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Les mutations repérées dans les comportements syndicaux, la qualité insuffisante des rapports d’une part entre syndicat et salariés et d’autre part entre syndicat et syndiqués, déplorée par les syndicalistes eux-mêmes, peuvent-elles être analysées sans que, quelque part, l’on sache comment s’exerce la « domination masculine » […] au sein même du syndicalisme?

Rogerat (1995 : 165).

L’article qui suit est le produit d’une recherche bibliographique menée dans le contexte d’une thèse de sociologie sur le « mouvement social sexué » (Kergoat et autres 1992 : 122) des chômeurs et des chômeuses de 1997-1998 en France (Dunezat 2004). Il s’agissait de répertorier les travaux sociologiques et historiques portant sur les rapports sociaux de sexe ou le genre dans les mouvements sociaux, à la fois en France et aux États-Unis (Dunezat 2006). Cette recherche bibliographique a eu pour conséquence la nécessité de faire un détour par les travaux portant sur le syndicalisme[1]. Tel est l’objet du présent article.

Je m’intéresse ici au mode de traitement de l’objet « femmes/rapports sociaux de sexe/syndicalisme » en France, des années 1970 aux années 2000. Il s’agit de combiner un bilan des travaux existants avec le repérage des perspectives de recherche[2] pour interroger une certaine « doxa de sexe » (Haicault 1993) quant à la participation des femmes au syndicalisme. À un parcours bibliographique structuré par l’histoire, j’ai substitué une structuration thématique afin de rendre au mouvement historique sa continuité et sa discontinuité, ses répétitions et ses changements[3].

Je commencerai par présenter les modes d’appréhension de la sexuation du fait syndical en histoire et en sociologie. Par un jeu de regards concentriques, je ferai ensuite un retour critique sur le constat récurrent de la sous-représentation quantitative des femmes dans le syndicalisme avant de présenter et d’interroger les facteurs mis en avant pour expliquer cette sous-représentation. Ce parcours bibliographique me conduira à mettre en exergue, à l’instar de Rogerat, la nécessité de prendre en considération la domination masculine au sein même du syndicalisme.

Du silence au rapport social

On peut distinguer quatre modes d’appréhension de l’objet « femmes/rapports sociaux de sexe/syndicalisme ».

Le premier mode consiste à analyser le syndicalisme sans s’interroger sur la place des femmes dans cet espace-temps. De facto, on pense le syndicalisme comme étranger à la sexuation du social. Ainsi, la plupart des travaux oublient les femmes (et les hommes) lorsqu’ils se donnent pour objet privilégié le syndicalisme au sens large[4], l’histoire du syndicalisme[5], la crise du syndicalisme[6], la sociologie de l’action syndicale[7], etc. Tout au plus certains travaux parviennent-ils à colorer le syndicalisme d’une vague présence féminine ou de la question féminine au moment d’en symboliser la normalité ou la crise, mais l’analyse s’arrête là (Mouriaux 1994).

Le deuxième mode consiste à utiliser la variable sexe – parmi d’autres variables – pour construire « le profil socioprofessionnel des syndiqués » (Andolfatto et Labbé 2000 : 66). Dans ce cas, le sexe est avant tout utilisé comme variable descriptive. Ainsi, la définition du champ syndical étant orientée par sa structuration majoritaire (CGT, CFDT), on repère une sous-représentation chronique des femmes, mais celle-ci apparaît davantage comme un donné dont on ne tient pas compte dans l’analyse globale du syndicalisme et dont la sexuation – en tant que processus dynamique et historicisé – est finalement occultée. Et si l’on cherche à comprendre cette sous-représentation, on se contente d’explications rapides qui délaissent les travaux des historiennes ou des femmes sociologues.

Le troisième mode consiste à se donner pour objet explicite la place des femmes dans le monde syndical. Il ne s’agit pas de déconstruire la notion de syndicalisme, mais d’analyser les facteurs qui contrarient – plus rarement favorisent – la participation des femmes au fait syndical. Celui-ci est pensé comme masculinisé, mais il est appréhendé comme le seul produit et acteur des luttes de classe. Autrement dit, le fait syndical n’est pas aussi appréhendé comme un produit et acteur des luttes de sexe. Il s’agit alors de comprendre la (non-) participation des femmes au syndicalisme tel qu’il est prédéfini et le regard scientifique se pose davantage sur ce qui se passe hors du champ syndical : c’est au sein des éléments de contexte que les facteurs explicatifs de la place des femmes sont cherchés (et trouvés). Dans le troisième mode toutefois, contrairement au précédent, la sous-représentation des femmes n’est plus un donné sans histoire, ce qui conduit à analyser aussi la variabilité de cette sous-représentation selon les catégories de salariées. Cependant, comme nous le verrons plus loin, l’analyse privilégie les facteurs liés à l’inégale position des femmes dans l’ordre des rapports sociaux de classe. Ainsi, sauf cas particulier (syndicalisme chrétien), le fait syndical – en tant que fait social sexué – tend à échapper à l’analyse. Le troisième mode, lancé par la célèbre recherche de Madeleine Guilbert (1966), intitulée Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, comprend notamment les travaux de Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard (1978, 1981), de Michelle Perrot (1975) et de Madeleine Rébérioux (1988).

Enfin, le quatrième mode consiste à adopter une approche en termes de rapports sociaux de sexe pour traiter le fait syndical[8]. Ce dernier mode, plus récent, prolonge le précédent en approfondissant la démarche entreprise. Dans une approche qui théorise les groupes de sexe comme les produits des rapports sociaux de sexe, en tant que rapports de pouvoir dynamiques qui se reconfigurent sans cesse et qui traversent l’ensemble du champ social (Kergoat 2001), l’organisation syndicale est aussi pensée comme un produit et acteur des luttes de sexe. Le regard scientifique intègre dans l’analyse que le syndicalisme est un espace-temps social au sein duquel les rapports sociaux de sexe trouvent matière à se reconfigurer, à s’actualiser. Pour paraphraser Kergoat (1992 : 122) à propos des mouvements sociaux, « il ne s’agit [plus] de «rajouter» les femmes comme un plus qui viendrait colorer [le syndicalisme], l’analyse de celui-ci restant en dehors de toute prise en compte des rapports sociaux de sexe […] Mais cela signifie que les rapports sociaux de sexe imprègnent en profondeur tous les [syndicalismes] et que cette considération doit toujours être présente quand on les analyse. » Cette théorisation systématise quelques résultats d’enquêtes sociologiques de la fin des années 70 sur des conflits menés par des syndicats, enquêtes qui ont préparé le passage du troisième au quatrième mode (Maruani 1979 ; Kergoat 1982). En particulier, ces enquêtes convergeaient pour interroger la notion même de syndicalisme, ses modes de fonctionnement, ses modèles de référence (voir la seconde partie de l’article). La place des femmes n’est plus le simple produit statique de déterminations sociales globales : elle devient aussi le produit du processus d’actualisation des rapports sociaux de sexe au sein même du syndicalisme, le produit des « antagonismes entre militants et militantes » (Rogerat 2005 : 327) à l’intérieur du champ syndical. Réorientation théorique et recherches empiriques plus qualitatives (par observation participante[9] ou par entretiens) vont ainsi se combiner pour élargir le regard scientifique à ce qui se passe au sein même du syndicalisme : les recherches de Chantal Rogerat (1995), de Josette Trat et Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard (2000a) ainsi que de Yannick Le Quentrec et Annie Rieu (2003) s’inscrivent explicitement dans cette démarche théorique et méthodologique que l’on trouve chez certaines historiennes du genre (Scott 1991; Frader 1999).

