Corps de l’article

Poser, à propos de la petite enfance, la question des rapports de genre implique d’opérer un ensemble de conversions du regard permettant de réanalyser les conventions usuellement de mise au sujet de la petite enfance dans ses rapports avec les femmes. Nous souhaitons explorer ici quelques-unes de ces pistes afin de désenchâsser la petite enfance de son substrat féminin naturalisant en se fondant sur une recherche en cours, que nous menons depuis plus de deux ans auprès d’auxiliaires de puériculture dans des crèches d’un département de la région parisienne. Nous examinerons, dans la première partie, les représentations qui ont façonné et configurent encore aujourd’hui, même si c’est de manière plus subtile et plus insidieuse, les relations qu’entretiennent les femmes de notre échantillon avec les enfants qu’elles accueillent. Dans la seconde partie, à travers les récits ainsi recueillis, nous nous proposons d’analyser ces relations en termes de rapports de genre. Nous précisons que nous aborderons la question de la petite enfance en nous appuyant sur l’exemple des crèches qui constituent un mode d’accueil minoritaire en France certes, mais qui permet de lier de manière heuristique cette question à celle des rapports de genre.

La démarche méthodologique retenue : la recherche-action

Notre article s’appuie en partie sur une recherche-action que nous avons menée avec quatre groupes d’une vingtaine d’auxiliaires de puériculture volontaires de crèches départementales de Seine-Saint-Denis[1]. Pendant deux ans, nous avons enregistré ces rencontres mensuelles, puis restitué par écrit et analysé avec elles ces séances de travail. Sans participation de membres de la hiérarchie (directrices de crèche ou responsables au niveau départemental), ces réunions nous ont permis d’établir des relations de confiance dans la mesure où tous les récits étaient anonymisés. Le travail dont nous avons rendu compte aux commanditaires ne l’a été qu’une fois obtenu l’assentiment des auxiliaires participantes après lecture de nos rapports. Par la suite, le travail a été rendu public à l’ensemble des auxiliaires de puériculture des crèches départementales de Seine-Saint-Denis à partir d’extraits sélectionnés par les auxiliaires elles-mêmes parmi l’ensemble des récits recueillis. L’étape ultime du projet consistera à publier un ouvrage sur les compétences et les savoir-faire des auxiliaires dont elles seraient les auteures. Il nous semble que ce dispositif de recherche par la confiance, mais surtout par les incessantes interactions entre les auxiliaires elles-mêmes et avec nous qu’il supposait, a permis de mettre en lumière le fait que toutes, à un moment ou à un autre, avaient su et pu développer des compétences et des savoir-faire qu’elles avaient élaborés de manière pragmatique et dont elles ne mesuraient ni la valeur professionnelle ni la portée subjective pour les enfants. Ce qu’elles étaient capables d’inventer et de créer, et que nous avons appelé leurs « compétences invisibles », passant habituellement par « pertes et profits » en raison de leur caractère toujours supposé « naturel » ou « féminin », ou les deux à la fois.

On pourrait penser qu’il s’agit de femmes exceptionnelles puisqu’elles ont choisi de se lancer dans ce travail réflexif, mais ce dont nous pouvons témoigner, c’est que, chacune à sa façon, de la plus engagée à la plus réservée en apparence, avait quelque chose à apporter à la réflexion générale. En ce sens, nous parlerions volontiers d’un dispositif de recherche favorisant la prise de conscience et de parole que des entretiens plus traditionnels auraient peut-être eu plus de mal à mettre au jour. Il s’agit d’un véritable agencement de travail et de mise en commun : c’est là son principal intérêt. Ce point nous semble important, car, interviewées individuellement, ces femmes n’auraient peut-être pas pu, de la même manière, analyser leur pratique et lui donner sens. Autrement dit, ce ne sont pas des femmes exceptionnelles, mais le dispositif de recherche a sans doute favorisé le fait qu’elles puissent exprimer les richesses d’une pratique dont elles méconnaissent le plus souvent elles-mêmes la valeur en termes tant professionnels, cognitifs et culturels que sociaux. Ce sont des extraits de la parole de ces auxiliaires restituée dans deux rapports (2005-2006) que nous reprendrons dans la conclusion du présent article sur la « voix » des auxiliaires afin d’en exposer les inventions inouïes qu’elles savent créer, comme de véritables oeuvres d’art.

Le contexte français des crèches et de la profession d’auxiliaire de puériculture

Les crèches accueillent en France les jeunes enfants de 3 mois à 3 ans révolus. Ce sont des structures collectives, dont l’organisation de travail repose en général sur des regroupements selon l’âge des enfants, même s’il peut exister d’autres formes de rassemblements. Chaque crèche est dirigée par une personne titulaire, selon les cas, du diplôme d’infirmière puéricultrice ou d’infirmier puériculteur ou encore d’éducatrice ou d’éducateur de jeunes enfants ou, éventuellement, de titres équivalents. Les crèches sont financées soit par les départements, soit par les municipalités, ou par d’autres institutions comme la Croix-Rouge ou des associations de droit privée. Elles bénéficient d’apports financiers publics quelle que soit leur forme juridique, à condition de respecter la réglementation en vigueur au titre des textes régissant la protection de l’enfance par l’intermédiaire de la Caisse nationale d’allocations familiales. Leur capacité d’accueil varie de 30 à 80 places. Le taux d’encadrement est d’un ou d’une adulte pour cinq enfants ne maîtrisant pas la marche et de huit adultes pour les enfants plus âgés. Le personnel, essentiellement féminin, est composé, outre des agents ou des agentes techniques comme la cuisinière ou le cuisinier, la lingère, d’auxiliaires de puériculture ayant reçu une formation courte d’un an, longtemps essentiellement axée sur des compétences hygiéniques et médicales, et d’éducatrices ou d’éducateurs de jeunes enfants au nombre d’une ou deux personnes par établissement.

L’accession à la profession demande d’être titulaire du diplôme professionnel d’auxiliaire de puériculture. Pour se présenter au concours, chaque candidate ou candidat doit avoir au moins 17 ans et être titulaire du brevet des collèges ou du brevet d’études professionnelles (BEP) sanitaire et social ou d’un brevet d’études professionnelles appliquées (BEPA) services aux personnes ou encore du certificat d’aptitude professionnel (CAP) petite enfance, créé en 2005. La formation en école se prépare en un an et ce diplôme est délivré par la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Elle se divise en une partie de tronc commun avec l’enseignement d’aide-soignant ou d’aide-soignante et une spécificité selon le corps professionnel choisi. Les élèves, auxiliaires de puériculture, bénéficient alors d’une formation particulière orientée vers l’enfant et son environnement, le tout associé à des stages. Ces auxiliaires, véritables petites mains, sont les personnes qui vivent au quotidien avec les enfants et accueillent également les parents qui amènent leurs enfants à la crèche ou viennent les rechercher. Du fait de leur faible qualification, les auxiliaires connaissent rarement une promotion sociale puisque cela nécessite, de leur part, une forte mobilisation pour « rattraper » le niveau requis (baccalauréat notamment) pour devenir éducatrice ou éducateur ou bien puéricultrice ou puériculteur. C’est un métier socialement dévalorisé : lorsqu’une jeune fille ne réussit pas à l’école, il est communément suggéré qu’elle pourra toujours garder des enfants. Une telle naturalisation de ce métier renforce à l’évidence sa disqualification sociale et « l’invisibilisation » des tâches qui lui sont associées. C’est à les éclairer et à les mettre au jour que nous nous sommes attachées dans notre recherche-action.

