Corps de l’article

Le slogan féministe selon lequel « le privé est politique » exprime de manière exemplaire l’intérêt que suscite la sexualité chez les féministes radicales au début des années 70. C’est aussi un leitmotiv qui guide l’art féministe dès ses débuts. La sexualité, sans être centrale, constitue un thème important dans l’art féministe. Seulement, très rares sont les oeuvres qui présentent des corps d’hommes en situation érotique; en fait, le corps féminin domine de manière patente le paysage artistique à caractère sexuel créé par les femmes (Lavigne, Laurin et Maiorano 2013). On assiste ainsi à un bouleversement de l’érotisme visuel et de la relation entre l’artiste, l’oeuvre et le spectateur ou la spectatrice. En outre, plusieurs femmes artistes mettront en scène leur propre corps de manière érotique, sollicitant une forme d’objectivation sexuelle de la part de celui ou celle qui regarde leur oeuvre. Bien que cette pratique ait débuté avec le travail de Carolee Schneemann au début des années 60 avec une oeuvre comme Eye Body, travail qui s’est développé, entre autres, avec les oeuvres de Lynda Benglis, Hannah Wilke, Valie Export, Yayoi Kusuma, Cindy Sherman et Karen Finley, notre intérêt s’est tourné vers des oeuvres plus récentes de cette généalogie de pratique artistique. Dans le présent article, nous analyserons de manière comparative trois oeuvres de femmes artistes qui poussent à la limite ce projet d’auto-objectivation sexuelle comme oeuvre d’art à la manière de Cosey Fanni Tutti ou d’Annie Sprinkle, traitant directement l’objectivation sexuelle en situation de travail du sexe[1]. Ainsi, nous examinerons d’abord une photographie de Madeleine Berkhemer, Molly in Blue (2000), où l’artiste se présente harnachée de pièces de bas de nylon dans une pose classique de pin-up. Ensuite, nous aborderons la Strip Series (1999-2000) de Jemima Stehli, projet artistique relevant à la fois de la photographie et de la performance, où l’artiste se déshabille devant différents hommes qui occupent un poste de pouvoir dans le monde de l’art. Finalement, nous analyserons Untitled (2003) d’Andrea Fraser, où l’artiste a, en guise d’oeuvre, une relation sexuelle tarifée et filmée avec un collectionneur. Paradoxalement, en endossant de manière extrême le statut d’objet sexuel/objet d’art, ces trois femmes revendiquent aussi une subjectivité sexuelle et créative hautement subversive.

La figure de la pin-up chez Madeleine Berkhemer : simulacre et subversion de la féminité désirée et désirante

La première oeuvre, Molly in Blue (2000), a été publiée dans la revue française d’art contemporain artpress, dans un numéro spécial sur la pornographie faite par les femmes artistes. L’oeuvre figure au centre de la revue dans le portfolio numéro 1. Dans sa présentation, la photographie reprend toutes les caractéristiques de la classique double page centrale dépliante (centerfold), soit son emplacement central dans la revue, où elle occupe une double page qui se déplie et qui se détache aisément de la revue, car elle est prédécoupée en pointillé. L’insertion d’une affiche (poster) à l’intérieur d’une revue, usage peu commun pour une revue d’art contemporain, incite à prendre l’oeuvre au second degré. Cette manière de faire qui relève plus du magazine de vedettariat ou de pornographie prend tout son sens et sa pertinence dans un numéro sur le sexe explicite où règnent une hybridité des formes artistiques et un brouillage délibéré d’une distinction entre le grand art et l’art populaire, non sans un brin d’humour. Tout le contexte de présentation concorde pour que l’oeuvre joue le rôle de la page centrale et pousse le spectateur ou la spectatrice à l’interpréter comme telle.

Molly in Blue présente aussi une image qui correspond presque parfaitement à celle de la pin-up de la page centrale de la revue Playboy. En effet, sur un fond gris indéterminé se détache une jeune femme à moitié nue enchevêtrée dans une structure complexe de pièces de bas de nylon. Nous parlons dans ce cas de structure ou de sculpture faite de collants ou de nylon puisqu’il ne s’agit pas vraiment à proprement parler d’un vêtement. Des morceaux qui couvrent en partie le corps de la femme sont entrelacés de manière à tisser une toile informe qui part dans toutes les directions en excédant le corps pour envahir l’espace. Il en résulte que le modèle semble moins habillé par les diverses pièces de bas de nylon que pris au piège dans cette toile. Le nylon, matière importante de la lingerie érotique et qui occupe une place importante dans les pages centrales classiques, se trouve dans Molly in Blue partiellement détourné de son utilisation usuelle. En fait, le nylon respecte la fonction érotique de couvrir en transparence les jambes et le bas-ventre, mais il est ici travesti en corde de bondage et en sculpture.