Bien qu’il convienne d’analyser les deux derniers modes d’appréhension de l’objet « femmes/rapports sociaux de sexe/syndicalisme » comme un continuum de recherches et de chercheuses, le quatrième mode peut être considéré comme un basculement théorique selon Baron (1991 : 13) :

Plutôt que de poser la question : Pourquoi est-il difficile pour les femmes de se syndiquer? Une historienne féministe du syndicalisme poserait les questions suivantes : Quels sont les présupposés de genre structurés dans les syndicats? Comment l’organisation syndicale perpétue-t-elle et recrée-t-elle ou met-elle en question les hiérarchies de genre? Comment est-ce que le genre a fonctionné pour définir des intérêts syndicaux qui n’ont rien à voir avec les intérêts des femmes?

C’est ce basculement théorique que nous caractériserons dans le présent article comme une « endogénéisation » des facteurs explicatifs de la participation des femmes au syndicalisme. Cette « endogénéisation » conduit à interroger différemment le syndicalisme : « L’étude du rapport des femmes au syndicalisme aide à déconstruire la notion traditionnelle et empoussiérée du syndicalisme » (Rogerat 1995 : 167). C’est cette dynamique de la recherche collective qu’il s’agit ici de retracer.

« Femmes et syndicalisme » ou « femmes et syndicalismes [10] »?

Il est possible – par un jeu de regards concentriques – de montrer que la sous-représentation quantitative des femmes dans le syndicalisme n’est pas aussi évidente que ne le laissent penser la plupart des travaux[11].

Premièrement, on souligne souvent qu’il n’est pas aisé d’évaluer les forces syndicales en France, et donc la syndicalisation des femmes (Mouriaux 1995). Certes. Cette difficulté serait liée à la réticence des organisations syndicales au moment de rendre visible l’état de leurs forces et donc leur représentativité dans le champ syndical. Sans doute. Mais l’explication doit-elle s’arrêter là? Pour Rogerat (1995 : 168), en ce qui concerne la CGT, les « approximations » données sur le nombre de syndiquées doivent aussi être analysées en termes de rapports sociaux de sexe à l’intérieur même de l’organisation syndicale. Répondre de manière précise faisait craindre, d’une part, l’irruption de la « question de la catégorisation » (personnes immigrées et jeunes pourraient aussi « demander des comptes ») et, d’autre part, l’introduction d’un « rapport de force à l’intérieur du syndicat et de sa direction » remettant en cause « l’homogénéité nécessaire du « bloc des syndiqués » face à la lutte, au combat pour les revendications ».

Deuxièmement, la plupart des travaux restreignent leur approche quantitative aux syndicats majoritaires (à la CGT et à la CFDT le plus souvent ; à FO parfois)[12] ou récents (aux SUD, à la FSU)[13]. Cette restriction se retrouve tant en histoire qu’en sociologie. Or une telle approche a deux incidences.

D’abord, si l’on se limite aux trois syndicats majoritaires (CGT, CFDT, FO), les femmes sont effectivement sous-représentées et cette sous-représentation semble chronique historiquement. Du coup, il devient évident que « les femmes sont toujours et partout moins syndiquées que les hommes » (Guionnet et Neveu 2005 : 193) ou que « malgré les changements […] qui rendent formellement possible l’accès des femmes à la sphère politique et à la plupart des lieux où s’élabore et se décide tout ce qui concerne la collectivité, elles restent massivement sous-représentées dans la vie associative, syndicale, politique » (Bihr et Pfefferkorn 2002 : 218).

Ensuite, on laisse dans l’ombre d’autres organisations syndicales (CFTC) mais surtout d’autres formes d’organisations syndicales et notamment les « modes féminins d’organisation syndicale » (Rébérioux 1988 : 79). Or, dans ces autres syndicalismes, les femmes ne sont plus aussi sous-représentées et parfois même… sont seules.

Premier regard : la sous-représentation des femmes dans le champ syndical

À partir des données tirées de diverses sources, on peut synthétiser l’évolution de la participation quantitative des femmes au syndicalisme et à chaque syndicat majoritaire (CGT, CFDT, FO) depuis les années 70 (tableau I).

Tableau 1

La participation des femmes aux syndicats majoritaires

 

Part des femmes

Année et source

Population active

(INSEE)

Effectif syndiqué

CGT

CFDT

FO

Années 70

(Kergoat 1982)

 

25-30 %

 

 

 

1972

(Charzat 1972)

 

 

25 %

40 %

 

1975

(Rébérioux 1988)

37 %

30 %

 

 

 

Années 80

(Simon 1981)

 

 

25 %

40 %

 

1981

(Zylberberg-Hocquard 1981)

40 %

30 %

25 %

(estimation)

35-40 %

(estimation)

30-35 %

(estimation)

Années 90

(Bihr et Pfefferkorn 2002)

 

25 %

 

 

 

Années 90

(Andolfatto et Labbé 2000)

 

33 %

25 %

40 %

 

2000

(Trat et Zylberberg-Hocquard 2000a)

46 %

 

28 %

42 %

 

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La participation des femmes au champ syndical majoritaire reste moins importante que celle des hommes, bien qu’elle ait connu une forte progression depuis le début du siècle, l’écart entre leur part dans la population active et leur part dans la catégorie des syndiqués et syndiquées tendant à se réduire[14]. La stabilité des chiffres concernant la CGT et la CFDT est troublante. Elle est à l’évidence liée aux « approximations » pratiquées par les syndicats. La rareté des données sur FO est encore plus éloquente. En tout cas, ces approximations sont inférieures à la réalité selon Trat et Zylberberg-Hocquard (2000a).

