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Au Québec, l’antiféminisme reste un phénomène relativement peu discuté par les universitaires, qui ont surtout étudié les discours antiféministes (Bouchard et autres 2003; Blais 2009; Dulac 1984 et 2009; Goulet 2011; Langevin 2009) et les distinctions entre les formes d’antiféminisme (Blais et Dupuis-Déri 2008; Descarries 2005; Dumont 2009; Lamoureux 2006). Plus abondante aux États-Unis, la littérature savante sur le sujet traite souvent du phénomène sous l’angle du backlash contre les femmes, et à l’aide d’une analyse des discours antiféministes qualifiés de réactionnaires et de conservateurs (DeKeseredy 1999; Dragiewicz 2008; Mann 2008; Mansbridge et Shames 2008; Thomas 2008; Sanbonmatsu 2008; van Wormer 2008)[1]. Les théories sur les « contremouvements » sont également mobilisées pour analyser les interactions entre le mouvement féministe et le contre-mouvement antiféministe. En s’intéressant à ces interactions, les études discutent parfois des effets du contre-mouvement antiféministe sur les politiques publiques et les orientations gouvernementales (DeKeseredy 1999; Sanbonmatsu 2008). Par exemple, Ruth M. Mann (2008 : 67) note qu’un des effets du backlash contre les femmes est d’avoir « détourné les orientations gouvernementales en matière de violences faites aux femmes vers des politiques contre la violence entre partenaires et contre les enfants[2] ».

Malgré la richesse de ces analyses, peu d’entre elles s’intéressent aux effets directs des actions antiféministes sur les féministes mêmes et sur leurs organisations. Soulignons toutefois les travaux de la politologue Émilie St-Pierre (2008), qui a consulté en 2007, 80 organisations du mouvement féministe québécois, dont 30 (approximativement 40 %) ont répondu avoir été la cible d’actions antiféministes de diverses natures. Afin de combler ce manque, nous voulons évaluer, dans l’article qui suit, les effets des actions antiféministes, tout en tenant compte des critiques émises à l’endroit des études qui établissent un lien de causalité trop étroit entre les actions ou les revendications d’un groupe et leurs effets sur les politiques publiques, par exemple. Cette critique est d’autant plus pertinente lorsque ces études analysent les impacts d’un mouvement uniquement à l’aide d’un corpus composé de revendications des groupes étudiés (Chabanet et Giugni 2010). Dans le cas qui nous préoccupe, il ne suffit pas d’analyser des revendications et des mobilisations antiféministes pour conclure qu’elles ont un effet sur le mouvement féministe. D’un point de vue méthodologique, il semble plus pertinent de questionner les féministes qui sont directement ciblées par des actions antiféministes afin de bien documenter leurs perceptions et, du même coup, évaluer si l’antiféminisme obtient le « succès » escompté. De ce point de vue, nous croyons qu’une analyse de la perception qu’ont les féministes des attaques antiféministes peut faciliter notre compréhension des effets et de la portée de l’antiféminisme contemporain. D’autant plus que si des féministes sont convaincues que les antiféministes nuisent au mouvement féministe, cette impression seule les amène à réagir à la menace perçue. C’est donc à partir de la perception des féministes que nous qualifions ici les actions d’antiféministes. Ces dernières peuvent parfois être le fait d’individus misogynes ou sexistes plutôt qu’antiféministes, mais avoir malgré tout un effet antiféministe puisqu’elles nuisent au travail et à la militance de féministes.

En écho aux préoccupations de féministes québécoises[3], nous poursuivons un double objectif : 1) présenter les actions antiféministes qui ciblent indirectement ou directement les féministes; 2) analyser les effets des attaques antiféministes sur les féministes à partir de la perception qu’elles en ont. À noter que nous employons le terme « attaque » antiféministe comme synonyme de violence, c’est-à-dire pour désigner les activités et les discours qui portent atteinte à l’intégrité psychologique ou physique des féministes. Quant au terme « action » antiféministe, il est plus englobant et fait référence à un vaste répertoire incluant autant les attaques antiféministes que des paroles et des gestes sans violence, mais qui nuisent tout de même au travail des féministes.

Cette réflexion participe de la recherche Les attaques antiféministes au Québec, menée en partenariat avec L’R des centres de femmes du Québec et le Service aux collectivités (SAC) de l’UQAM[4]. L’R des centres de femmes est un organisme québécois qui regroupe 101 centres de femmes un peu partout au Québec, et qui sont des lieux « d’appartenance, d’entraide, d’éducation et d’action intervenant dans tous les champs de la condition féminine ». Ayant pour mandat de « soutenir le développement des centres de femmes et de travailler à l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble des femmes[5] », le regroupement documente et analyse depuis plusieurs années les actions antiféministes. Cette recherche nous a permis de réaliser 15 entrevues semi-dirigées auprès d’intervenantes et de praticiennes de divers organismes du mouvement féministe qui ne sont pas, pour la plupart, membres de L’R des centres de femmes. Les répondantes viennent essentiellement de Montréal et de Québec (elles seront désignées ci-dessous à l’aide d’un code alphanumérique pour préserver leur anonymat). Au fil des entrevues, les répondantes nous ont parlé des actions antiféministes qui les ciblent et qui ciblent le mouvement féministe dans son ensemble, c’est-à-dire le réseau des groupes de femmes dont les organismes publics, parapublics ou autonomes qui représentent un ensemble de groupes féministes, les groupes locaux actifs dans divers secteurs d'intervention ou de service et les comités femmes dans des mouvements sociaux mixtes.