Le modèle prénommé Molly, qui est une des trois alter ego de l’artiste, adopte une pose classique de pin-up : bras ouverts vers l’arrière mettant en valeur les seins, jambes légèrement écartées, bassin basculé vers l’arrière, tête penchée, bouche entrouverte, regard de biais dirigé vers le spectateur ou la spectatrice. Tout dans la pose signifie l’ouverture, l’offrande du corps au regard d’autrui, voire au don sexuel de soi. De même, Molly adopte les principaux gestes de séduction, de la tête penchée au positionnement des lèvres et au regard langoureux et invitant. Outre cet aspect sexuel et sensuel, transparaît aussi la position de vulnérabilité et de passivité propre à la pin-up. Le maquillage important et la perruque complètent le tableau en apparence cohérent d’une page centrale classique. Cependant, deux éléments ne concordent pas avec cette idée de page centrale du type « premier degré » : la dimension des seins de Molly (très menus) ainsi que l’aspect imparfait et non travaillé de la peau du corps. En outre, la présence d’une perruque bleue aussi artificielle ne cadre pas non plus tout à fait avec l’image de la pin-up. Mis à part les photos érotiques d’une chanteuse comme Katy Perry, les cheveux bleus sont plus associés à la rockeuse qu’au modèle de charme, ils répondent ici à un désir de marquer un décalage transgressif avec l’image parfaite de pin-up. La cohérence de l’image s’en trouve ainsi assurément brisée, et c’est dans ces incohérences, notamment, que naît l’oeuvre.

Il faut préciser que le caractère artistique de la photographie se présente de manière subtile. L’oeuvre ne se distancie pas vraiment d’une photo de charme des revues pornographiques par la méthode de présentation de l’oeuvre (page centrale détachable) ni par l’image même, et elle s’en distancie encore moins dans son mode de production. En effet, ce n’est pas l’artiste qui prend la photographie, mais un photographe commercial du nom de Mike James. La prise de vue et le cadrage constitutifs de l’aspect artistique dans les photographies plus traditionnelles sont donc cédés ici à un homme, qui a certes une pratique artistique de photographie de nu, mais qui demeure avant tout un photographe commercial. Il s’agit d’un regard d’homme et d’un regard commercial sur une femme, où l’artiste se trouve à incarner le modèle. Le sens de l’oeuvre ne se situe donc pas sur le plan formel (dans la prise de vue), mais sur le plan conceptuel, soit dans le fait de proposer un simulacre de photographie de pin-up et de performer le rôle de la pin-up prise au piège dans une sculpture de nylon, matériau typique de l’oeuvre de Berkhemer (Hanson 2004). Nous pensons que cette proximité de la production pornographique ainsi que la mise en scène du corps de l’artiste provoquent une réaction mitigée devant le travail de Berkhemer dans le monde de l’art.

Dans un article sur l’évolution et le devenir de l’art des femmes, Diane Watteau (2006) porte un regard sévère sur les femmes artistes qui jouent avec les codes pornographiques, notamment sur le cas de Madeleine Berkhemer. Par comparaison avec le travail des femmes artistes des années 70, Watteau considère que ce genre de production artistique ne fait que s’inscrire dans l’air du temps et qu’il constitue en quelque sorte une forme de régression dans le champ de l’art féministe puisqu’il se veut complice du regard et du désir masculin. Il s’agit d’un argument analogue à celui que Lisa Tickner (1978) utilisait pour les oeuvres d’artistes féministes des années 70 qui utilisaient leur corps érotisé, notamment Lynda Benglis ou Cosey Fanni Tutti. Pourtant, le travail de ces artistes a mené à la création d’oeuvres emblématiques de l’art féministe célébré par Watteau.

Dans son article intitulé « The Body Politic – Female Sexuality and Women Artists Since 1970 », Lisa Tickner (1978) se penche sur l’auto-objectivation sexuelle, pratique alors émergente dans l’art des femmes. Elle fait notamment écho à une oeuvre hautement controversée de l’art féministe, soit l’oeuvre-publicité de l’artiste Lynda Benglis publiée en 1974 dans la revue Art Forum. À l’époque, l’oeuvre avait fait scandale, tant chez les critiques d’art que chez certaines féministes, notamment en raison de sa vulgarité et de l’ostentatoire godemiché, symbole phallique oppresseur réprouvé au sein des considérations féministes de l’époque sur la pornographie et le viol. Pourtant, Benglis ayant étudié le féminisme et la pornographie, elle souhaitait précisément remettre en question de manière radicale les certitudes et les stéréotypes entourant le genre, le sexe et l’orientation sexuelle (Meyer 2004; Jones 2011). Or, les années 70 ont été marquées par le texte canonique de Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif » (1975), où elle dénonce la fétichisation totalitaire du regard masculin sur le corps des femmes, en appelle à un rejet massif de l’assouvissement de la pulsion scopique des hommes et invite les femmes à éviter de se représenter ou d’être représentées en objet sexuel. Bien que le travail de Mulvey ait été instrumentalisé par la culture patriarcale pour stabiliser la suprématie des plaisirs intellectuels au détriment des plaisirs charnels dans l’appréhension de l’art (Jones 2011), il n’en demeure pas moins que son texte soulève une crainte récurrente au sein des études féministes, à savoir que l’expression d’une féminité séduisante et séductrice est dommageable pour les femmes et pour le féminisme. Ce qui explique en grande partie la critique féministe du travail de Benglis.

