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Cet ouvrage regroupe huit articles, préalablement publiés dans des revues ou dans un ouvrage collectif, tous rédigés par Sonia Dayan-Herzbrun, professeure de sociologie à l’université Paris VII Denis-Diderot et directrice du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques. Ce choix est un des axes de la collection « Bibliothèque du féminisme » qui opte pour la réédition de textes ayant inspiré la réflexion féministe et le redéploiement des sciences sociales.

Dans l’introduction, Dayan-Herzbrun se fixe pour objectif de « contribuer à une analyse féministe des phénomènes politiques dans le monde arabophone contemporain » (p. 7), en tenant, d’une part, à « historiciser » les rapports de domination des hommes sur les femmes et, d’autre part, à les « sociologiser ». Dans cette perspective, l’analyse des mouvements de libération nationale constitue la base de la réflexion de l’ouvrage qui adopte comme approche la participation des femmes. Ce militantisme est considéré comme étant à l’origine du féminisme. On peut, de ce fait, regretter que l’introduction ne soit pas une synthèse de la question dans l’ensemble du Moyen-Orient, dans la mesure où l’analyse est centrée sur deux pays, soit l’Égypte et la Palestine. Il n’en demeure pas moins que son propos est intéressant, car, en exposant les différentes phases du nationalisme arabe au XIXe siècle, l’auteure souligne le fait que la mobilisation est menée par des femmes au statut social privilégié qui activent les réseaux économiques et familiaux du harem. Ainsi, l’auteure prend le contre-pied des visions orientalistes qui décrivaient les femmes du harem comme lascives, indolentes et passives. On aurait pu aussi s’attendre que l’auteure ne parle pas seulement de Huda Sharawi, dirigeante du mouvement féministe égyptien, objet du premier article, mais d’autres femmes avec un équilibre sur les destinées du féminisme en Égypte et en Palestine. En effet, l’auteure met l’accent uniquement sur la persécution des féministes durant les années 50 en Égypte, alors qu’elle souligne la structuration du mouvement féministe dans le mouvement national palestinien au cours des années 50 et 60 de même que son évolution lors de la première et de la seconde intifada.

Les articles sont courts, faciles d’accès et utiles pour un large public militant qui s’intéresse au débat politique autour du féminisme, ce qui explique la référence, la plupart du temps, à des écrits aisément consultables et le nombre limité de notes en bas de page. Alors que l’auteure remercie « toutes celles et tous ceux qui [lui] ont ouvert leur maison, ont partagé avec [elle] des moments de leur vie et ont répondu sans impatience ni lassitude à [ses] multiples questions », les propos des personnes interrogées sont très peu mis en évidence et rarement référencés, ce qui minimise le travail de recherche sur le terrain de l’auteure et conduit à des développements parfois trop globalisants. Pourtant, Sonia Dayan-Herzbrun, dès l’introduction, refuse « toute essentialisation des femmes, et surtout ce mode pernicieux, voire pervers d’essentialisation qui les transforme en un groupe homogène de victimes » (p. 22).

Le premier article sur l’itinéraire de Huda Sharawi, de son enfance dans le harem à sa lutte féministe de 1923 jusqu’à sa mort en 1947, et les troisième, quatrième et cinquième articles sur les Palestiniennes traitent bien de la place des femmes dans la politique dans un contexte de lutte nationale. Dans le premier cas, en se basant sur l’autobiographie de Sharawi, l’auteure souligne en effet que le féminisme égyptien est un processus complexe qui fait la synthèse de plusieurs réalités socioculturelles. Prenant sa source dans des milieux sociaux privilégiés et européanisés, le combat des femmes dans la revendication nationale fait la synthèse des apports de l’Occident pour mieux les transcender tout en tenant compte de certaines traditions. Huda Sharawi a subi très jeune un mariage arrangé avec son cousin, déjà marié et père de plusieurs enfants. Elle n’a décidé de prendre la parole en public qu’après la mort de son époux qui l’encourageait pourtant dans son combat politique. À travers le cas de Sharawi, l’auteure mène une réflexion intéressante sur l’influence des traditions sur le combat féministe en faveur de l’égalité des sexes (droit de vote pour les femmes), du droit à l’éducation (fondation d’une institution pour les femmes des milieux pauvres; création de l’Association intellectuelle des Égyptiennes pour les femmes de classes moyennes), de la condamnation du mariage précoce et de la limitation de la polygamie. Enfin, l’auteure met l’accent sur les spécificités du combat des féministes qui montrent une plus grande combativité contre les Britanniques par rapport aux hommes, tissent des liens avec d’autres mouvements à l’échelle internationale, mettent en pratique la solidarité de destins entre femmes de différentes communautés confessionnelles et travaillent pour l’unité arabe et de la Palestine. Néanmoins, on peut regretter que l’auteure ne se soit pas penchée sur l’après-Sharawi quand les féministes ont été persécutées sous Nasser et sur les raisons qui ont poussé Sharawi et ses compagnes d’armes à ne pas traiter les questions relatives à la sexualité dans leurs écrits ou discours.

