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« Les femmes sont spécifiquement prises pour cibles[1]»

OWFI, 2012

« Depuis le renversement du régime baasiste au printemps 2003, la violence règne dans le pays, caractérisé au quotidien par des dizaines d’attentats suicides, d’attaques à la voiture piégée, d’opérations de la guérilla, d’assassinats ou d’enlèvements face auxquels les autorités démontrent une incapacité flagrante à rétablir l’ordre » (Benraad 2005 : 9) : cette période est également marquée par la violence envers les hommes et les femmes travaillant dans le domaine journalistique[2].

Dans le présent article, nous nous focalisons particulièrement sur la violence envers les femmes qui travaillent dans la presse et l’audiovisuel. Cela ne signifie pas que nous ignorons que les hommes de ce secteur ont également été les cibles de violence liée à leur activité professionnelle, selon les rapports d’organisations internationales. Cependant, la violence faite aux femmes dans le secteur journalistique et médiatique présente, selon nous, une particularité en ce qu’elle s’appuie sur des représentations traditionnelles de la femme. L’étude de cette violence ainsi que les stratégies de défense et de résistance adoptées par les femmes pour échapper à cette violence deviennent ainsi un instrument privilégié pour comprendre les transformations des rapports sociaux de genre dans une société en transition, ce qu’est la société irakienne, et surtout dans cette période post-« Printemps arabe ». Assassinats, enlèvements, menaces de mort, tortures, arrestations arbitraires, harcèlement, obligation de se voiler… sont autant d’exemples de violence physique ou symbolique faites aux journalistes irakiennes, aux présentatrices de programmes télévisuels et aux reporters. Ces actes de violence sont exercés non seulement par les groupes radicaux, mais aussi bien par l’armée américaine ou irakienne ou encore par les familles de ces femmes.

De 2003 à 2011, les actes de violence à l’égard des journalistes irakiennes ont coûté la vie à douze femmes. Quatre autres ont été victimes de violence : deux, par les forces de l’armée américaine et irakienne (arrestation illégitime) et la troisième a été battue par des inconnus. Par ailleurs, quelques dizaines de journalistes irakiennes ont été la cible de menaces de mort et de violence symbolique telle que l’obligation de mettre le voile et de porter un djilbab (grand voile ample recouvrant la totalité du corps, sauf l’arrondi du visage) par des groupes radicaux. Des actes de violence à caractère terroriste, politique, ethnique et confessionnel ciblent différemment les femmes journalistes et parfois leur famille. En l’occurrence, de nouvelles formes de violence symbolique, portées par le puissant retour de l’extrémisme islamiste dans le pays qui a contribué à des contraintes, justifiées par des motifs religieux[3], ont augmenté les difficultés du travail journalistique des femmes.

Tels sont les résultats d’une enquête que nous avons menée en 2011 et qui s’appuie sur des rapports d’organisations internationales et nationales qui prennent la défense des journalistes comme Reporters sans Frontières (RSF)[4] ou le Comité pour la protection des journalistes (CPJ)[5], sur une enquête qui porte sur la situation des journalistes irakiennes réalisée par l’Organization of Women’s Freedom in Iraq (OWFI)[6], et sur une compilation d’articles de presse en langue arabe, basés sur des récits biographiques et témoignages des femmes reporters et journalistes irakiennes.

La guerre qui a frappé la société irakienne et la structure sociale changeante qui lui en a été consécutive ont déterminé la mise en place d’un projet politico-médiatique instauré peu de temps après le renversement du régime. Ainsi, les Irakiennes ont investi de plus en plus le travail journalistique, et plus particulièrement la correspondance de guerre et la présentation de programmes télévisuels. L’entrée visiblement massive des femmes dans le secteur journalistique et médiatique (il est important de signaler qu’il n’existe pas de statistique à ce sujet) doit, en effet, témoigner de la dynamique de la féminisation et de professionnalisation de ce travail comme autant de logiques d’actions internes à la société irakienne malgré le poids de la tradition patriarcale et des coutumes tribales, relevées par Human Rights Watch[7], de la religion et des rapports interethniques. Dans cette situation, les Irakiennes qui travaillent dans ce secteur deviennent vulnérables aux meurtres, aux agressions ou aux menaces au motif qu’elles ont transgressé les frontières de genre et qu’elles ne se conforment pas aux rôles traditionnels que l’on attend de leur part.

