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En 2000, sous la direction de Lucie Joubert, paraissait l’ouvrage collectif Trajectoires au féminin dans la littérature québécoise (1960-1990), recueil qui se donnait comme objectif de dresser un bilan de trois décennies d’écriture au féminin. Dans son avant-propos, Joubert mentionne la nécessité de faire le point sur le chemin parcouru par les écrivaines québécoises depuis la Révolution tranquille. Réunies autour d’une question : « En quoi le féminisme a-t-il ou n’a-t-il pas influencé le travail de nos auteures durant toutes ces années? » (Joubert 2000 : 7), les dix-sept études du recueil, empruntant différentes pistes de réflexion, offrent un portrait des tendances, des motivations et des visées caractérisant la production de cette période. En 2004, paraissait l’étude d’Isabelle Boisclair, Ouvrir la voie/x. Le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec (1960-1990), consacré aux mêmes années. Y est analysée non seulement la production littéraire mais également l’inscription des femmes dans le champ littéraire, depuis les conditions d’écriture jusqu’à la réception, en passant par l’édition. Il en ressort une périodisation en trois temps : d’abord, la période « préféministe », de 1960 à 1973, « durant laquelle chaque écrivaine participe à l’élaboration du “ roman des femmes[1] ” » (Boisclair 2004 : 153), ensuite, la période féministe, aussi brève qu’intense, située entre 1974 et 1979 et, enfin, la période « post-révolution féministe », débutant avec les années 80[2], où le féminisme n’est plus posé comme un objectif à atteindre, il apparaît plutôt intégré à la diégèse – ce déplacement étant en phase avec ce que l’on appellera plus tard le « mythe de l’égalité-déjà-là » (Delphy 2007). Voici à nouveau le moment de situer, sur l’échelle du temps, les mouvements de l’écriture des femmes des 30 dernières années, soit de 1980 à 2010, et de reposer la question du rapport entre création littéraire et féminisme. Qu’en est-il de la littérature des femmes depuis 1980? Après la décennie « chaude » qui a débuté en 1970, le féminisme marque-t-il encore la production? Alors que la littérature se disait volontiers féministe à un certain moment, est-ce encore le cas?

Voici donc notre lecture de la production littéraire des femmes au Québec depuis 1980. Nous n’avons certes pas tout lu, aussi annonçons-nous d’emblée que notre panorama comporte nécessairement des lacunes. Nous n’avons pas davantage la prétention d’exposer ici un portrait complet; ce sera plutôt une ébauche, la première pierre d’un édifice qui restera à compléter, depuis d’autres lieux. Ayant procédé à une reconstitution du corpus des textes littéraires écrits par des femmes au Québec depuis 1980[3], puis consulté diverses sources proposant des synthèses de leur cru[4], nous avons tenté de mettre en évidence des lignes de force traversant ces trois décennies, des mouvements d’ensemble, éventuellement des saillies singulières. Si les thèmes du corps, de la folie et de la sorcière ont marqué les décennies précédentes, quels motifs principaux donnent désormais forme à l’écriture? Quelle esthétique domine? Et quel genre est privilégié? Alors que, durant les années 70, le féminisme investit le théâtre (pensons au Théâtre expérimental des femmes et au Théâtre des cuisines) et que la poésie est favorisée par certaines figures de proue du féminisme en littérature (Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Dupré, France Théoret), quel(s) genre(s) sont préconisés depuis les années 80 pour faire résonner le discours militant? Mais y a-t-il toujours présence d’un discours militant? Et quelles auteures se démarquent? Avant de tenter de répondre à ces questions, étant donné que nul découpage historique n’est détaché de ce qui le précède, rappelons tout d’abord, brièvement, les mouvements de l’écriture québécoise au féminin de 1960 à 1980[5].

Retour sur les années de fondation (1960-1980) : la période préféministe et féministe

