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En proposant le présent numéro, nous avions pour objectif de mettre en lumière à quel point la recherche actuelle effectuée dans une perspective féministe constitue un apport essentiel à l’étude des inégalités sociales de santé. Le constat selon lequel les personnes qui vivent dans des conditions de pauvreté souffrent davantage de problèmes de santé que celles qui ont accès à des conditions matérielles plus favorables n’a, bien entendu, rien d’une nouveauté : on en retrouve la trace dans des écrits datant de l’Antiquité gréco-romaine (Rosen 1993). Pourtant, l’étude des inégalités sociales de santé a récemment été projetée à l’avant-scène des écrits scientifiques, dans la foulée du développement du courant dit de « nouvelle santé publique ». Les études issues de ce courant ont révélé que les liens unissant le statut socioéconomique et la santé étaient beaucoup plus complexes que ce qui avait tout d’abord été envisagé. Les célèbres études de Whitehall (Marmot 1986), par exemple, ont démontré que l’espérance de vie n’était pas réduite uniquement chez les personnes qui disposent d’un très faible revenu, mais qu’elle suivait au contraire fidèlement la situation hiérarchique des individus dans toutes les couches de la société. C’est le fameux « gradient de mortalité », qui suscite encore de nombreux questionnements (Evans, Barer et Marmor 1996). La présence de ce gradient souligne que l’effet des inégalités sociales ne se limite pas à certains facteurs connus tels l’accès aux soins ou le fait d’adopter des comportements associés à une meilleure santé. Outre l’effet majeur et évident des conditions matérielles, telles que le logement, les conditions de travail ou l’accès à une alimentation saine et diversifiée, d’autres éléments, liés à la place qu’occupe une personne dans la hiérarchie sociale, comme le fait d’avoir du pouvoir et d’être en mesure d’exercer un certain contrôle sur son environnement, influent sur l’état de santé et la longévité.

Comme la plupart des études portant sur des questions relatives à la santé, celles qui ont analysé la question des inégalités sociales de santé ont souvent été effectuées dans une perspective non féministe « aveugle au genre », dans laquelle la réalité propre aux femmes est ignorée. Pourtant, le constat selon lequel la santé est déterminée par une multitude de facteurs liés à la place qu’occupent les individus dans la société soulève de façon très évidente la question des rapports sociaux de sexe et de la place des femmes dans la société. Les liens entre le statut socioéconomique et la santé interpellent donc la recherche féministe de deux façons : d’une part, parce que les femmes vivent plus souvent dans des conditions socioéconomiques précaires qui peuvent mettre en péril leur santé et celle de leurs enfants; et, d’autre part, parce que la place qu’elles occupent, en tant que femmes, dans la société, est marquée par des enjeux de pouvoir qui ne peuvent, si l’on suit la logique des écrits du courant de la « nouvelle santé publique », que nuire à leur état de santé. Ainsi, bien que la notion d’inégalité sociale de santé soit généralement utilisée pour désigner l’effet des écarts de revenu sur la santé sans faire référence de façon particulière à la situation des femmes, il est clair que les inégalités sociales de sexe constituent une forme d’inégalité qui influe sur l’état de santé des femmes, des enfants et de l’ensemble de la société.

La perspective féministe joue donc un rôle très important dans l’analyse de l’intervention et du développement des connaissances dans le domaine de la santé. Les chercheuses féministes ont posé un regard critique sur le modèle biomédical, un modèle qui a trop souvent servi à justifier le développement de connaissances ayant pour effet de confiner les femmes dans un rôle traditionnel subordonné. Après avoir été présentée comme le résultat d’une volonté divine, la position occupée par les femmes au sein de la famille et de la société a été justifiée, au milieu du XIXe siècle, par des scientifiques des domaines de la médecine et de la biologie à partir d’études reposant sur des données aussi diverses que le nombre de cellules sanguines ou la taille du crâne et des os des femmes (Krieger et Fee 1994). Aujourd’hui encore, la vision traditionnelle selon laquelle le rôle des femmes est avant tout lié à la sphère privée et à la reproduction mène au développement de connaissances trop souvent partielles et biaisées, comme c’est le cas, par exemple, dans la recherche en santé au travail (Messing 2000) et dans celle qui porte sur les maladies cardiovasculaires où la réalité propre aux femmes est mal appréhendée.

