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Comment concilier les luttes contre le sexisme avec les combats antiracistes? Cette question a été cruciale pour le mouvement féministe français lors de l’« affaire du foulard » en 2004. Certaines militantes ont alors approuvé le vote d’une loi interdisant le port du foulard islamique[1] à l’école au nom d’un engagement contre le sexisme subi par des jeunes filles issues de familles musulmanes. D’autres se sont opposées à cette loi en considérant qu’elle contribuait à l’exclusion scolaire de jeunes filles et qu’elle participait d’une politique de ségrégation des populations immigrées. Christine Delphy, figure historique du féminisme français, a dans cette optique défendu l’idée que la loi sur le voile correspond à une essentialisation et à une ethnicisation des populations d’origine ou de culture musulmane (Delphy 2003). Un autre courant considérait que antiracisme et féminisme devaient être combinés pour lutter à la fois contre la stigmatisation de populations musulmanes et contre la banalisation du voile conçu comme un « symbole d’oppression des femmes ». Issu du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) et ne se positionnant pas par rapport à la loi, ce courant a eu du mal à se faire entendre (Trat 2006).

Les deux premiers courants, en revanche, ont été présents sur les scènes médiatique et politique. Ils ont contribué à l’émergence en France d’une problématique féministe qui considère que la question des relations entre les sexes se pose de manière spécifique pour les populations venant de l’immigration (Garcia 2011a). Ils se sont cristallisés dans l’opposition entre deux mouvements[2] apparus sur la scène politique française sous un label féministe : Ni Putes Ni Soumises (NPNS) et le Collectif féministe du Mouvement des indigènes de la République (MIR). Le premier était favorable à l’interdiction du port du foulard islamique, alors que le second a interprété cette interdiction comme une manifestation du postcolonialisme en prenant appui sur une grille de lecture de l’héritage colonial en France selon laquelle les populations venant des anciennes colonies françaises subissent des discriminations raciales relevant de leur ancien statut d’indigènes.

NPNS a été fondé en 2003 par Fadela Amara, dans le sillon de l’association SOS Racisme. Son objectif principal est la lutte contre le sexisme dans les cités[3] analysé comme un effet de la dégradation des conditions de vie des hommes dans ces lieux. Elle a symbolisé le « sexisme dans les banlieues » érigé en « problème social ». Cependant, l’entrée de Fadela Amara dans le gouvernement de droite de François Fillon, en 2007, a conduit nombre de ses militants et de ses militantes à la quitter, car elle entrait, à leur avis, dans un gouvernement raciste. Cela étant dit, de 2005 à 2007, de petits groupes de militantes opposées à NPNS et à la « loi contre le hidjab » avaient émergé. Parmi eux, il y avait les Blédardes, groupe créé par Houria Boutelja et qui a donné lieu au Mouvement des indigènes de la République (MIR).

Il faut souligner que la mise en question de NPNS a trouvé également des arguments dans les milieux de la recherche sociologique, notamment à travers la parution d’un ouvrage écrit par Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, intitulé Les féministes et le garçon arabe. On y critique les prises de position et l’action de NPNS définies comme « incar[nant] les supplétifs zélés de la modernité et de ses valeurs » (Guénif-Souilamas et Macé 2004 : 13). Bien qu’il ne procède pas à proprement parler d’une enquête scientifique mais plutôt d’une approche critique de l’association (Alidières 2010), ce livre constitue une référence incontournable dans les analyses politiques et scientifiques portant sur le genre dans les cités.

C’est dans ce contexte que le MIR a été créé en 2005 avec la publication sur Internet d’un appel intitulé « Nous sommes les indigènes de la République! » annonçant l’ouverture d’assises de l’anticolonialisme postcolonial. Cette organisation est partie du constat que, « indépendamment de leurs origines effectives, les populations des “quartiers” sont “indigénisées”, c’est-à-dire reléguées aux marges de la société ». À l’intérieur de ce mouvement, il a été créé un Collectif féministe des indigènes de la République

Le MIR affirme que la dénonciation des pratiques sexistes des hommes « issus de l’immigration » par des femmes elles aussi « issues de l’immigration » (n’étant donc pas a priori soupçonnées par leur auditoire de racisme) est dictée par une politique postcoloniale qui a pour objet de « désolidariser » les sexes à l’intérieur du groupe qu’elles disent « racialisé », autrement dit, construit comme une « race[4] » dans notre société. Dans ce groupe, elles incluent les « Arabes », les « Noirs », les « Asiatiques » et tout individu ou tout groupe d’individus considéré et se considérant comme « non blanc » (il ne s’agit pas seulement du phénotype mais des propriétés sociales associées à la « blancheur », car le MIR intègre, par exemple, des individus à la « peau blanche » originaires de l’Europe orientale). Le MIR s’inspire ainsi explicitement des thèses du féminisme « intersectionnel ».