Le premier roman vendu comme explicitement féministe est L’Euguélionne, de Louky Bersianik (1976). Cependant, cet usage de l’étiquette à des fins promotionnelles – le féminisme étant un bon argument de vente en cette « Année de la femme » (Unesco) – ne doit pas oblitérer la portée féministe des oeuvres l’ayant précédé. Certes, L’Euguélionne est un roman important. Il s’inscrit néanmoins dans un sillon déjà entamé. Revenons près de 15 ans en arrière : l’année 1961 marque de façon tangible l’inscription des femmes dans le champ littéraire québécois. Alors que leur production littéraire était jusque-là atomisée, les écrivaines font, à partir de cette date, une entrée massive sur la scène littéraire. Cette percée d’un univers symboliquement dominé par le masculin est remarquable, dans la mesure où est franchi un seuil (30 titres par année) mais surtout une proportion (près du tiers de la production globale) qui ira en augmentant[6]. Sur le plan du contenu, les oeuvres romanesques écrites par les femmes au cours des années 60 voient émerger un sujet féminin qui regarde le monde, tout en exprimant sa difficulté à en faire partie. Or ce sujet qui prend place manifeste de plus en plus une « conscience de genre » (Varikas 1986), c’est-à-dire qu’il pose un regard critique sur les inégalités sociales et politiques instituées au regard de l’identité sexuelle. Au coeur de cette production diversifiée, on trouve ainsi les balbutiements d’une conscience féministe en train de prendre forme, affleurant le texte (Brown 1992; Boisclair 1999). Toutefois, en l’absence d’un cadre interprétatif, les traces de cette conscience auront pu paraître isolées malgré la préoccupation commune qui les traverse, à savoir la condition des femmes. De Laure Clouet[7], d’Adrienne Choquette, publié en 1961, à La saison de l’inconfort, de Paule Saint-Onge (1968), en passant par Dis-moi que je vis, de Michèle Mailhot (1964), le personnage féminin mis en scène par nombre d’écrivaines figure une femme qui remet en question sa présence au monde, ainsi que ses conditions d’existence, alors même que, malgré qu’elles soient de plus en plus nombreuses à être scolarisées, les femmes – enfin la plupart d’entre elles, pour ne pas dire la majorité, soit les femmes mariées – sont encore et toujours reléguées à la sphère domestique. Bref, durant les années 60, bien que la teneur féministe des romans au féminin soit implicite, dissimulée dans les rouages du texte, cette littérature n’en demeure pas moins une « littérature de combat » (Brown 1992 : 142) dont la première amorce est certainement ce témoignage d’un « inconfort[8] » lié au rôle traditionnel des femmes. Le genre privilégié par les écrivaines, dont Paule Saint-Onge, Marie-Claire Blais, Claire Martin et Michèle Mailhot, soit le roman réaliste, apparaît ainsi porteur d’une charge contestataire (Brown 1992; Boisclair 1999). Néanmoins, la contestation se révèle douce; c’est l’ironie (Joubert 1998) ou très implicitement le déploiement du récit qui porte la revendication. Or si les femmes sont de plus en plus nombreuses à écrire leur réalité, la plupart des maisons d’édition se révèlent, elles, toujours frileuses. De façon à pallier cette fermeture de la part des éditeurs, sont fondées en 1975 les Éditions de la Pleine Lune, première maison d’édition féministe au Québec. Suivent, en 1976, les éditions du remue-ménage[9]. Leur arrivée sur le marché du livre a pour effet d’augmenter la valeur éditoriale du manuscrit féministe – tout en lui conférant une légitimité jusque-là refusée – et stimule la production de textes engagés. Ainsi, tout au long des années 70, la parole se fait plus explicite. En 1969 est présentée la pièce Bien à moi, de Marie Savard. Il s’agit probablement du premier texte explicitement féministe au Québec, même s’il ne sera publié qu’en 1979[10]. Quelques années plus tard a lieu un véritable séisme, aussi bref qu’intense : de 1974 à 1980 sont publiés les textes plus radicaux (voir l’encadré). Pour Bénédicte Mauguière (1997), l’ensemble de la production des années 70 est tout entière consacrée à la quête d’une identité par les femmes elles-mêmes.

Années 80 : le métaféminisme… ou les années de déploiement

Après chaque séisme – tout comme après chaque révolution – vient l’accalmie. C’est en ce sens que Lori Saint-Martin propose le terme « métaféminisme » pour désigner la production post-révolution féministe, le préfixe « méta » désignant non seulement ce qui dépasse, mais aussi ce qui englobe (Saint-Martin 1992). Au détour des années 80, l’heure n’est plus aux revendications explicites, et l’écriture des femmes s’émancipe graduellement de sa visée militante. Caractérisées par un retour au « je » et à l’intime, au détriment du « nous » rassembleur porté par les auteures féministes radicales, les oeuvres publiées au cours de cette période auront pu laisser croire à un repli individualiste de la part des écrivaines (Saint-Martin 1992). Or Lori Saint-Martin et Louise Dupré, entre autres, ont bien fait voir que la conscience féministe, loin d’avoir déserté la production littéraire des femmes, traversait bel et bien les écrits des auteures de la nouvelle génération. En témoigne la mise en place d’une posture auctoriale éminemment subjective. Cependant, si les écrivaines métaféministes favorisent une poétique de l’intime, elles ne désertent pas pour autant le politique. Simplement, elles l’abordent autrement; en revisitant, par exemple, nombre de thèmes relevant de la sphère privée, dont les rapports mère-fille, ceux entre hommes et femmes, ou encore entre femmes, de même que l’amour et l’érotisme au féminin (Saint-Martin 1992). Si « le personnel est politique », les auteures montrent que le politique est aussi personnel, et que le territoire de l’intime se révèle particulièrement fertile pour redéfinir les codes sociaux androcentrés. L’univers exploré est souvent intérieur, certes, mais pas pour autant fermé sur lui-même : la production métaféministe s’ouvre à l’Autre, cette figure prenant, le plus souvent, le visage d’un homme[11].