Aujourd’hui encore, certaines stratégies de représentation sont considérées comme relevant davantage de l’intériorisation de l’oppression patriarcale, voire d’une certaine complicité, que de la réelle critique politique chez les femmes artistes qui y ont recours (Anderson 2006). Dans la mesure où les outils et les stratégies des systèmes idéologiques oppressifs se raffinent, employant des circuits de plus en plus subtils, on peut appréhender la culture de l’ambiguïté/ambivalence dans l’art des femmes (dont fait partie l’auto-objectivation sexuelle) comme une stratégie micropolitique de résistance. Cependant, le problème demeure entier dans la mesure où les féminismes matérialistes comme queer[2] préconisent, à leur manière diamétralement opposée, des standards de ce que constitue une féminité politique et politisée, généralement une féminité androgyne ou masculine (female masculinity (Halberstam 1998)). On assiste dès lors à un statu quo, ce qui a pour effet de stabiliser la hiérarchie des genres, conférant à la neutralité de genre (dans le féminisme matérialiste) et à la féminité masculine (dans la théorie queer malgré une volonté d’éclatement des genres[3]) une certaine primauté du pouvoir critique. Se dessine alors un paradigme où les femmes qui adhèrent aux critères de beauté sont dès lors dépossédées d’autonomie et de capacité d’action politique, accolées au rôle de victimes et de complices du système hétéropatriarcal. À cet effet, le travail des artistes qui utilisent leur corps à des fins politiques et qui répondent aux standards de beauté se révèle dès lors dévalué sous prétexte qu’il n’est pas suffisamment politique. Pourtant, les femmes « trop » masculines et les femmes « trop » féminines s’exposent aux mêmes dangers dans l’espace public : harcèlement, insultes, agressions sexuelles. Dans cette optique, on est en droit de penser qu’il y a quelque chose de radicalement politique dans le fait de brandir une féminité criarde, agressive ou sexualisée dans la mesure où elle signale un refus d’obtempérer aux limites qui régissent la « bonne » féminité.

Dans l’oeuvre photographique Molly in Blue, Berkhemer endosse cette féminité criarde et sexuelle, la revendique pour mieux la subvertir de l’intérieur. L’artiste n’est pas une pin-up, elle joue à la pin-up, et c’est en jouant qu’elle en devient une, et ce, à partir d’un point de vue masculin et avec la complicité de ce dernier[4]. Cependant, l’image n’est pas qu’une représentation d’une pin-up; il s’agit d’une image décalée par des détails certes, (la taille des seins, l’apparence de la peau et les cheveux bleus), mais déplacée tout de même par rapport à la norme érotique classique, d’autant plus que l’artiste orchestre elle-même cette image fabriquée. Et c’est dans ce déplacement que naît le caractère artistique de l’oeuvre, et aussi qu’apparaît l’aspect factice de la pin-up : son caractère performatif hyperféminin. Il faut ajouter que, bien que ce soit l’artiste qui figure sur la photographie, c’est un alter ego que Berkhemer met en scène : Molly. Le fait que Berkhemer se mette en scène par l’entremise d’un alter ego témoigne du caractère théâtral qu’elle accorde à la présentation de soi en situation sexuelle ou simplement genrée. Sans affirmer que l’artiste elle-même soit consciente d’un parallèle avec la théorie du caractère performatif du genre et de l’agentivité de Judith Butler, son travail y fait écho de manière très féconde. Rappelons brièvement que, pour Butler, le genre ou la subjectivité ne sont qu’une imitation toujours imparfaite de la norme : une norme qui s’en trouve toujours un peu déplacée, et c’est dans ce déplacement que l’agentivité s’exprime. Butler s’exprime ainsi :

The subject is not determined by rules through which it is generated because signification is not a founding act, but rather a regulated process of repetition that both conceals itself and enforces its rules precisely through the production of substantializing effects. In a sense, all signification takes place within the orbit of compulsion to repeat : « agency » then is to be located within the possibility of a variation on that repetition.

Butler 1990 : 145

Le travail de Berkhemer n’est pas un travail de confrontation, mais bien d’imitation subversive et humoristique de la norme de la passivité féminine. L’agentivité sexuelle et artistique de Berkhemer se loge donc dans le travail d’imitation subversive de la pin-up ou dans le léger déplacement de la représentation érotique hétéronormative où la femme ne doit qu’être objet du désir. Elle demande ainsi à un homme de la photographier dans une pose passive et de vulnérabilité, mais c’est Berkhemer qui conceptualise le tout et crée l’oeuvre : c’est en ce sens précis que l’oeuvre devient une imitation subversive. Voici ce qu’énonce Butler à cet égard :

The critical task is rather, to locate strategies of subversive repetition enabled by those constructions, to affirm the local possibilities of intervention through participating in precisely those practices of repetition that constitute identity and, therefore, present the immanent possibility of contesting them.

Butler 1990 : 147

Le travail de Berkhemer ne fait pas que repérer les stratégies de répétition subversive, mais il en crée tout en en explicitant les rouages. Force est de souligner que Berkhemer se joue également du plaisir visuel et incarné. Dans l’objet sexuel incarné qu’elle théâtralise, elle s’approprie, dans une certaine mesure, le plaisir du jeu de la séduction à travers le simulacre de pin-up. Elle oblige le spectateur ou la spectatrice à la considérer comme oeuvre d’art dans un jeu de renversement hiérarchique du plaisir (mais aussi comme sujet désirant à travers le fait d’être objet désiré). L’histoire de l’art patriarcale a toujours « refus[é] l’éventualité d’une oeuvre d’art qui serait à la fois sensuelle et conceptuelle, corporelle et théorique, érotisée et politiquement critique » pour stabiliser l’ordre moral fondé sur la suprématie du plaisir intellectuel qui passe par l’appel de la vision (Jones 2011 : 453). Or, la manière dont Berkhemer endosse sa position d’objet d’art sexuel participe d’une stratégie de revalorisation du plaisir sensuel du toucher, qui passe notamment par la sculpture de nylon qui entoure l’artiste. Sa position d’objet d’art sexuel pose également la question de la codépendance des regards et des sujets dans la fabrique du plaisir. En effet, bien qu’elle soit objectivée, sa subjectivité n’en est pas pour autant niée, c’est-à-dire qu’elle demeure maîtresse d’elle-même dans le dispositif qu’elle a inventé personnellement.

