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« J’ai souvent combattu pour les droits des femmes, pour les droits de la jeune fille, de l’épouse, de la mère. J’ai à peine effleuré ici et là le sort de la vieille femme. C’est d’elle que je veux parler maintenant[1]. »

Dohm (1903 : 22)

C’est par ce mea culpa qu’Hedwig Dohm ouvre « La vieille femme » (Die alte Frau), témoignage très rare sur la position du féminisme historique à l’égard du vieillissement au féminin. L’auteure décrit la difficile condition des femmes âgées au tournant du siècle. L’Allemagne de l’Empire ne leur accordait en effet aucune reconnaissance sociale, réglementait strictement leur comportement et les mettait au ban de la société. Dohm dénonce ce discours normatif et élabore, en réponse à cet état de prostration forcée, un art de vivre du grand âge. Cette lecture de « La vieille femme » tentera de répondre à la question suivante : dans quelle mesure le premier mouvement féministe, avant tout dédié aux jeunes filles, aux travailleuses et aux mères, a-t-il ouvert des perspectives de libération aux aînées?

Cette lecture propose d’analyser ce texte de Dohm en le confrontant aux discours dominants du temps, ainsi qu’aux tendances du premier discours féministe allemand. Il convient d’abord de situer l’engagement de Dohm dans le paysage du féminisme historique et de replacer « La vieille femme » au sein de son oeuvre. Il s’agira ensuite de mettre en évidence les limites des propositions de Dohm en vue d’adoucir le grand âge.

« Tout ce que j’écris est au service des femmes. »

Dohm (1896 : 89)

Première théoricienne allemande de l’émancipation féminine, Dohm (1831-1919) commence à publier des romans et des essais polémiques au cours des années 1860 et se fait la porte-parole de la défense des droits des femmes. Dans ses écrits, cette femme de lettres se livre à une attaque systématique des préjugés qui pèsent sur les femmes et agissent dans toutes les sphères du pouvoir wilhelmien. Ses pamphlets n’épargnent aucune des institutions de l’Empire : Ce que les pasteurs pensent des femmes[2] (Dohm 1872) dénonce la représentation des rôles sexuels prêchée par les hommes d’Église et les pédagogues; L’émancipation scientifique de la femme[3] (Dohm 1874) s’en prend aux universitaires refusant aux femmes l’accès aux études supérieures, de médecine notamment.

L’écrit majeur de Dohm, La nature et le droit des femmes[4] (Dohm 1893), paru en 1876, rassemble l’ensemble des thèmes abordés dans son oeuvre (construction des rôles sexués, rapports de séduction, éducation des filles, accès au travail) et montre que l’essentiel des injustices qui frappent les femmes découle de leur position de dépendance absolue (Dohm 1893 : 44). Elle entend mettre fin à cette dépendance au moyen du suffrage féminin, qui permettrait d’infléchir la législation en vigueur. Elle est ainsi la première Allemande à réclamer le droit de vote pour les femmes et à affirmer que « les droits de l’homme n’ont pas de sexe[5] » (Dohm 1893 : 365). En considérant le droit de vote comme le point de départ, et non comme l’aboutissement de l’émancipation féminine, elle fournit un argumentaire à l’aile « radicale » du mouvement des femmes allemand et devient une de leurs principales inspiratrices (Briatte-Peters 2013 : 436). Les féministes radicales, dont les organisations étaient regroupées en une ligue des associations de femmes progressistes (Verband fortschrittlicher Frauenvereine), constituaient une petite minorité au sein du mouvement des femmes allemand et faisaient de l’égalité politique leur priorité[6].

En réponse à une vague d’écrits antiféministes qui paraissent à partir de 1895, Dohm publie régulièrement des chroniques dans Die Zukunft (L’Avenir), revue satirique très influente, dirigée par Maximilian Harden, intellectuel libéral de premier plan. « La vieille femme » (1903) s’inscrit dans cette série d’articles, avant de paraître ensuite dans le recueil Les mères (Die Mütter). Cet ouvrage entend présenter tous les âges de la vie des femmes et adopte une position novatrice en mettant en doute l’existence d’un instinct maternel. Consacré en grande partie à l’éducation des enfants, ce livre dédie sa dernière partie au « soir de la vie » et analyse le sort des belles-mères et des vieilles femmes.