On a donc assisté dans la société irakienne à une mobilisation de ces structures patriarcales ainsi que des groupes religieux fondamentalistes, qui, se sentant menacés, tentent de réduire à néant cette nouvelle visibilité dans la sphère publique, de stopper ce processus de renversement des normes de genre en cours. Autrement dit, ces Irakiennes sont visées en raison de leur nouveau mode de vie ou de leurs nouveaux rôles dans la société : « Les insurgés et les milices ne veulent pas de femmes dans le milieu professionnel pour diverses raisons : certains parce qu’ils croient que les femmes sont nées pour rester au foyer — et faire la cuisine et le ménage — et d’autres parce qu’ils disent qu’il est contraire à l’Islam qu’une femme et un homme se trouvent au même endroit si ce ne sont pas des parents proches », a expliqué Nuha Salim, porte-parole de Women’s Freedom, organisation non gouvernementale (ONG) de Bagdad[8].

Un point commun à toutes ces formes de violence est donc la raison pour laquelle ces femmes sont vulnérables : la transgression de rôles féminins traditionnels (domestiques et familiaux). Si les Irakiennes travaillent en dehors de l’espace privé et domestique, dans les médias ou dans d’autres secteurs, si elles sont massivement scolarisées et ont le droit de vote, l’inégalité entre les sexes demeure l’une des caractéristiques de la société irakienne[9]. En effet, la lutte des Irakiennes pour atteindre cette égalité s’annonce très longue. Le travail des femmes dans le domaine journalistique dans l’un des endroits les plus dangereux au monde pour les journalistes[10] est la partie la plus visible de cette lutte. Dans ce nouveau contexte, il convient d’analyser les différents aspects de ces nouvelles formes de violence envers les Irakiennes travaillant dans le domaine journalistique, particulièrement dans l’exercice du pouvoir et la production de nouvelles logiques d’actions féminins et de leurs répercussions sur les rapports de genre dans la société irakienne.

Dans la première partie de notre article, nous analyserons l’émergence de nouvelles identités féminines à travers le travail journalistique qui leur a permis de jouer de nouveaux rôles dans la vie sociale et politique de leur société, ce qui est venu remettre en question la répartition traditionnelle du travail et du rôle selon les sexes. Dans la seconde partie, nous traiterons de la capacité d’agir de ces femmes, traduite par l’adoption de nouvelles formes de résistance pour préserver les rôles nouvellement acquis et échapper à la violence.

Guerre, transformations médiatiques, nouveaux rôles et violences : le journalisme comme instrument de pouvoir pour les Irakiennes

En 2003, la guerre en Irak a marqué l’entrée de journalistes irakiennes dans les médias. En effet, ce sont les médias étrangers soutenus par les agences de presse américaines (dont National Iraq News Agency, Iraq Media Network IMN, Institute for War and Peace Reporting) qui ont ouvert les premiers leurs portes aux Irakiennes, particulièrement pour le travail de correspondance de guerre. Celles-ci se spécialisent ainsi dans tous les domaines du travail journalistique : la réalisation de reportages, la correspondance, le journalisme d’investigation et la présentation de programmes télévisuels, ce qui leur permet de développer leurs compétences professionnelles dans ce secteur.