Plutôt que d’examiner la violence antiféministe en nous inspirant des travaux sur le backlash ou des études sur les contre-mouvements antiféministes, nous aurons recours aux recherches féministes sur les violences faites aux femmes (dont les violences conjugales). En empruntant les outils conceptuels et théoriques de l’intervention féministe et du travail social (Corbeil et Marchand 2010), nous vérifierons la validité de l’hypothèse de L’R des centres de femmes, selon laquelle les actions antiféministes (intimidations et menaces, poursuites juridiques, etc.) provoquent les mêmes effets chez les féministes que la violence masculine dans un contexte conjugal ou postconjugal : autoculpabilisation, silence et inhibition, etc. En d’autres termes, nous discuterons de la validité de cette hypothèse en utilisant le schéma du « cycle de la violence conjugale » à titre de grille interprétative des effets de l’antiféminisme. Cette dernière nous permettra d’analyser si à ce cycle correspond un « cycle de la violence antiféministe ». Consciente qu’une des limites de notre démarche est de comparer une violence masculine qui s’exerce dans l’« intimité » (violence conjugale) avec une violence « publique » (violence antiféministe), nous discuterons de leurs différences en conclusion. Soulignons d’ores et déjà qu’une des principales limites de l’analogie découle du caractère politique et collectif de la violence antiféministe, une violence politique qui, conséquemment, appelle une réponse politique organisée et concertée.

Après avoir défini la violence masculine, la violence conjugale et la violence antiféministe, nous décrirons brièvement les formes d’antiféminisme québécois parmi les plus actives depuis la fin des années 80. Nous poursuivrons avec une présentation détaillée de la perception qu’ont les féministes des actions antiféministes (dont le type d’attaque et leurs effets). Cette section sera également l’occasion de comparer les effets de la violence conjugale à ceux des attaques antiféministes pour évaluer l’hypothèse de L’R des centres de femmes.

Une définition de la violence

Bien qu’il existe des différences entre la violence conjugale et la violence antiféministe, leurs traits communs attirent aussi notre attention. La violence conjugale participe du phénomène plus large des violences masculines contre les femmes, notamment parce que les personnes à l’origine des agressions sont majoritairement des hommes (O’Toole et autres 2007; Romito 2006) et que la forte majorité des victimes sont des femmes (Bergeron et Hébert 2006 : 267). Même constat par rapport à la violence antiféministe. En effet, malgré la présence de femmes antiféministes dans l’espace public, les répondantes indiquent que les attaques sont en grande majorité le fait des hommes[6]. Les attaques antiféministes ne constituent pas une forme de violence distincte des violences masculines contre les femmes, puisque ce que nous appelons les « formes » de violences (économique, sexuelle, psychologique, physique) s’observent autant dans l’espace « intime » que dans l’espace « public ». Qui plus est, la violence antiféministe participe du continuum des violences masculines, soit de « ce large éventail d’actes […] qui relève d’un même rapport social de domination » (Lieber 2008 : 43). À cet égard, violence conjugale et violence antiféministe sont des violences masculines contre les femmes.

Nous faisons ainsi usage d’une définition sociologique de la violence comme facteur de contrôle social des femmes (Gordon 2007). Selon la sociologue Jalna Hanmer (1977 : 72 et 79), une conception sociologique de la violence masculine à l’endroit des femmes :

doit tenir compte de l’usage de la force et de la menace comme moyen d’obliger les femmes à se comporter ou à ne pas se comporter de telle ou telle façon. La mort se situe à un extrême et la menace à l’autre. Entre les deux, on trouve toutes sortes de comportements quotidiens […] C’est une définition de femme; elle part du point de vue de la victime.

Dans le cas de l’antiféminisme, obtenir la soumission des femmes veut aussi dire s’en prendre à celles qui aspirent à lutter contre la subordination des femmes, c’est-à-dire les féministes. Ainsi, pour une répondante, être féministe, c’est savoir que « physiquement on peut être la victime. Ça fait partie du travail[7] » (R19). Le psychologue québécois Rudolf Raush (cité par Dufresne (2002 : 31)) suggère lui aussi de comprendre la violence masculine comme un processus de réponse à des rapports de force entre les sexes, rappelant que, « lorsque le groupe dominé tend à réduire cet écart de pouvoir, on fait face à des escalades de violence chez le groupe dominant pour maintenir l’écart de pouvoir, le statu quo ». Pour une autre répondante, les antiféministes ont des objectifs politiques « très clairs : c’est de maintenir la société comme il y a 50 ans […] Au même titre que je pourrais mettre dans cette tendance, les provie, sur la question du contrôle du corps » (R10). Si l’on admet que la violence masculine a pour but le contrôle social des femmes en vue d’assurer la division sexuelle du travail, il devient alors possible de traiter autant de la violence intime que de la violence publique.

Tout en nous inspirant de la littérature féministe sur la violence masculine (Fernet 2005; Gordon 2007; Hirigoyen 2010; Prud’homme 2005; Sheffield 2007), nous adoptons une approche féministe matérialiste qui suppose que les attaques antiféministes s’inscrivent dans des rapports d’oppression et d’exploitation des femmes par les hommes, rapports imbriqués à ceux de l’hétérosexisme, du racisme et de l’exploitation économique[8]. Si une autre des limites de notre recherche est de ne pas discuter du racisme et de l’hétérosexisme, il nous est tout de même possible de traiter du rapport de force permanent entre hommes et femmes d’où découle la dynamique entre le féminisme et l’antiféminisme. Ce dernier est donc, par définition, une expression collective de la « résistance des hommes aux changements », selon la formule d’Anne-Marie Devreux (2004).