L’évolution du fonctionnement des crèches en France

Pour mieux comprendre la manière dont fonctionnent les crèches à partir du début du XXe siècle en France, il faut insister sur deux aspects fondamentaux. Le premier est le rôle de prévention de la mortalité infantile que l’accueil des enfants de 0 à 3 ans qui fréquentent la crèche doit jouer. Sous l’influence des préceptes hygiénistes, certes d’une importance vitale, les enfants sont d’abord des corps à baigner à l’arrivée, à nourrir de manière appropriée et à préserver de tout contact avec la menace microbienne, toujours supposée extérieure à l’établissement. Les tâches des auxiliaires de puériculture qui prennent soin des enfants sous la direction d’une infirmière puéricultrice ou d’un infirmier puériculteur sont essentiellement centrées sur le maintien de la propreté des enfants et de leur cadre de vie, soit la section. Les enfants sont répartis en trois groupes : les bébés, environ jusqu’à 18 mois, les moyens, jusqu’à 2 ans, et les grands, âgés de 2 à 3 ans. Chaque section comprend une salle commune, un dortoir et une salle de bains. Jusqu’au milieu des années 70, les enfants sont intégralement déshabillés dans le vestiaire prévu à cet effet par leurs parents et tendus nus, souvent au-dessus d’un guichet, à l’auxiliaire qui le revêt de vêtements de crèche immaculés. On pouvait lire sur un panneau à l’entrée des salles occupées par les enfants la phrase suivante : « Entrée interdite aux parents ». À cette époque, les auxiliaires ne sont envisagées que comme des « substituts » (de mère) par défaut, plus ou moins acceptables et les modes d’accueil hiérarchisés, dans les formations discursives des « experts » et des « expertes », en fonction de leur plus ou moins grande proximité avec la figure de la mère biologique, véritable pivot structural[2]. À la crèche, les enfants sont soumis à une prise en charge impersonnelle, où l’obsession de la chasse aux microbes (certes justifiée) conduit à donner la priorité au ménage au détriment de relations affectives dont l’importance est ignorée. Irène Lézine (1970 : 125) décrit le silence des repas, les serviettes coincées sous les assiettes pour que « l’enfant mange proprement », l’absence de stimulation corporelle. Sylvie l’évoque : « On n’était pas choquées, on faisait comme ça avec nos propres enfants » (Mozère, Maury et Jonas 2004 : 115), même si d’autres auxiliaires ou encore puéricultrices ou puériculteurs essayent d’entamer des jeux et des relations affectives avec les enfants (Mozère 2000b). Aux corps des enfants réduits, suivant les termes employés par S. Tomkiewicz, à un « tube digestif » (Mozère 1980b) ainsi manipulés sont inculqués des règles de comportement, des rythmes et des postures, tout comme sont, de la même manière, façonnés les corps des auxiliaires. Il leur faut soutenir le rythme des soins aux enfants, en recourant aux gestes appropriés puis, en silence, s’adonner au cérémonial du ménage. « Le samedi matin, c’était ménage, on s’occupait pratiquement pas des enfants, on le faisait vite fait, parce que le samedi matin c’était l’encaustique, fallait que ça brille », se souvient Yolande (Mozère, Maury et Jonas 2004 : 102). Comme l’évoque Pierrette pour la même époque, le silence était la règle. Dès que la directrice rentrait dans le service, Pierrette se précipitait sur le balai pour ne pas être vue à ne rien faire (Mozère 2000b). Blanc immaculé des uniformes des enfants, blouses blanches des auxiliaires, rideaux blancs des berceaux, silence hiérarchique de rigueur, c’est à la clôture conventuelle que l’on songe en écoutant les récits de ces femmes 30 ans après, au cours de notre recherche-action.

Le second aspect concerne l’évolution des formes d’accueil au cours du temps. À partir des années 70, après l’effervescence sociale et culturelle ainsi que la révolution des sensibilités nées du mouvement de Mai 1968, les choses ont en effet été transformées radicalement, en particulier sous l’impulsion de quelques psychologues qui mettent l’accent, à partir du milieu des années 60, sur les besoins affectifs des enfants (Mozère 1977, 1992, 2000b). Aujourd’hui, même si certaines crèches sont parfois organisées autrement, mélange de groupes d’âge ou politique de « suivi » des enfants tout au long de leurs trois années de crèche, cette forme de structuration en trois sections subsiste. Le ratio enfant/adulte y est d’un ou d’une adulte pour cinq bébés et d’un ou d’une adulte pour huit enfants qui marchent. On compte en France moins de 300 000 places de crèche dans le pays étant donné la concurrence de l’école maternelle où l’accueil est gratuit. De plus, le soupçon dont les crèches ont longtemps été l’objet et leur coût élevé pour une municipalité en font des établissements peu nombreux en comparaison du mode d’accueil dominant pour la petite enfance qui est celui des assistantes maternelles ou des nourrices « au noir » (Mozère 2001 : 83-114). Il faut également ajouter que l’ensemble des enfants de 3 ans est scolarisé à l’école maternelle.