La CFDT est le syndicat le plus proche d’une participation paritaire, mais il faut tenir compte de son implantation tertiaire (sur-représentation des femmes dans le secteur) et de la distorsion entre ceux et celles qui y adhèrent et les instances décisionnelles. Les tableaux 2 et 3 témoignent de cette distorsion : ils ont été construits à partir de données statistiques récoltées par Mouriaux (1995 : 186) pour le tableau 2 ainsi que par Trat et Zylberberg-Hocquard (2000a) pour le tableau 3.

Tableau 2

Sexe et responsabilités dans le champ syndical majoritaire

 

Effectif salarié

Effectif syndiqué

Congressistes

Secrétaires de fédération

Membres de la commission nationale ou du bureau national

Membres de la commission exécutive ou du bureau confédéral

 

 

FO

CFDT

CGT

FO

CFDT

CGT

FO

CFDT

CGT

FO

CFDT

CGT

Année

1982

1990

1984

1985

1989

1989

1985

1986

1989

1988

1989

1989

1988

1989

Part des hommes

58  %

68  %

79  %

82 %

75 %

95 %

87 %

88 %

92 %

80 %

74 %

93 %

87 %

81 %

Part des femmes

42 %

32 %

21 %

18 %

25 %

5 %

13 %

12 %

8 %

20 %

26 %

7 %

13 %

19 %

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Tableau 3

Part des femmes dans les syndicats en 2000 : CFDT et CGT

Syndicats

Adhérents et adhérentes

Congressistes

Direction

Commission exécutive

Secrétaires de région

Secrétaires de fédération

CFDT

42 %

24 %

Bureau national

30 %

(11 sur 37)

22 %

(2 sur 9)

9 %

(2 sur 22)

22 %

(4 sur 18)

CGT

28 %

ND

Bureau confédéral

47 %

(8 sur 17)

45 %

(41 sur 90)

ND

ND

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Comme on peut le constater, la sous-représentation des femmes est renforcée dans les instances décisionnelles syndicales (sauf à la CGT après la mise en place à la fin des années 90 de l’objectif paritaire).

Ainsi, si l’on s’en tient à une approche quantitative restrictive, l’histoire syndicale des femmes se caractérise essentiellement par leur sous-représentation du côté de ceux et celles qui y adhèrent et dans les instances décisionnelles.

Deuxième regard[15] : le cas de la CFTC

Un premier élargissement du regard[16] permet de découvrir une situation très originale dans la CFTC, syndicat relativement minoritaire dont est issue la CFDT. Cet élargissement remet en cause plusieurs « évidences » sur les rapports entre femmes et champ syndical au XXe siècle, d’autant que la CFTC est associée au syndicalisme réformiste en fait de luttes de classe et traditionaliste en matière de conception des « rôles de sexe ».

En effet, en 1919, lors du congrès fondateur de la CFTC, les femmes représentent près de 50 % des personnes qui y adhèrent alors que « le mouvement syndical dans son ensemble, à cette époque, ne compte que 15 % de femmes […] Les femmes sont assurées d’une représentation à tous les niveaux de l’appareil dirigeant dans les unions régionales, les fédérations de métier et au sein du bureau confédéral, situation, là encore, exceptionnellement favorable : le bureau confédéral de la CGT est quant à lui entièrement masculin. » (Bard 1992 : 218). On peut historiciser cette forte proportion de femmes dans la CFTC. D’abord, dès la fin du XIXe siècle, l’Église impulse un syndicalisme chrétien en l’organisant dans la non-mixité au nom d’une idéologie et d’une pratique des domaines séparés entre femmes et hommes (Launay 1984) : les premiers syndicats féminins chrétiens naissent alors[17] (voir l’annexe II). Or, cette non-mixité d’inspiration traditionaliste va créer une dynamique d’adhésion et de participation féminines pour plusieurs raisons : parce qu’elle induit automatiquement une expression des syndiquées et leur prise de responsabilité dans les syndicats féminins (Bard 2001); parce qu’elle signifie de facto une reconnaissance de questions féminines, voire d’une forme d’autonomie des femmes (Bard 1992); parce qu’elle offre un espace de syndicalisation aux femmes qui sont privées d’accès aux syndicats masculins ou qui ne trouvent pas leur place dans les « syndicats masculins dits mixtes » (Bard 1992 : 218). Ensuite, quand la CFTC se crée, non seulement elle accepte les syndicats féminins chrétiens qui la rejoignent, mais en plus – non-mixité traditionaliste oblige – elle maintient les confédérations féminines en mettant en place un mode d’organisation qui entend réserver une place particulière à chaque sexe et qui favorise une participation féminine aux instances décisionnelles (Bard 1992). Enfin, la CFTC a élaboré un « syndicalisme de services » (cours du soir, coopératives d’achats, soirées festives, etc.), un « syndicalisme concret qu’elle oppose au syndicalisme politique de ses concurrents », un syndicalisme à « caractère confessionnel », autant de traits qui auraient tissé un cadre « familier et rassurant » pour les femmes, contrastant avec « les rites masculins de la CGT » (Bard 2001 : 75). En 1945, la non-mixité sera abandonnée[18], une commission féminine sera créée, et il sera décidé qu’une femme de cette commission est membre de droit du Secrétariat confédéral.

Compte tenu de cette histoire spécifique, suivons l’évolution de la participation quantitative des femmes à la CFTC de 1919 à 1964 (date de scission et de création de la CFDT) à partir des données recueillies par Bard (2001) et Ouin (1990), évolution illustrée au tableau 4.