Par ailleurs, la mise en forme des textes évolue également – résultat de l’abandon progressif de l’esthétique formaliste, inapte à rendre compte de la subjectivité féminine, du seul fait de son caractère nécessairement référentiel, comme l’a signalé France Théoret[12]. Après la révolution langagière menée par les écrivaines de la décennie précédente, on observe un retour à la lisibilité, mais avec des jeux sur la structure, induisant une esthétique postmoderne (pensons, par exemple, à l’alternance des chroniques datées et des « chroniques floues » du roman Maryse de Francine Noël (1983), renvoyant respectivement à la détermination temporelle traditionnelle et à l’incertitude postmoderne). Ainsi, il ne faut pas croire à l’abandon d’une recherche formelle au profit de la mise en scène d’une voix personnelle : l’inscription de la subjectivité n’empêche pas les jeux sur la forme, au contraire. Parole « éclaté[e], pluriel[le] » (Saint-Martin 1992 : 169), discours logorrhéen, bavardage[13], jeux fictionnels, brouillages : l’énonciation au féminin revêt de multiples formes.

Bref, si le féminisme évolue, sa mise en récit le fait également. Aussi, pour aborder la production de la période 1980-2010, posons la figure de la mosaïque, qui caractérise le chaos suivant le séisme. L’examen du corpus fait saillir certains thèmes, motifs, noeuds, que nous disposerons ainsi : maternité et filiation; réécriture de l’histoire au féminin; identités troublées; sujets féminins forts; éros; viol et violence; vilaines filles; migrations et exils; chick lit; décentrement. Enfin, nous attirerons l’attention sur des écrivaines qui traversent la période en livrant un travail de fond, parfois loin des célébrations médiatiques.

Maternité et filiation

Le métaféminisme, on l’a dit, prolonge le féminisme et les questionnements qu’il avait soulevés durant les années 70. Un de ces prolongements débouche presque nécessairement, serait-on porté à dire, sur le maternel. La fonction maternelle, longtemps utilisée pour assujettir les femmes, est à redéfinir de même que, plus largement, la question de la filiation[14]. Suzanne Jacob s’intéresse à la figure de la mère dans plusieurs de ses romans : d’abord L’obéissance (1991), puis Rouge mère et fils (2001) et ouvre plus largement sur les questions de filiation dans Fugueuses (2005). De même, mais depuis une tout autre perspective, plus précisément depuis un ancrage culturel radicalement différent, nous éloignant de la conception occidentale de la figure maternelle, faite d’abnégation, Ying Chen laisse entrevoir, avec L’ingratitude (1995), un roman froid, puis, avec Un enfant à ma porte (2008), les changements possibles dans les transmissions générationnelles. Cela dit, c’est certainement Le bruit des choses vivantes, d’Élise Turcotte (1991), qui marque un tournant, ainsi que le fait remarquer Lori Saint-Martin (1999). Selon elle, la nouveauté du roman de Turcotte se trouve non seulement dans l’inscription de la subjectivité maternelle, mais également « dans [l’]enchevêtrement de deux voix, celle de la mère et celle de sa toute petite fille, appliquées à trouver, ensemble, les mots pour dire le monde qui les entoure[15] » (Saint-Martin 1999 : 283).

Toutefois, les liens filiaux ne se résument pas à ceux consacrés par la biologie. Louise Dupré, dans le touchant roman La memoria (1996), donne à voir un lien tissé par d’autres contingences de la vie. Puis elle revient sur le rapport mère-fille, en montrant à la fois la diversité et la persistance du patron, dans Tout comme elle (2006), une pièce de théâtre magnifiquement mise en scène par Brigitte Haentjens et créée par une cinquantaine de comédiennes sur scène : choeur fulgurant de mères et de filles. Leurs échos résonnent encore à nos oreilles : « T’es pas ma mère, t’es pas ma mère, j’suis pas ta fille. » Oui, il y a bien là rupture (malgré le rappel des mères : « Tu es ma fille, tu es ma fille et je suis ta mère[16] »). Rupture générationnelle, rupture dans la transmission de modèles, mais surtout émancipation des deux sujets engagés dans la dyade. Le temps de l’abnégation des mères, de leur effacement au profit de leurs filles émancipées est révolu.