Les paradigmes mère-enfant à travers le XXe siècle en France

Au départ, l’idée pensée comme universelle et intemporelle est qu’il revient « naturellement » aux femmes-mères d’assurer l’élevage de leur enfant[3]. En tant que mammifères, celles-ci sont censées l’allaiter. Or, l’histoire comme l’anthropologie montrent à quel point les usages varient et évoluent à ce sujet au cours du temps et selon les civilisations (Guidetti, Lallemand et Morel 2000). Présentons brièvement quelques exemples illustrant ces variations dans le rapport des femmes et des jeunes enfants. Les ricordanze[4] étudiés par Klapisch-Zuber (1990 : 25) par exemple, révèlent l’ « ampleur de la mise en nourrice », au moins au XVe siècle qui « ne signalent jamais, d’une manière ou de l’autre, que des mères florentines aient allaité leurs enfants »[5]. Cette immédiate mise en nourrice est une affaire d’hommes : ce sont eux qui contractent avec les maris des nourrices, dessaisissant ainsi la mère au bénéfice de la supériorité du « sang » paternel sur le sang et le lait maternels (Klapisch-Zuber 1990 : 264). Ainsi, ne convient-il pas de « revisiter » l’allaitement, cette fonction féminine « par excellence » et de relativiser son importance, y compris dans la définition de l’état de mère? Concernant la mise en nourrice, Maurice Garden (1976) constate la même situation dans des familles lyonnaises de soyeux et de vignerons au XVIIIe siècle[6]. Cette « minoration » du rôle et de la place des femmes dans les relations des mères à leurs propres enfants signe, à un premier niveau, leur « invisibilisation » sociale dans les tâches qui y sont afférentes et que notre recherche-action a permis de mettre au jour. Alors que l’élevage mercenaire des enfants par des nourrices a été en usage en France pendant plusieurs siècles (Faÿ-Sallois 1979), les philanthropes du XIXe siècle vont, à leur tour, s’intéresser aux jeunes enfants, comme vecteur de la moralisation de la famille ouvrière. Comme l’écrivent Isaac Joseph et Philippe Fritsch (1976 : 163) : « Votre enfant m’intéresse ». Le « rapt » de l’enfant pauvre va donner naissance à la création de crèches dès 1844 pour « fixer » sa famille en imposant l’obligation du mariage pour bénéficier d’un logement ouvrier et d’une place à la crèche (Murard et Zylberman 1975; Mozère 1977, 1992). Faire échapper l’enfant de l’ouvrier vertueux et sobre au taudis en l’accueillant dans une crèche ne permet pourtant nullement de lutter contre la mortalité infantile puisque, avant la découverte par Pasteur des règles de l’asepsie, les taux de mortalité y sont considérables[7]. Il s’agit bien plutôt, comme l’a montré Foucault (1976), de prélever, parmi la population des nourrissons et des jeunes enfants de moins de 3 ans, un groupe déterminé d’enfants que l’on sépare des autres et que l’on assigne à un lieu qui leur est précisément destiné : la crèche. C’est à la suite de ce processus de prélèvement et de séparation de ces enfants de l’ensemble des nourrissons que pourront leur être appliquées ainsi qu’à leurs familles les « disciplines » morales, corporelles et matérielles, au sens foucaldien du terme, permettant de garantir la paix. Dans ce cas, la relation de ces ouvrières à leurs jeunes enfants est pensée comme remède, non seulement aux miasmes du taudis, mais à la corruption morale qui y est directement associée. À condition que les mères viennent allaiter l’enfant à la crèche dans la journée[8], leur séparation pendant le temps de travail ne peut être que salvatrice dans une telle optique. Que ce soit par la mise en nourrice ou par le placement à la crèche, la délégation du soin aux jeunes enfants semble admise, si elle est mise en oeuvre de manière appropriée. Comme l’ont montré Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand (1980), les modalités d’élevage connaîtront, par la suite, d’innombrables péripéties. Si, pendant longtemps, l’allaitement est préconisé par les moralistes, les médecins, les philanthropes de toute obédience et, plus tard, par les hygiénistes pour remédier aux ravages de la mortalité infantile, les nouvelles technologies d’alimentation du nourrisson, mises au point depuis la fin du XIXe siècle et largement commercialisées après la Seconde Guerre mondiale, vont permettre de réduire la durée moyenne de l’allaitement mais aussi de dissocier gestation et nourrissage ainsi que d’élargir la population des individus qui peuvent remplacer la génitrice pour l’enfant en bas âge (Lefaucheur 2002). Le lien avec la mère se distend ainsi d’une manière nouvelle : le biberon peut être donné par une personne quelconque, ce qui « libère » ainsi les femmes de la contrainte de l’allaitement, comme au temps où les nourrices prenaient en charge cette fonction. Cependant, cette conjoncture va être bouleversée, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui va voir se construire socialement ce que nous appellerons le « paradigme mère-enfant », résultat d’une conjonction entre la psychologie et la psychanalyse naissante, et des effets de la guerre sur de très nombreux jeunes enfants devenus orphelins. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en effet, seront accueillis dans des orphelinats et des pouponnières des enfants soit momentanément séparés de leurs parents (blessures, affections diverses comme la tuberculose), soit orphelins. René Spitz (1970), un psychiatre qui a suivi une cure de contrôle sous la direction de Freud, s’est intéressé aux enfants accueillis dans ces établissements. Il a donné la dénomination d’ « hospitalisme » aux graves troubles affectant ces enfants séparés de manière prolongée de leur mère et en a attribué les causes à l’accueil en établissement où se pratique effectivement une forme de prise en charge impersonnelle et mécanique. Peu de temps après, une psychiatre française, Jenny Aubry, constate les mêmes symptômes dans l’établissement Parent de Rosan, dépendant de l’Assistance publique à Paris (Aubry 1955; Mozère 1980b). Dans les deux cas, les symptômes, souvent irréversibles, constatés par Spitz et Aubry les conduisent à imputer au fonctionnement, certes inapproprié, de la structure collective de l’accueil les répercussions pathogènes sur ces enfants en très grande souffrance psychique. Ils préconisent, dès lors, de les accueillir au sein de familles nourricières censées leur apporter le cadre familial où les figures tutélaires du père et de la mère peuvent, à leurs yeux, remédier partiellement aux carences[9] dont ils souffrent. Cette démarche qui cherche à « reproduire », même de manière factice et imparfaite, la famille manquante est supposée, en immergeant les enfants dans un artéfact de triangulation oedipienne orthodoxe, leur offrir les ressources affectives qui font défaut dans les formes d’accueil collectif pratiqué à l’époque et qui, dès lors, est perçu comme « structurellement » « carençant » et, plus grave, pathogène. Le recours à une femme substitut de la mère dans l’accueil nourricier est envisagé comme la seule possibilité d’éviter l’hospitalisme.

Pourtant, dans des conditions similaires, une autre solution au moins a été imaginée qui ne se traduit pas en termes de substitut à la mère absente. C’est le cas de l’expérience révolutionnaire conduite par une psychologue hongroise, Emmy Pickler, à Budapest dans une crèche située rue Loczy (c’est sous ce nom qu’elle est connue), où loin de chercher à « remplacer » la mère, Pickler a créé et mis en place un dispositif d’accueil original. Chaque enfant, à travers une procédure précise et à des moments privilégiés de la journée, est individuellement pris ou prise en charge, non seulement matériellement mais surtout affectivement, à tour de rôle par une ou deux personnes que l’on pourrait dire « référentes », toujours les mêmes. Ces moments de relations privilégiées entre l’auxiliaire et l’enfant ont alors lieu à des moments considérés comme essentiels pour assurer la sécurité affective de chaque enfant : bain, repas et coucher. Les auxiliaires, au contraire de leurs homologues en France, n’étaient pas considérées comme des substituts de la mère, mais comme des supports affectifs stables pouvant leur apporter toute l’attention sensible susceptible d’assurer leur développement harmonieux. Ces enfants n’ont pas souffert de séquelles comparables à celles qui ont été observées chez les enfants accueillis dans les établissements collectifs qu’ont observés Spitz et Aubry. Cette expérience exemplaire a été restituée et présentée en France par Myriam David et a donné lieu à la publication d’un ouvrage de référence de Geneviève Appel (1967).

