détrône le primat des rapports de production au profit d’une apothéose des rapports de séduction. Dirigeants d’entreprise, politiciens, professionnels, étudiants, tous sont tenus de séduire, mais ils ne sont pas encouragés à passer des heures à se coiffer et à se maquiller, eux… Deux poids, deux mesures? Par ailleurs, la séduction féminine ne serait peut-être pas liée au pouvoir mais à la peur : « la femme se sert de ses moyens de séduction pour réduire l’hostilité masculine dans les conditions de la vie quotidienne » (Dukan 1982 : 149).

En dix ans, on peut observer un renforcement de la domination chez la séductrice. En 1993, la femme de la publicité de shampooing Selsun Blue (annexe 3A) plus haute que son partenaire, s’apprête à l’embrasser en lui tenant la nuque. En 2003, la jeune femme de la fragrance de Kenneth Cole (annexe 3B) fait aussi mine d’embrasser son partenaire, mais elle empoigne son gilet, dans un geste qui ne va pas sans rappeler un certain machisme des films hollywoodiens des années 50. Ainsi, dans l’annonce de magazine des bijoux Zoppini (annexe 3D), le jeune homme est assis, les yeux fermés, la tête de profil reposant contre les seins de sa partenaire. Cette dernière agrippe avec force sa chemise et son veston, les entrouvrant largement. Elle est beaucoup plus haute que lui et il semble totalement à sa merci, ayant les yeux fermés et le cou offert. Enfin, toujours en 2003, une publicité de montres Opex (annexe 2D) présente une femme en gros plan qui embrasse un homme couché, yeux fermés. Les yeux féminins fixent avec convoitise la montre du mannequin. Exit le romantisme !

De séductrice aguichante ou simplement amusante, la femme s’est transformée en dominatrice parfois violente et calculatrice dix ans plus tard. N’y trouve-t-on pas le mythe de la sorcière Circé, qui se sert de la séduction manipulatrice pour asseoir sa puissance? Ces publicités évoquent également, en version édulcorée, la campagne publicitaire française des vêtements Kookaï mettant en scène des hommes lilliputiens aux prises avec de jeunes séductrices cruelles qualifiées de mangeuses d’hommes ultraviolentes (Beaulieu 1998; Ducas 1998). Ce courant, absent du corpus de 1993, semble s’être répandu jusqu’ici puisque plusieurs publicités de 2003 mettent en scène des femmes qui rabaissent ou humilient leur partenaire. Ainsi, dans la publicité de sacs Louis Vuitton (annexe 4A), l’homme sert de socle à la femme qui s’appuie sur son dos et dont la main lui écrase la tête. Chez Diesel (annexe 4B), on voit seulement la tête d’un homme dans une piscine et les jambes de la femme qui le domine complètement. Une annonce des souliers Skechers dans un magazine (annexe 4C) représente trois couples dont deux où les femmes dominent : elles sont surélevées par des objets et la tête de leur partenaire leur arrive sous leurs seins ou aux genoux. Enfin, la femme de la publicité Blumind (annexe 4D) arrose les cheveux et le corps de son partenaire qui rit et baisse la tête tout en se laissant faire. Même s’il s’agit de jeux amoureux, l’homme n’en reste pas moins subordonné, voire ridiculisé, dans cette image. Après les excès de publicités qui rabaissent les femmes, assiste-t-on à un retour du balancier? Espérons qu’il se stabilisera avant 2013…