La figure de la stripteaseuse chez Jemima Stehli : mise à nu du regard masculin et critique du marché de l’art

Le projet artistique Strip Series (1999-2000) de Jemima Stehli constitue, lui aussi, une oeuvre hybride entre photographie et performance. Il s’agit de six séries photographiques où l’artiste exécute un striptease devant six hommes différents, tous étant issus du monde de l’art et occupant des postes de pouvoir dans ce domaine ou, du moins, y ayant une réputation bien établie. L’artiste donne des instructions très simples aux participants. Ceux-ci sont assis sur une chaise et sont munis du déclencheur de la caméra, tandis que Stehli leur fait face. La caméra est installée sur un trépied et le cadrage ainsi que la mise au point sont préréglés par l’artiste. Conséquemment, ce sont les participants qui font face à la caméra, tandis que l’artiste y fait dos. Au fur et à mesure que Stehli se déshabille, les participants sont invités à capturer l’image au moment qui leur plaît le plus, et ce, à plusieurs reprises tout au long du striptease. Se prêtent au jeu, des critiques d’art et des théoriciens, un marchand d’art et un conservateur. Bien que les hommes ayant accepté de se joindre au projet jouissent d’une notoriété dans le milieu de l’art, les photographies omettent de citer leurs noms. Alors que leur identité personnelle est esquivée, les titres des séries photographiques misent plutôt sur l’identité générique de ces hommes où ceux-ci sont définis exclusivement par la fonction qu’ils occupent dans le monde de l’art (par exemple, Strip no. 4 Curator,Strip no. 6 Critic, etc.).

L’autoportrait et l’auto-objectivation font partie intégrante de la démarche de Jemima Stehli depuis la fin des années 90. Dans un article qui explore le travail de Stehli et sa relation à l’objectivation sexuelle, Allison Jones propose une analyse nuancée. L’auteure utilise pour ce faire des oeuvres emblématiques du travail de l’artiste, c’est-à-dire Wearing Shoes Chosen by the Curator (1997) ainsi que Table 2 (1997-1998) et Chair (1997), issues de sa reprise de Women as Furniture (1969) d’Allen Jones. Même si, à première vue, elle semble réitérer de manière nonchalante les standards sexistes de la femme-objet passive réduite à l’emprise du plaisir visuel masculin, il n’en demeure pas moins que sa proposition artistique pose un commentaire critique sur les relations (de pouvoir) entre les (femmes) artistes et leurs collègues (conservateurs, rédacteurs, critiques, galeristes) ainsi qu’avec les exigences du marché de l’art (Jones 1999; Jones 2000). Par le jeu de son auto-objectivation, Stehli met en lumière ce sur quoi repose son succès : en effet, afin de bien gagner sa vie comme artiste, elle a besoin de la validation du conservateur, du critique d’art, du galeriste, etc. (Jones 2000). Par la même occasion, Jones (2000) souligne la relation que Stehli entretient avec le capitalisme : en effet, le projet Strip Series montre à voir le rapport inextricable qu’entretient l’artiste à l’égard du marché de l’art et du système capitaliste pour assurer son gagne-pain. Cependant, Stehli montre tout à la fois comment opère ce système : « By turning herself into an eternally ingratiating object in her work, Stehli both imbricates herself and her art with capitalism’s commodified culture and at the same time lets us see right through it » (Jones 2000 : 30).