La mise en contexte : l’antiféminisme aujourd’hui

Les « montagnes russes » de l’antiféminisme québécois

Plus d’une fois, des féministes ont affirmé que les années 80 avaient été marquées par une montée de l’antiféminisme et par le backlash conservateur (Faludi 1993; Lamoureux 2006; Mansbridge et Shames 2008). Les répondantes le croient tout autant en soulignant que l’année 1989 constitue un moment marquant pour le mouvement féministe. Selon elles, la tuerie de l’École polytechnique « autorise » un déferlement antiféministe dans les médias, attitude qui était autrefois plus discrète (R8) (R19)[9]. Pour une répondante, le 6 décembre 1989 est « un moment charnière […], on a réagi, on a fait les médias, on a pleuré, mais on s’est un peu retirées de l’espace public » (R4). L’historienne Micheline Dumont (2005 : 63) explique à son tour que « quelque chose de nouveau vient de commencer », et ce quelque chose débute avec le « massacre de Polytechnique, où pour la première fois des femmes ont été assassinées parce qu’elles étaient féministes […] donnant ainsi à l’antiféminisme […] la force des armes de poing. D’autant plus que la période actuelle est justement marquée par une montée assez spectaculaire et violente de l’antiféminisme. » Pour certaines répondantes, l’antiféminisme est plus « fort » que jamais, certaines parlant même d’attaques systématiques à leur endroit ou à l’endroit de leurs organismes qui oeuvrent tous deux contre les violences faites aux femmes (R5) (R6b).

Certaines répondantes indiquent cependant que cette montée de l’antiféminisme n’est pas linéaire et que, depuis dix ou vingt ans, le mouvement féministe a connu quelques moments d’accalmie. Deux raisons majeures expliqueraient, selon elles, cette « montagne russe » de la présence antiféministe dans l’espace public depuis la tuerie du 6 décembre 1989. La première est le rapport de force qu’est parvenu à instaurer le mouvement féministe au désavantage des antiféministes, notamment grâce aux plaintes individuelles à la police de la part de féministes ciblées par des menaces de toutes sortes (R6a) (R8) (R10) (R17) (R18). La seconde raison est qu’il y aurait une diminution des actions antiféministes depuis 2009 et 2010 étant donné que les médias véhiculent moins leur discours. En d’autres termes, « leur discours antiféministe en soi réactionnaire leur a nui beaucoup parce qu’ils perdent de la crédibilité » (R2).

L’accalmie ne signifie toutefois pas qu’il y ait absence d’actions, voire d’attaques antiféministes, comme cela a été le cas après la Marche mondiale des femmes de 2000 et celle de 2010 (R4) (R19). Une répondante croit également que les actions des antiféministes leur ont permis de réaliser certaines percées dans l’opinion publique, car il y aurait « une petite montée de questionnement entre autres sur l’égalité, parce que ces groupes-là ont réussi à semer le doute dans l’esprit de la population en général » (R2). D’autres répondantes lui font écho en précisant que, même si « la poussière est retombée » (R18) depuis les actions directes telles que l’escalade du pont Jacques-Cartier et de la croix du mont Royal, à Montréal, par des membres de Father-4-Justice en 2005, l’antiféminisme est actuellement d’autant plus nuisible que son discours est accueilli et repris par une plus large audience (membres du corps professoral, intellectuelles et intellectuels, spécialistes de la santé, journalistes, etc.) (R3) (R19). Pour cette répondante « les médias et leurs ténors ont tellement bien intégré le discours antiféministe des masculinistes que les masculinistes n’ont même plus d’ouvrage à faire. Alors c’est pour cela qu’on les entend moins » (R3).

Cette répondante compte parmi les seules à préciser de quelle forme d’antiféministe il est question lorsque les répondantes discutent des actions des antiféministes (ici le masculinisme). Plusieurs répondantes parlent d’un antiféminisme virulent ou visible dans les médias, surtout de 2004 à 2008[10], sans préciser de quelle forme d’antiféminisme il s’agit. Il nous apparaît donc important d’analyser les différentes formes d’antiféminisme dont elles font état lorsqu’elles discutent de l’évolution de l’antiféminisme depuis dix ou vingt ans. Cette démarche nous permettra de constater que l’antiféminisme le plus virulent et le plus actif depuis une dizaine d’années est le masculinisme.

Les formes d’antiféminisme

En tant que contre-mouvement, l’antiféminisme est composé de différentes tendances que nous regroupons sous trois appellations : 1) l’« antiféminisme ordinaire »; 2) l’« antiféminisme religieux et conservateur »; et 3) le « masculinisme ». Au fil des entretiens, les répondantes ont désigné directement ou indirectement ces trois formes d’antiféminisme. L’antiféminisme ordinaire (Descarries 2005) correspond davantage aux discours du sens commun, qui inclut la croyance voulant que le « pouvoir » de séduction soit une arme des féministes. En écho à la définition de la sociologue Francine Descarries, une répondante parle de l’antiféminisme ordinaire comme d’un « sexisme ordinaire » et de l’« anti-droit-des-femmes » (R4). Très peu discutée par les répondantes, cette forme d’antiféminisme a cependant toujours existé et gagnerait du terrain, selon la même participante (R4).

Quant à l’antiféminisme religieux et conservateur, il s’en prend davantage aux militantes et aux organismes « prochoix » (R13). Selon Diane Lamoureux (2006 : 33), l’antiféminisme religieux et conservateur répond aux caractéristiques de la pensée réactionnaire mises en évidence par Albert Hirschman, car cet antiféminisme « récuse la valeur d’égalité pour lui substituer celle de hiérarchie », insistant « sur l’ordre » et s’appuyant « sur une nostalgie du passé, largement reconstruite a posteriori ». Une répondante précise que le discours antichoix est antiféministe parce qu’il mise sur « l’importance de s’occuper de la famille […] On trouve que les femmes sont trop présentes dans l’espace public, et [que] ce serait bien qu’elles retournent dans l’“espace privé” » (R4). Par contre, cette forme d’antiféminisme serait davantage active dans le Canada hors Québec ainsi qu’aux États-Unis (Lamoureux 2006 : 39), idée que partage une répondante (R13).