Le concept d’« intersectionnalité » (intersectionality) a été construit à la fin des années 80 par Kimberlé W. Crenshaw (2005) dans une perspective de critique du droit pour parler des « victimes » (au sens juridique) de la domination croisée (« sexe », « race », « classe »). Il a pour origines à la fois la Critical Race Theory américaine (critique des politiques américaines de luttes contre les discriminations considérées comme légitimant l’exclusion réciproque des catégories « race », « sexe » et « classe » dans leur analyse des rapports de domination) et le Black Feminism[5]. La diffusion des textes écrits outre-Atlantique a réactualisé le vieux débat sur les intrications des rapports de domination qui avait été marginalisé dans le champ académique français (Kergoat 2009). Cependant, il a surtout contribué à la remise en en cause du « nous » de l’expression « Nous, les femmes » sur lequel avait pris appui le féminisme à visée universaliste des années 70.

Dans ce contexte, NPNS et le Collectif féministe du MIR remettent en question tous deux le féminisme mainstream et défendent une certaine loyauté envers les hommes. Il ne s’agit pas, cependant, comme dans de nombreux mouvements féministes actuels, d’une volonté d’associer les hommes (Gaspard 2002) mais plutôt d’être solidaires avec eux ou, du moins, avec une partie d’entre eux. Cette attention accordée à la condition des hommes de « leur groupe » est significative d’un féminisme aux prises avec la question posée par l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir dans le sens où non seulement ces groupes affirment leur rupture avec le « féminisme universaliste », mais surtout se battent aussi pour les hommes pris dans des rapports de « classe » et de « race ».

Dans cet article, nous voulons étudier les arguments déployés pour défendre des positions féministes « particularistes » (NPNS) et antipostcolonialistes (MIR) qui insistent sur la prise en considération de la situation des hommes « racisés[6] » en les contextualisant. Bien entendu, il existe d’autres organisations féministes françaises relevant de l’approche intersectionnelle et ayant émergé dans le contexte de l’« affaire du voile » (par exemple le Collectif féministe pour l’égalité), mais NPNS et le Collectif féministe du MIR sont les seuls à défendre aussi des hommes. Soulignons que le féminisme intersectionnel, originairement, critique aussi bien le « féminisme blanc » que les « hommes noirs » pour leur absence de prise en considération des intérêts spécifiques des « femmes noires ». Dans les analyses proposées ici, nous visons à mettre en évidence les limites de l’affrontement idéologique entre les deux associations en soulignant leurs proximités concernant la question « des hommes ». Nous avons suivi l’hypothèse, pour notre article, que les productions discursives des deux mouvements sont étroitement liées et contribuent à l’élaboration d’une problématique féministe aux prises avec l’« intersectionnalité ».

La recherche dans laquelle prennent place les analyses présentées est achevée[7]. Le texte qui suit émane d’un axe d’analyse qui s’intéresse précisément aux modalités de production des positionnements idéologiques des organisations en question. Le matériau étudié est composé de quinze entretiens biographiques avec des militants et des militantes ainsi que d’un corpus de textes pour chacune des associations. En ce qui concerne NPNS, le corpus comporte des ouvrages écrits par des militantes et 35 articles parus dans la presse nationale de février à novembre 2003 (Garcia et Mercader 2004). Pour le Collectif féministe du MIR, le matériau a été construit à partir de textes publiés sur son site Web par le Collectif féministe de 2006 à 2008 (une centaine de pages au total) et du journal de l’association (L’Indigène de la République). À ces documents s’ajoutent des publications d’interviews des responsables des mouvements.