Le projet Strip Series qui semblait n’être qu’une mise en scène d’un striptease comme oeuvre d’art, figure classique de l’objectivation ou de la commercialisation du corps des femmes, s’avère ainsi beaucoup plus complexe et polysémique. Une lecture plus littérale serait d’interpréter l’oeuvre comme une allégorie du marché ou du milieu de l’art contemporain, où l’oeuvre n’est reconnue ou ne prend de la valeur que si un critique d’art, un théoricien, un galeriste ou un conservateur en fait l’éloge ou s’y intéresse : et, dans ce cas-ci, l’oeuvre constitue la performance de l’artiste. On pourrait interpréter le geste de Stehli comme celui d’une artiste en mal de reconnaissance et empreint de narcissisme. Il est vrai que l’artiste utilise effectivement son corps, ce dernier correspondant aux canons de la beauté, mais nous croyons que son oeuvre se situe à un autre niveau. En fait, il est plus fructueux d’interpréter le geste de Stehli comme relevant d’un prétexte, d’un détail dans cette oeuvre qui porte davantage sur le regard des hommes. D’ailleurs, sur le plan formel, la mise au point préétablie par l’artiste focalise sur le visage de l’homme devant qui elle se déshabille, et très souvent le corps de l’artiste apparaît légèrement flou. Ici, le corps de l’artiste qui se déshabille demeure stable tout au long des séries photographiques, celle-ci s’adonnant de manière répétitive, voire rituelle, aux gestes qui la mèneront à une nudité intégrale. Ultimement, ce qui est montré à voir réside précisément dans ce qui varie dans l’oeuvre, c’est-à-dire le regard du galeriste, du critique, du marchand d’art, etc. C’est donc une indication que le projet Strip Series s’intéresse au regard masculin du milieu de l’art contemporain et à la réaction de ces six hommes devant cette artiste qui se met à nu. Et les regards et relations que Stehli entretient avec les six hommes de la série sont variés : des regards parfois objectivants qui prennent un plaisir visuel certain, alors que, dans Strip no. 4 Curator, le conservateur refuse même de participer à ce jeu et ne fait que fixer la caméra, visiblement mal à l’aise sur sa chaise. Ainsi, ce n’est pas tant le regard que l’on pose sur l’artiste qui se dénude qui est en jeu : le réel objet du regard pour le spectateur ou la spectatrice réside dans la réaction de l’homme qui assiste au striptease. Stehli expose de ce fait l’acte d’objectivation sexuelle ou son refus, voire la relation plus intersubjective qui se crée ici entre le participant et l’artiste. Par la multiplicité des réactions des hommes qui participent à l’oeuvre, le projet Strip Series démontre que le striptease ou, plus largement, que l’exposition du corps féminin en arts visuels ou en performance ne mène pas nécessairement à une objectivation sexuelle univoque et néfaste, comme le pensait Mulvey, mais plutôt qu’il s’agit là d’une présomption abusive sur un concept complexe. En ce sens, l’oeuvre pousse le spectateur ou la spectatrice à revoir la notion même d’objectivation du corps des femmes, tout en lui laissant le soin de juger la réaction des participants (critique, conservateur, galeriste, etc.).

L’oeuvre participe à la densification de la notion d’objectivation sexuelle par la complexité des réactions masculines envers la nudité de l’artiste et également par le fait que c’est l’artiste elle-même qui se dénude. Ainsi, comme la personne qui se dévêt est aussi celle qui orchestre toute la performance, qui donne les indications et qui définit le cadre et la mise au point, il est difficile de considérer Stehli uniquement comme un objet sexuel dépourvu d’autodétermination et de lui retirer toute subjectivité. Pour la philosophe Martha Nussbaum (1999), l’objectivation sexuelle est une notion beaucoup plus complexe que ce que les féministes antipornographie ont envisagé. D’après Nussbaum, l’acte d’objectiver une personne, soit de traiter un humain comme s’il s’agissait d’un objet, n’est pas en soi un comportement nécessairement négatif, et il peut même être souhaitable, notamment dans les rapports sexuels. Il faut, dans un premier temps, contextualiser la notion : « we must observe one fundamental point : in the matter of objectification, context is everything » (Nussbaum 1999 : 227). Et dans l’oeuvre de Stehli, il est impossible d’objectiver unilatéralement l’artiste. C’est en ce sens que le travail de Stehli qui met presque toujours son corps en scène de manière à être perçue comme un objet inerte (Shoes Chosen by The Curator, 1997; Table 2, 1997-1998) ou comme un objet sexuel (Strip Series, 1999-2000) n’est pas anodin : il témoigne de la complexité de la notion d’objectivation sexuelle et du malaise entretenu à l’égard du corps féminin à la fois chez les hommes et chez les féministes. À cet effet, pourquoi associe-t-on généralement de manière univoque un corps de femme nue comme étant soumis à l’objectivation des regards? Que recèle la nudité féminine pour être si suspecte et si dangereuse (dangereuse pour celui ou celle qui regarde et pour celle qui l’exhibe)? En fait, les philosophes féministes Nussbaum et Cahill offrent des pistes de réponse en vue de jeter un nouvel éclairage sur le projet Strip Series de Stehli.

Dans le projet Strip Series, Stehli aborde aussi l’autre versant de l’objectivation sexuelle : celui du gain possible à se placer dans cette position à la fois de vulnérabilité et de pouvoir. Ce gain, Nussbaum en parlait déjà dans son article majeur sur l’objectivation (1999). Pour elle, si une personne conserve sa valeur de sujet, elle peut bénéficier du fait d’être objectivée sexuellement : sa subjectivité peut prendre une dimension sexuelle par cet acte usuellement répréhensible. Cependant, Nussbaum n’explore pas trop cette voie, et c’est surtout Ann Cahill, dans son ouvrage intitulé Overcoming Objectification paru en 2011, qui poussera cette dimension positive de l’objectivation. Bien que nous ne soyons pas d’accord avec l’ensemble des propos de cette auteure, nous estimons qu’elle propose une vision novatrice et très sensible de la question de l’objectivation. Selon Cahill, Beauvoir, MacKinnon et Nussbaum utilisent toutes la notion d’objectivation sexuelle dans une perspective kantienne, laquelle serait fondamentalement « a model [of the person] that serves to marginalize the body and privilege non-embodied attributes, such as rationality and autonomy » (Cahill 2011 : xiii).