Tableau 4

Participation des femmes à la CFTC de 1919 à 1964

Années

Part des femmes dans les personnes qui adhèrent au syndicat

Part des femmes au bureau national

Nombre de femmes au bureau national

1919

45-50 %

 

 

1920

 

14,3 %

5 sur 35

1923

 

27,2 %

9 sur 33

1927

 

32,3 %

11 sur 34

1937

 

29,6 %

8 sur 27

1948

 

8,6 %

3 sur 35

1949

42 %

 

 

1951

 

11,1 %

4 sur 36

1955

 

4,5 %

2 sur 44

1957

 

6,8 %

3 sur 44

1961

 

4,5 %

1 sur 22 (aucune élue)

1964

48 %

 

 

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Ces données quantitatives sont intéressantes à plusieurs titres. D’abord, les femmes peuvent être sur-représentées dans un syndicat mixte par rapport à leur part dans l’emploi (1919) : elles ne sont donc pas condamnées à une sous-représentation chronique dans l’histoire syndicale mixte. Ensuite, l’évolution de leur participation quantitative est inverse à celle qu’elles connaissent dans les syndicats majoritaires, en particulier dans les instances dirigeantes. Or, si les facteurs d’explication de la sous-représentation des femmes étaient seulement extérieurs au champ syndical, alors les évolutions seraient parallèles. Enfin, il est difficile de ne pas associer le passage de la non-mixité des structures à leur mixité avec l’évolution de la participation féminine aux instances dirigeantes. Autrement dit, le mode de fonctionnement et d’organisation peut être déterminant.

L’interprétation de la féminisation du syndicalisme chrétien a donné lieu à plusieurs théories plus ou moins convaincantes. À côté, voire à l’opposé, de l’interprétation qui évoque le développement d’un « authentique féminisme […] au sein même du syndicalisme chrétien[19] » (Launay 1984 : 117-119), plusieurs chercheuses s’accordent pour considérer ce syndicalisme féminin comme ambivalent et chargé de contradictions. Il en va ainsi de la question du droit au travail des femmes : « Au coeur même de la CFTC, des déléguées évoquent fierté et indépendance dues au travail… mais sont prêtes à faire le sacrifice de l’abandonner » (Loiseau 1999 : 185). Et quel sens donner à « une non-mixité ségrégative qui conforte les rôles », mais qui est en même temps « une non-mixité dynamisante par la réflexion et l’échange suscités, sources de revendications et d’actions orientées vers les femmes » (Loiseau 1992 : 222)?

Troisième regard : les « modes féminins d’organisation syndicale »

Il s’agit ici des « organisations syndicales où les femmes, mues par des idéologies diverses, ont pris en charge elles-mêmes leurs problèmes de salariées et leurs problèmes de femmes » (Rébérioux 1988 : 79). À côté du syndicalisme féminin chrétien, Rébérioux en distingue deux autres formes : le « syndicalisme proclamé féministe[20] » et le « syndicalisme de femmes[21] ».

Ce syndicalisme-là a concerné historiquement quelques dizaines de milliers de femmes, mais il révèle que les femmes ont su aussi s’organiser indépendamment du syndicalisme dit mixte, de fait masculin. De plus, parce qu’il s’est souvent construit contre les pratiques d’exclusion de la part des syndicats mixtes[22], ce syndicalisme incite à chercher ailleurs que dans « la famille » ou « la société » les facteurs de la sous-représentation des femmes. Il montre enfin que le syndicalisme est aussi un produit et acteur des luttes de sexe.

Ainsi, la définition restrictive qui domine l’approche quantitative de la représentation des femmes dans le syndicalisme mérite d’être interrogée sous l’angle des rapports sociaux de sexe. Ne prendre en considération que les syndicats majoritaires, caractérisés par une sur-représentation masculine, n’est-ce pas contribuer à rendre invisibles, voire inexistantes (car hors champ syndical), les formes d’organisation syndicale à prédominance féminine? L’élargissement du regard conduit ainsi à douter de cette doxa de sexe qui affirme que les femmes ont du mal à entrer dans l’espace public, qu’elles sont toujours sous-représentées dans cet espace, etc. Des questions peuvent alors surgir : comment et pourquoi les femmes sont-elles sous-représentées dans certains syndicats et sur-représentées dans d’autres? Si le champ syndical ne leur fait pas peur en soi, que se passe-t-il à l’intérieur même de ce champ qui les pousse à ne pas (plus) y participer ou à choisir des modes de participation différents, voire spécifiques? La vigueur et le reflux des modes féminins d’organisation syndicale ne sont-ils pas aussi les signes et les produits des rapports sociaux de sexe dans ce champ syndical? Montrer que les femmes ne sont pas sous-représentées partout dans le champ syndical conduit sans doute à chercher dans ce champ même les facteurs explicatifs. C’est l’endogénéisation de ceux-ci que je voudrais maintenant présenter et défendre.

Les facteurs de la sous-représentation des femmes

Les travaux historiques et sociologiques qui se donnent pour objet la place des femmes ou les rapports sociaux de sexe dans le syndicalisme (majoritaire) ne se bornent pas à constater la sous-représentation des femmes. Ils cherchent aussi à l’expliquer[23].

Si tous les travaux mélangent un niveau d’explication exogène au syndicalisme et un niveau d’explication endogène à celui-ci, le premier prédomine, en particulier dans les travaux historiques. En revanche, dès que le recours à des méthodes qualitatives est possible, le second niveau tend à prendre de plus en plus de place. Il ne s’agit pas ici d’infirmer le niveau d’explication exogène mais de montrer combien il ne saurait suffire. L’objectif est, en particulier, de sortir d’une conception du syndicalisme qui en fait un moteur du changement social lorsqu’est en débat l’action des rapports sociaux de classe et un simple reflet de l’ordre social en matière d’action des rapports sociaux de sexe, du type : « Le syndicalisme diffère peu – et c’est normal – du reste de la société. En l’occurrence les femmes n’y sont pas beaucoup plus présentes dans les postes de responsabilité qu’elles ne le sont à la tête des entreprises, des administrations ou des partis politiques » (Ouin 1990 : 4).

Les niveaux d’explication exogène au syndicalisme

Le premier niveau d’explication mobilisé renvoie « plus globalement » à l’« inégalité entre les sexes » dans la société (Andolfatto et Labbé 2000 : 66). Dans ce contexte, on met en avant « le poids des tâches ménagères » (Ibid.), « le poids des responsabilités familiales » (Trat et Zylberberg-Hocquard 2000b : 15), « [la] vie familiale, [les] interdits sociaux, [l’] intériorisation de ces interdits » (Kergoat 1982 : 126) ainsi que la définition et l’autodéfinition des femmes par leur rôle familial (Zylberberg-Hocquard 1981). Cette position dans la division sexuelle du travail domestique induit pour les salariées – les ouvrières notamment – un « manque de temps pour dominer la réalité sociale, pour en comprendre les problèmes, manque de temps pour militer, manque de temps pour assumer des responsabilités » (Zylberberg-Hocquard 1981 : 155); on retrouve la même idée chez Rébérioux (Rébérioux 1988). Dans le même sens, le constat d’une plus forte participation des femmes célibataires ou sans enfant conduit certains travaux à faire de la situation conjugale ou familiale un facteur important (Bihr et Pfefferkorn 2002).