Ces images de femmes qui prennent l’initiative de la rencontre sexuelle et contrôlent celle-ci brisent la monotonie du modèle traditionnel et offrent une solution de rechange à la soumission féminine, ce qui élargit ainsi les références traditionnelles en matière de séduction et de sexualité. Ces modèles peuvent inciter certaines lectrices à délaisser leur passivité pour passer à l’action, d’autant plus que les personnages masculins semblent généralement accueillir avec plaisir cet abandon du rôle de meneur, à une exception notable près. Dans la publicité Subway Jeans (annexe 3C), le jeune homme détourne le regard et apparaît complètement désintéressé de l’entreprise de séduction de sa partenaire que d’aucunes pourraient qualifier de sexuellement agressive. Les mythes de l’Amazone (Cixous et Clément 1975) et de la mante religieuse peuvent s’appliquer à la pose de la femme dans la photographie principale de Subway Jeans. La femme mante religieuse « manifeste crûment son désir de coucher avec lui » (Alberoni 1987 : 80). L’homme peut se sentir impuissant et se retirer du jeu de la séduction, tel que le fait le personnage masculin de Subway. La réaction d’indifférence du modèle mâle de Subway Jeans est représentative de ces croyances populaires qui recèlent des craintes sous-jacentes : peur de la domination, de la manipulation et du contrôle féminins. Si l’on observe la mortaise de cette publicité, on peut voir que l’homme s’intéresse soudain à sa partenaire quand elle est subordonnée alors que lui s’élève sur une chaise. Il participe alors au jeu de la séduction, tandis que sa partenaire est encore plus soumise de par sa posture. Cette mortaise invalide quelque peu la domination féminine de l’image principale. En nous basant sur la méthode de l’analyse subliminale de Key (1976), nous remarquons que leur posture évoque le début ou la fin d’une fellation (Cyr 1999).

Le maternage du conjoint

Le paradigme le plus représentatif du modèle inversé est celui du rapport mère-fils. La société accorde depuis belle lurette le pouvoir aux femmes dans un domaine très précis : les soins et l’éducation des enfants. Cette tradition et cette habitude se perpétuent et contaminent la représentation – et même le vécu – des rapports de couples. Plutôt que de se conformer à un modèle traditionnel de femme passive et soumise, certaines femmes choisissent de dominer leur partenaire en le traitant en enfant. Ces conjoints ont beau contrôler tous les aspects de leur vie professionnelle, à la maison ils redeviennent les fils de leur maman. L’abondance de ces images en 1993 et la similitude de leurs poses les renvoient l’une à l’autre sur le principe des vases communicants. Ces photographies forment un réseau intericonique qui valorise le rôle maternel de la femme dans ses rapports avec son conjoint.

En 1993, le paradigme du maternage du conjoint comptait pour plus du quart des images (26 %) au sein du modèle inversé (Cyr 1999). Si l’on ne retient que les images différentes cependant (les mêmes publicités pouvant revenir plusieurs fois), il arrivait ex aequo avec le paradigme de la séduction féminine. Certaines femmes préféreraient les hommes « graciles et physiquement fragiles pour ne pas avoir à craindre leur force, pour pouvoir les traiter comme des enfants sur le plan physique et psychique » (Alberoni 1987 : 58). Dans les images de notre corpus de 1993 présentant une analogie avec la relation mère-fils, l’homme n’est pas nécessairement chétif, mais il adopte souvent des postures enfantines et la femme est invariablement positionnée plus haute que lui. Plusieurs hommes se réfugient dans les bras de leur partenaire et semblent y rechercher un ersatz de réconfort maternel.

Dans les publicités de Vavoom ! (annexe 5C), l’homme se blottit contre le ventre de la femme. D’autres images renvoient aux scènes de jeux et d’activités entre mère et fils. Le couple de la publicité de Québec Loisirs (annexe 5B) rappelle l’image de la mère qui lit une histoire à son enfant. Le regard caméra masculin établit cependant une connivence avec la lectrice et suggère que l’homme est conscient de jouer un rôle qu’il ne prend pas au sérieux. La représentation de la tendresse maternelle pour son fils est manifeste dans quelques images. Dans la publicité du savon 2000 Lever (annexe 5A), la femme exprime sa tendresse en tenant son partenaire par le menton et en lui donnant un baiser sur le nez, telle une mère qui embrasserait son enfant.

Ces images s’inscrivent probablement dans la lignée sociohistorique de la dominance des mères qui régnaient sur leur foyer dans le Québec d’avant les années 60 (Éleuthère 1964). On pourrait même parler de matriarcat québécois, à l’instar d’Audibert qui traite du sujet des Bretonnes chez qui l’« on observe une hypertrophie de la fonction maternelle par rapport à la fonction conjugale » (Audibert 1984 : 89).

