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Du 28 février au 1er avril 2005, la chaîne France-Culture a diffusé une série radiophonique de 25 émissions portant sur l’histoire des femmes. Quoi de plus naturel pour un tel projet que le recours à Michelle Perrot, pionnière de cette histoire dans l’Hexagone, bonne communicatrice, toujours aussi passionnée et engagée dans le mouvement des femmes? La série ayant remporté un vif succès, il a été décidé de fixer par écrit (accompagné d’un support CD) l’ensemble des conférences.

L’ouvrage qui en a résulté, « Mon » histoire des femmes, porte la marque de cette origine, avec ses qualités et ses défauts. Le ton est vivant, alerte et accessible à tous et à toutes; synthétique, le propos est truffé d’exemples puisés dans la vaste culture de l’historienne. En revanche, public oblige, l’analyse demeure à un niveau de vulgarisation qui fait que les spécialistes n’y apprendront rien. Cette mise en garde faite, que peuvent y puiser les lectrices et les lecteurs?

Au total, 5 thèmes regroupent les 25 sous-thèmes traités. Le premier, intitulé « Écrire l’histoire des femmes » se penche sur l’itinéraire relativement récent de cette écriture, soit une trentaine d’années. Inscrite dans un mouvement collectif, elle est le résultat de la prise de conscience sexuée de la société et de l’histoire. Perrot explore d’abord les raisons scientifiques et sociologiques qui ont permis de rompre avec l’invisibilité des femmes dans l’histoire et le silence qui les a si longtemps entourées. Les discours et les images les représentant ne manquaient pourtant pas, mais ces derniers en disent plus sur l’imaginaire des hommes que sur la réalité des femmes. Pour rendre une voix aux femmes elles-mêmes, la résolution du problème des sources était capitale, car ces dernières sont d’autant mieux conservées qu’elles concernent la sphère publique, alors que c’est dans le privé que les femmes étaient confinées. Dès le moment où l’on a voulu les faire émerger, on a toutefois réussi à retrouver leurs traces, du moins certaines traces, parfois par des voix détournées, partout mêlées à celles des hommes. Depuis, les digues étant rompues, nous sommes devant un corpus impressionnant de travaux de qualité portant sur les quatre autres thèmes de l’ouvrage.

D’abord, le thème du corps, largement traité par les historiennes (les historiens étant rares dans le domaine). Non pas le corps envisagé dans « ses propriétés éternelles, mais le corps dans l’histoire, aux prises avec les changements du temps, car le corps a une histoire, physique, esthétique, politique, idéelle et matérielle » (p. 51). Ce thème permet d’explorer tous les âges de la vie, de la naissance à la mort, souvent pour les femmes aussi discrètes que leur vie. Il est d’abord question des apparences, en particulier la symbolique des cheveux, si centrale dans la question très actuelle du voile dont l’origine déborde largement l’islam. Ensuite, le sexe des femmes, sa représentation, sa protection et son appropriation; l’histoire du plaisir féminin et celle de l’homosexualité des femmes sont ensuite très brièvement abordées, suivies de l’incontournable sujet de la maternité, largement étudié, de même que celui de la régulation des naissances. Le chapitre se ferme sur l’assujettissement des corps (soit par la violence, soit par la prostitution) que les historiennes ont tenté de saisir à de multiples époques.

En toute logique : l’âme après le corps. Vaste thème qui comprend aussi bien la religion que la culture, l’éducation que l’accès au savoir et à la création. Les trois grandes religions monothéistes ont historiquement eu comme fondement l’inégalité entre les sexes et ont exercé leur pouvoir sur les femmes qui, pourtant, ont longtemps joué le rôle de gardiennes des traditions religieuses au sein de la famille. Perrot observe l’existence d’une abondante production sur l’épisode douloureux des sorcières et sur les communautés religieuses, qui ont souvent servi de refuge contre le pouvoir masculin. Ce pouvoir a longtemps résisté à l’instruction des filles : on voulait bien les instruire mais juste ce qu’il fallait pour les rendre agréables et utiles et leur inculquer les valeurs « féminines » que l’on connaît trop bien. Jusqu’à nos jours, les historiennes ont analysé le long chemin des femmes vers l’égalité en éducation qui allait constituer, du moins le croyaient-elles, la clé vers l’égalité professionnelle et sociale. À l’examen de la situation actuelle, il est loin d’être certain que le savoir a débouché sur le pouvoir… De même en est-il des écrivaines et des artistes, dont le parcours inachevé pour se faire reconnaître s’est révélé bien ardu. Dans le domaine des arts, par exemple, une bonne éducation devait initier les femmes aux artsd’agrément que George Sand appelait avec humour les « arts de désagrément », mais, jusqu’à un passé récent, un apprentissage en vue d’une véritable carrière était exclu.