La première partie de notre texte s’attache à l’analyse du passage d’un positionnement ouvertement « antiféministe » à une autodésignation comme « féministe » par NPNS. Ce premier temps de l’article a pour objet de faire la genèse du label « féministe » de NPNS en vue d’analyser ensuite les modalités d’affirmation de la solidarité avec des hommes dans les deux mouvements. La deuxième partie de notre texte porte sur l’articulation entre les revendications féministes et antiracistes ou antipostcolonialistes des deux mouvements. Enfin, la troisième partie pose la question de l’essentialisation des « appartenances » socioculturelles comme levier de mobilisation et comme source de sexisme spécifiques.

Le tournant « féministe » de NPNS : « antisexiste » mais pas « féministe »

Lorsqu’elle a créé NPNS, Fadela Amara était présidente de la Fédération nationale de la maison des potes (qui se définit comme « un réseau d’associations qui oeuvrent, dans toute la France, au coeur des quartiers et des villes au renforcement du lien social ») et militante de SOS Racisme, organisation étroitement liée au Parti socialiste (Juhem 2001). Fadela Amara a proposé une interprétation du sexisme « en banlieue » comme un effet de la dégradation des conditions de vie dans les cités depuis les années 90. Le meurtre de Sohane Benziane, le 4 octobre 2002, brûlée vive par un garçon dans une cave de Vitry-sur-Seine, a déclenché une intense campagne médiatique. Le crime avait d’abord été présenté dans la presse nationale comme un acte de barbarie perpétré par un jeune de banlieue, mais rapidement, sous la pression de Fadela Amara, il a été réinterprété dans la même presse comme un crime sexiste. Ce changement de point de vue a marqué les débuts de la construction sociale des relations filles-garçons dans les quartiers populaires comme « problème de société ».

Initialement, le discours de NPNS était dans le prolongement du discours de SOS Racisme. Dès 1987, la thématique du « risque de ghetto », suggérant des proximités entre la situation des quartiers populaires français et certains quartiers des villes des États-Unis connus pour des « émeutes raciales » ainsi que les cantons (townships) de l’Afrique du Sud, hérités de l’apartheid, était centrale dans le discours de cette organisation. L’idée défendue était que les quartiers d’habitat social avaient été abandonnés durant des décennies par les pouvoirs publics et avaient laissé place à un système social spatialement circonscrit fondé sur la violence du « caïdat ». Ensuite, au cours des années 90, l’idée que dans ces « ghettos » l’islam intégriste trouvait un terrain d’expansion privilégié est venue se greffer sur les premiers arguments concernant les désordres urbains liés aux phénomènes de bandes (Robine 2004). Enfin, durant les années 2000, une nouvelle thématique centrée sur les relations filles-garçons a été élaborée. Elle devait permettre à ce mouvement en « crise de légitimité » dans les cités de prendre un nouveau souffle. C’est sur les bases des réflexions menées sur ce thème au sein de SOS Racisme que Fadela Amara a construit son discours. D’après elle, le sexisme était d’abord une réaction défensive de certains garçons stigmatisés qui auraient trouvé dans les bandes ou bien dans un certain « fondamentalisme religieux » des espaces de valorisation de soi (Amara 2003). Toutefois, à côté des « petits caïds » et des « intégristes », il y aurait une « majorité silencieuse » d’hommes victimes eux aussi de la culture virile des cités.

Durant les premières années du mouvement, le « féminisme » a été rejeté et critiqué publiquement par les militantes de NPNS. Certaines insistaient pour dire qu’elles étaient féminines, et non féministes, car elles concevaient le féminisme comme une lutte contre les hommes – contre leurs hommes – alors qu’elles voulaient, affirmaient-elles, « rester aux côtés de leurs pères et frères ». Cette relative portée antiféministe du discours de NPNS reposait sur une assimilation répandue entre féminisme et guerre des sexes, plus précisément sur une représentation du féminisme comme projet politique de discrimination des hommes et d’apologie des femmes, autrement dit comme du « sexisme à l’envers » (Henneron 2005). En ce sens, s’annoncer « antisexiste » ou « en lutte contre les discriminations envers les femmes » était pour NPNS moins problématique que de se montrer sous un label « féministe ».

