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Jalon dans le champ de la réflexion féministe, l’ouvrage Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes est rendu de nouveau disponible en librairie à la suite d’une réédition du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il permet de renouer avec les réflexions de la première heure en France sur les distinctions et les rapports qu’entretiennent entre eux les concepts de «  sexe » et de « genre », et sur leur utilisation en recherche.

Les textes constitutifs de l’ouvrage reprennent les grandes lignes de communications présentées lors d’un colloque organisé par le CNRS en 1989, portant sur un des thèmes de l’action thématique programmée : « Recherches sur les femmes et recherches féministes », soit celui qui concernait l’analyse critique de la conceptualisation des sexes. Le ton de l’ouvrage est donc conséquent : il s’adresse en premier lieu aux universitaires de même qu’aux chercheuses et aux chercheurs.

Cet ouvrage est intéressant du fait qu’il présente les résultats de 22 projets de recherche réalisés dans des champs disciplinaires fort variés, principalement l’anthropologie physique, l’archéologie, l’ethnologie, la biologie humaine, l’histoire, les lettres, la linguistique, la philosophie, la psychologie, la santé ainsi que la sociologie. Le regard porté est toutefois multidisciplinaire et non interdisciplinaire. En résulte un ouvrage bigarré, un peu à l’image d’une courtepointe. Chaque auteure explore, du point de vue de sa discipline, les concepts de genre et de sexe et les rapports qu’ils entretiennent ou encore elle utilise ces concepts comme cadre théorique pour la formulation de leur problématique de recherche et l’analyse de leurs données. Lire cet ouvrage, c’est un peu entrer dans un curieux voyage où lectrices et lecteurs sont conviés à faire de brèves incursions dans des univers parallèles, avec pour guide les concepts de genre et de sexe. J’ai eu plaisir à me laisser surprendre, à découvrir la complexité et la richesse du paysage. À ce titre, Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes m’apparaît un excellent ouvrage d’introduction à une analyse et à une critique féministe de la production de connaissances.

Les textes présentés sont toutefois inégaux. Bien qu’ils soient ancrés dans des productions de recherche, leurs cadres méthodologique et théorique ne sont pas fournis, ce qui ne permet pas toujours à la lectrice ou au lecteur de juger du bien-fondé des analyses et des interprétations données.

Il est également à noter que les textes n’ont pas fait l’objet, dans cette réédition, d’une mise à jour. Seul un court avant-propos permet aux lectrices et aux lecteurs de prendre connaissance de l’évolution depuis 1991, en France, de la recherche féministe et de ses contextes institutionnel, social et politique de production. En ce sens, l’avant-propos donne malheureusement l’impression d’une évolution repliée sur elle-même, aucune référence n’étant faite à la collaboration, à l’apport et à la contribution francophone hors Europe à son développement.

Les articles de l’ouvrage se rattachent à trois grands axes : 1) une réflexion de nature plus théorique sur les notions de sexe et de genre, sur le sens à leur attribuer, sur leur construction, sur les enjeux théoriques et méthodologiques qui leur sont liés ; 2) une illustration de l’utilisation des catégories de sexe ou de genre en recherche, ou des deux à la fois, principalement en histoire ou dans l’histoire, en littérature, en psychologie et en linguistique ; 3) une réflexion sur les lieux de construction identitaire au Magreb et, d’une façon élargie, sur les rapports au corps et au contrôle des femmes relativement à la reproduction et à la sexualité. Histoire de fournir une idée de l’éclatement des thèmes abordés, voici quelques brèves descriptions des écrits présentés.

Dans le premier axe, « Les notions de sexe et de genre : enjeux et ambiguïtés », nous trouvons le texte d’Évelyne Peyre (anthropologie), Joëlle Wiels (biologie des tumeurs humaines) et Michèle Fonton (préhistoire) sur la complexité liée à l’utilisation de critères génétiques et phénotypiques pour identifier le sexe d’un individu. Les auteures amènent la lectrice ou le lecteur à réfléchir sur la construction sociale du « sexe biologique » dans les sciences dites « exactes », en biologie/génétique, en anthropologie et en archéologie, et sur son utilisation dans les dérives liées à la question du déterminisme biologique des différences socioculturelles entre hommes et femmes.

Christine Planté (lettres), de son côté, s’interroge sur la construction du concept de « genre » en français en s’appuyant sur les ouvrages de référence linguistiques du xviiie et du xixe siècle, et appelle à la prudence concernant l’emploi de ce terme en français, illustrant que celui-ci, contrairement au gender (en anglais), inscrit la différence entre les sexes dans la biologie.

Pour leur part, Danièle Combes (sociologie urbaine), Anne-Marie Daune-Richard (économie et sociologie du travail) et Anne-Marie Devreux (sociologie urbaine) refont l’histoire des concepts et des idées-forces qui ont contribué à forger et à mettre en lumière la pertinence d’une analyse des rapports sociaux de sexe en sociologie.