C’est autour de ce paradigme mère-enfant que nous allons développer notre argumentation en montrant comment il est configuré par le genre, tant pour les mères que pour les auxiliaires, et ensuite comment ces dernières, dans leur pratique quotidienne et routinière, s’en déprennent en ouvrant ainsi une « voix » (Hirschman 1995) qui, parce qu’elle porte publiquement, permet de lever l’« invisibilisation » et le silence entourant les relations entre femmes et enfants. Ce faisant, c’est-à-dire en remettant sous le regard public ce qui était jusque-là du ressort du privé ou de l’intime, domaines par excellence naturalisés en termes de genre, les auxiliaires transgressent la réserve « féminine » de mise en la matière. Autrement dit, par le fait d’élaborer un récit à plusieurs voix de ces pratiques habituellement passées sous silence parce qu’elles sont naturalisées, ces auxiliaires se présentent moins comme femmes, c’est-à-dire par « nature » destinées à prendre en charge de jeunes enfants, que comme actrices, possédant des compétences, des savoir-faire, bref des engagements professionnels, cognitifs, culturels et sociaux à part entière. C’est ainsi que peut s’inverser la relation naturalisée en termes de genre régnant jusque-là. « Invisibilisation genrée » et, pour les auxiliaires, illégitimité qui redouble en quelque sorte cette « invisibilisation » : métiers « au féminin » en somme. La prise de parole, l’accès à la « voix », renverse donc la naturalisation de l’« invisibilisation » supposée doter ces femmes d’un savoir inné faisant partie de leur soit disant essence féminine.

Un entre-deux féminin « invisibilisé »

À ce stade de l’argumentation, nous posons l’hypothèse que le paradigme mère-enfant inspiré de la relation qu’entretient une mère biologique avec son enfant informe et façonne, de manière exclusive et exhaustive, le rapport qu’établit toute femme accueillant un ou une jeune enfant. Or, la relation d’une mère et de son enfant est duelle et singulière et l’on peut légitimement se demander si elle est susceptible de rendre compte, justice, visibilité et sens aux interactions multiples et complexes qui se nouent entre un groupe de femmes accueillant un groupe d’enfants : nous y reviendrons plus loin. À notre avis, c’est de ce point de vue précisément que ce paradigme rencontre ses limites en « invisibilisant » et en gauchissant les pratiques effectives qui se mettent en place dans les crèches. En configurant et en figeant, de manière durable, les relations ainsi nouées en termes naturalisés, voire biologisés de manière inappropriée, le paradigme mère-enfant va durablement marquer les représentations des mères, mais aussi celles des auxiliaires de puériculture. Le soupçon qui pèse sur les pouponnières et les orphelinats va être transposé, par un effet de décalque, à toutes les formes d’accueil collectif, notamment aux crèches qui n’accueillent pourtant pas d’enfants orphelins. Il en résulte un corrélat immédiat : seule la garde par la mère est « bonne » pour leur bien-être physique et affectif. Ce paradigme se construit sur ce socle, à partir duquel toutes les relations entre les femmes (qu’elles soient mères ou non) et les jeunes enfants accueillis à la crèche vont à présent se conjuguer ou, mieux, se décliner.

Au cours du Siècle des lumières, un nouveau modèle de la bonne mère s’est imposé, et ce, jusqu’aux années 60, au sein duquel la relation affective entre mère et enfant donne sens à la fonction nourricière (Knibiehler 1997). Les évolutions esquissées plus haut concernant en particulier les méfaits supposés inéluctables engendrés par l’accueil collectif[10] placent les mères dans un système culpabilisant – il vaudrait mieux rester au foyer et garder son enfant – qui produit un premier régime d’« invisibilisation » en dépit de la reconnaissance sociale affichée depuis les années 70 des bienfaits d’une socialisation précoce (Mozère 1992).

Cette nouvelle donne concernant les représentations ainsi que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail depuis le début des années 60 (Battagliola 2000) n’a-t-elle pas contribué à amoindrir ce phénomène de culpabilisation et, partant, à légitimer la recherche par les mères de modes d’accueil appropriés? C’est à ce point que le poids des politiques sociales va, de fait, renforcer le phénomène d’« invisibilisation », dans la mesure où, contrairement à d’autres pays, la France n’a jamais cherché à apporter une réponse politique à la socialisation précoce, au contraire d’autres sociétés, comme la Suède (Mozère 1980c). Sans enjeu électoral (les enfants grandissent vite et la question de l’accueil de la petite enfance varie en fonction d’autres critères comme la situation du marché du logement et de l’emploi) ni portée sociale, c’est une question qui, si elle est lancinante pour les parents, demeure cependant confinée dans la sphère privée (l’accueil des jeunes enfants étant d’abord naturalisée en termes de rapports de genre) et devient parfaitement invisible et typiquement renaturalisée – une « histoire de femmes » (Bloch et Buisson 1998). Affaire résolument privée, occultant, à son niveau, le caractère politique du privé, comme l’ont pourtant amplement montré les féministes. De toutes façons, les mères ne se « débrouillent » - elles pas, et ce, dans des « entre-deux » invisibles? Si dans les bureaux, dans les couloirs, les ateliers et sur le chemin de l’école s’échangent des tuyaux, des adresses, se construisent des réputations et se tricotent des pratiques sociales, ces relations restent d’abord inscrites dans l’extrême discrétion d’un entre-femmes toujours soupçonné de concerner, sur un mode mineur en somme, des choses triviales. L’entre-femmes ne recèle-t-il pas cet irréductible reste, cette aporie du paradigme mère-enfant? Les relations entre la petite enfance, la maternité, le travail et les rapports de genre ne passent-elles pas par la compréhension du contexte dans lequel elles se déploient?

Le silence entourant la petite enfance et sa prise en charge peut, en effet, revêtir au moins deux significations : l’une qui pourrait relever du « rien à signaler », et l’autre que l’on pourrait apparenter à un rite de conjuration. Il n’y a rien à signaler lorsque la question est résolue, et ce, à travers des modalités pratiques de prise en charge. Tout autre est le silence conjuratoire qui renvoie au sentiment, souvent inavoué (voire inavouable) pressenti par toute femme qui est consciente de l’instabilité de l’arrangement qui lui convient apparemment le mieux (ou le moins mal). Nombre de femmes expriment aux auxiliaires de puériculture leur hantise que quelque chose ne dérape, ne grippe ou ne se coince. Néanmoins, quelle que soit la nature de ces silences réitérés, ils renvoient tous à une « invisibilisation » de la prise en charge de la petite enfance passée sous silence par les mères elles-mêmes[11]. Ce silence résulte de la prégnance des rapports de genre, la maintient, tout en renforçant l’inégalité hommes-femmes, car, en arrière-fond, le paradigme mère-enfant se maintient, à bas bruit bien qu’avec force, comme il touche également les auxiliaires, elles-mêmes mères.