En effet, pour les militantes, il ne s’agissait pas de revendiquer l’égalité entre les hommes et les femmes, mais plutôt de défendre la « féminité » sans mettre en question fondamentalement la place des hommes. Le refus du féminisme et la volonté de ne pas être assimilé à des mouvements perçus comme « antihommes » n’est cependant pas propre à NPNS. Plusieurs mouvements de femmes issues de générations nées après les années 70 ont voulu se démarquer du féminisme ou plutôt d’une certaine image du féminisme de leurs aînées par ce biais (Bessin et Dorlin 2005).

L’« affaire du foulard » et les alliances féministes

En 2005, NPNS a rompu symboliquement avec la tradition du mouvement de libération des femmes et particulièrement avec le CNDF[8] en refusant de participer à la manifestation du 8 mars. Le mouvement NPNS a organisé sa propre journée, à Paris, le 6 mars avec le Planning familial en employant le slogan : « Pour la mixité, la laïcité et l’égalité des sexes ». Le principal argument pour expliquer cette manifestation « avant l’heure » reposait sur l’idée que le CNDF était noyauté par des groupes islamistes dans la mesure où il acceptait des groupements opposés à la loi sur l’interdiction du port du foulard islamique à l’école (Dot-Pouillard 2007). À ce moment-là, Fadela Amara a déclaré dans les médias : « Nous sommes les héritières des luttes féminines des années 70, mais il y a des femmes aujourd’hui qui ne peuvent pas jouir des libertés acquises grâce à ces luttes, à cause d’une nouvelle forme de violence liée à l’obscurantisme islamique et l’intégrisme religieux. » Jusqu’alors le féminisme était vu au sein de l’association comme une « exagération », comme un combat sans réel adversaire, comme une lutte « dépassée ».

Le positionnement de NPNS envers le féminisme change alors. Nous sommes dans le contexte de la montée en puissance de l’« affaire du foulard » qui a conduit, en mars 2004, au vote de la « loi sur la laïcité » par le Parlement (Lorcerie 2005). Cette loi interdit aux élèves de « manifester ostensiblement » leur religion dans les écoles. Les rapprochements que NPNS opère alors avec diverses personnes et organisations féministes « pro-loi », conduisent l’organisation à se positionner comme un mouvement non seulement de promotion de la laïcité, mais aussi de promotion d’un féminisme attaché aux intérêts, jugés spécifiques, des femmes des cités.

Dans un texte paru sur Internet et ayant pour objet d’éclairer sa relation avec le féminisme, NPNS affirme à la fois que « le féminisme est un seul et même combat quelle que soit la diversité des contextes » et que son féminisme est « un féminisme populaire qui, loin des palabres intellectuelles, [est] capable de donner des réponses concrètes et efficaces aux situations les plus prégnantes et difficiles[9] ». L’association opère de cette manière une distinction entre un féminisme « intellectuel » qui ne prendrait pas en considération les expériences vécues par les jeunes filles dans les quartiers d’habitat social et un féminisme « pragmatique » qui prendrait, lui, les problèmes de ces jeunes filles à bras-le-corps en leur apportant des solutions concrètes. Ainsi, le mouvement a révisé ses positions par rapport au féminisme. Il a cessé de rejeter ce qualificatif pour s’en emparer et élaborer son image autour d’un label, largement repris dans les médias, qui est le « féminisme nouveau » : « nouveau », parce qu’il est centré sur la situation des femmes de quartiers populaires, absentes, selon ses militantes, des combats menés par d’autres mouvements féministes.

La création du MIR dans un contexte marqué par le « postcolonial »

La résonance sociale du « problème » du voile s’est accrue avec l’articulation de la thématique de la « laïcité » et de la thématique de l’« égalité des sexes » par des collectifs féministes. Le hidjab a été mis à l’index par des associations qui l’ont dénoncé comme symbole du sexisme. Par exemple, l’organisation Les Pénélopes[10] a publié en janvier 2004 un appel à l’affirmation des valeurs françaises de laïcité pour garantir, par une loi, la liberté et l’égalité entre les hommes et les femmes[11]. Cependant, ce sont surtout les prises de position de NPNS en faveur d’une loi interdisant le port du foulard à l’école qui ont été médiatisées et ce sont elles qui ont été la principale cible de plusieurs collectifs féministes, dont les Blédardes, organisation qui a donné lieu au Collectif féministe du MIR.