Au Québec, la tendance la plus active prend plutôt la forme du masculinisme, dont le discours s’articule autour des thèmes du trop grand pouvoir des femmes et des féministes, des excès du féminisme et de la victimisation des hommes (Blais et Dupuis-Déri 2008; Dupuis-Déri 2005; Lamoureux 2006). Récupérant à son profit les concepts et le mode d’organisation du mouvement féministe, les militants discutent de matriarcat plutôt que de patriarcat et forment des groupes non mixtes qui ressemblent aux groupes de prise de conscience mis sur pied par les féministes au cours des années 60 et 70 (Blais et Dupuis-Déri 2008). Cette forme est représentée, en particulier, par des militants et des groupes qui défendent les intérêts des pères divorcés et séparés. Sans nécessairement employer le terme « masculinisme », la totalité des répondantes nomment des organisations, des sites Web ou des intellectuels qui s’identifient ou qui sont identifiés au masculinisme (Blais et Dupuis-Déri 2008) lorsqu’elles discutent des attaques dont elles ont été la cible. D’ailleurs, une répondante dit avoir « l’impression que les antiféministes […] les plus actifs, surtout les plus visibles » sont ceux qui ont réalisé des « actions d’éclat » comme l’escalade du pont Jacques-Cartier par un militant qui se réclamait du groupe Fathers-4-Justice (R6a). Pour une autre répondante, c’est peut-être après ces actions directes que « tout a commencé » (R6b).

Les actions antiféministes et leurs effets

Lorsque nous leur avons demandé de décrire les différentes actions antiféministes dont elles ont été la cible ou dont elles ont eu connaissance, les répondantes ont mentionné[11] : l’intimidation, des menaces envoyées par courriel et par téléphone, des demandes d’information en vertu de la Loi sur l’accès à l’information[12], des menaces de poursuites auprès de la Commission des droits de la personne, des poursuites judiciaires[13], des mises en demeure, l’identification et la diffusion d’informations sur les services d’aide confidentiels pour les femmes violentées, le discrédit systématique des organismes féministes par des groupes d’aide aux hommes violents, des vigiles antichoix devant une clinique d’avortement et la présence de militantes et de militants antichoix lors de manifestations féministes pour la « justice reproductive[14] », la diffusion de propos antiféministes sur des sites Web, des militants qui forcent l’entrée de locaux non mixtes, la perturbation d’événements féministes (voir aussi St-Pierre (2008)), des invitations sur Internet à perturber des événements féministes[15], des démarches en vue de paralyser des campagnes et des plans d’action pour l’égalité entre les sexes[16], des graffitis sur les murs de la maison Parent-Roback[17], des atteintes à la réputation, du harcèlement professionnel, la dispersion de clous sur le sol d’un stationnement d’un organisme féministe, des démarches en vue de limiter l’autonomie d’un groupe féministe dans une organisation mixte et des prises de photos de féministes ainsi que la diffusion de ces images sur Internet.

Certaines répondantes se plaignent de devoir faire face à des plaintes, dont les plaintes à la police pour discrimination à l’endroit des hommes et « des plaintes constantes au Conseil de radiodiffusion et des télécommunications canadienne (CRTC), à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, des lettres aux députés des différentes régions et des lettres adressées au bureau du Premier ministre » (R2). En discutant des actions d’un groupe de pères, cette répondante ajoute ceci : « il surveille tous [nos] documents qui sont publiés et il analyse tout cela en détail » (R12). D’autres ont reçu des appels téléphoniques à répétition durant un certain temps, les obligeant à recourir aux services de la police (R3) (R1) (R7). Des répondantes s’inquiètent aussi des conséquences des poursuites à l’endroit des femmes qui travaillent dans des groupes d’aide aux femmes violentées (par exemple, les coûts financiers) (R4) (R5) (R10) (R12) (R13). Certaines se préoccupent des antiféministes actifs hors de Montréal et de Québec (R5), puisque « c’est toujours plus embêtant pour les [féministes] dans les petites régions, car tout le monde connaît les adresses de tout le monde […] Donc, c’est plus facile d’être intimidée » (R2). Cette répondante renchérit en racontant l’histoire d’une féministe qui « a été photographiée […] Elle a reçu des menaces, elle a reçu des lettres […] donc elle a quitté sa région pour s’en aller ailleurs » (R4).

La récurrence de ces attaques participe d’une dynamique de violence dans laquelle des antiféministes entraînent certaines féministes, de la même manière que la récurrence des agressions est une caractéristique de la violence conjugale. Comme l’indiquent les féministes Diane Prud’homme et Dominique Bilodeau (2005 : 80) lorsqu’elles discutent des différences entre une « chicane de ménage » et la violence conjugale, un des critères qui permet de distinguer le conflit de la violence est la persistance. En d’autres termes, « la violence conjugale se manifeste de façon récurrente et n’est pas limitée à un seul geste comme lors d’une chicane de couple » (ibid.) Pour perdurer dans le temps, l’agresseur « recourt à une gamme de moyens souvent gradués » (ibid.), dont les menaces.

À ce propos, des répondantes ont été la cible de menaces de mort. Par exemple, à la suite de la dénonciation d’une publicité sexiste, une répondante a reçu un message d’un homme (par l’entremise du réseau social Facebook) qui souhaitait qu’elle « meure dans un feu » (R19). En 1995, un centre de femmes a reçu plusieurs menaces de la part d’un homme qui téléphonait en disant : « On va venir vous fusiller, vous les travailleuses » (R1). Un autre groupe recevait des messages téléphoniques d’un homme « qui disait tout simplement : I want to kill you » (R13). Ces menaces sont souvent proférées sous le couvert de l’anonymat, et il est rarement possible d’en identifier les auteurs et de savoir s’ils sont liés ou non à des groupes ou à des organisations politiques, à l’exception de Donald Doyle qui, en 2005, exprimait clairement ses intentions antiféministes. En effet, ce dernier a menacé de mort 26 féministes en s’autoproclamant la réincarnation de Marc Lépine, le tueur de Polytechnique (Blais 2008 : 89).