Quant à Nicole-Claude Mathieu (anthropologie sociale), elle s’intéresse aux frontières fluctuantes entre les sexes et les genres dans les sociétés occidentales et non occidentales, en prêtant attention tout particulièrement aux variations des normes en matière de sexe et de genre, aux déviances institutionnalisées, à l’autodéfinition des groupes marginalisés, d’une part, et des asymétries et des symétries entre les sexes qui leur sont liées, d’autre part.

Par ailleurs, Patricia Mercader (psychologie clinique), en s’appuyant sur un corpus juridique lié au changement de nom dans les cas de transsexualisme, se penche sur la construction des définitions du genre par les juristes, de leur rapport au sexe biologique, et de la bicatégorisation hiérarchisée qui y demeure.

Enfin, dans son texte « Penser le genre : quels problèmes ? », Christine Delphy (sociologie) s’interroge sur les raisons qui font que le genre (social) est usuellement expliqué à partir du sexe (naturel). Et si le genre précédait le sexe ? avance-t-elle. Le sexe deviendrait alors un marqueur de la division sociale, permettant de distinguer les groupes dominants des groupes dominés. Les marqueurs étant des constructions sociales, la réduction des indicateurs de sexe à un seul prendrait alors son sens en tant qu’acte social. Delphy met donc la hiérarchie au coeur de l’aspect constitutif du genre.

Dans le deuxième axe, « Dire, lire, construire les catégories de sexe et de genre », sont principalement présentées des recherches prenant comme cadre d’analyse les concepts de genre et de sexe, sans nécessairement en faire une analyse approfondie ni y poser un regard critique. Ces textes illustrent plutôt comment les catégories de sexe et de genre se mettent en place, expriment des rapports de forces hiérarchisés et soutiennent l’oppression et le contrôle des femmes. Les champs de recherche sont ici fort variés.

Ainsi, Brigitte Lhomond (pratiques, gestion et systèmes de santé) se penche sur la littérature médicale du xixe siècle portant sur l’homosexualité et la création de typologies qui comportent un « troisième sexe ». Elle examine comment celui-ci vient confirmer la différence entre les sexes.

Pour sa part, Françoise Duroux (sociologie) explore l’imaginaire du féminin dans l’histoire, du passage, à partir du Siècle des lumières, de la représentation des femmes comme « ventre », ancrée dans la nature, à celle des « femmes comme mères », ancrée cette fois dans la culture. Elle démontre comment la promotion de la maternité devient nécessaire au moment où les femmes commencent à échapper à l’espace familial et à faire irruption sur le terrain du social.

Annik Houel (psychologie), de son côté, jette un oeil nouveau sur la littérature rose féminine (romans Harlequin) et étudie la métamorphose de l’amant en figure maternelle.

Jeanne Peiffer (histoire des sciences et des techniques) se penche sur les ouvrages de physique et d’astronomie de la première moitié du xviiie siècle précisément destinés aux femmes et illustre comment cette littérature scientifique constitue une réponse mesurée pour endiguer le désir de connaissances scientifiques des femmes.

Quant à Claire Michard (linguistique), à l’aide d’une analyse d’articles scientifiques produits par des hommes en sciences sociales, elle démontre magistralement comment le sexisme est inscrit dans le langage qui est structuré en un genre général (masculin) et un genre spécifique (féminin), ce dernier enfermé dans une spécificité naturelle (le sexe). Les humains mâles sont présentés comme agents, représentants exclusifs d’un groupe social, d’une classe d’âge ou du genre humain, alors que les humains femelles sont présentés comme des humains problématiques, semblables aux machines, aux éléments naturels et aux animaux. Les résultats de cette recherche amènent Michard à remettre en question l’efficacité probable d’une féminisation du langage, le sexisme étant plus enraciné qu’on ne le croit dans la structure même de la langue.

Par ailleurs, à l’aide de verbatims issus de trois discussions entre adolescents et adolescentes sur les « relations entre hommes et femmes » principalement centrées sur la question du travail, Catherine Viollet (textes et manuscrits modernes) examine également l’utilisation du genre en linguistique, sa mise en oeuvre dans toutes les composantes du langage (par exemple : syntaxe, modalités énonciatives, argumentation) et son utilisation pour marquer les rapports de pouvoir.

De leur côté, Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin (psychologie cognitive), se basant sur une recherche expérimentale en psychologie, où des sujets doivent décrire une personne photographiée (visage, noir et blanc) à un ou une partenaire de même sexe, afin que celui-ci ou celle-ci puisse l’identifier, avec le moins d’indices possible, parmi un ensemble de 24 photos de personnes, démontrent comment les « membres des groupes dominés tendent à être réduits – et à réduire les membres de leur groupe – à leur appartenance catégorielle, alors que les membres des groupes dominants sont définis comme individus, non réductibles à leur catégorie d’appartenance » (p. 178).