Cette dernière organisation a été créée dans le contexte des débats à propos de la loi contre le hidjab à l’école, mais son apparition s’inscrit dans un mouvement plus large de revendications pour la reconnaissance du passé colonial de la France qui s’est accéléré à la fin de 2004 (Dufoix 2005). Lors de la publication, en janvier 2005, de l’Appel des indigènes de la République, des critiques s’étaient élevées pour souligner les libertés prises par le mouvement avec l’histoire et la sociologie. Cependant, le texte n’avait pas eu de résonance particulière au-delà de certains cercles fermés du militantisme et de certains milieux intellectuels, même si, durant une courte période, il avait été relayé dans les médias. Ce sont les émeutes de novembre 2005 dans les cités[12] qui lui ont donné une coloration politique particulière en le portant au rang d’emblème d’une fracture entre la nation française et une partie d’elle-même, venant des anciennes colonies (Robine 2006).

Le MIR ne procède pas, à la différence de NPNS, directement d’une organisation militante existante. Houria Boutelja, sa fondatrice, n’avait pas de capital militant[13]. Son premier engagement avait été dans le Collectif Une école pour tou-te-s (CEPT), puis elle avait créé les Blédardes et, enfin, le MIR :

Moi j’ai pas milité, j’ai 34 ans. J’ai pas milité avant l’âge de 30, 31 ans. Donc ça fait pas très longtemps que je milite et avant ma vie c’était un long fleuve tranquille. Je ne me suis pas intéressée à la politique, je ne suis jamais allée militer nulle part ni dans des manifestations lycéennes ou étudiantes. Donc, je n’ai pas été formée politiquement. J’ai passé mon enfance en Savoie. Et puis à Lyon pour l’étude des langues, et puis je suis venue à Paris et puis voilà[14].

Cependant, elle a fondé le MIR avec Youssef Boussoumah qui, lui, avait une grande expérience du militantisme en tant que coordinateur des Campagnes civiles internationales pour la protection du peuple palestinien (CCIPPP) et qui a inscrit certains fondements du mouvement dans le sillon de la défense de la cause palestinienne, ses premiers membres venant principalement de ces réseaux.

La question coloniale étant une thématique centrale du militantisme en faveur de la Palestine, cela pose la question des origines idéologiques et politiques de l’articulation entre le postcolonial et le féminisme au sein du MIR. En effet, bien que le postcolonial soit « une rivière aux multiples affluents » (Bayart 2009 : 120), il n’en reste pas moins que la majeure partie de ceux et celles qui ont fondé le mouvement convoquait la catégorie « colonie » au nom d’une assimilation entre la situation historique de la descendance d’une population immigrée à la situation actuelle de la population palestinienne et non en vertu des thèses postcoloniales produites aux États-Unis. La double origine militante du MIR explique, en partie du moins, la multiplicité des références théoriques des militantes féministes qui inscrivent la question « raciale » à la fois dans la lignée des mémoires postcoloniales (qui construisent un continuum entre la colonisation et l’immigration, entre le traitement des « indigènes » d’hier et leur descendance d’aujourd’hui) et entre le conflit israélo-palestinien et la place de l’islam en France.

Ce dernier volet doit être sérieusement pris en considération pour saisir la complexité du positionnement politique du MIR et de son collectif féministe. En effet, si les Blédardes ont été créées autour de l’« affaire du foulard », le MIR, lui, a été fondé autour de l’« affaire du RER D ». Le 9 juillet 2004, une jeune femme prénommée Marie Léonie déclare à la police avoir été victime d’une agression antisémite perpétrée par des Arabes et des Noirs sur la ligne D du RER (Réseau express régional) à Paris. Elle montre son corps sur lequel ses agresseurs auraient tracé des croix gammées. Quelques jours plus tard, la presse révèle qu’il s’agissait d’une supercherie, la jeune femme n’ayant pas été agressée. Les Blédardes publient alors un texte sur le site du collectif Les mots sont importants intitulé « Marie n’est pas coupable » donnant une version politique de l’affaire : « Si procès il doit y avoir, ce doit être le procès de tous les racismes et de ceux qui les exploitent, des discriminations sociales comme des politiques publiques qui les aggravent. Ce doit être le procès de l’histoire coloniale, de l’esclavage et de leur héritage. »

Une militante nous a expliqué le point de vue du MIR sur l’événement :