Dans le premier niveau d’explication, on invoque aussi l’exclusion des femmes du droit de vote qui les rendrait peu sensibilisées aux questions sociales et surtout politiques, centrales dans le syndicalisme français (Zylberberg-Hocquard 1981; Rébérioux 1988). Dans le même sens, le flou de la loi Waldeck-Rousseau qui autorise la constitution de syndicats professionnels en 1884 est souligné (Rogerat et Zylberberg-Hocquard 2000)[24]. Et puis, les femmes sont maintenues davantage que les hommes dans l’illettrisme qui les rend inaptes à tenir les écritures ou la comptabilité d’un syndicat (Rébérioux 1988). Les travailleuses sont aussi plus surveillées et contrôlées que les travailleurs, elles subissent en cela « une entreprise de moralisation continuelle » (Zylberberg-Hocquard 1981 : 153).

Ce poids du patriarcat permettrait ainsi de comprendre pourquoi les femmes sont victimes d’un « processus de culpabilisation » lorsqu’elles militent et que « cela revient de fait à moins donner de temps aux enfants, au travail reproductif » (Kergoat 1982 : 126), pourquoi, « plus que les hommes, les femmes se posent de nombreuses questions sur leurs « capacités » » (Trat et Zylberberg-Hocquard 2000b : 16), pourquoi, trop exploitées, « rares sont celles qui pensent pouvoir refaire le monde » (Zylberberg-Hocquard 1981 : 186), pourquoi, par manque d’habitude, elles ont peur des réunions publiques (Perrot 1996).

Le deuxième niveau d’explication exogène renvoie à la surexploitation que les femmes subissent dans les rapports sociaux de classe. « La plus grande précarité de l’emploi féminin » (Andolfatto et Labbé 2000 : 66), la sous-qualification de leurs postes qui les rend aisément remplaçables (Zylberberg-Hocquard 1981), la faible concentration industrielle des branches féminisées (Rébérioux 1988), le patronat qui utilise leur main-d’oeuvre pour abaisser le coût salarial ou pour déqualifier le travail, bref leur « place dans la production » (Kergoat 1982 : 126) sont à l’origine d’une surexploitation du salariat féminin. « Trop mal payées par rapport aux hommes pour s’acquitter de leur cotisation » (Rogerat et Zylberberg-Hocquard 2000 : 210), elles ne pouvaient avoir la fierté de l’ouvrier qualifié à l’origine du syndicalisme en France (Zylberberg-Hocquard 1981).

Ce niveau d’explication est souvent validé, dans les travaux historiques, par la comparaison avec les « salariées à part entière » (Perrot 2000 : 77), celles qui sont « normalement » rémunérées et bénéficient d’une sécurité de l’emploi. Dans ce cas, elles se syndiquent autant que les hommes[25]. Avec une telle approche, on comprend mieux les écarts de syndicalisation en fonction du secteur d’activité ou du groupe socioprofessionnel (Héran 1988).

Le troisième niveau d’explication exogène combine la situation familiale et la situation professionnelle des travailleuses pour expliquer leur sous-représentation dans le syndicalisme par leurs trajectoires. En effet, « beaucoup d’entre elles n’envisagent pas leur activité dans la durée, soit parce qu’elles songent à arrêter de travailler une fois mariées ou après une naissance, soit parce qu’elles changent souvent d’emploi. L’adhésion syndicale suppose déjà formée la conscience d’être une « travailleuse » à part entière » (Bard 2001 : 26). Comme elles travaillent souvent dans de petites entreprises sans implantation syndicale et au chômage endémique (Zylberberg-Hocquard 1981), le travail salarié des femmes est marqué « autrement plus que celui des hommes par le rythme des saisons et celui de la famille, par la précarité et la discontinuité » (Rébérioux 1988 : 76); on retrouve la même idée chez Perrot (Perrot 1996).

Privées de stabilité (par le patronat) et de continuité (par le patronat et la famille) dans le salariat, « [accablées] par une domination bicéphale où l’homme et le patron se soutiennent » (Perrot 1975 : 318), les femmes seraient donc privées de conscience ouvrière ou prolétaire. En particulier, elles auraient une « propension à la grève bien médiocre » (Perrot 1975 : 319) qui contrarie leur probabilité de se syndiquer. En effet, la grève apparaît comme le facteur décisif de la syndicalisation collective des femmes. Ce mouvement, lancé par les ovalistes en grève de Lyon en 1869 (Auzias et Houel 1982), semble s’être répété dans toute l’histoire des grèves féminines, ce que soulignent l’ensemble des travaux historiques ou sociologiques[26].

Le quatrième niveau d’explication exogène focalise l’attention sur l’histoire et la spécificité du syndicalisme français. Il ne s’agit pas d’aller « voir » ce qui se passe à l’intérieur de celui-ci mais de montrer que la sous-syndicalisation des femmes relève aussi de ses faiblesses structurelles.

Ainsi, le taux de syndicalisation est de toute façon faible en France – il est de 5 % en 1914 et de 10 % durant les années 90 (Bard 2001; Perrot 1996) –; les secteurs professionnels féminins connaissent une faible implantation syndicale, tandis que les secteurs professionnels syndiqués sont majoritairement masculins (Andolfatto et Labbé 2000; Rogerat et Zylberberg-Hocquard 2000), l’image du syndicalisme est trop négative et les travailleuses, attachées à une certaine respectabilité, « se représentent les ouvriers syndiqués comme des braillards dangereux », en particulier les nouvelles employées de bureau ou de commerce de la fin du XIXe siècle qui « ne veulent pas être confondues avec des prolétaires » (Zylberberg-Hocquard 1981 : 153). Autre travers dénoncé : le syndicalisme mixte serait trop politisé, déconnecté des problèmes concrets des « travailleurs », et en particulier des travailleuses (Bard 2001; Rébérioux 1988).

D’ailleurs, à l’appui de cette interprétation, on constate que lorsque la main-d’oeuvre se féminise dans des secteurs traditionnellement masculins, les travailleuses se syndiquent (comme à la suite de l’utilisation de la main-d’oeuvre féminine pendant les conflits mondiaux). De même, quand le syndicalisme devient plus « rassurant », plus « concret » (Bard 2001 : 75), les femmes hésitent moins à se syndiquer.