Des substituts toujours « inappropriés »?

Réduction au silence et claustration, évoquées précédemment, ne renvoient-elles pas à l’intimité domestique dans laquelle sont également enfermées les auxiliaires de puériculture, et ce, à un autre niveau qui, en fait de rapports de genre, manifeste leur statut de mineures dans une institution à la légitimité socialement douteuse? Comme cela a été mentionné plus haut, les vertus reconnues et maintes fois réaffirmées de la socialisation précoce depuis les années 70, laissent cependant paradoxalement en l’état, certes par des voies détournées, le paradigme mère-enfant comme représentation et comme norme. Certaines auxiliaires de puériculture le souligneront au cours de notre recherche-action : « La crèche, c’est bien, mais pas pour les bébés », dira Nathalie, tandis qu’Ariane renchérit : « Tout ce qu’apporte la crèche au bébé, c’est les rhinopharyngites » (Jonas et Mozère 2005 : 117). Alors que des travaux ont amplement démontré, y compris pour les plus jeunes, les effets bénéfiques sous des formes multiples de la vie en groupe (CRESAS 1987; Mozère 1980a, 1980c), le bébé, du fait de sa fragilité physique (exposition aux dangers de la contagion), mais surtout d’un lien naturalisé avec sa mère aux premiers temps de sa vie, ne constituerait-il pas l’aporie à laquelle se heurte la force toujours vivace du paradigme mère-enfant? Et cela, y compris pour les auxiliaires de puériculture dans les crèches? Pour analyser cette sédimentation bien éloignée du modèle de la mère active et dynamique que véhiculent les médias, il est nécessaire de revenir sur ce qui fonde la délégation que les mères donnent aux auxiliaires dans l’arrangement de l’accueil de leurs enfants.

Car si la crèche ne peut constituer qu’un pis-aller dans un système structuré par le paradigme mère-enfant, les auxiliaires ne peuvent être que des substituts, toujours imparfaits, de la mère absente. Quels que soient leurs efforts pour accueillir, de manière satisfaisante, les enfants et leurs sensibilités singulières, ceux-ci sont d’avance invalidés par le « manque à être », des auxiliaires, la mère elle-même. Leur travail n’est défini que négativement, l’engagement exigé, à la fois infini et impossible à atteindre. Certaines auxiliaires de puériculture persuadées du bien-fondé des avis experts recommandant la seule garde maternelle ont éprouvé une grande culpabilité à confier leurs propres enfants à la crèche et à surmonter un sentiment d’échec dans leur vie de mère (Mozère 1977). De ce fait même, leur travail ne peut leur apporter aucune gratification et conduit bien plutôt à un persistant sentiment d’incompétence, puisque leur engagement ne peut, par définition, jamais être satisfaisant mais surtout suffisant. Les auxiliaires sont censées accomplir une tâche impossible et inaccessible, et leur rôle d’ersatz et leur fonction non reconnue en font des actrices silencieuses entre toutes. Figures d’ombre mutiques qui glissent sur des parquets cirés méticuleusement, sans faire de bruit ni se faire voir. Toutefois, ce silence résulte également, voire surtout du fait qu’elles sont destinataires d’injonctions draconiennes et péremptoires, purs objets ou réceptacles des dispositifs de savoir/pouvoir tels que les a décrits Foucault. Ce dernier a en effet établi que ce sont des dispositifs discursifs qui localisent les instances des différentes formes de pouvoir. Le pouvoir, analyse Foucault, ne réprime pas, c’est une force qui s’exerce. C’est lorsque s’instaure un discours médical et psychiatrique, tel que celui qui est énoncé par Spitz à partir de ses observations dans les orphelinats, que ce « dire » se mue en injonctions en termes de « faire ». Les médecins hygiénistes insistent, à juste titre, d’abord sur la chasse aux microbes, et c’est cet effet discursif qui entraîne la mise en place d’impératifs à respecter et prend la forme d’injonctions matérialisant l’exercice de leur pouvoir sur le corps même des enfants et sur celui des auxiliaires. C’est cela que Foucault appelle les « disciplines » (1976).

De plus, qui dit « substitut » laisse entrevoir la faille abyssale qui sépare le modèle (la mère qui s’occupe de son enfant) de sa copie, certes toujours en quête d’une perfection qui demeure par définition inaccessible. À l’irruption de la parole surgie de Mai 1968 dans les crèches comme ailleurs dans la société vont se formuler des énoncés qui transforment le tableau de fond en comble. C’est ainsi que s’ébauchent des postures, des gestuelles, des déambulations qui vont, pour la première, faire entendre la « voix » singulière de chacune de ces femmes. Ces figures jusqu’alors dans la pénombre qui, à bas bruit et sans faire d’histoires, prenaient soin de ces enfants à la crèche n’étaient pas de simples exécutantes, mais elles avaient des choses à dire et à faire entendre, notamment concernant leurs pratiques (Mozère 1977, 1992). Cependant, cela a été rendu possible par la découverte en même temps de la petite enfance, non seulement comme « tube digestif », mais comme potentialité imprévisible, comme ressource et richesse et non comme simple moment d’attente de l’état adulte[12]. Le petit d’être humain changeait de statut et, le regardant autrement, soudain on voyait les femmes qui les accueillaient et on pouvait les entendre. Les écouter réclamer, par exemple, que l’on reconnaisse leurs capacités, que l’on envisage leur travail non comme du simple gardiennage d’enfants (Mozère 2002). C’est aussi le moment où ces femmes sont collectivement parvenues à défaire, un instant, le carcan hiérarchique et à réclamer des égards. De leur position ancillaire, ces femmes, à l’instar de celles du Mouvement de libération des femmes, ont pris la parole, changeant déjà, à leur niveau, les rapports de genre régnant jusque-là qui, précisément, la leur déniaient. Pourtant, notre recherche-action allait nous faire appréhender la manière dont, sous des formes différentes, se maintenait en fait une chappe de silence qui n’avait finalement été que grignotée il y a 30 ans. Grâce au dispositif de recherche, une nouvelle prise de parole a été rendue possible transformant, nous semble-t-il, les relations entre petite enfance et rapports de genre.