Le modèle kantien se révèle inapproprié dans la mesure où il situe l’identité individuelle (personhood : individualité, subjectivité, intégrité personnelle) dans la dualité corps/esprit, nature/culture, où la rationalité (l’esprit) est le siège absolu de l’individualité et où l’autonomie participe à l’individualité. Ainsi intriquée au modèle kantien, l’objectivation sexuelle sollicite une vision solipsiste des sujets tout en appréhendant ceux-ci comme des êtres désincarnés et autosuffisants : elle participe à cliver les sujets, voire à les isoler et à les priver de toute interaction relationnelle gratifiante dans la construction de leur subjectivité. Or, Cahill considère les sujets comme étant fondamentalement des êtres de relation et des êtres incarnés. Pour cette philosophe, la subjectivité s’acquiert par l’entremise d’une intersubjectivité incarnée (embodied intersubjectivity), donc par une reconnaissance mutuelle du corps de l’autre. Ainsi, elle considère la notion d’objectivation comme dépassée, lui préférant celle de dérivation (derivatization)[5], car l’objectivation considère le corps comme quelque chose d’inanimé, alors qu’il est le siège de la subjectivité. En fait, l’auteure part du fait qu’il peut être agréable et enrichissant d’être objectivé ou d’objectiver sexuellement une autre personne : cela peut participer à rehausser l’estime de soi, puisque nous sommes des êtres incarnés et sexués qui avons besoin de nous sentir considérés et reconnus dans le regard de l’autre (Cahill 2011 : xii). Ainsi, le problème éthique ne réside pas dans le fait d’objectiver sexuellement l’autre, mais dans le fait de ne pas le considérer comme un être distinct du sujet qui objectivise, et ce, à travers son propre fantasme, comme le ferait la pornographie liée au courant de pensée majoritaire (mainstream). En fait, pour Cahill (2011), le fait de ne pas être objectivée sexuellement prive la personne d’une partie de sa pleine subjectivité. Car la partie sexuelle de la subjectivité ne peut se développer sans le regard sexualisé d’autrui qui lui confère cet attribut. D’ailleurs, les personnes ne recevant pas ce regard sexualisé, comme les femmes vivant avec un handicap ou les femmes enceintes (exemples choisis par Cahill dans son argumentaire), ne peuvent jouir d’une subjectivité pleine et entière : « to have that gaze skip over you, to be rendered sexually invisible by society at large, is to have your full personhood denied » (Cahill 2011 : 85).

Pour sa part, Stehli n’a pas à affronter la non-reconnaissance de sa subjectivité sexuelle, car son corps correspond largement aux canons de beauté occidentaux. Au contraire, Stehli joue avec le pouvoir qu’offre le regard sexualisé et s’affiche comme objet sexuel. Elle pousse le participant de l’oeuvre (le galeriste, le conservateur ou le critique, etc.) et le spectateur ou la spectatrice à la considérer comme un objet et, paradoxalement, aussi comme un sujet sexuel. Or, si Stehli s’affiche réellement comme objet/sujet sexuel, elle expose également la diversité des effets secondaires d’une telle position : du regard lubrique qui ne vise pas de rencontre intersubjective mais dérivative (Strip no. 6 Critic) au refus de voir la dimension sexuelle de l’artiste (Strip no. 4 Curator), en passant par une gamme de réactions intermédiaires. Cependant, indépendamment des réactions de ces hommes de pouvoir, le spectateur ou la spectatrice de l’oeuvre ne peut que constater cette proposition à la fois autonomisante (empowering) et empreinte de vulnérabilité pour l’artiste qui décide de s’afficher à la fois comme objet et sujet sexuel, invitant celui ou celle qui la regarde à réfléchir sur sa propre réaction devant une telle rencontre.

Autrement dit, Stehli propose de revoir la représentation du nu féminin en art, de complexifier la notion d’objectivation sexuelle et, finalement, de réclamer la reconnaissance d’une subjectivité artistique et sexuelle, voire une agentivité sexuelle qui passe paradoxalement, comme chez Berkhemer, par l’auto-objectivation sexuelle. Par le regard sexualisé qu’elles sollicitent, ou qui est exigé dans le cas de Stehli, les deux artistes exposent dans Molly in Blue et Strip Series une lutte pour la reconnaissance de la subjectivité sexuelle des femmes, tout en explicitant les risques et les pièges que cette quête recèle, soit de rester confinée dans cette vision restrictive de la femme comme pur objet sexuel. Ce piège s’exprime chez Berkhemer par sa sculpture de nylon, emblématique de sa production sculpturale, et chez Stehli par le regard lubrique et dérivatif du critique d’art dans Strip no. 6 Critic. L’historienne de l’art Heather Anderson affirme que cette posture ambivalente est un piège dans lequel les femmes artistes ne devraient pas tomber. Dans un article où elle critique abondamment le travail de Fraser et de Stehli, elle affirme ceci : « Stehli and Fraser have all been critiqued for capitalizing on their appeal as sexual objects, but this decision also underscores how a woman’s status and agency in our society are often paradoxically enabled by her sexual desirability » (Anderson 2006 : 124). Il est vrai que ces deux artistes, de même que Berkhemer, tirent profit de leur beauté et leurs privilèges de femmes blanches de classe aisée, ne vivant pas avec un handicap, etc. Néanmoins, les trois artistes sont conscientes des pièges que cette posture recèle et elles l’exploitent tout de même : il s’agit justement de la mettre à jour, notamment parce qu’il s’agit du seul moyen de s’assurer de la reconnaissance de la pleine subjectivité sexuelle des femmes dans le monde patriarcal actuel.