Réécriture de l’histoire au féminin

Le déficit historique des femmes dans l’histoire est long à combler. Nombreuses sont les écrivaines qui s’y attèlent, dans deux registres qu’il est possible de distinguer. D’abord sur un mode traditionnel[17], à la facture littéraire plus conventionnelle, plus linéaire, en un mot : plus près de la littérature populaire. Il s’agit d’introduire un sujet féminin – fictif ou ayant existé – dans un cadre historique, pour remédier, précisément, à l’absence des femmes dans les récits historiques. Ensuite, sur un mode postmoderne : il s’agit de réécrire l’histoire en faisant entendre un sujet féminin qui s’interroge sur le phénomène : entreprise métadiscursive, donc, qui affecte les formes.

Dans la première série, on trouve, parmi d’autres, les romans de Francine Ouellette (Au nom du père et du fils, 1984), d’Arlette Cousture (la trilogie Les filles de Caleb, 1985, 1986, 2003), de Christine Brouillet (Marie Laflamme, 1990, 1992, 1994), de Micheline Lachance (Le roman de Julie Papineau, 1995, 1998) et de l’incontournable Marie Laberge (la trilogie Le goût du bonheur, 2000-2001). Dans cette révision de l’histoire au féminin, on pense parfois à considérer l’histoire amérindienne (Maïna, de Dominique Demers, 1997).

Dans la seconde série, les textes s’attaquent à la réécriture de métarécits, en phase avec le projet postmoderne, dans une entreprise de correction de l’épistémè patriarcale (Guillemette 2000). Il ne s’agit pas seulement de situer un personnage féminin dans l’histoire nationale, mais de mettre à mal les grands mythes fondateurs et de réinscrire le féminin dans l’histoire, de faire entendre la conscience de l’exclusion, de faire le procès de l’androcentrisme de la culture. C’est le projet de Madeleine Ouellette-Michalska – d’abord avec La maison Trestler ou le 8e jour d’Amérique (1984), où les temporalités du présent et du passé s’entremêlent jusqu’à se confondre, puis avec L’été de l’île de Grâce (1993), de facture peut-être plus classique –, de même que celui de Louky Bersianik qui, avec Le pique-nique sur l’Acropole (1979), réécrit Le Banquet de Platon. On peut rapprocher de cette entreprise Le désert mauve, de Nicole Brossard (1987), et Copies conformes, de Monique LaRue (1989) (Guillemette 2000), projet historique en moins : il est moins question d’inscrire le sujet féminin dans l’Histoire, que de s’assurer de son inscription dans l’histoire – entendue au sens littéraire, dans la culture, donc. Aussi, même si la dimension « historique » est moins patente – le roman revisite la proche histoire, soit la décennie 70, on peut inclure Maryse, de Francine Noël (1983), dans cette tendance, dans la mesure où, précisément, le métaféminisme historicise le mouvement féministe. Au théâtre, l’entreprise de Jovette Marchessault est semblable : dans La saga des poules mouillées (1981), les temporalités se téléscopent et font coexister sur la scène Laure Conan, Gabrielle Roy, Germaine Guèvremont et Anne Hébert : on aura reconnu là les quatre écrivaines les plus consacrées de l’histoire littéraire du Québec. Toutes consacrées qu’elles soient, elles n’en demeurent pas moins critiques du traitement qui leur a été réservé (Marchessault 1981 : 134-135) :

ANNE : Quand tu écris, que ton livre est publié, tu te retrouves immédiatement sur la place publique, cette place où nous avons été si souvent convoquées pour y être jugées et effacées en même temps que notre propre version de l’Histoire. Tu te tiens là avec ton petit livre, que tu crois anodin. Il sera retenu contre toi comme preuve déterminant ta culpabilité. Sur cette terre promise, on a brûlé deux choses : des femmes et des livres. C’est le matériel de base des bûchers avec des chattes, des vaches, des juments et des truies.

Identités troublées

Comme Monique Wittig (2001) l’a soutenu, le sujet féminin – « la femme » – est pensé par et dans un cadre hétéronormatif. Aussi, à lui seul, le sujet lesbien suffit à troubler l’appareil du genre. La prise de parole lesbienne a bien sûr ses figures de proue : citons Nicole Brossard (Amantes, 1980) et Jovette Marchessault (Triptyque lesbien, 1980). Toutes deux, pourrait-on dire, inscrivent le sujet lesbien « en tant que stratégie dans l’espace » (Brossard 1984) et, par là, l’insèrent dans la culture, le font exister aux yeux de tous et de toutes : il appelle une nécessaire reconnaissance. D’autres voix se joignent à elles, telle Gail Scott (Héroïne, 1988). Et bientôt, la bisexuelle fait son apparition littéraire (Souvent la nuit tu te réveilles, de Geneviève Letarte, 2002; Ainsi font-elles toutes, de Clara Ness, 2005).