Qui sont les antiféministes?

Par ailleurs, ce ne sont pas tous les groupes ni tous les militants antiféministes qui utilisent la violence verbale ou physique. Parmi les groupes et les militants masculinistes connus pour leurs actions antiféministes, plusieurs répondantes nomment le groupe Fathers-4-Justice (neuf répondantes), le site Gars content (sept répondantes) et le groupe L’après-rupture (sept répondantes). Le Mouvement égalitariste, Homme d’aujourd’hui, Autonhommie, le Groupe d’entraide aux pères et de soutien à l’enfant (GEPSE) ainsi que divers organismes d’aide aux conjoints violents sont également nommés par les répondantes, mais de façon moins récurrente. Certaines d’entre elles disent connaître ou reconnaître des militants masculinistes et leurs groupes parce que d’autres féministes ou les médias les ont identifiés : « Je connais leur existence, j’ai vu dans un film, tu sais, La domination masculine, par exemple, on en voit plusieurs » (R19). À propos des groupes de défense des intérêts des pères divorcés ou séparés, une répondante raconte qu’elle connaît un homme qui a fréquenté un tel groupe et qui lui aurait confié que « c’est une gang de sautés, je suis allé là comme père, je vivais une rupture [mais] ce n’est pas un groupe d’entraide, c’est un groupe qui cherche à faire monter la pression pour nous faire dire que les femmes, c’est des écoeurantes » (R12). Une répondante s’inquiète surtout de leur impact dans l’opinion publique et des risques de dérapage : « avec ce discours-là qu’ils entretiennent dans les médias puis sur les sites Internet […] ils vont appeler à la violence, et c’est justement ceux qui vivent peut-être une séparation difficile ou, en tout cas, qui ont des problèmes de santé mentale qui peuvent être encouragés à commettre des actes de violence » (R2).

Des journalistes québécois connus pour leurs propos antiféministes, des journaux diffusés en banlieue de Montréal, un blogue en particulier (marclepine.blogspot.com/), des militants du mouvement étudiant, Donald Doyle (reconnu coupable de menaces de mort en 2005), ainsi que des intellectuels et des chercheurs universitaires font aussi partie de la liste que dressent les répondantes de ceux qui s’en prennent ouvertement ou non aux féministes. À propos des universitaires, une répondante précise qu’elle ne croit pas qu’ils s’impliquent dans L’après-rupture ou dans Fathers-4-Justice. Ils entretiendraient plutôt des liens quelconques avec « certains groupes qui s’occupent de la condition masculine » (R7).

Les effets de l’antiféminisme sur le mouvement féministe

D’entrée de jeu, une précision s’impose : il n’est pas nécessaire que tous les antiféministes soient violents envers toutes les féministes pour provoquer des effets négatifs à l’endroit du mouvement féministe, comme il n’est pas nécessaire que tous les hommes agressent physiquement ou sexuellement toutes les femmes pour que la peur de se promener seule la nuit dans les rues soit partagée par un bon nombre de femmes (Sheffield 2007). Par contre, les femmes peuvent réagir différemment à la violence en fonction de variables qui relèvent notamment du parcours personnel de chacune. Notre objectif n’est donc pas de prétendre que les effets recensés de la violence antiféministe et de la violence conjugale sont les seuls, ni qu’ils sont communs à toutes les féministes et à l’ensemble des femmes victimes de violence conjugale[18]. Nous aspirons plutôt à comparer les effets de la violence vécue en contexte conjugal à celle que subissent les féministes à partir du schéma du cycle de la violence[19].

En résumé, le cycle de la violence conjugale se déploie selon quatre phases, soit la tension, l’agression, la justification et la rémission (selon la théorie de Walker, reprise et adaptée par le Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour les femmes victimes de violence conjugale (1990); Fernet 2005 : 127; Prud’homme et Bilodeau 2005 : 78). Selon la théorie du cycle de la violence, l’agresseur cherche d’abord à dominer en créant un climat de tension qui, « pas à pas, amène la victime à craindre une agression » (Prud’homme et Bilodeau 2005 : 78). Une répondante parle en ces termes de la tension créée par les attaques antiféministes : « Quand est-ce [qu’il] va arriver quelque chose? Ça peut être demain [ou] après-demain. Alors, on est toujours dans cette crainte-là, parce que […] quand on lit tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils disent, on se dit : “Un jour, ça va arriver” » (R5). D’autres répondantes abondent en son sens, dont celle-ci qui précise que les attaques antiféministes « jouent sur notre psychologique. Ça joue sur la peur qu’on a lorsqu’on rentre chez nous le soir. Ça joue parfois sur la crainte qu’on a de prendre la parole publiquement » (R1). La peur des féministes est également liée à une perte du sentiment de sécurité puisque les antiféministes « viennent dans les lieux où on est supposé se sentir en sécurité » (R1), dont les espaces non mixtes.