Le cinquième niveau d’explication laisse penser que les mouvements féministes n’ont pas su être solidaires des militantes des « syndicats mixtes ». Ils auraient privé leur travail de syndicalisation des femmes d’un soutien externe important.

Plusieurs militantes[27] et quelques chercheuses mettent en avant cet élément, ce qui conduit certaines à souhaiter la reconnaissance de « deux composantes du féminisme » (Bouchardeau 1977 : 31) afin de mettre fin à l’opposition entre féminisme et syndicalisme : à côté du féminisme bourgeois, radical, marginal, il existerait un « féminisme ouvrier » (Maruani 1979 : 258).

La question du droit au travail des femmes : un niveau d’explication à la fois exogène et endogène

Le débat autour du (non-) droit au travail des femmes a une place originale dans l’ensemble des facteurs explicatifs de la sous-représentation des femmes dans le syndicalisme. En effet, ce parcours bibliographique m’a conduit à l’hypothèse que c’est par ce facteur explicatif que les analyses en termes de rapports sociaux de sexe à l’intérieur du mouvement syndical vont apparaître. La question du (non-) droit au travail des femmes contribue à endogénéiser l’analyse des rapports entre celles-ci et le syndicalisme, car les chercheuses voient bien que cette question traverse tous les syndicats mixtes et oppose, à l’intérieur de chaque structure, les syndiqués et les syndiquées.

La problématique est celle de l’articulation entre le travail salarié féminin et le travail domestique féminin. Cette problématique n’a pas surgi durant les années 70 : dès les premières heures du syndicalisme, elle est impulsée – de l’intérieur ou de l’extérieur – par les travailleuses, par les féministes, par les syndiquées, mais la dynamique domination/résistance à l’intérieur du champ syndical engendre des flux et des reflux dans la réponse apportée.

Le premier mode d’articulation (dominant de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale) est celui du refus du travail féminin par la revendication du « retour de la femme au foyer », étant entendu (chez les hommes) que ce retour symbolise le progrès social. Ainsi, en 1918, le congrès de la CGT du Havre déclare que, « fidèle à ses conceptions d’émancipation sociale, il considère que la place de la femme est au foyer » (cité dans Bard (2001 : 26)). Plus largement, la CGT refuse le travail féminin sans doute pour satisfaire une base (masculine) attachée aux « rôles de sexe » traditionnels mais aussi par crainte de voir le patronat utiliser la main-d’oeuvre féminine contre le salariat (masculin). À la CFTC, le discours est identique et renforcé par une idéologie intransigeante sur la séparation des sexes. Cependant, le débat[28] est permanent à l’intérieur des structures syndicales sous l’impulsion des syndiquées (Marie Guillot à la CGT, par exemple) et des féministes (Marguerite Durand). Plus profondément sans doute, il existe une contradiction entre la doxa de sexe et les pratiques sociales, car, nécessité faisant loi, les femmes sont contraintes de travailler dans les familles ouvrières pour une simple raison financière (Zylberberg-Hocquard 1981). Et comme elles travaillent, elles luttent, et comme elles luttent, elles interpellent les syndicats, dont les militants commencent à se faire à l’idée que, de toute façon, elles travaillent et continueront de travailler[29]

Le deuxième mode d’articulation (dominant de la Première Guerre mondiale aux années 60 et 70) est celui de la protection du travail féminin pour de ne pas accabler la vie des femmes compte tenu de leur double journée de travail. Dans ce mode d’articulation, le travail féminin – il ne s’agit pas de la mixité de l’emploi – est reconnu, mais il ne doit pas remettre en cause la division sexuelle du travail domestique. Il est à l’origine de la revendication, dès la Première Guerre mondiale, de la « semaine anglaise » ou encore de celle des « huit heures » quotidiennes.

À partir de 1945, on assiste à un tournant, car un certain nombre de faits convergent pour attirer l’attention sur le travail féminin, en particulier le besoin de main-d’oeuvre pour la reconstruction et la naissance d’enquêtes sur les femmes au travail (Guilbert 1966). Or, les syndicats – notamment la CGT sur l’impulsion de Madeleine Colin – vont jouer un rôle immense dans la prise de conscience d’une masse de femmes, dans les usines, dans les bureaux (Bard 2001; Guilbert 1966).

Le troisième mode d’articulation (dominant depuis les années 70) est celui de la proclamation du droit au travail des femmes – et pas seulement du « travail féminin » – combinée à la revendication du partage du travail domestique[30]. À la suite des mouvements féministes de la seconde vague, la CFDT va nettement lancer la popularisation du troisième mode d’articulation dans le champ syndical en ne limitant pas la question des droits des femmes au seul droit au travail[31] (professionnel).

Dans la majorité des syndicats des années 90, anciens ou récents, c’est le troisième mode qui prédomine (officiellement) malgré les débats autour du travail de nuit des femmes (CGT opposée; CFDT favorable), du temps partiel (syndicats opposés, sauf la CFDT s’il est choisi), du travail précaire (« accepté » par la CFDT).

Les rapports sociaux de sexe traversent aussi le syndicalisme : l’endogénéisation des facteurs explicatifs

Toutes les recherches mettent en avant des facteurs explicatifs de la sous-représentation des femmes qui ne relèvent pas toujours de l’« environnement » du champ syndical et qui permettent de mieux comprendre ce qui se passe aussi à l’intérieur de ce champ. Ces facteurs sont plus ou moins nombreux selon les travaux, mais on note leur multiplication dans les approches plus récentes – fondées sur des démarches méthodologiques plus qualitatives – et la théorisation progressive de leur action en termes de rapports sociaux de sexe. Il ne s’agit plus d’analyser les obstacles à la participation de la seule épouse ou de la seule travailleuse mais aussi de la militante ou de la syndiquée[32].

Pour présenter cette autre série de facteurs, compte tenu de leur dispersion dans les travaux consultés, j’ai choisi de mettre à l’épreuve la grille de lecture élaborée dans ma thèse pour ordonner les pratiques dans les mouvements de chômeurs et de chômeuses de 1997-1998 en France (Dunezat 2004). J’ai montré que ces mouvements sociaux – en tant que formes d’actions collectives peu institutionnalisées – avaient été traversés par des rapports sociaux de sexe dont la dynamique ne consistait pas en une simple reproduction de la domination masculine mais bien davantage en une actualisation de cette domination, par l’entremise de l’enjeu que constituait l’organisation du travail militant. Cette actualisation a eu des effets redoutables sur le vécu et la durée de la participation selon les groupes de sexe, d’une part, et sur la pérennité de ces mouvements, d’autre part. La prégnance de la domination masculine dans la dynamique de l’action collective m’a conduit – en reliant divers travaux féministes – à théoriser les rapports sociaux de sexe comme des rapports de pouvoir combinant, à l’intérieur de l’action collective et par l’entremise de la division du travail militant, une relation de service au bénéfice des hommes (que j’ai nommée « exploitation[33] ») avec diverses formes de violence symbolique (que j’ai nommées « domination ») et de violence physique (que j’ai nommées « oppression »).