Dans le même mouvement, des figures transsexuelles accèdent à la représentation. Le sexe des étoiles, de Monique Proulx (1987), illustre le passage du masculin au féminin, marqué par une perte de pouvoir et de prestige. Dans Un habit de lumière, Anne Hébert (1999) en montre une version queer : Jean-Ephrem de la Tour, enfant de l’assistance sociale, devient danseur étoile du Paradis perdu.

Sujets féminins forts

Réservons une place ici à ce motif littéraire aussi vague qu’imprécis qu’est un « sujet féminin fort », mais qui, dans le contexte d’une revue de la production littéraire des femmes et de la question féministe, trouve quand même son sens. Certains textes littéraires constituent avec bonheur des dispositifs dont la visée semble être précisément de mettre en scène un sujet féminin fort, pensant, « agentif »[18] – à des lieues, donc, des représentations hégémoniques traditionnelles. Parmi celles-ci, au premier plan, se dressent les héroïnes de Suzanne Jacob : Laura Laur (1983) ainsi que ses consoeurs, Flore Cocon (1978) et Galatée (La Passion selon Galatée, 1987), aussi envoûtantes que déroutantes. Moins connues, probablement, celles de Michèle Mailhot, telle cette Béatrice vue d’en bas (1988). Citons également les personnages féminins d’Hélène Monette, fiers et autonomes même lorsqu’ils se trouvent dans le plus grand dénuement, qu’ils affichent la plus grande vulnérabilité (Unless, 1995); ceux de Martine Desjardins, qui habitent des lieux et des espaces loin des cadres familiers, comme la Clara du roman Le cercle de Clara (1997). Sans oublier l’héroïne de Un homme est une valse, de Pauline Harvey (1992), qui renverse le regard érotique (Salaün 2010). Il en est ainsi des héroïnes de Catherine Mavrikakis (Ça va aller, 2002; Le ciel de Bay City, 2008). Toutes délimitent les balises d’un nouveau sujet féminin, qui se permet de penser et d’agir, affirmant par-dessus tout son autonomie.

Éros au féminin : écrire la sexualité

Comme Élise Salaün le fait remarquer dans Oser Éros (2010), la sexualité – corps, plaisir, désir – était déjà au programme des écrivaines des années 70, surtout à travers la poésie (Brossard, Gaulin) ou encore l’essai (voir Cyprine, essai-collage pour être femme, de Denise Boucher, 1978), surtout sur le mode de l’écriture-exploration. Alors qu’un retour à la lisibilité s’impose au tournant des années 80, l’écriture de la sexualité fait place à une énonciation désentravée de tous les complexes : « Les narratrices de La fête du désir de Madeleine Ouellette-Michalska, d’Hommes de Carole Massé, d’Un coeur qui craque d’Anne Dandurand, de …Et me voici toute nue devant vous de Marie Dumais et d’Un homme est une valse de Pauline Harvey sont toutes, parmi d’autres activités, des écrivaines qui s’autoreprésentent autant en situation d’écriture qu’en situation érotique » (Salaün 2010 : 264), ce qui inscrit par ailleurs cette production sur l’horizon postmoderne – ce qui n’était pas le cas par exemple pour Jacinthe, roman érotique de Charlotte Boisjoli (1991), encore tout imprégné des référents catholiques. Ce n’est pas le cas non plus pour une branche du genre érotique s’assimilant à la chick lit (Lili Gulliver) ou à la littérature en série (les Marie Gray et William St-Hilaire) (Lemire 2011; Salaün 2010). Qui plus est, cette appropriation du discours érotique, liée à l’inscription d’un sujet féminin désirant, révèle un objet encore jamais regardé jusqu’ici : le corps masculin (Salaün 2010 : 207; Boisclair et Dussault Frenette 2013).

Viol(s) et violence(s)

La contrepartie de l’énonciation d’une sexualité désentravée est certainement l’écriture des violences sexuelles que subissent les femmes dans un monde saturé par ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « culture du viol[19] ». La violence est présente dans de nombreux textes. Dans certains cas, elle fonde aussi bien l’organisation formelle que l’intrigue. C’est le cas des Fous de Bassan, d’Anne Hébert (1982) : le viol et le meurtre des adolescentes Nora et Olivia par leur cousin Stevens Brown poussent à son paroxysme la représentation de la négation systémique des désirs féminins.