L’épisode de tension correspond donc à « un climat de peur [et] quand on est dans un climat de peur, on a tendance à modifier nos comportements », explique une répondante (R1). À ce sujet, la sexologue Mylène Fernet (2005 : 127) note qu’en contexte conjugal « [la] montée d’agressivité provoque une réaction défensive chez la victime [qui tentera alors] de se conformer aux attentes de son agresseur » dans l’espoir de calmer ce dernier. La tuerie du 6 décembre 1989 et le déferlement antiféministe qui a suivi auraient contraint des féministes au silence, du moins celles qui croyaient que, ce faisant, elles « calmeraient » les antiféministes. Nous tenons par contre à nuancer cette dernière proposition, car, au-delà de notre corpus d’entrevues, nous retenons plusieurs exemples de prise de parole de féministes et de mobilisations collectives en vue de dénoncer cet attentat (Blais 2009). Néanmoins, certaines répondantes ont l’impression que la tuerie du 6 décembre 1989 aurait contraint le mouvement féministe au silence. En outre, plusieurs vont faire attention aux propos qu’elles véhiculent dans les médias (R5) (R6b) (R13) (R19), une répondante précisant même que son groupe « ne cherche plus le trouble » (R6b), comme si ses collègues et elle-même étaient en partie responsables de la violence antiféministe. À noter que le silence est un des effets les plus mentionnés (R4) (R5) (R6b) (R7) (R12) (R13), une répondante expliquant que, « sur notre site Internet maintenant, on n’affiche plus nos travaux parce que c’est automatique, on a des contre-rapports » (R5). En somme, la majorité des répondantes racontent la manière dont leurs comportements ont changé depuis qu’elles ont eu connaissance d’attaques antiféministes, reconnaissant du même coup d’autres effets de la violence antiféministe tels que l’autocensure, la rétention d’information ou le silence. Même s’il est important pour une répondante que les féministes prennent la parole publiquement afin de dénoncer l’antiféminisme, cette démarche ne va pas de soi pour autant, car « il faut le voir comme un acte de courage, parce que tu te dis : “Bon, à quand la prochaine attaque?” » (R1).

Selon le cycle de la violence conjugale, la phase d’agression survient après l’épisode de tension. Comme nous l’avons indiqué précédemment, ces agressions peuvent prendre plusieurs formes, qu’elles soient physiques, verbales, psychologiques, économiques, sexuelles, etc. Par exemple, quand « ils te parlent à deux pouces de la face, tu te sens agressée physiquement », explique une répondante (R18). À propos des violences sexuelles antiféministes, une autre répondante raconte : « J’ai entendu parler d’effets psychologiques liés au gros dénigrement, mais […] je sais qu’il y a eu agressions sexuelles » (R17). En contexte conjugal, un homme violent peut également avoir recours à la violence économique, notamment en surveillant les dépenses de sa conjointe (Hirigoyen 2010 : 56). Parfois, les agressions antiféministes d’ordre économique prennent la forme d’une surveillance active des dépenses et du financement des groupes féministes, le recours à la Loi sur l’accès à l’information facilitant alors la tâche des antiféministes. D’autres fois, les agressions concernent l’obligation pour certains organismes de « travailler auprès des pères » pour obtenir du financement (R12) ainsi que les compressions budgétaires dans le financement des groupes ou le « détournement de fonds » (R3), autrefois alloués à des groupes féministes (aux profits de groupes d’hommes). Ces compressions ont par ailleurs des effets négatifs sur le travail des féministes. Ainsi l’indique une des répondantes : « existe-t-il meilleure façon de tuer une capacité de mouvement de s’organiser que d’enlever toutes les personnes payées pour faire ce travail? » (R19).

Des répondantes nomment d’autres effets psychologiques de la violence antiféministe, effets qui ont des points en commun avec la violence conjugale. La violence subie et la peur de l’attaque conduisent à l’isolement (R1) et provoquent des chocs post-traumatiques, autant d’effets documentés de la violence conjugale (Hirigoyen 2010 : 56). Une répondante rapporte que des femmes de son organisme ont pris des congés de maladie ou ont démissionné après des attaques virulentes (R6b). Indiquant la démobilisation comme effet de l’antiféminisme, une répondante raconte ceci :

[Lorsqu’on a] commencé [à militer dans le groupe mixte,] on était beaucoup plus souples, plus joviales, plus sympathiques. Puis, plus [le temps passe], plus on est raides un peu […] c’est que les filles finissent toujours par péter les plombs […], mais y a tellement de pression […] c’est rare que les gens restent [entre autres] à cause des attaques antiféministes.

R17

De plus, une répondante se demande si, à force d’être exposé à la violence antiféministe, son groupe n’est pas en train de minimiser la violence subie (R6b), tout comme le font des femmes violentées, dont le seuil de tolérance augmente à force d’être exposées à une tension perpétuelle (Hirigoyen 2010 : 58).

À la manière d’une victime de violence conjugale, une majorité de féministes adoptera des mécanismes de protection afin d’éviter d’être la cible d’une attaque antiféministe. Le moyen le plus répandu consiste à « barrer les portes » de leur organisation ou de leur bureau (R1) (R3) (R5) (R7) (R10), certaines répondantes s’assurant aussi de la confidentialité de leur numéro de téléphone personnel (R18). D’autres font des démarches auprès des ministères, comme ce groupe qui a « demandé au ministère de la Santé et des Services sociaux d’être dispensé de déclarer certains renseignements au Registre des entreprises du Québec », parce que cette information rendue publique pouvait porter atteinte à la sécurité des femmes de leur organisation (R6b). Toujours par souci de sécurité, des féministes se présentent accompagnées à des événements publics ou ont recours aux services de la police (R7), tandis que certaines prévoient automatiquement un service de sécurité à leurs soirées publiques (R2) (R13).

Par contre, « [s]i une relation ne comprenait que des agressions, la victime y mettrait fin très rapidement » (Prud’homme et Bilodeau 2005 : 78). Au moment de la troisième phase, dite de justification, l’agresseur s’emploiera à se déresponsabiliser, reportant parfois la faute sur la victime. La politologue Émilie St-Pierre (2008 : 216-217) confirme que les masculinistes déforment « la réalité par un processus de déresponsabilisation/surresponsabilisation, blâmant les femmes et les féministes d’être la cause de la souffrance masculine ». En analysant leurs propos, on constate que des féministes se sentent responsables des attaques antiféministes comme si elles avaient collectivement « provoqué » ces agressions. Une répondante précise que, après la tuerie du 6 décembre 1989, « il y a comme un sentiment de responsabilité ». Elle se demande si le mouvement féministe ne « met pas en danger la vie, la sécurité des femmes qu’on voudrait voir devenir militantes » (R2).