Les images de couples apparentés à la relation mère-fils que l’on trouve dans les magazines féminins québécois des années 90 dérivent sans doute des héros romanesques et cinématographiques subissant fortement l’influence de l’image de la mère[4], pour ne pas dire qu’ils sont écrasés. Puisque le paradigme de la femme qui materne son conjoint est pratiquement disparu des publicités de 2003, ne peut-on pas affirmer que l’image du couple inversé est en voie de mûrissement? Il reste à déterminer si la publicité constitue un reflet de la société ou une source d’influence…

Le modèle égalitaire

L’égalité des rapports homme-femme constitue l’idéal du féminisme humaniste (Chafe 1977; Johnson 1994; Phillips 1987). Cependant, cet idéal est loin d’être atteint, selon le rapport Hite (1988) sur les relations amoureuses, puisque à peine une femme sur cinq considère vivre une véritable égalité avec son conjoint, égalité qui se conjugue avec des échanges affectifs profonds et épanouissants. Par contre, 91 % des répondantes disent subir des attitudes condescendantes de la part de leur compagnon de vie et 78 % doivent fréquemment rappeler leurs droits à leur partenaire et lutter pour être respectées (Hite 1988). Les productions médiatiques affichent rarement l’égalité des femmes dans leurs représentations. Dans les magazines féminins québécois que nous avons analysés, l’égalité est fréquente pour certaines parades, mais le modèle égalitaire demeure minoritaire. En 1993, une image sur cinq (20%) y était rattachée. Dix ans plus tard, cette proportion est descendue à 14 %, dont un seul couple véritablement égal.

Trois types d’égalité sont possibles. D’abord, les couples peuvent adopter les mêmes parades. Ensuite, les couples peuvent être de même taille et n’arborer aucune autre parade. Par exemple, un couple égal en taille qui est assis et qui sourit. Ces deux cas sont considérés comme des égaux purs. Notons que seulement deux publicités comprennent de véritables égaux : une en 1993; l’autre en 2003. Dans plusieurs cas, enfin, les parades peuvent être de nature différente mais s’annuler.

La détente chez les couples égalitaires

Le paradigme majoritaire pour les couples égalitaires est celui où ils sont représentés en situation de détente. Pour le corpus de 1993 qui comprend un total de 41 publicités de couples égalitaires, les autres paradigmes sont les suivants : les couples au lit, les portraits de couples égalitaires, les romantiques, les sportifs, les androgynes et les couples qui se partagent les tâches ménagères (Cyr 1999).

Les couples égalitaires semblent très enclins à se divertir et à se détendre si on les compare aux couples des autres modèles. Tous les couples de ce paradigme semblent détendus et bien dans leur peau. La plupart sourient. La conception de l’amour-amitié exsude de la plupart de ces images. Storge, terme grec pour qualifier ce type d’amour amical, s’oppose à Eros, l’amour-passion qui dominait dans le modèle traditionnel (Hendrick et Hendrick 1992).Plusieurs partenaires égalitaires se retrouvent au lit, détendus, sans interaction sexuelle, ou bien ils en sont aux préliminaires. La grande proportion de couples égalitaires au lit n’est pas innocente. Si la société résiste encore aux femmes qui occupent des postes de pouvoir, elle est plus permissive en ce qui concerne les relations intimes. La femme qui domine au lit apparaît moins menaçante, d’autant plus que son partenaire en bénéficie…

Plusieurs couples égalitaires sont photographiés avec un verre d’alcool à la main. D’ailleurs, ces couples sont les seuls à consommer des boissons alcoolisées, les femmes du modèle traditionnel et du modèle inversé se limitant à la tasse de thé ou de café. Pourquoi les couples égalitaires détiennent-ils l’exclusivité de la consommation d’alcool? Deux possibilités : soit la présence de l’alcool est le fruit du hasard, soit l’alcool est utilisé pour mieux connoter la détente et la perte des inhibitions. L’égalité n’implique-t-elle pas un abaissement des défenses et de la tension liées à la domination? Cela semble tout à fait compatible avec l’idée de la détente. L’alcool aiderait-il à diminuer le stress inhérent aux rapports de pouvoir et à aplanir les différences intersexuelles? C’est ce qui est suggéré dans ces images.