De son côté, dans son roman Le vent majeur, Madeleine Gagnon (1996) donne à voir les dommages collatéraux, pourrait-on dire, de cette violence : le récit repose en grande partie sur un personnage masculin ayant été témoin, dans son enfance, du viol de sa mère. Il en va ainsi de L’île de la Merci, d’Élise Turcotte (1997) (Côté 2006; Dussault Frenette, à paraître) : cette fois, c’est l’imaginaire d’un personnage d’adolescente qui se trouve « colonisé » (Roussos 2007 : 9) par les représentations dominantes de la violence faite aux femmes. Citons encore Soudain le Minotaure, de Marie Hélène Poitras (2002) : le personnage féminin y fait le récit d’un viol avorté, puis de la reconstruction nécessaire à la suite de cet épisode.

Vilaines filles

Beaucoup de celles que l’on nommera ici les « vilaines filles » ont pratiqué l’autofiction – sans toutefois s’y cantonner. Les vilaines filles se montrent rebelles : elles parlent fort, vocifèrent, crient leur rage, elles boivent, n’ont peur de rien et risquent tout. Elles délaissent les fictions des bonnes filles, sages, talentueuses, toujours belles, consentantes malgré elles aux désirs des autres. Elles dérogent aux normes, débordent la place assignée. Rappelons à cet effet que « les femmes […] sont dressées à être des dames. Le respect des tabous verbaux, le maniement de l’euphémisme, le langage châtié, font partie des structures de la politesse » (Yaguello 1978 : 36) dont elles sont censées être les gardiennes : « Les femmes sont censées être plus polies que les hommes [et] la politesse est liée à l’incapacité de s’affirmer, de dire ouvertement ce que l’on pense, de réclamer son dû, de donner des ordres » (Yaguello 1978 : 36-37; voir aussi Bourdieu (1982)). Surtout : les vilaines filles parlent de sexe, et crûment, elles qui sont de ce sexe auquel on nie la parole désirante. Non pas sur le mode érotique, non plus strictement pour en montrer un côté sombre : simplement, elles intègrent la sexualité à leurs récits, sans complexe.

Les pionnières en la matière sont, peut-être, les femmes dessinées par Josée Yvon (Danseuses-mamelouk, 1982). Puis vient la narratrice de La fin de siècle comme si vous y étiez (moi j’y étais), de Brigitte Caron (1995). Suivront les autofictionnaires : Marie-Sissi Labrèche ouvre le bal avec Borderline (2000) puis La brèche (2002). Elle est bientôt suivie par Nelly Arcan, avec Putain (2001), puis Folle (2004), et Mélikah Abdelmoumen[20], avec Le dégoût du bonheur (2001). À elles trois, ces écrivaines cristallisent le mouvement : toutes, elles montrent le versant négatif du féminin consacré et sacralisé, se mettant en scène sans concession. Cependant, si l’on en croit la critique, cette littérature dérange, probablement parce que la sexualité y est discutée sans aucun détour (Boisclair 2012) – ou sans aucun cadre, ce que l’étiquette « érotique » constitue –, alors que, historiquement, les femmes ont non seulement été « tenues à distance de l’écriture aussi bien que de [leur] corps[21] », mais également tenues éloignées des mots pour dire ce corps, et les désirs qu’il porte (Yaguello 1978). Or ce malaise que pointe la critique circonscrit le lieu de la persistance qui noue le sujet féminin à sa condition : le corps, la façon dont on l’a mythifié depuis des millénaires et qui est statufié dans l’imaginaire. Une manifestation tangible en est l’apparition récente du sujet prostitué; ainsi en est-il de Putain, d’Arcan (2001), puis de Pute de rue, de Roxane Nadeau (2003), parmi d’autres. La réception, qui n’est pas toujours en phase avec le projet d’écriture, est peut-être, par ailleurs, à l’origine de la distance que prennent les autofictionnaires après un certain temps[22]. Elles se mettent au roman, tout en poursuivant l’exploration de ce féminin « malfamé[23] » : La lune dans un HLM (2006) pour Labrèche, À ciel ouvert (2007) pour Arcan et Alia – une réflexion romanesque sur l’autofiction : roman méta-autofictionnel, pourrait-on dire – pour Abdelmoumen (2006).