Des obstacles et des embûches ou la « voix » muselée des auxiliaires de puériculture

Si l’on revient à présent à la position de « second rôle[13] » des auxiliaires de puériculture, il est important de déconstruire les évidences qui sont supposées définir leur travail. Accueillis le matin à la crèche, les enfants sont immédiatement « couplés » avec une auxiliaire[14] ou bien un groupe d’auxiliaires de puériculture[15] pour la durée de la journée. Corps à corps, soins, jeux, échanges verbaux, mais aussi moments d’attente et siestes se déroulent dans cette proximité à la fois physique et affective. Les auxiliaires sont au coeur de la vie des enfants, elles matérialisent la permanence du souci qui leur est porté. Ce sont elles que les enfants sollicitent, ce sont elles qui anticipent ce qui leur est nécessaire, ce sont encore elles qui improvisent et font face à l’inattendu et à l’imprévisible qui sont la marque même du vivant. Cette activité de veille attentive, quasi invisible, en tous cas naturalisée et peu propice à évaluation, ces pratiques « au fil de l’eau », cet ordinaire quotidien qu’elles n’évoquent qu’avec modestie constituent l’ordinaire de la vie à la crèche. Les auxiliaires le banalisent et ne le définissent en tous cas pas comme une compétence, un savoir-faire ou un savoir-être, alors que leur travail permet aux enfants, à chaque instant et dans la durée, de vivre, d’expérimenter des univers, d’en créer, bref d’être nourris, cajolés, consolés, soutenus, accompagnés à tous les instants de la vie quotidienne. L’activité des auxiliaires de puériculture est naturalisée, y compris dans les expressions qui l’évoquent[16].

Ne peut-on alors poser que les pratiques des auxiliaires de puériculture sont d’abord décalquées, au moins à leur lieu d’émergence, d’un substratum réputé doter toute femme, soit le « savoir s’occuper d’enfants »? Certes, ces femmes ont, en principe, reçu une formation d’un an donnée dans des établissements habilités; cette formation a également subi des transformations au gré des évolutions qui ont modifié l’état des savoirs relatifs à la petite enfance et à la société en général (Mozère 1980a, 1992; Neyrand 2000). C’est à une forme d’acculturation que les auxiliaires doivent se plier, qui laisse cependant en partie subsister des pratiques profanes transmises par le milieu lui-même subissant souvent déjà l’influence des nouveaux préceptes. Cependant, on observe, depuis 30 ans, la continuelle accumulation de nouveaux savoirs qui ne cesse de chercher à s’imposer. Doit-on imputer cette tendance à la diffusion progressive de savoirs de plus en plus complets et complexes et nécessitant, de ce fait même, des mises à jour permanentes du répertoire des compétences requises des auxiliaires? Ou bien s’agit-il d’autre chose? Ces strates successives de préceptes et de mots d’ordre sont censés être « appliqués » par les auxiliaires dont on attend qu’elles les incorporent, qu’elles se les approprient. Or, dans les faits, se manifestent des réticences, des « omissions », voire des résistances passives qui se traduisent par des dérobades, des évitements, voire des actes manqués : « J’ai complètement oublié qu’on nous avait dit qu’il ne fallait plus mettre la serviette sous l’assiette de l’enfant à table pour qu’il soit libre de ses mouvements », avouera 30 ans après Sylvette (Mozère, Maury et Jonas 2004 : 135). Les actrices et les acteurs insitutionnels se plaignent généralement que, en dépit de toutes les formations qui leur sont proposées et de toutes les directives qui leur sont adressées, les auxiliaires persistent à se maintenir dans le registre de la plainte, qu’elles semblent incapables de s’adapter, de « jouer le jeu » en somme.

Par ailleurs, le « point de vue » des auxiliaires est réduit au silence, passé, en quelque sorte, par profits et pertes. Il ne faut pas se méprendre, chaque fois qu’est interdite ou empêchée la parole d’actrices et d’acteurs en chair et en os, chaque fois que ces personnes sont « parlées » y compris éventuellement « pour leur bien », c’est-à-dire pour leur venir en « aide », c’est le silence évoqué plus haut qui s’impose. Or, en dépit de ces « couches » successives de nouvelles injonctions, celles-ci ne semblent ne jamais parvenir à rendre ces auxiliaires acceptables, c’est-à-dire conformes à ce qui est, à un moment donné, exigé de leur part. Il semble qu’il faille sans cesse les « reprendre » – ainsi qu’on le fait d’un ou d’une enfant précisément – comme si aucune mise à profit des acquis ne pouvait se réaliser, comme si les auxiliaires ne tiraient jamais aucun bénéfice de cette accumulation. Les femmes rencontrées au cours de notre recherche-action n’étaient pas exceptionnelles : au cours des séances de travail, aucune ne paraissait inaccessible au raisonnement. Alors seraient-elles à jamais imperméables à toute acquisition de nouvelles pratiques? Où donc la machine grippe-t-elle?

Pour le comprendre, il convient de mettre l’accent sur le fait que le discours porté sur les auxiliaires, de manière répétitive et récurrente, s’accompagne toujours d’une connotation de doute, d’une suspicion implicite. On parle de ces personnes (« on les parle », pourrait-on dire) comme devant sans cesse re-faire leurs preuves, comme si elles avaient, en permanence, à regagner la confiance que l’on plaçait en elles. Les féministes anglo-saxonnes ont élaboré ce qu’elles appellent la théorie du point de vue (standpoint theory) (Smith 1997). Celle-ci est fondée sur le constat que les femmes ont été réduites au silence par une société androcentrée qui, non seulement les « invisibilise » socialement, mais efface jusqu’à la trace de leurs actions et de leurs paroles[17]. Adopter une position féministe consiste, dès lors, à se placer du « point de vue » des femmes pour re-penser et conceptualiser leur pratique à partir de « matériaux » hétérodoxes (récits de vie, journaux intimes, photographies), afin qu’elles puissent ré-écrire leur histoire et en tirer les enseignements. C’est donner à voir, mais surtout donner à entendre ce que des femmes, jusqu’alors mineures, ont à dire de leur activité, de leur perception ou de leur interprétation des situations au coeur desquelles elles agissent. En ce sens, les émotions et l’affectivité libérées lors des interactions sociales, généralement attribuées aux femmes, ne sont pas des caractéristiques féminines naturalisées, mais ce sont des capacités qu’elles mobilisent, comme le font les hommes, bien que cela ne soit pas socialement reconnu, capacités qui jouent et transforment les situations sociales au même titre que les effets de structure. En ce sens, les émotions ou l’affectivité ne sont pas des positions passives, ce que contredit précisément la position institutionnelle dans laquelle s’inscrit la pratique des auxiliaires de puériculture qui les considère comme de simples réceptrices passives des consignes. Autrement dit, que jamais la réception ni l’usage qui en sont faits par les personnes intéressées ne soient envisagés, ni évoqués, ni surtout sollicités : « Un jour, c’était la gymnastique du nourrisson, un autre, c’était la psychomotricité, enfin ça a été le décloisonnement des classes d’âge, c’était bien les idées nouvelles, mais on avait le tournis. On ne savait plus où on en était, qu’est-ce qui était bien, mieux », dit Rolande (Mozère, Maury et Jonas 2004 : 154). Les innovations ou les modes ne cessent de se succéder et les auxiliaires s’y résignent. À la position institutionnelle du « cause toujours » répondent des litanies continuelles puisqu’en tout état de cause celles-ci sont toujours vaines. D’où l’expression d’une perpétuelle dévalorisation de leur activité, d’une culpabilité latente, d’un manque persistant de reconnaissance ou d’un sentiment d’incompétence.