Enfin, Michèle Riot-Sarcey (histoire) propose de réfléchir sur la difficulté de tenir compte du discours singulier des femmes dans l’histoire, dans un contexte « où l’universel humain est conjugué au masculin » (p. 182).

Dans la lignée du troisième axe, « Traditions et modernités », Camille Lacoste-Dujardin (littérature orale, dialectologie, ethnologie du domaine arabo-berbère) présente, à partir de l’analyse de sources écrites du Magreb du Nord, comment, dans la tradition, les expressions relevant de la normalité et du socialement convenable se réfèrent à un univers masculin, alors qu’inversement tout ce qui paraît faire défaut à ce qui serait indispensable à l’ordre social est associé au féminin, et ce, en passant par le contrôle social de la fécondité. Avec la modernité, ce système est toutefois remis en cause et les femmes en viennent à repenser positivement leur identité.

Par ailleurs, Marie Virolle-Souibès (littérature orale, dialectologie, ethnologie du domaine arabo-berbère), à l’aide notamment de comptes rendus ethnographiques du début du xxe siècle, visite les frontières du genre en se penchant sur les femmes qui, de par leur statut et leurs activités, conjuguent le féminin et le masculin (saintes ; voyantes thérapeutes, chanteuses raï).

Il en est de même pour Nedjima Plantade (littérature orale, dialectologie, ethnologie du domaine arabo-berbère), certainement le texte le plus faible de l’ouvrage sur le plan de la méthode qui pose un regard ethnopsychiatrique sur une voyante kabyle en région parisienne.

Suit un ensemble de textes, abordant le contrôle par les hommes de la reproduction et de la sexualité féminine. D’abord, Sylvie Fainzang et Odile Journet (anthropologie) examinent l’expérience des femmes soninke et toutcouleur vivant sous le régime de la polygamie tant en Afrique qu’en France dans le contexte de l’immigration. Ces auteures étudient notamment la nature des discours sur la polygamie, la position et le statut des femmes qui reposent essentiellement sur leurs caractéristiques biologiques et, par extension, leur fonction reproductrice. Elles interrogent les stratégies de résistance de ces femmes et leurs difficiles mises en oeuvre hors de la logique de la reproduction.

Pour sa part, Paola Tabet (ethnologie) livre un texte fascinant sur la sexualité perçue sous l’angle du don (sexualité conjugale) et celui du travail (la prostitution). Le travail sexuel rémunéré, dégagé du travail domestique et reproductif, distinct de la sexualité de la personne qui le fournit, est présenté comme une forme de réappropriation du corps des femmes par elles-mêmes, bien que celui-ci soit inscrit dans des rapports de classe entre hommes et femmes.

Trois textes en dernier lieu, ceux d’Hélène Rouch (biologie), de Michèle Kail (psychologie expérimentale) et de Marie-Josèphe Dhavernas (philosophie) entraînent la lectrice ou le lecteur dans l’univers des nouvelles technologies de la reproduction. Étudiant les publications et les rapports de recherche, Rouch et Kail constatent la disparition, l’effacement, voire la négation, des femmes comme actrices dans la littérature scientifique, celles-ci étant reléguées au « « statut de « pondeuses » - comme il en a toujours été au fond dans nos systèmes patriarcaux » (p. 253) ou étant subordonnées à leurs ovocytes. Dhavernas note également comment on en arrive à brouiller les repères entre les sexes, tout en accentuant la différence entre les sexes. Sont aussi abordées les dimensions d’une expérimentation médicale hasardeuse effectuée sur le dos des femmes et la menace que fait peser la personnification des embryons sur les acquis des femmes, notamment en matière d’avortement.

L’ouvrage est donc multiple. Quatre grands constats, d’ailleurs soulignés par les éditrices (Kail et Rouch), s’imposent à la lecture des données de ces recherches : 1) il y aurait présence d’un seul genre, le masculin ou d’une seule humanité (mâle), les femmes étant associées à des non-hommes, à la nature, à un sexe (propriété essentielle) et non à ce qui a un sexe (propriété accessoire à l’humanité) ; 2) le concept de genre mais également celui de sexe sont en fait des constructions sociales ; 3) ces concepts entérinent des rapports de domination et favorisent l’oppression et le contrôle des femmes ; 4) les frontières, les crises, les lieux de résistance, les époques de changements se présentent comme des lieux propices à l’étude des concepts de genre et de sexe, des rapports qu’ils entretiennent ainsi que des asymétries et des symétries homme/femme qui leur sont liés, exprimant des luttes de pouvoir.