Des tâches ménagères plus ou moins égalitaires… à la bouderie

Dans le catalogue Tristan & Iseut (annexe 1C) encarté dans le magazine Elle Québec de septembre 1993, un homme et une femme étendent leurs vêtements sur une petite corde à linge rudimentaire. L’arrière-plan indique qu’ils sont à la campagne. Les partenaires sont à égalité pour la taille, pour le cérémonial du statut social, étant donné qu’ils contribuent tous deux à la tâche, ainsi que pour les rituels de subordination, car ils affichent en choeur un sourire épanoui. Il s’agit donc d’un couple égalitaire si l’on se fie aux parades goffmaniennes. Cette photographie mettant en scène un jeune couple qui s’entraide semble donc réjouissante en ce qui concerne une préoccupation féministe majeure : le fameux partage des tâches ménagères. Étude après étude, on précise que les femmes qui travaillent à l’extérieur en font toujours plus que leurs conjoints. Cette image de 1993 incarne donc le rêve de collaboration entre homme et femme.

Cependant, une observation plus attentive de la scène de la corde à linge enlève quelques illusions concernant le partage équitable du lavage. En effet, c’est la femme qui tient le panier à linge en osier. Elle tend la main vers son partenaire qui se contente de contempler le petit gilet qu’il élève devant lui. La main féminine suspendue en plein mouvement indique probablement qu’elle vient de lui passer sa nouvelle acquisition vestimentaire afin de récolter des compliments ou de recevoir son approbation. Il ne s’agit donc pas forcément d’un couple qui étend le linge ensemble, contrairement au décodage initial possible. C’est l’interprétation du cérémonial du statut social qui permet de classer ce couple dans le modèle égalitaire (Cyr 1999) ou dans le modèle traditionnel (Cyr 2000).

En 2003, le seul couple véritablement égalitaire est assis sur un sofa (annexe 1D). Chaque partenaire est de son côté et leur langage corporel indique la fermeture. Un phylactère au-dessus de la femme lui fait dire : « J’voulais juste une collation. Est-ce si difficile à réaliser? » Le slogan en bas de l’image précise : « Vous n’avez pas tout le soutien dont vous rêvez? » Il s’agit d’une publicité de Slim Fast. N’est-il pas inquiétant que le seul couple égalitaire en 2003 soit représenté en train de se bouder[5]? Du simulacre de collaboration en 1993, le seul véritable couple égalitaire est passé à une rupture de la communication en 2003.

Conclusion

Dans les images publicitaires, les personnages féminins adoptent majoritairement des parades de subordination, et ce, dans le corpus des deux périodes étudiées. Toutefois, en 2003, les personnages masculins ont été un peu plus nombreux à se retirer de la situation sociale, ce qui n’est pas nécessairement réjouissant puisqu’ils se coupent également du simulacre de communication avec leur partenaire.

Nous pouvons maintenant répondre à notre question initiale. Comment se distinguent les trois modèles à dix ans d’intervalle, soit en 1993 et en 2003?

Curieusement, le modèle traditionnel a pris un peu d’ampleur. Il demeure donc majoritaire. Le romantisme des couples Harlequin s’est toutefois atténué, mais le thème du mariage a triplé. Des couples en apparence égalitaire camouflent parfois la subordination féminine de manière subtile et insidieuse, ce qui peut inciter certains groupes féministes à relâcher leur pression sur les publicitaires.

Avec son accent sur la détente, le modèle égalitaire représente un attrait indéniable pour les lectrices. Il a cependant rétréci comme peau de chagrin. Les seuls véritables égaux ne constituent pas matière à festoyer : un couple qui semble partager les tâches ménagères, mais pas de manière équitable (voire pas vraiment) en 1993 et un couple qui boude en 2003.