L’erreur qu’elle a faite, c’est que même les associations antisémites disent que l’immigration n’utilise jamais ce symbole de la croix gammée. Ça, c’est quelque chose qui n’existe pas. Dans l’immigration, même chez les jeunes hein […] On vient d’une autre histoire, alors qui peut-être est liée avec les juifs, mais qui n’a pas du tout les mêmes ressorts et qui n’a pas eu les mêmes conséquences, c’est-à-dire un génocide. Et donc il y a du coup forcément des sentiments antijuifs, mais qui n’ont absolument pas la même généalogie, [ce] qui fait que, quand j’entends parler d’antisémitisme nous concernant, je ne supporte pas. Et là y a vraiment une opération idéologique qui consiste précisément à faire de nous des antisémites à la façon Hitler. C’est une assimilation qui nous fait endosser la grande culpabilité européenne. Et le sentiment antijuif, ça n’a rien à voir avec cet antisémitisme-là. Il a une autre généalogie qui est due à la colonisation qui est due au fait qu’on a créé Israël chez les Arabes. Et que par là effectivement on crée un antisémitisme vivant, mais qui n’a aucune généalogie avec l’autre, donc on est obligé de distinguer les deux.

Entre l’« affaire du foulard » et l’« affaire du RER D », les Blédardes, puis le MIR et son collectif féministe ont construit un mouvement social complexe et relativement ambivalent en ce qui concerne l’autonomie des femmes « racisées », l’antiracisme, l’antipostcolonialisme et la question israélo-palestinienne. Ces thématiques parfois éparses et contradictoires dans le discours du MIR s’appuient sur une pensée marquée par une représentation du monde en termes de « continuum colonial » (Robine 2006). Il s’agit d’une clé d’analyse très large, qui est issue de transpositions spatiales et temporelles des questions coloniales au Maghreb et au Proche-Orient et qui permet d’expliquer conjointement des discriminations, la politique étrangère française et européenne, la place de l’islam en France, les « ghettos », la sous-représentation des individus « racisés » dans les médias, l’interdiction du port du voile à l’école, etc. Le « continuum colonial » étant associé à la fois à la thématique des « femmes racisées » (articulée autour des thèses intersectionnelles) et à la thématique de la colonisation (articulée autour des problématiques géopolitiques), le positionnement féministe du MIR a érigé, en partie du moins, le « foulard » en symbole de résistance « indigène ».

Le Collectif féministe du MIR et NPNS : des interprétations différentes du sexisme

Contrairement à la position de NPNS, le Collectif féministe du MIR s’est d’emblée auto-désigné comme « féministe ». Néanmoins, il revendique une position singulière puisqu’il se dit partisan « d’un féminisme paradoxal de solidarité avec les hommes » (Bouteldja 2006 : 90). La mise en avant de la loyauté envers les hommes est tout à fait novatrice parmi les différentes manières de se dire féministe dans l’espace politique français. Elle renvoie à la fois à la reconnaissance des legs laissés par le mouvement de libération des femmes (droit à l’avortement et à la contraception, égalité des droits entre hommes et femmes, etc.) et à la dénonciation de ce que le mouvement considère comme le « particularisme » du féminisme des Blanches : un féminisme qui pourrait se passer de défendre « ses hommes », car ces derniers ne sont pas victimes du racisme. Si l’on suit l’argument général du Collectif féministe du MIR – qui use de catégories raciales pour asseoir son discours et ses revendications –, les féministes « blanches » occultent la situation particulière des femmes « racialisées » dans la mesure où ces dernières partagent avec les hommes « racialisés » une condition sociale dominée et stigmatisée qui ne leur permet pas, à moins de contribuer au discours raciste, de lutter en tant que femmes en ne se préoccupant pas du sort (social) des hommes de leur communauté. La porte-parole du mouvement s’exprime ainsi sur la question : « Les femmes françaises n’ont pas besoin d’être solidaires des hommes, parce que leurs hommes ne sont pas “racialisés”. Au contraire, pour nous, c’est impossible, nous ne pouvons pas avoir cette posture-là. Les femmes françaises peuvent se permettre le luxe, tout en s’émancipant, d’être racistes » (Boutelja 2006 : 87).