Dans le cas palestinien, l’auteure montre bien que, dès les années 60, les femmes ont été partie prenante de la naissance d’un État palestinien au point d’être très actives dans la résistance à l’occupation palestinienne lors de la première intifada et d’investir l’espace public (manifestation de rues et grèves d’occupation devant les prisons). Dayan-Herzbrun souligne, à juste titre, que le bilan demeure cependant mitigé dans la mesure où l’engagement des femmes sur la scène sociopolitique est limité. Comme Sharawi dans un autre contexte, les Palestiniennes sont placées devant la forte tradition de l’autorité patriarcale, ce qui rend difficile l’égalité entre les hommes et les femmes, ces dernières, de plus, n’étant pas remerciées pour leur militantisme, car peu d’entre elles accèdent à des fonctions de direction au conseil du Fatah. Cela conduit à une réflexion très intéressante sur la signification réelle de l’activisme politique des femmes : est-ce du militantisme féministe ou la permanence du rôle traditionnel dévolu à la Palestinienne qui consiste à la considérer d’abord comme la protectrice du foyer ou comme une mère lorsqu’elle se met au premier rang des manifestations entre les hommes et les soldats israéliens? Il faut attendre le cinquième article pour obtenir une réponse. Dans la mesure où les femmes passent médicaments et produits de première nécessité lors du couvre-feu ou de l’encerclement de l’armée israélienne, l’auteure considère que la société enferme les femmes dans le rôle traditionnel de mère protectrice et non de militante féministe.

À noter que l’organisation de l’ouvrage rend la lecture difficile par moments, car il n’est possible de recouper de l’information du premier chapitre sur les raisons de la réduction du potentiel de liberté et d’autonomie d’action des femmes depuis les années 90, lors de la seconde intifada, que dans les quatrième et cinquième articles. Deux raisons principales sont mises en valeur à juste titre : la forte détérioration des conditions économiques et l’absence de perspectives politiques qui aboutit au repli religieux et à l’influence montante du Hamas. Ce constat amène l’auteure à lier le combat féministe à celui de la démocratie. Toutefois, cette idée fondamentale n’est malheureusement pas développée, alors qu’il aurait été souhaitable que la réédition de l’article soit l’occasion pour l’auteure de poursuivre son analyse au regard de la récente victoire électorale du Hamas.

Par ailleurs, les autres articles cadrent moins bien avec le titre de la publication. Le deuxième article, portant sur les femmes comme enjeu politique, tente de démontrer que la conciliation entre citoyenneté et diversité est difficile à trouver tant en France, aux prises avec la question du voile et de la laïcité (question reprise dans le septième article), que dans les pays à majorité musulmane, soumis pour la plupart à des régimes autoritaires qui composent avec le pouvoir patriarcal. Dès lors, l’auteure réfléchit davantage sur les couples « Femmes du monde musulman et politique » ou « Femmes et politique dans le monde musulman » plutôt que « Femmes et politique au Moyen-Orient ». Compte tenu des nombreux écrits sur l’islamisme et sur la condition de vie des femmes dans ce climat religieux, l’auteure aurait pu être plus précise dans ces exemples sur les pays du Proche-Orient. Les réflexions sur les femmes islamistes qui portent un regard très critique sur les féministes occidentales et arborent le voile afin d’investir plus librement l’espace public (propos repris dans les deuxième, sixième et septième articles) intéresseront un large public, souvent ignorant des motivations du port du voile. Toutefois, le sujet nécessite de se référer plus systématiquement à divers travaux d’enquêtes sur le port du voile comme acte politique, en prenant des exemples précis dans plusieurs pays du Moyen-Orient, et de décortiquer les discours de ces femmes islamistes, bien que le témoignage d’une jeune Libanaise soit édifiant (p. 121). Cet approfondissement aurait davantage permis de réfléchir tant sur les modalités et les dangers des particularismes religieux et communautaires (proposés dans les deuxième et septième articles) que sur les difficultés du débat démocratique.

En intégrant le huitième et dernier article, qui porte non plus seulement sur les rapports de domination entre hommes et femmes mais d’homme à homme en parlant d’actes de sodomie, l’auteure fait le choix de traiter plus largement de questions taboues relativement à la sexualité dans les sociétés musulmanes, en se référant aux écrits de l’écrivain marocain M. Choukri et de l’écrivain égyptien S. Ibrahim. Selon l’auteure, la domination de l’intime d’autrui « rejoint le politique » (p. 157); cette réflexion intéressante aurait mérité d’être davantage justifiée étant donné que l’ouvrage porte sur les femmes. On peut dès lors légitimement se demander pourquoi la question taboue du mariage forcé, par exemple, n’a pas été traitée pour mieux cadrer avec le thème général de l’ouvrage. En somme, cet ouvrage qui offre plusieurs pistes de réflexion, intéressera un large public toujours enclin à s’interroger sur le statut de la femme dans le monde musulman. Les spécialistes de la question en revanche auraient souhaité que la thématique générale soit plus approfondie et ne couvre pas seulement deux pays du Proche-Orient (Égypte et Palestine) afin qu’un véritable comparatisme soit proposé et développé.