Autant en 1993 qu’en 2003, près du tiers des couples peut être rattaché au modèle inversé de domination féminine. Gardons à l’esprit toutefois que plusieurs femmes dominent des situations liées aux rôles traditionnels de séduction et de maternage, ce qui atténue l’ampleur de leur domination. Les publicitaires semblent désamorcer le potentiel subversif d’une domination féminine par l’humour, l’anecdotique et le ludique.

Les limites théoriques et méthodologiques

Les limites de l’approche de Goffman concernent l’interprétation de certains gestes accolés à la domination. Dans l’optique de Goffman, la personne qui se fait prendre par les épaules, par exemple, accepte de se faire guider, voire contrôler. Elle est donc subordonnée, soumise à la bonne volonté de celui qui la tient ainsi. Selon Massé et Rosenblum (1988), dans le monde des magazines féminins qui valorise à l’excès la séduction, être désiré est mieux coté que désirer. Les attouchements, sourires et regards portés sur les partenaires constitueraient des manifestations de contact, de désir. La personne désirée serait donc dominante. Nous tenons compte de cette nuance dans notre thèse de doctorat (Cyr 1999), mais nous en avons réalisé l’économie dans le présent article. Il importe toutefois de préciser que le décodage des images peut être tout autre quand nous prenons en considération les manifestations de contact et de désir au lieu de nous limiter à la perspective goffmanienne. Cette dernière demeure néanmoins valide pour mettre l’accent sur les rapports de pouvoir exprimés visuellement, de manière subtile.

Une limite méthodologique de la présente étude comparative consiste à n’avoir repéré que les paradigmes de 1993 et à avoir relevé par la suite leur manifestation ou leur absence en 2003. La mise en évidence formelle des paradigmes de 2003 aurait permis de dévoiler, peut-être, l’apparition de nouveaux visages de couples…

La vérification des hypothèses

L’hypothèse de la présentation alléchante du modèle traditionnel est confirmée. Ce modèle renvoie massivement aux films d’amour hollywoodiens et aux romans Harlequin dont se nourrit la culture féminine depuis tant de décennies. Cependant, l’hypothèse de la baisse de proportion de ce modèle est infirmée étant donné l’augmentation de 6 % du modèle de subordination féminine de 1993 à 2003. Si le thème du mariage effectue un timide retour, notons que le romantisme couleur de contes de fées (lire : « princesse vierge attendant prince charmant ») a enfin disparu des pages glacées du XXIe siècle, du moins dans les magazines analysés…

L’hypothèse du dénigrement des modèles égalitaire et inversé est à moitié confirmée. D’une part, si les couples égalitaires par annulation semblent se détendre et se réjouir, les véritables partenaires égaux boudeurs de 2003 sont plutôt repoussants. D’autre part, les femmes dominantes demeurent associées aux rôles traditionnels de séductrice et de mère (en 1993). La séductrice qui prend l’initiative de la rencontre ne parvient pas toujours à semer l’enthousiasme et la réciprocité chez son partenaire, ce qui fait office de repoussoir. En 2003, l’accentuation des images de séductrices agressives, qui empoignent les vêtements de leur partenaire, les utilisent comme objet ou les humilient ne constitue pas un modèle attirant pour les femmes chez qui le respect et l’égalité priment. Pour certaines femmes, cependant, ces images peuvent canaliser un désir de revanche et procurer un effet cathartique. L’important serait de ne pas y rester accrochées, surtout que cette attitude est récupérée par certains représentants du mouvement masculiniste émergent.

Au lieu d’ériger des murs entre hommes et femmes, pourquoi ne pas privilégier l’ouverture de fenêtres de communication? La publicité mettant en scène le couple égalitaire boudeur constitue certes un anti-modèle pour ceux et celles qui aspirent au dialogue et à l’égalité. Il n’en demeure pas moins que ce couple peut être décodé comme une métaphore des relations actuelles entre certains groupes masculinistes et féministes québécois. Souhaitons que les publicitaires qui représentent des couples égaux, de même que les groupes qui ont à coeur la condition féminine et masculine, ne persistent pas dans la voie du mutisme…