La figure de l’escorte/prostituée chez Andrea Fraser : le service sexuel comme oeuvre d’art

Untitled consiste en une vidéo de 60 minutes où l’artiste est filmée en train d’avoir une relation sexuelle tarifée avec un collectionneur contre la somme de 20 000 $. Dans un premier temps, l’artiste a fait appel à son galeriste, Friedrich Petzel, afin de trouver un collectionneur qui accepterait de prendre part à un tel projet. Ce dernier devait répondre à des critères spécifiques déterminés par l’artiste : être hétérosexuel, célibataire, accepter de débourser la somme demandée (dont la moitié sera versée à l’artiste et l’autre moitié à la galerie) et d’être filmé en train d’avoir une relation sexuelle avec l’artiste. Dans un second temps, afin de réaliser l’oeuvre, la galerie Friedrich Petzel a loué une chambre d’hôtel à Manhattan afin de concrétiser la rencontre artistique et sexuelle entre l’artiste et le collectionneur dont l’anonymat a été préservé. La vidéo consiste en un plan-séquence sans montage ni bande sonore où sont filmés en plongée l’artiste et le collectionneur. La distance est telle qu’elle ne permet pas de reconnaître ce dernier. La vidéo met en scène la chambre d’hôtel où le lit occupe le centre de l’image. Les premiers instants de la vidéo montrent l’artiste qui entre dans la chambre habillée d’une robe et tenant deux verres d’alcool à la main. Le collectionneur fait ensuite son entrée. Les deux partenaires discutent un peu, puis l’artiste prend les devants de la relation sexuelle. On assiste alors à la mise en place d’un scénario de relation sexuelle classique, ou de ce que Gagnon et Simon (1973) ont nommé le « script sexuel traditionnel ». En effet, les préliminaires débutent avec des baisers et des caresses qui amènent les partenaires à se déshabiller. S’ensuit dans l’ordre fellation, cunnilingus et pénétration vaginale. Une fois l’acte sexuel consommé, l’artiste et le collectionneur ont à nouveau une discussion tout en s’échangeant furtivement des marques de tendresse post-coïtales dans le lit. À cet effet, soulignons à nouveau que le contenu verbal échangé entre les protagonistes demeure inaccessible puisque la vidéo est muette. Le film se termine lorsque l’artiste et le collectionneur quittent la chambre d’hôtel, laissant un lit vide et défait portant la marque de leurs ébats.

Dans un article sur la prostitution, Martha C. Nussbaum effectue un parallèle évocateur entre l’art et les services sexuels pour en faire ressortir les similitudes. Dans cet article, Nussbaum compare la prostitution à d’autres professions qui incluent la vente d’un service corporel pour argumenter qu’il n’y a pas une si grande différence entre ces diverses professions, mis à part la stigmatisation des prostituées, et qu’il n’y a pas de raisons objectives de criminaliser la prostitution. Nous devrions plutôt, selon elle, travailler à améliorer le sort des femmes vivant dans une pauvreté extrême ainsi qu’à mieux encadrer la pratique de la prostitution. Lorsqu’elle discute d’un argument moral souvent utilisé pour soutenir la criminalisation de la prostitution, soit celui de la prostituée qui « aliène sa sexualité et qui transforme ses organes et actes sexuels en marchandise[6] » (Nussbaum 2008 : 385), cette philosophe affirme qu’il n’y a rien d’éthiquement répréhensible à recevoir de l’argent en échange d’un service, même si celui-ci exprime quelque chose d’intime (2008 : 386) :

Professors take a salary, artists work on commission under contract – frequently producing works of high intellectual and spiritual value. To take money for a production does not turn either the activity or the product (e.g., the article or the painting) into a commodity in the baneful sense in which that implies fungibility.

La question se pose alors de savoir pourquoi les activités de la prostituée sont traitées différemment et pourquoi les relations sexuelles ne peuvent pas être rémunérées. Selon Nussbaum, c’est l’influence de notre « heritage of romanticism, which makes us fell that sex is not authentic if not spontaneous, « natural », and to some degree unplanned » (Nussbaum 2008 : 387). Le sens commun véhicule l’idée que de payer pour un service sexuel avilit nécessairement la relation sexuelle. Dans un même ordre d’idées, l’héritage de l’amour romantique pose la sexualité comme le vecteur privilégié du dévoilement de soi et de l’intimité amoureuse (Nussbaum 2008 : 389). En somme, c’est le fait qu’il s’agit de sexualité et du caractère dit « naturel » et lié à l’expression intime de soi de cette activité qui nous pousse à considérer que la sexualité ne peut être exécutée en échange d’argent. Cette vision de Nussbaum éclaire bien l’oeuvre de Fraser, de ce qui la fait passer du statut de sujet au statut d’objet sexuel : la production artistique d’une femme se vend, mais pas une relation sexuelle avec elle. Ainsi, en juxtaposant les deux activités humaines, Fraser en fait ressortir les similarités : il s’agit de deux activités qui engagent le corps (particulièrement dans le cas de l’art corporel (body art[7])) contre rémunération; de deux activités d’expression du soi; de deux activités sacrées; et de deux activités extrêmement culturelles (Lavigne 2012). Le problème réside dans le fait que la société considère encore la sexualité comme naturelle (Rubin 2010), alors que l’art constitue l’exemple type de la culture avec un grand C. Bien que l’aspect culturel de la sexualité soit de plus en plus une évidence dans le domaine des sciences sociales (voir, notamment, Foucault (1976) Weeks (1985) ainsi que Gagnon et Simon (1973)), cette donnée semble plus difficilement faire son chemin dans la société en général, d’autant plus que cette activité humaine jouit d’un excès de signification, entendons par là une signification qui « prend le sexe trop au sérieux » (Rubin 2010 : 208). Ainsi, qui vend une activité sexuelle ne peut le faire en tant que sujet, mais bien uniquement en tant qu’objet sexuel.