Les problèmes auxquels doivent faire face ces femmes sont bien plus sérieux que ceux de leurs collègues féminines qui travaillent dans d’autres secteurs. En effet, le travail journalistique pour les femmes n’est pas le bienvenu pour des pans entiers de la société irakienne, surtout pour sa composante conservatrice. Ainsi, ces femmes deviennent vulnérables aux agressions et aux menaces de leur famille et de leur propre communauté, qui prennent souvent la forme de violence domestique, dès lors qu’elles n’acceptent pas les rôles qui leur sont imposés. Y. N., journaliste de Tikrīt, a été maltraitée par sa famille à cause de son travail dans le secteur médiatique, mal vu de son entourage : « J’ai été battue par ma mère pour m’empêcher de partir à mon travail; elle a commencé à me frapper partout jusqu’au moment où j’ai perdu connaissance. Après je me suis réveillée à l’hôpital avec quelques coups dans la tête[11]».

Dans une telle situation, ces femmes manquent de protection et de soutien, que ce soit sur le plan économique, physique ou socioprofessionnel. Malgré cela, les Irakiennes renforcent leurs positions professionnelles dans les médias locaux et plus particulièrement dans l’audiovisuel, depuis la multiplication de chaînes de télévision satellitaires et hertziennes.

À la suite d’une longue période de monopole de l’ex-régime sur l’audiovisuel, le nombre de chaînes de télévision commence à augmenter depuis 2004 et jusqu’à nos jours[12], représentant aussi bien les partis politiques que les communautés religieuses et ethniques qui peuplent l’Irak (Al-Najjar 2007). Des chaînes hertziennes et satellitaires « privées » ont dès lors été fondées, liées aux différents protagonistes militaires et politiques. En Irak, la « révolution satellitaire » est concomitante de l’avènement de la guerre. Ces chaînes offrent des milliers d’emplois très diversifiés (ex. : présentation, correspondance, production, régie, documentation, réalisation, montage, photojournaliste, rédaction, etc.) ouvrant aux Irakiens, et particulièrement aux Irakiennes, des domaines inédits de professionnalisation, de nouveaux postes… et de nouveaux combats[13]. Il est ici nécessaire de rappeler qu’il s’agit d’une société où le chômage[14] et les difficultés d’accès à l’emploi[15] sont beaucoup plus importants chez les femmes que chez les hommes.

Le lancement des chaînes soutenues par les forces de la coalition américaine, par exemple, a entraîné de nouvelles formes de violence envers les femmes journalistes qui se trouvent plongées dans de nouveaux pièges avec de nouveaux agresseurs (Brittain 2003 : 45) : les groupes armés non identifiés ou affiliés à Al-Qaïda. Cette dernière nébuleuse terroriste demeure, selon Benraad (2012), spécialiste de l’Irak, la menace la plus sérieuse pour le pays. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner l’assassinat de la journaliste Nadia Nasrat, de la chaîne de télévision locale Dyali TV, tuée en mars 2004, ou de la journaliste Likaa Abdel-Razak, de la chaîne al-Iraqiya, assassinée en octobre 2004. Cette dernière était également sous contrat avec la télévision financée par les Américains, al-Iraqiya, tout comme sa collègue Raeda Wazzan, qui a été enlevée à Mossoul, vraisemblablement avec son fils âgé de 10 ans, par des hommes masqués. La journaliste a été retrouvée morte en février 2005, quelques jours après son enlèvement. Selon l’agence Associated Press (AP), l’assassinat de la présentatrice a été revendiqué sur Internet par un groupe armé irakien affilié à Al-Qaïda.

Ces journalistes sont accusées de collaborer avec les États-Unis et de travailler contre l’intérêt du pays, leur travail étant ainsi considéré comme une trahison. Ces femmes ont été sauvagement attaquées, seules ou bien en compagnie de leurs proches, également du fait de leur influence et de leur audience. Elles s’adressent en effet à l’ensemble du public irakien et arabophone par extension, avec leurs reportages focalisés sur la brutalité des actes de violence subis par le peuple.

