Corps de l’article

Andrée Lévesque nous a offert, en 2010, une magnifique biographie de la journaliste Éva-Circé Côté, si longtemps méconnue parce que l’essentiel de son oeuvre avait été signée sous divers pseudonymes, la plupart masculins. Lévesque nous présente maintenant un échantillon de la prose acidulée et percutante de la chroniqueuse. Préparée à la demande des « personnes qui, ayant lu la biographie, ont voulu accéder directement à ses textes » (p. 13), « la sélection ne vise pas tant à ajouter des éléments à sa biographie intellectuelle qu’à offrir un témoignage d’époque sur différentes facettes des premières décennies du XXe siècle » (p. 16). L’essentiel des chroniques choisies vient surtout de deux journaux : Le Pays et Le Monde ouvrier. Ce journal, qui paraissait chaque samedi en fin d’après-midi, comportait presque toujours, au centre de la première page, un texte de Julien Saint-Michel.

Le plan adopté par Lévesque est chronologique et comporte cinq parties : 1) « Le tournant du siècle moderne (1900-1914) »; 2) « La Grande Guerre et le Québec (1914-1918) »; 3) « Un après-guerre troublé et prometteur (1919-1929) »; 4) « Une période bien morose (1930-1936) »; 5) « Derniers combats (1937-1942) ». Le tout est précédé d’une solide introduction qui résume à larges traits la personnalité de la journaliste et souligne les principaux thèmes qu’elle a abordés dans ses chroniques. Lévesque a tenu à donner un échantillon de tous les styles, même ceux dont « l’humour a parfois mal survécu » (p. 19). Une brève vue d’ensemble du contexte de l’écriture est présentée au début de chaque période : actualité internationale, nationale et journalistique. La sélection des textes est suivie d’une sorte de glossaire alphabétique intitulé « Éva, de l’alpha à l’oméga », lequel contient les citations les plus mémorables de la journaliste; d’une chronologie fort utile de la vie de Circé-Côté (qui manquait à la biographie) et qui permet de se reconnaître dans ses divers pseudonymes et engagements journalistiques; et, enfin, d’un index des noms de personnes apparaissant dans les chroniques. Quelques notes infrapaginales nous donnent les informations indispensables à l’intelligence du texte, lorsque c’est nécessaire.

On reste bouche bée devant la culture à la fois politique et philosophique de cette femme qui n’avait que le mince bagage offert aux couventines au XIXe siècle comme base à sa formation. Manifestement, elle a puisé ailleurs, et notamment dans la fréquentation des cercles les plus avancés de la société québécoise (franc-maçonnerie, Ligue de l’enseignement), les idées novatrices qui la situaient fermement en marge de la docilité religieuse de la presse québécoise. Un grand nombre de textes concernent le large dossier du féminisme (une vingtaine de textes) : suffrage féminin, nécessité de l’instruction, droit au travail, égalité salariale, réforme du Code civil, contraception, mortalité infantile, naissances illégitimes, prostitution, code vestimentaire. Sur chaque question, la pensée de Circé-Côté est originale et différente de la prose des féministes (si peu nombreuses) qui abordent les mêmes questions à l’époque. Elle est informée de ce qui se passe ailleurs. Un texte paru en 1919 dans Le Monde ouvrier, « La grève des femmes » (p. 115), annonce en parlant des épouses : « Voici leurs prétentions et vous verrez si elles ont raison de lever l’étendard de la révolte. » Suivent plusieurs paragraphes emportés, écrits au « nous », qui auraient dû faire comprendre au lectorat que sous la plume de Julien Saint-Michel se cachait une femme. Ces doléances auraient pu être écrites… en 1970!

En lisant tous les articles qui portent sur la Grande Guerre, on découvre une pensée en évolution qui passe insensiblement de l’enthousiasme patriotique à la dénonciation de la guerre et de l’incohérence des autorités politiques dans la gestion locale de la guerre, notamment par une critique acerbe de la censure (1917) : « Le suprême attentat » (p. 92), du traitement proposé aux vétérans (1919) : « Pour nos vétérans » (p. 121). Circé-Côté est fort critique de la Société des nations, en particulier dans le texte (1921) « L’envoûtement de nos pèlerins humanitaires » (p. 145), dénonce les mensonges des autorités politiques, tous partis confondus, et se pose en adversaire de la peine de mort (p. 172). Elle ne rate pas une occasion de dénoncer le cléricalisme de la société, l’influence indue des autorités religieuses et l’hypocrisie ambiante des chevaliers d’industrie (« Les profiteurs » (p. 119 et 219)).

La chroniqueuse n’oublie pas qu’elle a fait son entrée dans le milieu journalistique par la voie de la littérature et sous la plume de Fantasio (1920) (« Nos femmes de lettres » (p. 136)), dénonce les oublis de Georges Bellerive dans son ouvrage intitulé Brève apologie de nos auteurs féminins, palmarès fleuri qui a le tort de procéder à la « mutilation de la carrière de Colombine » (p. 139). Ce texte est sans doute le plus personnel de tout le recueil.

Enfin, Lévesque nous présente un conte de Circé-Coté (« Un rêve d’une nuit de Noël » (p. 275-298)), vraisemblablement le texte le plus daté du recueil, dont les intentions pédagogiques manquent de subtilité. Par contraste, les autres textes de cette anthologie n’en paraissent que plus intelligents et pertinents. Celle qui s’est dissimulée sous de nombreux pseudonymes se présente donc avant tout comme une championne de la justice, de la compassion et de la modernité. Voilà une lecture indispensable pour briser les idées reçues sur le monolithisme de la société québécoise au début du XXe siècle.