Ce dernier constat nous amène directement au thème suivant, celui du travail des femmes. Il faut d’abord bien sûr distinguer entre le travail effectué au sein de la cellule familiale et le travail rémunéré, car les femmes ont toujours travaillé. Perrot nous introduit en premier lieu dans le monde des paysannes « les plus silencieuses des femmes » (p. 146), que nous connaissons surtout par les ethnologues. Si leur réalité a largement évolué dans le monde occidental, elle a peu bougé pour la majorité en Afrique, en Asie et en Amérique latine. L’historienne n’explore toutefois que les changements survenus en France jusqu’à la quasi-disparition de l’agriculture qui n’occupe plus de nos jours que 4 % de la population française. Le travail domestique, responsabilité traditionnelle des femmes, prend différentes formes. Perrot passe en revue la ménagère, la maîtresse de maison bourgeoise, la domestique salariée, maintenant remplacée par la femme de ménage, pour conclure avec le sociologue Jean-Claude Kaufmann à la « persistance de la répartition des rôles sexuels dans le théâtre quotidien » (p. 159), malgré une certaine évolution. Avec l’arrivée de l’industrialisation naît l’ouvrière, et l’on voit le début des débats de société sur la conciliation du travail en fabrique avec les tâches domestiques qui se posait évidemment dans d’autres termes qu’aujourd’hui. Le travail en usine est d’abord dans le textile, puis il s’élargit à de nouvelles industries, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Il est toutefois toujours peu qualifié et monotone, et les femmes sont proportionnellement peu nombreuses dans le syndicalisme. Perrot consacre ensuite quelques pages au domaine de la couture, vivrier permanent de travail féminin, qu’il s’exerce en atelier ou à domicile où règne l’exploitation. La Première Guerre mondiale donnera un coup fatal à ce secteur qui ne s’en relèvera pas. Les femmes s’orientent par la suite vers de nouveaux métiers principalement dans le tertiaire, métiers qualifiés de « bien pour une femme » (p. 167), soit les employées, les institutrices et les infirmières. Briser les stéréotypes pour devenir médecins ou professeures a été plus long et plus difficile. Suivent quelques pages intéressantes (mais pourquoi un tel accent sur un métier somme toute marginal, alors que bien des domaines ne sont pas mentionnés?) sur l’évolution du métier de comédienne.

Le dernier thème abordé nous conduit de l’individuel au collectif avec les femmes dans la cité, c’est-à-dire « aux prises avec l’espace et le temps, avec les événements, les guerres, la politique » (p. 183). Même si les femmes semblent confinées, et à plusieurs égards elles le sont vraiment ( gynécée, harem et autres (, elles se déplacent aussi dans l’espace; elles migrent avec leur famille ou seules, à des fins de travail, surtout domestique. Elles participent à l’exode rural, aux grandes missions religieuses. Voyageant évidemment beaucoup moins que les hommes, elles le font tout de même, en bravant l’opinion, pour la découverte ou l’aventure. L’histoire des femmes a aussi sa propre chronologie, pas toujours facile à établir mais plus rythmée par le culturel, le juridique, le biologique et le technique que par le politique. À titre d’exemple, la libre contraception est peut-être ainsi l’« événement » qui a le plus modifié les rapports entre les sexes. Les « grands » événements n’en ont pas moins eu des répercussions importantes sur la vie des femmes, que l’on pense à la Révolution française ou aux guerres mondiales. Dans l’histoire, les femmes sont loin de n’avoir été que passives devant le changement. Perrot explore les différentes formes de leur action collective qui vont de l’émeute de subsistance, plus liée au quotidien des femmes, à une participation politique à part entière. Elle tente d’expliquer, par une certaine spécificité française, la faible représentation des femmes à l’Assemblée nationale. Elle termine ce chapitre sur l’action collective par une section sur le féminisme, qu’elle définit comme un mouvement de lutte pour l’égalité des sexes, mais qui s’exprime d’abord par des personnes isolées, dès le XVIIe siècle. À partir de la fin du XVIIIe siècle, mais surtout aux XIXe et XXe, il devient doctrine et mouvement, ou plutôt mouvements, car sa pluralité est évidente, La bibliographie sur le sujet est maintenant considérable. Elle permet de voir qu’il s’agit d’un mouvement intermittent mais résurgent : « [m]ouvement plus que parti (…(, il s’appuie sur des personnalités, des regroupements éphémères, des associations fragiles » (p. 212). Il combat par l’écrit mais surtout par des manifestations, très largement pacifiques. Il revendique, et ses revendications concernent tous les domaines explorés au cours des chapitres qui précèdent : le droit au savoir, le droit au travail et au salaire, les droits civils, les droits politiques et les droits du corps.

Le cycle de ces émissions radiophoniques et, par conséquent, de l’ouvrage est ainsi divisé en cinq thèmes distincts, mais aussi inextricablement liés, autour desquels Perrot établit, du moins à grands traits, l’état des connaissances et pose des questions restées jusqu’à maintenant sans réponse. Car du pain sur la planche, il en reste!

Dans un bilan de quelques pages, Perrot constate « l’immensité de ce [qu’elle n’a] pas dit ou pas abordé » (p. 223). Et il est vrai que de vouloir synthétiser l’ensemble de la production d’une trentaine d’années sur les changements dans les rapports entre les sexes depuis le début de l’humanité risquait fort de laisser l’auditoire (ou du moins sa partie déjà un peu renseignée) sur sa faim. L’auteure a eu tout à fait raison d’intituler l’ouvrage « mon » histoire des femmes, car si elle pousse la réflexion au-delà de ses propres recherches, c’est bien surtout son univers très franco-français qui est mis en scène. À part quelques allusions au monde occidental en général (États-Unis et Europe de l’ouest, le Québec étant, comme trop souvent dans la production française, à peu près inexistant), les exemples sont puisés dans l’histoire de France et en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle et dans le XXe. La bibliographie qui complète l’ouvrage reflète bien cet accent, car, sur 220 titres cités, seuls une vingtaine sont le fait d’auteures et d’auteurs non français, ouvrages la plupart du temps traduits et portant sur la France.

Nous n’en avons pas moins là un petit ouvrage synthétique, très à jour dans son information, et qui peut fort bien être recommandé comme lecture d’introduction à toute personne qui n’est pas spécialisée en histoire ou comme référence de base dans un cours d’initiation à l’histoire des femmes. Sans oublier les usages qui peuvent être faits de la série sur CD-ROM. On ne peut que féliciter la direction de la chaîne France-Culture d’une telle initiative.