Pour sa part, Karima L. (étudiante au doctorat, 35 ans, milieu d’origine ouvrier, militante féministe du MIR) s’exprime ainsi :

En fait, je fais partie d’une génération charnière parce que les filles qui étaient nos aînées, elles, elles ont cédé à ces discours, elles ont cédé au discours « libérez-vous, etc. etc. » dans les années 80. Je me souviens, c’étaient nos grands frères qui avaient ce discours de libération des femmes : « Ça vient de la culture, on vient vraiment d’un milieu archaïque, etc. Et patati, et patata. » Ce qui est vrai (hésitation), je veux dire le constat, je le partage, mais je refuserai ça. C’est une injonction à la déloyauté qui est insupportable. Et donc du coup, ça nous oblige, nous, à réfléchir sur des modalités qui fassent que l’on puisse à la fois se libérer et en même temps ne pas trahir.

Dans un article paru en 2007 à l’occasion de la Journée des femmes dans le mensuel publié par le Collectif féministe du MIR, à l’occasion de la journée des femmes, il est rappelé qu’en mars 2004 des féministes avaient refusé à des militantes du CEPT de se joindre au cortège de la Marche des femmes, car, selon les adeptes du MIR, le militantisme défendant le port du voile à l’école n’était pas légitime pour certaines associations féministes. L’objet de l’article dans lequel est narré cet épisode est de montrer qu’il existe des liens entre féminisme et racisme dénoncés, d’après le Collectif féministe du MIR, depuis longtemps à l’étranger et déniés en France où il est dit que sévissent des « méduses de l’idéologie universaliste et raciste » (Collectif des féministes indigènes 2007 : 2). Ainsi, dans le discours du Collectif féministe du MIR, une partie du mouvement des femmes françaises imposerait ses critères, considérés comme proprement culturels et produits de l’histoire coloniale, aux femmes « noires », « arabes », « musulmanes ».

Par conséquent, le « féminisme blanc », en ne se montrant pas comme un féminisme de « Blanches pour des Blanches », maintiendrait les femmes « racialisées » dans des contradictions stériles puisqu’elles n’auraient le choix qu’entre l’adhésion aux normes et valeurs des « Blanches » ou l’assujettissement au système patriarcal. Comme le combat prioritaire de l’organisation est l’anticolonialisme postcolonial, la première chose à faire, d’après les militantes du MIR, est de s’affranchir du système de valeur des « Blancs » et donc de refuser de céder aux injonctions du « féminisme blanc ». La principale implication de ce positionnement tient dans le refus que des musulmanes voilées se dévoilent sous la pression des femmes « blanches ».

Un exemple de cette prise de position se trouve dans un article qui amorce la discussion avec les internautes en présentant « La cérémonie de dévoilement » effectuée le 13 mai 1958 à Alger. Intitulé « De la cérémonie du dévoilement à Alger (1958) à Ni putes Ni soumises : l’instrumentalisation coloniale et néocoloniale de la cause des femmes », le texte, paru en juin 2006 et écrit par Houria Bouteldja, inscrit d’emblée NPNS dans la lignée des manoeuvres coloniales ayant pour objet de « désolidariser » les femmes des combats des hommes « racialisés ». L’auteure souligne que les Algériennes étaient dévoilées depuis longtemps, mais qu’elles avaient repris le voile pour montrer que la France et son gouvernement ne les libéraient pas. Le document fait ainsi apparaître le voile comme un symbole de leur résistance au colonisateur. Suit un argumentaire affirmant que NPNS est un mouvement opportuniste servant à remettre les enfants des indigènes devenus trop arrogants et demandant des comptes à la République, à leur place, autrement dit à celle d’individus infériorisés dans l’ordre colonial.

Le texte sur la cérémonie du dévoilement à Alger est structuré autour des quatre thématiques majeures qui constituent aussi les principaux points d’opposition avec NPNS : l’idée que le passé colonial n’est pas passé; l’idée que le voile est à la fois un symbole religieux et un symbole de la résistance des femmes « indigènes » à l’ordre symbolique colonial; l’idée que le patriarcat est un système universel d’oppression des femmes; l’idée que les femmes « racialisées » doivent avant tout défendre la dignité de leur groupe et demeurer solidaires du combat postcolonial.