Migrations et exils

Le fait de traiter à part la place des écrivaines migrantes peut certainement être remis en question – voire être difficilement défendable en 2014. Il n’empêche que ces écrivaines venant d’ailleurs tiennent un discours spécifique sur leur expérience au monde. On se réfèrera aux ouvrages de Clément Moisan, Écritures migrantes et identités culturelles (2008) puis de Lucie Lequin et Maïr Verthuy (1998), pour réaliser, d’abord, qu’elles sont présentes depuis longtemps. Pour ce qui est de la période qui nous occupe, elle fait résonner les noms suivants : Nadia Galhem, Andrée Dahan, Nadine Ltaif, Marilù Mallet, Régine Robin, Gloria Escomel, Mona Latif Ghattas, Ying Chen, Abla Farhoud, Marie-Célie Agnant. Dans tous les cas, l’intersectionnalité des déterminants identitaires et leur consubstantialité sont d’emblée convoquées.

Des écrivaines québécoises, donc, mais dont la trajectoire de vie spécifique façonne un sujet « autre », qui fait nécessairement entendre une histoire singulière, depuis cette position particulière d’être doublement l’Autre; l’autre-féminin, en même temps que l’autre qui vient d’ailleurs. Cette position leur confère une perspective renouvelant le récit québécois, de même que le regard porté sur le monde commun. Récits mémoriels, qui font s’entrechoquer un passé d’ailleurs avec un maintenant d’ici, et qui amènent à réfléchir aussi bien à la condition de l’être-femme qu’à la communauté elle-même.

Littérature populaire au féminin, puis chick lit québécoise

Les historiennes et les historiens de la littérature québécoise s’entendent pour dire que l’année 1981 voit l’avènement de l’écriture sérielle destinée au best-seller québécois. La voie est ouverte à la littérature populaire. Arlette Cousture, Marie Laberge et Francine Ouellette investissent ce champ. Outre le roman historique, dont nous avons parlé plus haut, certaines empruntent l’avenue du roman policier – notamment Christine Brouillet, qui sera bientôt suivie de plusieurs émules. Plus d’une décennie plus tard, Le journal de Bridget Jones, de la Britannique Helen Fielding (1996), inaugure la série subséquemment appelée chick lit et en stimule la production. Au Québec, cette série est initiée, dit-on, par Rafaëlle Germain, à la demande de son éditeur (Navarro 2011). Celle-ci publie Soutien-gorge rose et veston noir (2004), puis Gin tonic et concombre (2008), enfin Volte-face et malaises (2012). Toutefois, dans les faits, Germain est précédée par Ileana Doclin (L’autruche céleste, 2000). Malgré leur caractère populaire, ces oeuvres conservent un certain ancrage littéraire. Bientôt cependant, la production se dégrade et se retrouve vendue en pharmacie et dans les grandes surfaces…

Décentrement et détachements : accession à l’universel ou désengagement?

Plus près de nous, la production récente nous apparaît quitter le territoire du féminin pour englober le monde dans un mouvement d’embrassement. En effet, on voit de nombreux écrits de femmes se dé-marquer[24] de la position sexuée et genrée de l’écriture. Il est trop tôt pour dire si ce mouvement est positif ou négatif au regard du féminisme : d’un côté, on peut voir dans ce mouvement une sorte de « preuve » que le féminin accède enfin à une position légitime, non marquée, justement; de l’autre, on peut le percevoir comme un signe qu’il est déjà malvenu d’assumer cette subjectivité féminine qui vient tout juste d’advenir…

Quoi qu’il en soit, il est des oeuvres qui neutralisent, d’une certaine façon, la subjectivité féminine, tout en conjuguant avec le féminin et le masculin comme éléments déterminants dans l’ordre du monde, mais ne subordonnant plus le féminin au masculin – du moins dans la fiction : il peut l’être, éventuellement, dans la diégèse, ne serait-ce que comme illustration d’un ancien état de fait. Nous apparaissent figurer dans cette catégorie des romans comme Mirror Lake, d’Andrée A. Michaud (2006), Du bon usage des étoiles (2008) puis Les larmes du Saint-Laurent (2010), de Dominique Fortier, L’Homme Blanc, de Perrine Leblanc (2010) ainsi que Le ciel de Bay City (2008) et La mort de Smokey Nelson (2011), de Catherine Mavrikakis. On le voit, pour la plupart des romans cités ici, le décentrement ne concerne pas seulement l’identité sexuelle : il touche aussi le temps et le territoire. Les récits débordent des frontières nationales, à l’instar des romans masculins du troisième millénaire. Le décentrement met à distance cette question des sexes et des genres, pour aborder les tragédies de l’existence, petites ou grandes. Peut-être, oui, que les femmes accomplissent là un pas vers l’universel?