Les voies de l’exclusion

Pour Dohm, les femmes âgées sont « trois fois parias[7] » (Dohm 1903 : 22). Doublement discriminées du fait de leur sexe et de leur âge, elles ne bénéficient pas non plus des avancées alors toutes récentes du féminisme.

Surtout, des contraintes sociales pèsent sur les femmes âgées, entravent leur liberté et les vouent à la solitude. Les convenances prohibent pour elles toute activité de loisirs non conventionnelle, taxée de ridicule. Dohm relate par exemple les moqueries auxquelles s’est exposée une de ses connaissances qui a osé monter à cheval à des fins thérapeutiques (Dohm 1903 : 28). Les normes de la bienséance excluent en outre les femmes âgées de la vie mondaine. Dohm dépeint ainsi l’embarras que suscite la présence d’une femme âgée dans un salon (Dohm 1903 : 26). Si les vieux messieurs s’attirent généralement les faveurs de l’assemblée par leur conversation avisée, leurs congénères de sexe féminin sont loin de susciter pareille admiration. N’ayant le plus souvent pas eu accès à l’instruction ou au travail rémunéré, les femmes de la génération de Dohm peuvent très rarement se targuer de leur expérience et apparaître en « vieilles sages ».

La famille n’offre pas aux femmes âgées d’environnement plus épanouissant. La polémiste n’envisage pas que le rôle de grand-mère puisse constituer une source de bonheur ou de reconnaissance. À l’en croire, les enfants ressentent une aversion naturelle pour la vieillesse. Et une présence trop marquée de la grand-mère dans le foyer de ses enfants a pour effet principal de semer la discorde entre mère et grand-mère (Dohm 1903 : 25). Cette discorde s’explique aussi par le fossé qui sépare celles qui n’ont pas bénéficié des avancées conquises de haute lutte par les féministes et leurs filles et petites-filles, qui peuvent prétendre à davantage d’indépendance financière et intellectuelle. La réflexion sur les différences générationnelles parcourt toute l’oeuvre de Dohm. Elle développe l’idée que, jusqu’à l´achèvement de l’émancipation, les femmes souffriront d’un déchirement intérieur, hésitant entre les valeurs traditionnelles héritées de leurs mères et les aspirations suscitées par la modernité[8].

Aussi les relations sociales de la femme vieillissante se révèlent-elles empreintes d’hostilité, ne lui laissant d’autre choix que la solitude. Pour Dohm, cette mise à l’écart s’explique par le discours dominant, qui tend à réduire les femmes à leurs fonctions sexuelles – objets du désir masculin ou mères. Une femme qui n’est plus en mesure d’assurer ces fonctions de séduction ou de reproduction est jugée inutile : « Quand une femme n’entre plus en ligne de compte comme être sexué, sa conversation n’intéresse plus. Ses idées, sentiments et jugements sont “ de trop ”[9] » (Dohm 1903 : 25).

Cette notion de superfluité prend toute son importance lorsqu’elle est replacée dans un contexte d’apogée de l’utilitarisme et du darwinisme social. Très prégnants durant les années 1900, ces deux systèmes de pensée hiérarchisent les individus et les groupes suivant leurs facultés physiques et intellectuelles de même que leurs mérites sociaux. Quiconque ne travaille pas au bien-être et à la grandeur de la nation se voit infliger une mort sociale, préfiguratrice de la mort réelle. D’où l’affirmation de l’auteure : « Il y a des caveaux pour les vivants[10] » (Dohm 1903 : 22).

Le salut par l’ataraxie

Dohm réagit à cet isolement par un appel à la résistance. Elle tente d’insuffler à ses lectrices âgées davantage de confiance en elles et leur recommande d’assumer cette marginalisation imposée en rompant volontairement avec la société : « Moque-toi des moqueries avec lesquelles on veut t’intimider et refermer pour toi les portes de la joie […] Quand on n’attend plus rien de la société, on n’a plus de raisons de la craindre[11] » (Dohm 1903 : 29).