Des auteures féministes ont également révélé à quel point les problèmes vécus par les femmes ont fait l’objet d’une médicalisation disproportionnée (Riska 2003). Qu’il s’agisse de l’accouchement, des menstruations, de la ménopause ou de diagnostics controversés, tels que le « syndrome prémenstruel » ou la « dépression postnatale », des chercheuses féministes ont dénoncé le fait que l’ensemble des étapes de la vie reproductive des femmes est considéré comme un phénomène relevant avant tout de la médecine ou de la biologie. La médicalisation des manifestations extrêmes de tristesse, qui fait l’objet de critiques de la part de sociologues de la santé (Horwitz et Wakefield 2007), a également interpellé des auteures féministes qui ont soulevé la question des causes de la surreprésentation des femmes parmi les personnes qui souffrent de dépression et d’anxiété (Stoppard 2000). L’interprétation « biologique », selon laquelle la vulnérabilité apparente des femmes aux troubles dépressifs serait liée à des facteurs génétiques ou hormonaux, est souvent tenue pour acquis, alors que le rôle joué par les conditions de vie des femmes – et, plus largement, les conditions qui maintiennent les rôles sociaux de sexe et la division sexuée du travail – n’est que rarement analysé. Des auteures féministes ont également contribué de près à la remise en question de pratiques controversées qui touchent les femmes et peuvent être liées à d’importants enjeux financiers. Pensons à la thérapie de remplacement hormonale, proposée, il y a peu de temps encore, à l’ensemble des femmes ménopausées, ou, plus récemment, à la vaccination systématique des petites filles avec le vaccin Gardasil, ce dernier étant présenté comme un moyen de prévenir le cancer du col de l’utérus, mais son efficacité et son innocuité font toujours l’objet de débats parmi les scientifiques (Lippman 2008). Les exemples de l’apport féministe à l’étude de la santé sont nombreux, mais l’un de leurs points communs a été de mettre en évidence la présence de postulats sexistes cachés par un discours qui entretient l’illusion d’une vérité scientifique neutre et dénuée d’enjeux de pouvoir.

En ce qui concerne plus précisément l’étude des inégalités sociales de santé, l’apport de la recherche effectuée dans une perspective féministe est également incontournable pour que les connaissances soient développées en évitant les postulats et les approches méthodologiques « aveugles au genre » qui entraînent trop souvent la perpétuation d’inégalités entre les sexes. Les articles présentés dans ce numéro démontrent à quel point la recherche effectuée dans une perspective sensible au genre permet de développer des connaissances nouvelles sur la santé qui éclairent des réalités complexes de façon nuancée.

L’article de Stéphanie Mackay et Christine Dallaire est un très bel exemple de l’apport des recherches effectuées dans une perspective féministe à la mise en évidence de discours minoritaires et critiques à l’égard de la santé. Adoptant une perspective postructuraliste, ces auteures proposent une analyse de vidéos présentées sur YouTube par des femmes qui se disent « grosses » et qui contestent les constructions discursives dominantes de l’obésité en pratiquant ce que Foucault appelle la « parrhésie ». Elles exposent le fait que, contrairement aux médias traditionnels qui fournissent un « savoir » souvent unique et incontesté sur la « valeur » des corps et sur la santé, le Web offre un moyen de « riposter » et d’exposer des contre-discours qui pourront être largement diffusés. L’analyse des quatre vidéos choisies démontre que les discours de ces femmes comportent une certaine contestation des discours dominants sur l’obésité et la féminité, ce qui propose, par le fait même, un contre-discours, même si, paradoxalement, ces femmes continuent parfois d’exprimer sans y réfléchir les « vérités » des discours dominants. Le caractère complexe et nuancé des discours sur l’obésité, la minceur et la sexualité est également au coeur de l’analyse de Claudia Labrosse, dans son article portant sur les romans de Lise Tremblay et de Nelly Arcan. Ces deux écrivaines, qui sont parmi les plus lues du Québec contemporain, s’inscrivent dans « un univers postmoderne, où la relation entre corps, identité féminine et normes sociales est autrement plus complexe en raison, en partie, de l’emprise des médias sur tous les aspects de la vie » (p. 25). L’analyse révèle que les oeuvres d’Arcan et de Tremblay sont opposées, tant sur la base d’une classification morphologique des corps présentés que sur le plan discursif : si Tremblay dénonce clairement l’impératif de la beauté et tente de se soustraire à ce discours, Arcan tient un discours beaucoup plus ambivalent. Deux stratégies opposées semblent se dessiner : la résistance au discours ou la soumission.

Dans leur article, Denise Moreau, Marie-Blanche Tahon et Julie Daigle présentent une analyse très éclairante de la réalité, rarement exposée au grand jour, de primipares qui s’expriment sur leur expérience d’allaitement. À partir des résultats d’une étude exploratoire sur les représentations de la maternité, ces trois auteures soulignent l’écart important qui existe entre le discours dominant concernant l’allaitement maternel et l’expérience vécue par les nouvelles mères qu’elles ont rencontrées. Leurs résultats révèlent à quel point l’allaitement peut être vécu comme une épreuve, dans un contexte où les professionnels et les professionnelles de la santé véhiculent un discours unique, partiel et culpabilisant. Une autre réalité rarement documentée est celle des jeunes femmes atteintes d’un cancer du sein. Pierrette Fortin, Anne Charron, Jacynthe Beauchamp, Sylvie Morin et Jovanie Lagacé ont étudié l’expérience de femmes qui ont été atteintes de ce cancer dans la trentaine ou la quarantaine. Leur analyse révèle que l’expérience vécue par ces femmes relativement jeunes est différente de celle, plus fréquemment étudiée, des femmes qui font face à ce cancer à un âge plus avancé (au-delà de 50 ans). Les difficultés liées à la présence de jeunes enfants, notamment, et les effets à plus long terme des traitements sont des questions propres à l’expérience des femmes âgées de 30 à 50 ans qui doivent être analysées.