En reportant la faute sur sa ou ses victimes, l’agresseur provoque chez elles un sentiment de culpabilité. La psychiatre Marie-France Hirigoyen (2010 : 57) souligne que, « [d]ans tous les cas de violence conjugale, il y a une inversion de la culpabilité. Les femmes pensent que, si le partenaire est violent, c’est parce qu’elles n’ont pas su le combler, qu’elles n’ont pas su s’y prendre avec lui ou qu’elles ont eu un comportement inadapté. » À la lecture du corpus d’entrevues, il est possible de dire que l’inversion de la culpabilité est également une conséquence de la violence antiféministe. En effet, des répondantes constatent que des féministes exigent maintenant que le mouvement des femmes se préoccupe des besoins des hommes « en crise », un peu comme ces femmes qui croient combler les besoins de leur partenaire si elles se préoccupent de leurs désirs (R3) (R10). Une répondante note d’ailleurs « qu’on a envie d’accuser le mouvement féministe de toutes sortes de maux un peu comme LaGazette des femmes a fait » (R3) quand elle a publié des dossiers spéciaux où l’on trouve des éléments du discours antiféministe accusateurs à l’endroit des féministes (Carrier 2007; voir aussi Mayer et Dupuis-Déri (2010), pour l’intégration des préoccupations masculinistes dans les magazines féminins).

Ici s’arrête notre comparaison, sans que nous puissions discuter de la phase de rémission du cycle de la violence, « où l’agresseur promettra mer et monde à sa victime en redevenant amoureux comme aux premiers temps » puisqu’il « espère que la victime […] entretienne l’espoir qu’il peut changer » (Prud’homme et Bilodeau 2005 : 78). Pour une discussion approfondie de cette phase par rapport aux agressions antiféministes, notre corpus d’entrevues ne suffit malheureusement pas. En y intégrant les discours des masculinistes eux-mêmes, dont certains disent ne pas être « antiféministes », nous aurions certainement pu poursuivre l’exercice comparatif. Il aurait été intéressant de s’interroger sur la plainte déposée en 2009 à la police par L’après-rupture contre Jean-Claude Rochefort et son blogue qui rend hommage au tueur de l’École polytechnique, en nous demandant s’il ne s’agit pas là d’une sorte de « lune de miel » recherchée par un groupe de défense des intérêts des pères divorcés ou séparés. En effet, en portant plainte contre un antiféministe virulent, ce groupe peut apparaître comme un interlocuteur raisonnable, voire un protecteur des femmes[20].

Cela dit, au regard de notre corpus d’entrevues, nous ne pouvons conclure que les féministes entretiennent l’espoir d’un quelconque changement de comportement de la part des antiféministes. « Je ne pense pas que le mouvement des femmes essaie de comprendre “l’autre” [comme] les femmes victimes de violence vont essayer de justifier leur conjoint », explique une répondante (R7). Il s’agit d’une première limite de l’analogie entre la violence conjugale et la violence antiféministe, qui relève en grande partie de la distance affective entre les féministes qui travaillent en non-mixité et les antiféministes.

Conclusion : retour sur l’hypothèse de L’R des centres de femmes

Lors des entrevues, les répondantes ont été conviées à commenter l’hypothèse de L’R des centres de femmes[21]. Même si dans l’ensemble, elles sont plutôt en accord avec cette hypothèse, certaines nuancent la proposition en soulignant que les agresseurs antiféministes n’entretiennent pas de « relation intime » avec les féministes. Dominique Payette (2010 : 66), professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval, croit elle aussi que la violence antiféministe du tueur de l’École polytechnique « est très différente de la violence domestique. Dans le cas de la violence conjugale, les victimes ont une relation étroite avec le criminel qui les brutalise. » Une répondante souligne dans le même esprit qu’elle n’hésite pas à porter plainte à la police en cas de menaces antiféministes, car elle n’est pas amoureuse de son agresseur qu’elle ne connaît même pas (R8). Plutôt que de se sentir prise au piège dans le cycle de la violence antiféministe, une autre répondante déclare : « je n’ai pas envie d’adoucir mon discours. Au contraire, moi je me radicalise encore plus » (R3).

Néanmoins, pour une répondante qui milite dans un groupe mixte, « c’est vraiment difficile émotionnellement [parce qu’on] est en contact direct avec ces personnes-là » (R17). Puisque les féministes n’entretiennent pas toutes un rapport distancié avec leurs agresseurs antiféministes, il est intéressant de noter que l’espace de la non-mixité protège certaines féministes des effets de la violence antiféministe. Une répondante explique d’ailleurs que c’est une des façons qu’elle a trouvée de se protéger (R6b). Dans le cas des militantes travaillant en mixité, le rapport à l’intimité semble participer du cycle de la violence antiféministe à l’instar du cycle de la violence conjugale. Des féministes travaillant en mixité se plaignent d’ailleurs de la relative impunité des agresseurs antiféministes de leurs milieux, avantage dont bénéficient les hommes violents en contexte conjugal. Ainsi, les limites de la comparaison entre une violence masculine qui profite des avantages de l’« intimité » (violence conjugale) et une violence « publique » (violence antiféministe) concernent surtout les attaques antiféministes à l’endroit des féministes travaillant en non-mixité.