La « voix » des auxiliaires de puériculture

C’est à ce point nodal pour l’analyse qu’une autre appréhension des compétences des auxiliaires peut, semble-t-il, émerger en recourant à l’argumentation élaborée par Albert O. Hirschman. En cas d’insatisfaction à l’égard d’un produit ou d’une entreprise, Hirschman argumente que certains consommateurs ou consommatrices choisissent la « défection » au lieu de choisir de donner « voix » à leurs exigences. Utiliser sa « voix » revient donc à chercher à modifier l’organisation ou le fonctionnement institutionnels et conduit à trouver des solutions de rechange. Si nous faisions un retour sur l’insatisfaction énoncée par l’enquête commandée par l’établissement avant que commence notre recherche-action, ne serait-il pas possible d’entendre ces plaintes qui se répètent non comme de simples récriminations, mais comme l’expression d’une « voix » barrée, empêchée, mieux d’une « voix » réduite au seul registre d’un parole « vide » parce que, même entendue, sans effet, inconséquente? Si, dans notre recherche-action, les auxiliaires de puériculture ont pu évoquer leurs compétences, donc qu’elles ont montré leur capacité à se déprendre du paradigme mère-enfant, n’est-ce pas parce que le dispositif n’impliquait aucun jugement, ni évaluation? Car, contrairement au paradigme qui est censé configurer le rapport qu’entretiennent ces femmes aux enfants qu’elles accueillent et accompagnent, leur métier les place, non dans une unique relation duelle, comme celle que la psychologie ou la psychanalyse informent, puisqu’elles sont à la fois aux prises avec des enfants singuliers avec qui elles peuvent établir, à certains moments, des relations duelles, mais également avec des groupes qui se font et se dénouent au fil du temps. De plus, leur métier les amène constamment à entretenir des relations avec des adultes, leurs collègues et leur hiérarchie en premier lieu, mais aussi, et de plus en plus souvent, avec les parents. Or ces relations qu’elles doivent apprendre à maîtriser tout en « restant à leur place », comme le dit Armelle (Mozère et autres 2004 : 168) nécessitent la mobilisation de compétences sociales, culturelles et subjectives que, là aussi, elles doivent expérimenter, créer, souvent improviser, car elles sont exposées, en première ligne, « sur le pont » en somme. C’est une relation directe avec les parents, sans intermédiaires, où il convient de faire face à une question, à une inquiétude, à une situation périlleuse parfois, où il leur faut réagir en temps réel, d’autant que la directrice peut être absente ou occupée ailleurs. C’est la raison pour laquelle pouvoir récuser les programmes et les projets établis par avance et a priori, bref affirmer, s’affirmer non comme simples destinataires ou exécutrices de mots d’ordre, mais comme actrices dotées de compétences effectives même « invisibilisées », parce que non reconnues sur le plan institutionnel, transforme déjà, de fond en comble, les rapports de genre en vigueur de manière usuelle. En ce sens, en effet, les auxiliaires de puériculture, réunies sur la base du volontariat, sans regard hiérarchique, avec la certitude que leurs récits ne sortiront pas de l’anonymat, peuvent se défaire des costumes adaptés à leurs partitions convenues de figures substituts imparfaites dont les pratiques doivent sans cesse être redressées et corrigées. Ainsi, un murmure allait être amplifié par l’effet de groupe brisant le silence dont était généralement entouré leur travail : « Ah, chez vous aussi? » Le dispositif méthodologique portait ses fruits, là, sous nos yeux : du chuchotement, on passait à un brouhaha qui, loin d’être cacophonique, devenait au contraire porteur d’expériences et d’intenses émotions partagées composant une mélodie avec ses thèmes et ses variations locales. Quelques-unes ne s’exprimeront qu’à la toute fin des huit séances, le temps pour elles de s’acclimater au nouveau régime où régnait, non le silence, mais la parole où leur « voix » pouvait être entendue. Le temps des plaintes avait libéré de l’espace et du temps pour ces femmes qui pouvaient, dès lors et souvent pour la première fois, rendre compte de leur expérience quotidienne qu’elles ne s’autoriseront que progressivement à définir comme professionnelle et pas seulement féminine, ni uniquement maternelle. Un métier dont elles dessinaient, dans un premier temps, par petites touches, puis par traits esquissés avec plus d’assurance la cartographie des pratiques. Ces activités jusque-là perçues comme négligeables, minuscules, bref mineures, découvertes à travers la narration pour elles-mêmes d’abord, comme porteuses de savoir-faire, de compétences, mais aussi de connaissances forgées in situ, de créativité (institutionnelle, sociologique, culturelle et esthétique).

S’attacher à l’éclairage de telles pratiques hétérodoxes permet d’envisager, d’une autre façon, l’articulation de la question des compétences des auxiliaires de puériculture et le rapport que celles-ci entretiennent avec les rapports de genre. C’est grâce à une conjonction d’expérimentations opérées dans l’immanence des situations, grâce à l’écoute de cette sensibilité particulière qui s’instaure dans les interactions sociales qui se nouent entre elles et les enfants que peuvent s’élaborer et se modifier des pratiques qui prennent appui sur la perception et l’ « intelligence située » des auxiliaires de puériculture. Elle est située au sens où nous l’avons évoqué plus haut au sujet de la standpoint theory, car c’est de leur point de vue que peuvent se construire une intelligence et une réflexivité in situ. La confiance que cette directrice leur accorde, sans arrière-pensée, ce travail de découverte mis en commun leur ouvre une voix qui leur a été jusqu’alors déniée, et c’est alors que les rapports de genre existant dans le paradigme mère-enfant sont invalidés.