A partir des travaux consultés pour ce parcours bibliographique qui concerne une forme d’action collective plus institutionnalisée, j’ai donc tenté d’ordonner les facteurs endogènes de la sous-représentation des femmes à travers cette grille de lecture.

La moindre participation des femmes est d’abord le produit de diverses formes de violence physique – d’un rapport d’oppression – au sein du syndicalisme (mixte). On leur interdit physiquement l’accès au syndicat (affaire Couriau), le droit de faire grève comme les hommes[34], le droit d’être défendues quand elles sont licenciées[35], l’accès aux postes de pouvoir, la liberté d’expression[36]… Dans ce cas, les travailleuses sont renvoyées explicitement à la division sexuelle du travail domestique.

Si ces violences physiques semblent moins nombreuses aujourd’hui, elles n’ont jamais disparu des pratiques syndicales. De plus, elles se sont reconfigurées, comme l’a souligné Rogerat à propos de la CGT. Par exemple, si les travailleuses ne sont plus exclues de manière directe du syndicat ou des postes de pouvoir, elles restent dépossédées de la « capacité collective » de défendre une « bonne revendication », une revendication légitime portée par toute l’organisation, car « il y a le souci de protéger l’image de [celle-ci] en tant qu’instrument de la lutte de classe » et « l’on n’est pas sûr de la façon dont les femmes en lutte peuvent ou non s’intégrer dans la structuration traditionnelle des revendications et ce qu’on appelle la tactique des luttes » (Rogerat 1995 : 174).

Ensuite, la moindre participation des femmes est le produit de diverses formes de violence symbolique – d’un rapport de domination – au sein du syndicalisme (mixte). On peut mentionner ici les discours relevant de ce que l’on nomme parfois le « machisme de responsables de base » (Andolfatto et Labbé 2000 : 66). Outre la « fréquence des agressions verbales sexistes » (Le Quentrec et Rieu 2003 : 26), il s’agira d’exclure leurs droits – même non « spécifiques » – des revendications ou des négociations collectives[37], de refuser de parler de leurs préoccupations de salariées (Le Quentrec 1998), d’« accepter » la surexploitation dont elles font l’objet dans l’emploi (temps partiel, travail précaire)… De manière plus ou moins explicite, on tolérera le décalage entre la féminisation d’une profession et la masculinisation des personnes chargées de la représenter, on les accusera de diviser l’union devant le patronat, on dénigrera les formes de leurs luttes (comme les coordinations) ou leurs modes d’entrée en lutte[38], on n’hésitera pas à faire allusion à leur appartenance de sexe lorsqu’elles commettront des « erreurs »…

Parmi les multiples violences symboliques dont les syndiquées sont l’objet, tous les travaux s’accordent pour conférer au « modèle de référence » (Kergoat 1982 : 121) du « syndicaliste » une efficacité redoutable. L’« emprise du militant-héros » (Rogerat et Zylberberg-Hocquard 2000 : 212) et le fait que la naissance du syndicalisme français ait été portée par la classe ouvrière qualifiée masculine vont structurer tout le processus d’identification des syndicats mixtes, ce qui contribuera du même coup à priver les travailleuses de tout modèle. Pour la plupart des chercheuses, durant la période 1970-2000, le modèle dominant – un « modèle viril de fonctionnement » (Bard 2001 : 238) – reste celui de l’ouvrier–homme–français–adulte (Kergoat 1982), d’un « militant désincarné, détaché de toute une partie du monde réel » (Le Quentrec et Rieu 2003 : 28), d’un « militantisme fondé sur le sacrifice de sa vie privée » (Trat et Zylberberg-Hocquard 2000b : 16).

Or, ce modèle de référence n’est pas étranger à une autre violence symbolique : le refus du syndicalisme (masculin) d’interroger et de redéfinir le concept de travail. Lorsque les travailleurs (hommes) entendent lutter et revendiquer pour l’amélioration ou la modification de leurs conditions de travail, ils peuvent se permettre, étant donné leur (non-) participation au travail domestique, de limiter leurs exigences au seul travail salarié. En fait de souffrance au travail, c’est bien cette forme de travail-là qui est décisive. En revanche, pour les travailleuses, comme l’a souligné Kergoat (1982 : 135) à propos des ouvrières, « il est théoriquement faux et pratiquement impossible de séparer les deux statuts de productrice et de reproductrice […] Ce sont les notions mêmes de « travail », de « militantisme » qu’il faut remettre en question. » Toute l’histoire du syndicalisme (mixte) peut aussi se lire à travers cette forme de domination masculine qui consiste à nier la participation sexuée au champ du travail (professionnel et domestique).

Peut-on parler d’« exploitation » pour caractériser les rapports sociaux de sexe qui traversent le syndicalisme? Autrement dit, la division du travail militant prend-elle la forme d’une relation de service au bénéfice des hommes? En particulier, la dimension plus institutionnalisée de l’action syndicale et son organisation plus formelle du travail militant – par rapport à d’autres formes d’action collective – contrarient-elles ou favorisent-elles la reconfiguration d’un tel rapport d’exploitation entre syndiqués et syndiquées? Les résultats des recherches consultées ne permettent pas de répondre. Il semble qu’une division sexuelle du travail (Kergoat 2001) se reconfigure à l’intérieur du champ syndical[39], mais cet aspect n’a pas fait l’objet – à ma connaissance – d’une véritable enquête empirique.

Parmi les facteurs endogènes de la sous-représentation des femmes dans les syndicats majoritaires, il convient d’isoler les modes de fonctionnement et d’organisation qu’ils se donnent. Je les isole parce qu’ils structurent des pratiques excluantes pour les syndiquées et les travailleuses sans qu’elles soient pour autant consciemment orientées vers ce résultat-là. Relevant à l’évidence de la domination symbolique, telle que la théorise Bourdieu (1980), ces pratiques ont des effets redoutables, car elles incluent le privilège de la légitimité, de « l’allant de soi », de ce qui ne saurait être interrogé; elles sont perçues comme ce qu’il convient de faire, voire de ce qui fait la spécificité et la singularité du militantisme.