Dans ce registre, nous pouvons parler de l’article de Sahar Hussein al-Haydari, dans lequel elle raconte l’histoire de la lapidation d’une fille d’origine chrétienne qui s’est convertie à l’islam après son mariage avec un musulman irakien.

La journaliste avait également traité dans ses reportages de sujets sensibles comme les comportements envers les femmes de certains partis à Mossoul, s’inspirant de ceux des talibans, et les assassinats des professionnels des médias. Or, cette journaliste de l’agence Aswat al-Iraq (Voice of Iraq) a été assassinée en juin 2007 par le groupe armé Ansar al-Sunna. Sahar Hussein al-Haydari figurait depuis quelque temps sur une liste des cibles potentielles du groupe. Au cours des trois mois précédant son assassinat, elle avait affirmé à plusieurs reprises avoir reçu des menaces de mort par courrier. En 2007, elle a obtenu à titre posthume le Prix annuel du journalisme international (Kirt Short).

Une autre spécificité du contexte médiatique irakien est la répartition du champ sur des bases ethniques, confessionnelles et politiques. En effet, les chaînes irakiennes ne sont pas véritablement toutes des chaînes commerciales inscrites dans une économie de la publicité et de l'audience comme les autres médias arabes. Ce sont plutôt des chaînes inscrites dans une économie symbolique dont l'objectif principal est la compétition entre les différentes idéologies des divers courants islamistes, entre les différents partis politiques ou ethno-confessionnels caractéristiques de cette société. Dans cette compétition, la visibilité des femmes dans la sphère médiatique a de lourdes conséquences. Elle a augmenté la vulnérabilité de ces femmes à de nouvelles formes de violence sur fond ethnique et confessionnel.

Depuis 2004, la scène médiatique irakienne s’est polarisée sur divers protagonistes étatiques, islamistes et ethniques. Des chaînes de télévision généralistes, spécialistes d’informations, et islamistes qui s’adressent à leur public en arabe, en kurde ou en syriaque fleurissent selon un schéma de distribution à base communautaire et ethnique (sunnite, chiite, chrétienne, arabe, kurde, etc.). Actuellement, le paysage des médias télévisés se compose de six chaînes publiques et d’un grand nombre de chaînes privées[16].

Ces chaînes diffusent des contenus dans une langue et un discours précis qui s’attachent à un public ciblé du point de vue identitaire, sans nécessairement avoir le souci de s’adresser aux autres strates de la société irakienne. Des présentatrices qui travaillent dans ces chaînes ont été victimes d’assassinat, d’enlèvement, de menaces et d’attaques violentes par des groupes armés. Accusées de servir leur appartenance ethnique et leur appartenance confessionnelle ou, au contraire, de les trahir, elles se trouvent devant une aporie. Elles peuvent être également assimilées à des criminelles et à des kuffars (mécréantes) qui soutiennent l’adversaire confessionnel. Nakchim Hama Rachid, présentatrice syriaque de la chaîne de télévision en langue kurde Atiaf a été assassinée en octobre 2006. La journaliste, qui animait des émissions à destination des minorités kurdes et chrétiennes du pays, avait précédemment reçu des menaces anonymes. Sirwa Abdul Wahab, autre journaliste syriaque, a été assassinée en mai 2008 pour les mêmes raisons.

De plus, la classification selon le critère de la propriété ethno-confessionnelle des chaînes irakiennes, dans un climat de conflits entre ces groupes, a contribué à renforcer les critères de recrutement des journalistes sur une base confessionnelle. Cela fait tout d’abord que des chaînes répertoriées dans un camp ou dans un groupe confessionnel précis ne recrutent pas de journalistes issues d’un « camp confessionnel » supposé être celui des adversaires. Dans ce registre, une enquête réalisée par l’Organisation de la défense de la liberté d’expression a montré que 71 % des journalistes irakiennes n’osent pas déposer leur demande de travail dans des chaînes qui ne correspondent pas à leur propre confession. De plus, 20 % de ces journalistes ont été refusées par des chaînes pour des raisons confessionnelles, tandis que 9 % ont préféré rester en chômage au lieu de travailler dans des chaînes confessionnelles ou politiques.