Les bricoleuses

Grâce à l’observation patiente, les auxiliaires de puériculture disent pouvoir percevoir ce qui « fonctionne » pour les enfants : « Il faut du temps pour s’adapter à un nouveau groupe d’enfants, il faut observer, parfois se tromper sur ce qu’un enfant demande », dit Dany (Mozère et autres 2004 : 129). C’est-à-dire percevoir in situ et agir de manière pragmatique, souvent par tâtonnements. Ou, pour le dire comme Sophie et Irène, « [on] doit observer, écouter, les toucher et tout ça avec suffisamment de subtilité pour individualiser la relation au sein d’un grand groupe » (Mozère, Maury et Jonas 2004 : 101). C’est à cette condition que les auxiliaires de puériculture bricolent et cisèlent une pratique adaptée à chaque situation et, espèrent-elles, à chaque enfant. Du cousu main en somme. Là où les injonctions et les consignes se contentent d’un traitement « en gros », « à la louche », les auxiliaires de puériculture rencontrées dans notre recherche-action se veulent des dentellières de l’accueil et de l’écoute. Pour définir ces compétences d’à-propos, cette position de vigie, de guetteuse, du côté anglo-saxon on dispose d’un mot : serendipity (Hannerz 1980). Ce terme se définit comme la capacité de se saisir, à bon escient, de toutes les occasions qui peuvent se présenter et d’en faire un usage approprié. Les auxiliaires de puériculture que nous avons rencontrées sont dotées de cette qualité rare, que le dispositif de recherche leur a permis de découvrir et de s’approprier, d’improviser, d’imaginer, de créer. Car si les injonctions peuvent certes faire intrusion dans un milieu vivant, ce dernier préserve toujours suffisamment d’élasticité et de plasticité capable de faire pièce à leur emprise. Lorsque les auxiliaires de puériculture n’en partagent pas la philosophie ou les protocoles, elles savent y résister et construire, à leur manière, en parallèle, des bricolages qui leur conviennent mieux et qui surtout, conviennent mieux aux enfants : « Nous sommes des jongleurs, des acrobates! Et c’est là notre qualité professionnelle, connaître la différence entre les enfants et répondre à leur besoin », dira Hélène (Jonas et Mozère 2005 : 44).

Les créatrices

De tels échafaudages s’édifient en prenant appui sur des méthodes, nous dirions volontiers des micropolitiques, qui permettent d’expérimenter, c’est-à-dire finalement de créer, plutôt que d’appliquer des recettes ou de se conformer à des protocoles : « On réduit les groupes, on les sépare, il faut connaître les enfants et savoir quel comportement a chaque enfant pour former le groupe » (Jonas et Mozère 2005 : 46). Ce sont des micropolitiques en ce sens qu’elles modifient en profondeur les interactions et qu’elles ouvrent du temps et de l’espace à des expériences imprévisibles, partagées avec les enfants. Dany a proposé aux enfants d’aller à la plage : « On a demandé aux parents d’apporter les maillots de bain, les serviettes, la crème solaire. On a été à la gare acheter les billets. On a pique-niqué dans le train. Arrivés à la plage, on est descendus à la plage, les enfants se sont changés, ont étalé leurs serviettes, ils se sont enduits de crème solaire et on a filé vers l’eau. Soudain, Charlotte me dit : « Oh, tu m’as éclaboussée! » » (Jonas et Mozère 2005 : 54). Pourtant, les enfants et Dany n’avaient pas quitté la salle de la crèche. C’est par la co-production d’un « être ensemble » et d’un « faire ensemble » que peuvent se révéler et s’enrichir ces compétences invisibles, souvent niées des auxiliaires de puériculture, et être dépassée la réduction de leur activité à une simple reproduction de la position naturalisée de substitut maternel. Cette sortie du silence, en faisant porter leur « voix », modifie de fond en comble les rapports de genre au sens où leurs dires sont à présent performatifs au sens d’Austin où dire, c’est faire. Ces femmes font usage d’une puissance d’agir acquise dans une histoire vécue en commun du fait d’expériences passées (Mozère 1977, 1992), même de manière vacillante, et l’expérience de notre recherche-action la rend soudainement accessible :

« Une petite fille vient me voir en me disant : « J’ai apporté un petit chat. » Je lui demande : « Où il est ton petit chat? » Elle me répond : « Dans ma main. » Et on a joué comme ça à divers moments de la journée. À un moment, on a fait des gommettes, alors je lui ai dit : « Tu vas peut-être être embêtée pour jouer avec une seule main. » Alors elle me l’a donné tout doucement et je l’ai glissé dans ma poche. Et quand elle a été pour se coucher, elle m’a dit : « Tu me redonnes mon petit chat. » Et on a joué comme ça, elle n’avait pas 3 ans, c’est un imaginaire pas possible.

Jonas et Mozère 2005 : 32

Conclusion

La voix des auxiliaires s’est imposée à nous et nous a indiqué la nécessité de suivre cette voie, et cette voie seule. À travers leurs récits, par le truchement des mots qu’elles emploient, grâce aux intonations et aux inflexions qu’elles impriment à leurs phrases, mais aussi aux postures corporelles qu’elles adoptent, peut s’entendre en permanence le paradoxe au fondement de leur pratique. Se référer au concept de voix de Hirschman permet de la distinguer de la notion plus floue de parole, que nous pourrions qualifier de parole vide. Une parole vide est une parole « impuissantée » par le travestissement, par le gauchissement que lui impose l’institution qui en fait au mieux un adjuvant utile, mais surtout nécessaire à une bonne régulation des ressources humaines. Une parole exutoire jamais prise au mot, ni au sérieux, des « plaintes », comme il nous a été souvent dit par l’institution. Une parole vide est une voix séparée de ce qui en fait une force active et agissante sur le milieu et dans les vies.

Car, au terme de ce parcours à l’écoute des auxiliaires de puériculture, ne pourrait-on poser qu’en réduisant au silence la « voix » des auxiliaires, l’administration préserve et pérennise la naturalisation de leurs pratiques, même lorsqu’elle prétend considérer les auxiliaires de puériculture comme des professionnelles? En ne prenant littéralement pas « au mot » ce qu’elles disent, qui se situe dans un tout autre agencement, le dispositif hiérarchique institutionnel ne l’entend pas de cette oreille. Les responsables ne risquent-elles/ils alors pas de rester sourdes et sourds aux potentialités, précisément jusque-là pensées comme impossibles et impensables? C’est en ce sens que, concernant le projet de publier un ouvrage rendant compte de ces « voix » qu’elles nous ont confiées, se construira peut-être une première étape de dénaturalisation de leur activité et que se transformeront les rapports de genre dans les crèches qui effectueraient une rupture avec le paradigme mère-enfant jusque-là toujours convoqué. Mais en outre s’ouvrent, nous semble-t-il, des pistes de recherche qui pourraient opérer une semblable conversion du regard pour d’autres métiers. Si ce travail a porté sur une catégorie d’emplois socialement configurés par le genre, ne pourrait-il pas, en effet, enrichir la réflexion d’une sociologie des métiers considérés comme subalternes, souvent effectivement occupés par des femmes, mais où des hommes sont également engagés? Les grandes découvertes des auxiliaires ne pourraient-elles pas indiquer une voie originale de transformation des crèches et des institutions elles-mêmes, en permettant à ces voix d’accéder à un statut légitime dans l’enceinte d’une agora à construire où toutes et tous seraient dotés d’une égale puissance d’agir?