Cette solitude se voit compensée par deux attitudes distinctes : l’apprentissage et le mysticisme. Dohm voit en effet dans le « soir de la vie » une occasion unique pour les aînées de cultiver leur personnalité par un processus d’apprentissage. Une fois délestées de leurs obligations familiales et sociales, elles peuvent profiter de leur liberté pour se livrer aux activités qu’elles ont toujours rêvé d’exercer. L’auteure dessine ici une conception étonnamment moderne de la retraite. Ce faisant, elle ne semble pas douter des capacités d’apprentissage à un âge avancé, opinion qui coïncide avec les thèses actuelles de l’« apprentissage tout au long de la vie » (life long learning). Elle cite l’exemple d’une septuagénaire de sa connaissance qui brave les railleries pour prendre des leçons de latin et ainsi exercer sa mémoire (Dohm 1903 : 29). On peut en outre supposer qu’il s’agissait pour ces femmes de prendre une revanche sur leur jeunesse, époque où l’enseignement des humanités était réservé aux hommes, en accédant enfin à l’instruction.

Un autre refuge proposé par Dohm réside dans la communion avec la nature et les astres. Un passage évoquant la communication avec les forces de la nature confère une dimension mystique à l’article :

Baigne ton âme dans le clair de lune des esprits : les êtres humains vivants sont-ils la seule source de joie? La nature sauvage et gracieuse est là, riche de secrets et de révélations. Les animaux sont là […] Et surtout, les morts sont là. On parle souvent mieux avec eux qu’avec les vivants[12].

Dohm 1903 : 30

La « vieille femme » se fait alors prêtresse ou oracle. Dohm souligne sa pureté en imaginant sa tenue idéale :

Je souhaite que la vieille femme s’habille en blanc. Je pense qu’il lui sied de porter la couleur associée à la lumière. Je souhaite voir sur elle quelque chose de sacerdotal, de soustrait à la terre, quelque chose qui soit en quête de lumière[13].

Dohm 1903 : 28

Le caractère divin de la vieillesse et sa relation intime avec la nature observables ici sont des lieux communs du romantisme allemand. Ils apparaissent dans le célèbre Discours sur la vieillesse de Jacob Grimm d’abord paru en 1863 :

[L]e sens de la nature croît chez les vieillards […] Avec quel recueillement l’homme d’un grand âge ne contemple-t-il pas les étoiles scintillantes, qui sont au ciel depuis des temps immémoriaux et qui brilleront bientôt au-dessus de sa tombe[14].

Grimm 1963 : 44

La représentation mystique esquissée ici par Dohm s’inscrit dans un contexte de redécouverte des religions germaniques et nordiques, qui comptaient des chamanes et des prêtresses. Accentuer la spiritualité des aînées permet à Dohm non seulement de démontrer que les femmes ne se limitent pas à leur corps vieillissant, mais aussi de résoudre la dissymétrie hommes-femmes à un âge avancé en parant les femmes aussi de vertus de magie et de sagesse. Faute de pouvoir atteindre une indépendance effective dans un État qui ne leur reconnaissait quasiment aucun droit, les femmes âgées peuvent tendre vers une forme d’autonomie qui rappelle l’ataraxie, le bonheur pensé comme absence de douleur et souci de soi.

L’envers du discours : l’impossible engagement

Bien qu’elle aborde la question de l’apprentissage des femmes âgées et qu’elle confère à ces dernières un caractère presque sacré, Dohm n’envisage pas la possibilité de leur engagement social. À aucun endroit du texte, la femme âgée n’est perçue comme une actrice sociale ou politique potentielle. Cette omission étonne de la part d’une femme qui, jusqu’à sa mort, est demeurée une figure de référence du mouvement féministe allemand. Cela étonne d’autant plus qu’en 1903 les Allemandes, encore privées de droits politiques, s’étaient constituées en un mouvement social. La Fédération des associations féminines allemandes (Bund deutscher Frauenvereine), section allemande du Conseil international des femmes (International Council of Women), comptait 70 000 membres en 1900 et était devenue un acteur incontournable de la société civile (Schaser 2006 : 42). En outre, les vocations des militantes de ce mouvement se déclaraient le plus souvent à un âge relativement avancé (Weiland 1983 : 9). Aussi est-il étonnant que Dohm n’invite pas sa lectrice âgée fictive à rejoindre le mouvement des femmes, comme si elle avait intériorisé les représentations conservatrices de son temps ou ne souhaitait pas prendre de position politique.

Enfin, si Dohm condamne l’ordre social qui entraîne l’exclusion des femmes vieillissantes, elle ne cherche pas pour autant à le changer. Elle recherche avant tout des solutions pratiques et immédiates, qui ont pour effet pervers de renforcer l’isolement de ces femmes. L’intériorité qu’il s’agit de cultiver se révèle le seul rempart dont disposent les femmes de sa génération pour se protéger des préjugés. Ce faisant, elle prône un féminisme de l’épanouissement personnel et de l’exaltation de la féminité, proche de celui que défendaient les dirigeantes de l’aile modérée, Gertrud Bäumer ou Helene Lange[15]. En empruntant cette voie, Dohm entérine cette solitude, cherche à la compenser sans la résoudre.