Le sexe commercial comme proposition d’art extrême

Le fait d’analyser dans cet ordre ces trois oeuvres teinte aussi notre interprétation, mais elle permet d’éclairer une pratique liée à l’art contemporain féministe qui est tout de même marginale, soit le sexe commercial présenté comme pratique artistique. De pin-up à stripteaseuse, puis à prostituée[8], les trois artistes de notre corpus font le pari d’endosser un rôle qui leur est contraire dans la société. Ne réhabilite-t-on pas une pratique à caractère sexuel sous prétexte qu’il s’agit d’une recherche artistique? Une artiste dans le domaine de l’art contemporain est un sujet humain respecté, valorisé, et l’on ne doute point de son autonomie. Ce qui diffère avec les femmes de l’industrie de sexe, pin-up, stripteaseuse ou prostituée, c’est que l’on considère en soi ces femmes comme des objets à utiliser et à consommer ou comme des victimes : on illustre ainsi l’exemple type de l’objectivation sexuelle des femmes par le patriarcat capitaliste et néolibéral. Ici, nous ne parlons pas des conditions de vie déplorables et de la détresse que bien des femmes vivent dans l’industrie du sexe, mais de la posture ontologique avec laquelle on doit appréhender les femmes qui y travaillent. D’ailleurs, les artistes ne proposent pas une immersion concrète dans le milieu : elles soumettent plutôt un discours artistique et philosophique sur le statut des femmes. Qu’est-ce qui fait passer ces femmes artistes du statut de sujet au statut d’objet sexuel? Le caractère sexuel de leur travail performatif? La mise en représentation des choses du sexe? En endossant le rôle de pin-up ou de stripteaseuse ou, à plus forte raison, le rôle d’une prostituée, ces artistes bouleversent l’ordre établi qui consiste à garder le sexe des femmes, et plus particulièrement le travail du sexe, hors de l’art.

De plus, la performance de ces trois artistes en tant que pin-up, stripteaseuse ou prostituée se révèle être, chacune à sa manière, une stratégie détournée en vue de lutter pour une reconnaissance de leur subjectivité, voire de leur agentivité sexuelle. Dans les trois cas, c’est une stratégie féministe classique d’imitation subversive (Butler 1990), une stratégie du comme si (as if) (Braidotti 1994) ou du mimétisme (Irigaray 1977) qui consiste à imiter la norme du féminin pour en détourner le sens. Autrement dit, le fait que ces trois artistes sont des femmes leur confère de prime abord un aspect corporel avant d’être un esprit libre dans une philosophie dualiste (Grosz 1994) et aussi dans le domaine de l’art contemporain. Bien qu’elles soient des artistes, Berkhemer, Stehli et Fraser demeurent des corps susceptibles d’être objectivés en situation d’autoportrait. Elles ont toutes fait le pari d’exposer cet état et de provoquer l’objectivation en guise d’oeuvre en impliquant le regard masculin comme partie intégrante de l’oeuvre. Cependant, l’objectivation est un phénomène très complexe et pas toujours unilatéral, comme le propose l’oeuvre de Stehli. En fait, l’objectivation sexuelle constitue un regard sexualisé d’autrui, un regard qui est garant de la reconnaissance d’une subjectivité sexuelle mais potentiellement dérivatif. Par ailleurs, cette subjectivité n’est pas accessible à toutes dans notre société. En fait, Molly in Blue, Strip Series et Untitled nous renseignent sur la diversité de statuts que les femmes occupent dans l’univers de la représentation visuelle à caractère sexuel, et la place qu’occupent les trois artistes est définitivement une place de femmes privilégiée. En effet, comme elles sont blanches, économiquement aisées et sans handicap, et qu’elles correspondent largement aux canons de la beauté, elles peuvent plus aisément devenir des sujets sexuels. Certaines critiques, comme Anderson (2006), n’y voient qu’une forme dépolitisée de postféminisme où les femmes artistes collaborent avec l’ordre hétéropatriarcal et capitaliste en s’affichant ainsi et, qui plus est, en en tirant profit. Bien qu’il s’agisse là d’un argumentaire cohérent, nous croyons que c’est une position peu généreuse et qui gagnerait à être nuancée. Nous préférons plutôt y voir une pratique qui tente de faire éclater les frontières d’une féminité respectable (où un surplus de féminité devient rapidement synonyme d’aliénation, posture que nous jugeons paralysante) et qui complexifie notre conception de la subjectivité des femmes et de leur objectivation potentielle considérant aussi la dimension sexuelle des femmes, et ce, sans que cet aspect leur porte préjudice.