Dans les travaux que j’ai consultés, la mise en avant du facteur mode de fonctionnement ou d’organisation ou des deux à la fois reste rare, et il est encore plus rarement théorisé comme central dans le processus de mise à l’écart des femmes. Pourtant, après des entretiens avec des syndiquées, Le Quentrec et Rieu (2003 : 26) ont souligné que « le fonctionnement des organisations syndicales […] se présente, à lui seul, comme un outil extrêmement efficace de reproduction de leur exclusion ».

Les conditions des réunions syndicales en constituent la forme la plus visible et la plus dénoncée. Lorsque, au XIXe siècle, « les réunions ont lieu dans des arrière-salles de café, où une honnête femme ne s’aventure pas » (Rébérioux 1988 : 153), quoi de surprenant que les hommes y soient sur-représentés! De même, les horaires de réunion sont souvent incompatibles avec le poids des responsabilités familiales en général assumées par les femmes (Trat et Zylberberg-Hocquard 2000a). Plus largement, « les mêmes reproches reviennent toujours à l’ensemble des structures mixtes : langage et pratique syndicale bien éloignés de la réalité quotidienne que les femmes ont à affronter, réunions trop longues, inefficaces, mal préparées, qui donnent aux femmes l’impression de perdre leur temps (« les réunions, ça sert à rien »), débats peu clairs…» (Kergoat 1982 : 126). Dans les entretiens menés par Le Quentrec et Rieu (2003 : 37), des élues syndicales pointent « l’opacité du verbiage utilisé, un certain formalisme dans l’application des règlements ».

L’imperméabilité du syndicalisme (majoritaire) à la diversité et à toute interrogation sur le modèle de référence du militantisme constitue la deuxième forme du facteur mode de fonctionnement. Ainsi, l’organisation syndicale « ne réserve au quotidien ni de temps, ni de moments, ni de lieux où les conditions d’exercice de l’activité militante, les interactions entre sphère privée et sphère publique seraient abordées » (Le Quentrec et Rieu 2003 : 28). De même, certaines syndiquées se plaignent de l’affichage artificiel de la cohérence organisationnelle qui conduit à occulter et à négliger « la diversité, la divergence, voire la contradiction » (Ibid. : 33) qui traversent le syndicat. Ce type de fonctionnement rebuterait davantage les femmes, car elles expérimentent dans leur vie personnelle une « pluralité des groupes d’appartenance », une « identité plurielle » (Ibid. : 48), qui ne cadrent pas avec la disponibilité sacrificielle exigée par l’organisation.

La troisième forme du facteur mode de fonctionnement concerne les possibilités de mobilité à l’intérieur de l’organisation. Selon Le Quentrec et Rieu (2003 : 17), l’accès à la fonction d’élue syndicale suppose une « longue période de probation » qui dure une dizaine d’années et qui exige un passage par la chaîne des responsabilités « pour être considéré-e comme un-e militant-e méritant-e » (Ibid. : 26). Ce type de recrutement des élus et des élues ressemble davantage à un système de cooptation, dont la fermeture assure aux hommes une sur-représentation difficilement contournable à court terme.

Dans leur analyse des rapports entre féminisme et syndicalisme, Maruani et Thibault (1988 : 107) soulignent que « les syndicats ont fini par accepter de discuter sur les questions posées par les féministes mais à condition que celles-ci n’empiètent pas sur tout ce qui touchait à l’organisation, aux structures syndicales, au pouvoir syndical ». Or, cette condition est révélatrice de ce qui se joue dans le mode de fonctionnement et d’organisation : la (re)production de la domination masculine. La mise en avant de revendications féministes, l’objectif de la mixité réelle de toute l’organisation syndicale (à la CFDT dès les années 70), voire l’instauration de la parité dans les instances décisionnelles (à la CGT pendant les années 90), peuvent tout à fait être conciliables avec une persistance de la domination masculine. En effet, pour actualiser sans cesse une division du travail militant favorable aux hommes, le mode de fonctionnement et d’organisation constitue le dernier rempart – car historiquement le premier – de la domination masculine. Les conclusions de Kergoat (1982 : 130) – « Il n’y a pas manque d’intérêt pour le fait syndical, mais difficultés objectives d’insertion dans l’institution telle qu’elle fonctionne » – inspirent cette hypothèse.

Conclusion

Au terme de ce parcours bibliographique, je plaiderai pour que trois perspectives de recherche soient approfondies afin de poursuivre le travail d’endogénéisation des facteurs explicatifs de la sexuation du fait syndical.

D’abord, l’analyse des modes d’emploi du terme « syndicalisme » mériterait une approche comparative entre plusieurs pays pour sortir de cette doxa de sexe qui, en France, efface ou minore la participation des femmes. Il faut en particulier déconstruire plus systématiquement l’idée de sous-représentation des femmes en tant que donné préalable à (ou exempt de) l’analyse du syndicalisme. D’une part, plusieurs travaux consultés invitent le lectorat à interroger la variabilité de cette sous-représentation selon les syndicats majoritaires (masculinisés) et selon les secteurs professionnels. D’autre part, la mise en évidence d’autres formes de syndicalisme – avec sur-représentation des femmes ou absence des hommes – incite ce même lectorat à analyser différemment la participation au fait syndical : celle-ci n’est pas que le simple produit d’un ordre global, patriarcal et capitaliste. Cette participation doit (aussi) être traitée comme un produit de la reconfiguration des rapports sociaux de sexe dans et par le syndicalisme : la domination masculine, loin de s’arrêter aux portes de celui-ci, dispose là d’un autre espace-temps qu’elle ne manque pas d’investir.

Ensuite, on sait peu de choses sur l’organisation du travail militant dans le syndicalisme. Analyser celle-ci pourrait constituer une bonne médiation pour saisir les processus par lesquels les pratiques de domination masculine sont rejouées et régénérées à l’intérieur du champ syndical.

Enfin, et plus largement, la notion de militantisme doit continuer d’être interrogée, en particulier tout ce qu’elle transporte – matériellement et symboliquement – en fait de hiérarchie, de compétence, de spécialisation. La sexuation du fait syndical ne tombe pas toujours du ciel : ses origines sont aussi à chercher dans les modes de fonctionnement dont se saisit la domination masculine pour traverser, de manière spécifique, le syndicalisme.