La sexualité occultée

Autre silence notable de ce texte de Dohm : la sexualité à un âge avancé. L’auteure semble faire sienne l’idée selon laquelle le vieillissement mettrait un terme à l’activité et au désir sexuels. Elle avait toutefois conscience que la sexualité accompagnait toutes les phases de la vie. Le roman Deviens celle que tu es explore les « anachronismes du coeur » (2006b : 38) et le sentiment de culpabilité d’une sexagénaire qui, à la mort de son mari, découvre le désir et la sensualité. Ce roman atteste ainsi sa réception de la révolution freudienne.

Le poids des tabous a sans doute joué un rôle non négligeable dans cette omission. À une époque qui refusait de dissocier sexualité et procréation, écrire sur pareil sujet dans la revue certes très libérale qu’était Die Zukunft n’aurait pas manqué de provoquer un scandale. Il est possible que l’auteure se soit souciée d’adapter le traitement de cette question à son lectorat, en l’abordant sur un mode très allusif : l’interdiction d’activités sportives telles que l’équitation ou le patin à glace, dont s’indigne l’auteure, symbolise l’étau qui enserre le corps des femmes vieillissantes.

Enfin, il faut préciser à la décharge de Dohm que le premier féminisme allemand, dont la priorité était l’accès à l’éducation et au travail rémunéré, s’est très peu prononcé sur la sexualité. Dans l’Allemagne du tournant du siècle, le combat pour la liberté sexuelle était porté par une infime minorité composée de médecins et de sexologues, de communistes et de pacifistes, tous partisans du mouvement de la Lebensreform (« réforme de la vie »). Une seule féministe radicale a eu le courage de thématiser la sexualité féminine, la sulfureuse Helene Stöcker, qui fonde la Ligue de protection des mères (Bund für Mutterschutz) en 1905. La « Nouvelle Éthique » forgée par Stöcker prônait un mariage d’amour, la reconnaissance des droits des mères célibataires et des enfants nés hors mariage, mais aussi la dépénalisation de l’avortement et le libre accès à la contraception. Stöcker n’en demeurait pas moins isolée au sein du mouvement radical, qui consacrait tous ses efforts à la lutte pour l’égalité politique (Wickert 1991 : 53).

Un « modèle de vitalité »

Rompre avec la société n’implique pas pour autant d’accepter le vieillissement avec résignation. Dohm recommande en effet de tenter de limiter les effets de l’âge : « L’âge est un ennemi. Bats-toi[16]! » (Dohm 1903 : 29). Une hygiène irréprochable et un sens aigu de l’esthétique sont à ses yeux les mesures les plus à même de retarder ce processus : « Personne ne devrait respecter les règles de l’esthétique avec autant de précautions que la vieille femme. Qu’une propreté et un soin minutieux dans l’entretien du corps et de l’habillement lui servent de loi[17] » (Dohm 1903 : 28).

En insistant sur l’entretien du corps, Dohm épouse les idées de son temps : les années 1900, qui exaltaient le culte du corps et de la jeunesse, érigeaient le vieillissement en sujet de société. Le mouvement culturel de la Lebensreform, réaction à l’industrialisation et à l’urbanisation accélérées qui plaidait pour le retour à la nature et la libération du corps, incitait les anciens à la pratique de la gymnastique, tandis que médecins et charlatans élaboraient des opérations de rajeunissement et cures de jouvence[18].

Dohm souhaite ici placer le rapport des femmes vieillissantes à leur corps sous de meilleurs auspices. Le déni ou la résignation envers l’amoindrissement de leurs forces et de leur beauté doivent faire place à l’estime et au souci de soi. L’auteure entend également démontrer que le vieillissement n’est pas une fatalité. Pour elle, c’est la prise de conscience féministe qui rend possible cette intervention des femmes contre leur propre vieillissement. Elle assure en conclusion de son texte :

Il n’existe pas de remède contre la mort, mais il en existe un contre la mort prématurée de la femme. Le plus puissant est l’émancipation sans condition des femmes et donc l’abandon de la superstition brutale qui veut que son droit à l’existence reposât uniquement sur son sexe[19].

