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L’ouvrage de Daniel Delanoë propose une étude historique, sociologique et anthropologique de la ménopause. Un coup d’oeil sur la table des matières laisse deviner la richesse du contenu de l’ouvrage. La première partie, centrée sur la lecture médicale de la ménopause, annonce une étude fouillée et critique de la construction de la ménopause comme un problème par la médecine.

La deuxième partie révèle les diverses constructions sociales de la ménopause selon les cultures, constructions qui vont d’une perte de statut social pour la femme ménopausée à l’épanouissement sexuel et à l’expérience d’une liberté jusque-là réservée aux hommes. Il faut préciser que cette dernière situation est rarement vécue. On trouve plutôt communément, et dans la plupart des cultures, des représentations négatives liées à cette période de la vie des femmes. En ce sens, une recherche poussée du sens de l’arrêt de la fertilité et de la fin des menstruations dans les contes, les mythes et les histoires orales aide à comprendre la genèse des archétypes encore vivants.

La troisième partie procède d’une large enquête sociologique et anthropologique, effectuée en France, selon une démarche méthodologique qualitative et quantitative, mariant les entretiens individuels et de groupe, auprès de femmes et d’hommes vivant de près cette expérience. Cette perspective émique et ces regards croisés de femmes et d’hommes sur la ménopause constituent certainement une contribution significative de l’ouvrage à la compréhension de cette réalité. Delanoë aborde la ménopause selon l’expérience concrète des femmes interrogées, leurs perceptions des autres femmes ménopausées et le regard perçu des hommes sur les femmes ménopausées. Il interroge également les hommes sur leur point de vue personnel, sur le point de vue perçu des hommes en général et sur ce qu’ils pensent que vivent les femmes au moment de la ménopause. Cette structuration à trois niveaux des entretiens chez les deux sexes conduit à une interprétation riche et nuancée des données où il devient possible de faire la part des choses entre la trajectoire personnelle et les référents sociaux.

Les résultats offrent un portrait contemporain contrasté, parsemé de paradoxes, de stéréotypes, mais aussi, heureusement, d’une certaine évolution dans les représentations masculines et féminines. L’auteur confirme ce que nous savions déjà : le discours médical a été et est encore omniprésent dans la construction sociale de ce phénomène biologique. Les préoccupations féministes dans le domaine de la santé ont été historiquement tournées vers le droit à l’avortement et l’accès à la contraception, puis axées sur la démédicalisation de l’accouchement, mais peu sur la ménopause. Sans doute ces préoccupations étaient-elles liées à l’étape de vie des protagonistes. Par ailleurs, les références aux propos de Simone De Beauvoir et de Hélène Deutsch, par exemple, montrent leur propre ambivalence devant cette période de vie, ce qui fait ainsi écho à l’ambiance sociale du temps.

Delanoë fait ressortir, à la suite de plusieurs auteures féministes, le fait que le statut social des femmes est lié à leur fonction reproductive et que l’arrêt de la fertilité s’accompagne, dans la plupart des sociétés, d’une stigmatisation allant de l’invisibilité (liée aussi au statut social de la femme vieillissante) jusqu’au rejet parfois, en passant par la raillerie (violence symbolique) et l’exclusion symbolique. Il expose de multiples logiques sinueuses répondant à des représentations archaïques et insensées qui ont encore cours aujourd’hui. Une des conclusions de l’enquête chez les hommes met en relief le fait qu’ils accordent une importance relativement élevée aux troubles psychiques résultant de la ménopause : « Parce que certaines femmes vivent ça très mal, quand même. Mais ma femme non, donc ça va. Pour certaines, ça doit sûrement poser des problèmes psychiques : peut-être une mutilation; elles ont perdu leurs règles » (p. 169). Pour la majorité des hommes, les femmes ménopausées qui vivent près d’eux traversent cette étape sans problème comparativement aux « autres femmes ». Pour leur part, les femmes ont les mêmes réactions à l’égard des autres femmes. Comme si la proximité éclairait positivement la réalité, alors que la distance (les « autres femmes ») permettait d’exprimer les stéréotypes ambiants. Les femmes de l’enquête, à la quasi-unanimité, rejettent les conceptions de la ménopause comme la fin de la sexualité et de la vie amoureuse. Elles expriment des idées et des expériences diversifiées qui vont du négatif (deuil de la fertilité) au positif (une étape de vie représentée par l’investissement en soi et la liberté) et pour plusieurs au non-événement.

On note une grande convergence entre les a priori et les préjugés du discours populaire et ceux qui relèvent du discours savant ou médical, notamment en ce qui a trait à la santé mentale : « Malgré toutes les preuves du contraire, la conviction que la ménopause présage une détérioration mentale marquée persiste dans la culture occidentale. Si elle est moins forte chez les psychiatres, cette croyance est restée vivante chez bien des gynécologues » (p. 172). On constate aussi un rapport paradoxal entre l’expérience des femmes telle qu’elles la décrivent et les discours sociaux, qu’ils soient savants ou populaires. La ménopause semble finalement se vivre plutôt bien chez une grande majorité de femmes. Cependant, ce rapport est plus ambivalent lorsque les femmes interrogées parlent des autres femmes, elles arrivent plus difficilement à se dégager des stéréotypes admis pour les autres, mais pas pour elles-mêmes. L’étude montre un rapport ambigu et complexe, et perçu comme tel par les deux sexes, entre la ménopause, la vieillesse, la santé mentale, les menstruations et la sexualité des femmes. On observe un enchevêtrement de croyances, de préjugés et de craintes qui concourent à perpétuer le statut inégalitaire des femmes dans les rapports sociaux de sexe. En résumé, l’expérience de la ménopause dans la vie des femmes occidentales ne semblent pas, dans les enquêtes à partir des années 80, être vécue comme un événement négatif tant sur le plan de la santé physique et mentale que sur le plan symbolique.

À la lecture de l’ouvrage, on s’interroge sur la teneur des fondements sociaux, culturels et psychiques qui donnent lieu à cette panoplie de discours à propos de l’« éternel féminin ». Que d’invraisemblances a-t-on pu énoncer et énonce-t-on encore en s’appuyant sur la science? On pense à la ménopause bien sûr et aux controverses entourant le traitement hormonal, mais aussi au syndrome prémenstruel, à l’infertilité, aux grossesses à risques ou non, à l’allaitement, aux infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), à la contraception et à l’avortement, à la vie sexuelle, etc. Delanoë montre dans sa conclusion que l’expérience et les conceptions de la ménopause sont de bons indicateurs du statut social des femmes dans une société donnée. Mauss parlait de « fait social total » à propos du don. La ménopause pourrait représenter un « fait social total » au sens où les représentations qui y sont rattachées et qui concernent la sexualité, la fertilité, le vieillissement, le corps féminin même illustrent le rapport social lié aux femmes quelle que soit l’époque et peu importe l’état des rapports sociaux de sexe.

Une dernière remarque plus technique : une erreur dans les notes de bas de page produit un décalage à partir de la note 233.