Écrivaines : un travail de fond

Au-delà de ces titres qui scintillent et attirent l’attention aussi bien des médias que des lectrices, certaines écrivaines ont traversé les trois décennies à l’étude en assurant un travail constant, creusant une oeuvre de fond. Dominique Blondeau, Denise Desautels, Élise Turcotte, Yolande Villemaire, Élisabeth Vonarburg, Claire Martin, Marie-Claire Blais, Anne Hébert, Suzanne Jacob, Nicole Brossard, Christine Brouillet, Hélène Dorion, Monique LaRue, Hélène Monette et France Théoret sont sans contredit des figures importantes dans le paysage littéraire québécois. Certaines sont polygraphes, touchant aussi bien la poésie que le roman. Parmi elles, plusieurs se sont vues saluées par différents prix littéraires, ou alors elles ont été reconnues par la publication d’une monographie portant sur leur oeuvre : Anne Hébert, Nicole Brossard et Marie-Claire Blais sont de celles-là. D’autres encore obtiennent cette reconnaissance de leur vivant : Visions poétiques de Marie-Claire Blais (Dufault et Ricouart 2008), Nicole Brossard. L’inédit des sens (Dufault et Ricouart 2013)[25]; d’autres, après leur décès : Les secrets de la sphinxe (Dufault et Ricouart 2004), portant sur Anne-Marie Alonzo, et De l’invisible au visible. L’imaginaire de Jovette Marchessault (Dufault et Lamar 2012).

Conclusion

La production littéraire des femmes depuis 1980, sans être nécessairement militante, participe de l’énonciation du féminin, même dans son dépassement : cela informe qu’il est désormais possible d’accéder à une posture que l’on appelle « universelle » – en tous cas non déterminée par sa marque sexuelle. Ainsi vu, il apparaît clair que les femmes ont gagné la reconnaissance quant à leur droit à l’écriture et à l’accès aux ressources (revues, maisons d’édition).

Cependant, il est vrai que les productions des dernières années ne sont pas chargées à bloc comme celles de la fin des années 70. Le dernier roman québécois ayant comporté une forte charge antipatriarcale est peut-être Putain, d’Arcan, en 2001, et encore cette charge doit-elle être saisie, lue, coconstruite par la lectrice ou le lecteur… Peu d’oeuvres explicitement engagées donc, voire relativement peu d’oeuvres queer remettant en question l’appareil du genre, lequel est à l’origine de l’asservissement du féminin et du silence des femmes durant des millénaires. Tout de même, si la charge révolutionnaire s’est atténuée, elle n’est pas pour autant disparue : après le séisme, le monde se trouve transformé à jamais, et c’est depuis cette nouvelle configuration que l’on aménage le paysage. Aussi, chaque texte posant une subjectivité féminine critique participe à la reconstruction du monde. Et puis : les femmes écrivent, elles sont publiées; leur identité sexuelle ne fait plus obstacle – hormis pour trois ou quatre hurluberlus égarés. Par ailleurs, hors l’institution, l’avènement, au cours des dernières années, des blogues littéraires constitue une nouvelle voie où il est possible de faire résonner un discours féministe, sinon de préoccupations à teneur féministe[26]. Nous posions, en introduction, la question du lien entre le déploiement du discours militant et le genre littéraire; si la présente recherche ne nous permet pas de répondre, pour l’instant, à cette interrogation, nous pouvons penser que, peut-être, cette nouvelle forme de publication, qui connaît un essor remarquable, verra, à plus ou moins long terme, ressurgir une parole littéraire féministe engagée.

Dans tous les cas, même si le propos explicitement féministe est généralement estompé, le mouvement ne confine pas au silence : au contraire, ce déplacement se fait au profit d’inscriptions singulières du féminin. Et la lecture, elle, s’avère résolument engagée : dans le champ des études littéraires se multiplient les recherches sur divers aspects du féminin, du sexe, du genre, etc. Du moins est-ce là ce que nous donne à voir le corpus étudié; en serait-il différemment si la globalité de la production était prise en considération? D’autres études devront répondre à cela.

Pour l’heure, l’examen nous permet tout de même d’affirmer que nous sommes bel et bien passées à un temps post-révolution féministe (ou métaféministe), qui se prolonge et se recompose à chaque instant. Cela dit, des femmes ont réussi leur « venue à l’écriture », et il leur est dorénavant possible de s’inscrire en tant qu’écrivaines, de développer une oeuvre convoquant des préoccupations plus larges, hors du champ circonscrit de la condition féminine, sans toutefois l’exclure. En résulte un corpus d’oeuvres déjà balisé par l’histoire, par les communautés de lectrices (ainsi que par certains lecteurs) qui s’en sont emparées, et qui ont témoigné, par là, qu’elles étaient pour elles des plus significatives. Et si le féminisme en littérature ne marque pas la production de son sceau le plus visible, il s’y diffracte tout de même, offrant une mosaïque de préoccupations et de formes.