Par contre, considérant que la majorité des féministes interrogées travaillent dans des groupes non mixtes, il est possible d’établir des différences entre les deux cycles de violence en s’inspirant de leur expérience. La première distinction concerne ce qu’une d’entre elles appelle la « peur politique » (R10) ou la peur de se dire féministe (même si l’antiféminisme n’est pas l’unique cause) (R3) (R8). Certaines organisations sont aux prises avec des désaffections de membres à titre individuel ou collectif (R17) (R18), ou avec une légère baisse des adhésions alors que l’on craint que les membres en viennent un jour à rejeter le féminisme (R12). Ce phénomène, que nous appellerons « effet identitaire », semble appartenir seulement à la dynamique de la violence antiféministe, puisque les femmes violentées n’ont pas à se défendre d’être féministes. D’ailleurs, la violence antiféministe peut être pensée comme une violence politique, contrairement à la violence conjugale, car elle vise des groupes politiques. Selon le politologue Philippe Braud (2011 : 135), la « dépréciation identitaire délibérée visant la dignité d’un groupe entier » est une des expressions de la violence symbolique politique. En discutant de l’équité salariale, une répondante précise d’ailleurs que les reculs substantiels des dernières années ne constituent « pas une attaque personnelle. C’est une attaque politique » (R19)[22]. Pour une autre répondante, se défendre d’être féministe aujourd’hui engage « du temps [et] parfois de l’argent pour contrer ce discours » antiféministe (R10). Par rapport à l’accaparement du temps, cette informatrice souligne « [qu’]on est beaucoup moins capable de travailler ou de faire de la mobilisation, par exemple, quand on se fait attaquer souvent puis qu’il faut répondre à ces attaques-là. Surtout quand les attaques mettent en jeu notre crédibilité » (R17). La « peur politique » met ainsi en lumière la dimension collective et parfois organisée des attaques antiféministes. La violence antiféministe cible certes des individus, mais aussi des groupes et un mouvement social, contrairement à la violence conjugale qui concerne un rapport de domination interindividuel (tout en constituant néanmoins un phénomène sociologique). Cela oblige donc le mouvement féministe à s’organiser collectivement en vue de créer un rapport de force (R19).

Tout en nuisant au projet féministe d’égalité entre les sexes, la violence politique antiféministe a pour effet de créer des divisions dans le groupe ou entre les féministes (R17) : « certaines féministes […] veulent se distinguer des féministes radicales comme moi parce que, écoute, c’est sûr qu’on attire le plus de “ vomi ” de ces gars-là » (R3). Indirectement en accord avec cette observation, l’historienne Micheline Dumont (2009 : 27) précise toutefois « [qu’au] terme de cette décennie de confrontations, durant laquelle la majorité des femmes sont tentées d’opposer au “méchant” féminisme radical le “bon” féminisme réformiste, l’étiquette même de féministe se modifie, et c’est tout le féminisme qui est désormais présenté comme radical ».

Une dernière différence est la reconnaissance du caractère « criminel » de la violence conjugale alors que des répondantes déplorent le manque de protections légales offertes aux féministes ciblées par les attaques antiféministes (R5). Certaines attaques sont illégales selon le Code criminel, dont les menaces de mort. En contrepartie, seule une personne physique peut profiter de cette protection, ce qui revient à individualiser et à personnifier le problème de la violence antiféministe. Dans le cas où un groupe subit des menaces, on peut penser à l’article C319 du Code criminel canadien qui traite de l’incitation publique à la haine. Les féministes et les femmes ne peuvent cependant pas y recourir, car seules la couleur de la peau, la race, la religion, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle font partie des critères déterminant les groupes visés par l’incitation à la haine. Il en va de même pour la propagande haineuse (Langevin 2008; Jobin 2008). Par conséquent, l’impunité de certaines agressions antiféministes force les féministes à recourir à divers moyens pour se protéger. La réponse politique la plus appropriée, pour les féministes, reste sans doute la mobilisation collective, comme la Coalition anti-masculiniste en 2005, qui contestait la tenue du colloque Paroles d’hommes, à l’Université de Montréal, ou encore les outils mis au point par la Table de concertation de Laval en condition féminine (2005), sous forme d’une brochure intitulée Paroles féministes, controns le ressac! Puisque la dimension collective de la violence politique se prête plus facilement à la politisation, une répondante se demande si le mouvement féministe « serait prêt à dénoncer [les actions antiféministes] collectivement. Parce que je me dis que si on est toutes ensemble, nous sommes plus fortes que juste un groupe seul » (R12).

En terminant, nous croyons qu’une exploration plus exhaustive des mobilisations collectives du mouvement féministe nous aurait sans doute permis de détailler davantage les limites de l’analogie entre la violence conjugale et la violence antiféministe. En poussant plus loin notre analyse de la riposte féministe en tant que propriété de la dynamique mouvement/contre-mouvement (mouvement féministe et contre-mouvement antiféministe), nous aurions pu explorer un ensemble d’effets contraires à ceux qui sont recherchés par la mobilisation antiféministe. Comme l’indique la sociologue Isabelle Sommier (2009 : 159), la théorie des contre-mouvements nous aurait permis de poursuivre notre « compréhension des dynamiques de mobilisation, en suivant le rôle des élites, l’échange des coups entre adversaires, leurs relations parfois ambivalentes, la capacité d’innovation tactique et les processus d’influence réciproque, etc. ». Comme nous le rappelle une répondante (R3), le contre-mouvement antiféministe peut conduire le mouvement féministe à se radicaliser, ce qui est rarement le cas des femmes prises dans le piège du cycle de la violence conjugale. Nous en appelons ainsi à la poursuite de la recherche sur l’antiféminisme, tout en invitant les chercheuses et les chercheurs à analyser les luttes féministes, dont les ateliers d’éducation populaire (R1) et les comités d’action (R5) sur l’antiféminisme, mais aussi à examiner les débats à propos des stratégies à adopter pour contrer ce contre-mouvement.