Selon les féministes adhérant au MIR, le patriarcat est un système d’oppression universel, mais les combats des femmes contre lui sont particuliers, ce qui explique que, dans la perspective de ce mouvement, les femmes « racialisées » ne doivent pas suivre la voie tracée par les femmes blanches, car elles s’aliéneraient au système de race. Par conséquent, les féministes du MIR intègrent le féminisme musulman dans leur mouvement au nom de leur particularité culturelle dans la société française où, selon elles, le procès fait à l’islam au nom de l’égalité des sexes a pour objectif inavoué la préservation des privilèges sociaux et culturels des « Blancs » et des « Blanches ».

Des féminismes à l’intersection du constructivisme et de l’essentialisme

Les positions critiques des deux mouvements analysés envers le féminisme « à vocation universelle » sont au principe d’un positionnement spécifique qui défend certains hommes avec les femmes du fait de l’« appartenance » de ces derniers au même groupe « ethnoculturel » que les militantes. Le mouvement NPNS différencie les hommes de qui ses membres sont solidaires des « caïds » et des « intégristes ». Les féministes du MIR, quant à elles, se positionnent en défense de tous les hommes « racisés », quel que soit leur rapport aux femmes ou au sexisme. Elles mènent leur combat féministe « à l’intérieur » de leur « communauté », mais elles font front avec « leurs hommes » en dehors de celle-ci. Dans le premier cas, les militantes réclament que les pouvoirs publics se saisissent des problèmes liés au sexisme dans les cités, dans un souci d’égalisation de leur condition par rapport aux femmes des « centres-villes ». Dans le second cas, les militantes aspirent plutôt à pouvoir traiter la question avec d’autres perspectives et d’autres outils que ceux qui sont produits dans la société « blanche ».

Ces différences dans les orientations des deux organisations relèvent, partiellement du moins, d’une approche de l’antiracisme qui est « assimilationniste » pour NPNS et « différencialiste » pour les féministes du MIR. Ces dernières réclament la mise en oeuvre d’un ordre social où les spécificités des différents groupes « racisés » coexisteraient à égalité les unes avec les autres (posture différencialiste); de son côté, NPNS réclame que la République devienne la garante d’une égalité entre « femmes des cités » et « femmes des centres-villes » (Garcia 2011b : 86).

Dans les deux mouvements, le positionnement féministe est mis sous tension dans la mesure où le genre apparaît comme étant subordonné à d’autres dominations sociales. Les explications du sexisme sont rapportées dans les deux mouvements à la fois aux conditions sociales d’existence des hommes, elles-mêmes rapportées aux traitements politiques de ces hommes « racisés » et aux modalités d’élaboration des rapports entre femmes et hommes, dans la religion musulmane notamment.

Du côté du Collectif féministe du MIR, la tension entre l’appréhension des « races » comme source d’identité essentielle et comme produit d’un rapport de domination se traduit par des analyses qui hésitent entre l’appréhension du racisme comme principe de production de la « race » ou comme appréhension spécifique des différences de « race ». La circonscription du sexisme dans les cités et dans l’islam par NPNS tend plutôt à essentialiser une « culture du sexisme » assimilée à des groupes sociaux identifiés par leurs origines culturelles et leur lieu d’habitat. Si NPNS n’est pas plus chevillé aux thèses « intersectionnelles » que le féminisme du MIR, il n’en reste pas moins que, dans les deux cas, la volonté de construire un féminisme tenant compte de conditions et de positions spécifiques de populations sur le territoire français renforce les représentations sociales et politiques de ces « spécificités » comme étant non des produits de l’histoire, mais des « entités », soit « les musulmans », les « Noirs », les « Arabes », etc., existant en soi.

Les colonisations, les politiques publiques et l’État ne sont pas montrés dans les discours étudiés comme les « producteurs » des « identités intersectionnelles » mais comme leurs « gestionnaires ». Ces féminismes sont aux prises avec un projet d’émancipation collective fondé sur la reconnaissance d’appartenances identitaires d’ordre socioculturel (ou racial) considérées comme étant au principe d’expressions spécifiques du sexisme ou du patriarcat qu’ils combattent. Les deux associations que nous avons étudiées ont ainsi subordonné leur féminisme à une autre autorité. Dans le cas du féminisme du MIR, il s’agit d’une subordination univoque à la « race » comme système de domination; dans le cas de NPNS, on a affaire plutôt à une subordination du féminisme à une conception d’une république « neutre ».