Pour leur part, Line Chamberland et Christelle Lebreton proposent une analyse critique de la recherche sur la santé des adolescentes gaies lesbiennes et bisexuelles (GLB) au Québec et au Canada dans le but de faire ressortir les biais qui contribuent à rendre invisible la réalité de ces jeunes femmes. L’analyse des écrits depuis 2000 révèle que la réduction de la variable sexe/genre à une donnée sociodémographique demeure fréquente et que les rapports sociaux de sexe sont souvent ignorés. En outre, l’orientation sexuelle étant présumée plus déterminante comme variable que le sexe, les différences entre garçons et filles sont trop rarement analysées. La conclusion de ces deux auteures, qui s’inscrit dans la plus pure tradition de la recherche féministe en santé, précise que « les études sur les jeunes GLB sont une nouvelle occasion de constater que la neutralité méthodologique est plus souvent une source de discrimination qu’une garantie de vérité scientifique » (p. 103). L’article de Barbara Ravel, qui porte également sur l’expérience de jeunes femmes lesbiennes, illustre le fait que, lorsque la recherche est effectuée dans une perspective sensible au genre, on peut mettre l’accent sur une réalité spécifique qui s’éloigne des visions « généralistes » et des résultats attendus. Grâce à une analyse poststructuraliste du discours de quatorze jeunes femmes de la région de Montréal qui pratiquent un ou plusieurs sports d’équipe, l’auteure constate que la grande majorité de ces participantes affichent très ouvertement leur orientation sexuelle dans leur milieu sportif et présentent ce milieu comme étant homophile (gay-friendly). Les résultats de l’étude attribuent même « au sport féminin un rôle particulier dans la construction de ces participantes en tant que femmes ayant une sexualité marginale », ce qui « illustre le fait que le sport féminin constitue un espace de contestation des normes sociales » (p. 122).

L’article de Marie-Claude Thifault aborde la santé des femmes sous un angle historique avec une analyse des perceptions, de l’interprétation et des discours masculins sur la folie des femmes mariées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Après avoir tracé un portrait de la population asilaire (internée à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu) basé sur les variables de sexe et d’état civil, l’auteure présente les comportements féminins jugés hors norme dans les dossiers des femmes mariés et les bribes de discours récupérés dans les différents documents entourant les demandes d’admission. Les résultats permettent notamment de « constater l’empreinte de l’idéologie victorienne dans les descriptions de « folie », rédigés par les médecins de famille, étroitement associée à la biologie féminine » (p. 140). L’article d’Itzel A. Sosa-Sanchez propose ensuite un portait de la réalité vécue par des Mexicaines, en présentant les résultats préliminaires d’une étude de cas sur les effets des inégalités sociales sur la santé reproductive et les droits des utilisatrices de soins de santé. Ses résultats indiquent que « les diverses inégalités sociales sont reproduites et légitimées dans les services de santé à travers les pratiques du personnel professionnel du domaine de la santé et les interactions médecin-patiente dans les services de santé reproductive et les services d’accouchement » (p. 150). Par exemple, certaines femmes sont harcelées par le milieu médical pour consentir à la stérilisation, tandis que d’autres sont l’objet de moqueries ou de plaisanteries déplacées. L’auteure conclut que « la santé est un domaine où l’utilisation de normes et d’inégalités sociales est confirmée, reproduite et légitimée » (p. 158).

Ces articles ont pour caractéristique commune de révéler le caractère multiple, nuancé et particulier des réalités vécues par les femmes en matière de santé, que la perspective « neutre » ou « aveugle au genre » a trop souvent pour effet de masquer. Leurs résultats démontrent à quel point l’adoption d’une approche sensible au genre est essentielle pour produire des connaissances qui favoriseront la mise en lumière et la réduction des inégalités sociales de sexe et, par le fait même, des inégalités sociales de santé.

À ces textes, s’en ajoute un dernier hors thème : l’article de Soline Blanchard permet d’observer les stratégies mobilisées par des dirigeants qui, sans interroger leur propre subjectivité et leur position sociale, contribuent à la (re)production de la domination masculine et aux formes d’antiféminisme perceptibles derrière les discours de bonne intention.