Dohm 1903 : 30

Le vigoureux appel à la résistance qu’adresse Dohm à ses lectrices âgées – « Vieille femme, écoute ce qu’une autre femme te dit : Lève-toi! Aie le courage de vivre! Ne pense pas un seul instant à ton âge[20] » (Dohm 1903 : 29) – révèle la dernière limite de cet art de vivre du grand âge. Les mesures préconisées – autopersuasion, hygiène, exercice et apprentissage pour endiguer l’incapacité physique et la diminution des facultés mentales – semblent relever d’un « modèle de vitalité ». Ce dernier est défini comme une réaction possible au vieillissement présentant la vieillesse comme un phénomène dépendant de la seule volonté. Il trouve son expression dans les formules courantes « savoir rester jeune » ou « être jeune dans sa tête » (Böck et Diekmann 1998 : 72) et consiste à intérioriser les injonctions du jeunisme ordinaire. Dohm choisit également d’assumer cette dissociation entre jugement extérieur et autoperception : « Vieillis tout de même pour les autres : mais pas pour toi[21] » (Dohm 1903 : 29).

Les conseils roboratifs de Dohm comportent ici le risque de jeter l’opprobre sur les femmes n’ayant pas les moyens de ce sursaut tardif, de cette lutte active contre le vieillissement. Ces dernières se voient presque, en creux, accusées de faiblesse morale. Aussi peut-on affirmer que ces recommandations pour alléger la vieillesse n’échappent pas à un certain culte de la jeunesse. Dans le roman Deviens celle que tu es, la femme de lettres montre en outre à quel point ce processus de découverte de soi, qui consiste à ne plus exister uniquement pour les autres et par le regard des autres, peut être douloureux. À l’instar d’une quête psychanalytique, l’introspection ne constitue pas nécessairement une source de joie immédiate. Cette contradiction existentielle entre conformation aux normes sociales et vie intérieure peut engendrer un trouble qui confine à la schizophrénie. L’héroïne de Deviens celle que tu es le décrit par ces mots :

Je souffre de la peur secrète qu’on remarque la contradiction entre mon for intérieur et mon apparence. Ils ont décrété la façon dont l’homme doit être à chaque âge de la vie. C’est pour cette raison que, quand je vois des gens approcher, je me recroqueville, pour sembler encore plus vieille que je ne le suis[22].

Dohm 2006 : 59

Conclusion

Ce plaidoyer pour la libération des femmes âgées se clôt par une anticipation  optimiste : « L’avenir n’aura plus besoin de ces conseils qui valent pour l’époque actuelle[23] » (Dohm 1903 : 30). La foi avec laquelle Dohm aborde l’avenir, caractéristique de l’état d’esprit des militantes féministes de la première vague qui avaient conscience de s’engager pour la postérité (Weiland 1983 : 9), invite à esquisser un parallèle entre les xxe et xxie siècles naissants.

La pression sociale réglementant le comportement des femmes âgées s’est certes relâchée, leur isolement est devenu moins flagrant; perdurant sous une forme atténuée, le darwinisme et l’utilitarisme social ont perdu de leur influence. Si le vieillissement global change la donne dans les sociétés occidentales, les médias et l’opinion publique n’en continuent pas moins de considérer la vieillesse principalement comme un problème, qu’il s’agisse de défis socioéconomiques et politiques, de refondation du système de santé ou de transformation des modèles familiaux. En Allemagne comme au Québec, où le troisième et le quatrième âge ne font plus figure d’exception, les personnes âgées demeurent pourtant perçues comme « l’Autre ». L’importance de l’apprentissage soulignée par Dohm fait aujourd’hui l’objet d’un débat portant sur les facultés cognitives des personnes aînées. Et le tabou qui recouvre leur sexualité commence à être levé. Aussi semble-t-il que les caractéristiques fondamentales de la perception actuelle de la vieillesse au féminin se soient cristallisées au tournant du siècle.

Pour sa part, Dohm cherche avant tout des solutions immédiates, qui ont pour effet malencontreux d’accentuer l’isolement de ces femmes. Occultant la sexualité et le possible engagement des femmes âgées, elle sous-estime en outre les difficultés que pose l’effort requis par un processus de découverte de soi. « La vieille femme » n’en demeure pas moins un bel appel à la résistance et à l’indépendance des aînées, constituant en ce sens un texte précurseur du discours féministe sur le vieillissement.