Cette violence se traduit sous forme de contraintes et de difficultés à motif religieux et social. L’obligation de mettre le voile ou de porter le djilbab est de plus en plus fréquente dans la sphère médiatique irakienne. Ce nouveau phénomène revient, d’une part, à la création des chaînes satellitaires et des institutions médiatiques tenues par des islamistes qui exigent de leurs employées le respect du code vestimentaire islamique ; d’autre part, il y a des menaces exercées de l’extérieur par des radicaux inconnus qui ciblent les journalistes irakiennes afin qu’elles mettent le voile. Forat el Saeidi, jeune journaliste qui travaille dans une chaîne tenue par un parti politique, a déclaré ce qui suit :

Quand j’avais postulé pour le travail de présentatrice, la direction de la chaîne avait accepté ma demande sous réserve que je porte le djilbab ou le voile. Alors j’ai été obligée d’accepter pour obtenir ce travail, tout en pensant qu’avec le temps je pourrais m’en sortir, mais malheureusement je me suis trouvée après quelques années emprisonnée dans la logique confessionnelle de la chaîne[17].

À ce sujet, une étude réalisée par une organisation civile qui prend la défense des femmes journalistes en Irak a montré que 67 % de ces dernières ont été obligées de porter le voile sous la pression des groupes radicaux. Selon la même étude, 51 % d’entre elles avaient affirmé avoir reçu des menaces par courrier électronique et des lettres parce qu’elles ne portaient pas le voile.

Malgré cela, l’activisme féminin dans le secteur des médias a joué un rôle majeur dans la participation des Irakiennes à la reconstruction politique, économique et sociale de leur pays et dans la défense de droits des femmes dans ce secteur. Grâce à leur professionnalisme et à leur courage, les journalistes irakiennes ont réussi à attirer l’attention du monde entier. Antony Bord, directeur général de l’Institute for War and Peace Reporting, organisation internationale qui aide les journalistes locaux dans les zones de conflits armés, a déclaré ceci :

Les femmes journalistes en Irak, en Afghanistan et dans d’autres pays musulmans ont réussi à prendre une place importante grâce à leur courage et à leurs reportages qui s’intéressent aux aspects humains de la guerre, de même qu’à la corruption de dirigeants politiques qui empêche la démocratie […] Ces femmes sont considérées comme autant de facteurs parmi les facteurs essentiels de changement dans ces sociétés, et les derniers assassinats montrent l’ampleur de la réaction contre leur travail [18]».

Outre les groupes terroristes, les journalistes irakiennes ont été aussi les cibles des forces armées américaines ou irakiennes qui accusent paradoxalement un certain nombre d’entre elles de travailler avec les groupes radicaux. Ces journalistes ont ainsi été victimes d’arrestations de l’armée américaine, notamment d’arrestations arbitraires après avoir été accusées d’entretenir des relations avec des milices armées desquelles elles s’étaient rapprochées pour des interviews ou des reportages. Dans ce registre, Rim Zayed, journaliste à la pige (free-lance), a affirmé que les journalistes qui travaillent dans le secteur de l’investigation sont les cibles des armées américaine et irakienne : « Ces femmes journalistes découvrent la corruption, les intrigues et les malversations économiques et institutionnelles dont se rendent coupables les partis à la tête du régime, en collaboration avec l’armée de la coalition américaine, ce qui les expose à des menaces de ces groupes d’intérêt »[19]. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’arrestation par l’armée américaine, en octobre 2006, de Rabiaa Abdul Wahab, journaliste de la radio Dar el Salam affiliée à un parti islamiste, ou encore de la journaliste Kalchan Al-Bayati du quotidien arabophone Al-Hayat, qui a été mise en détention pendant un mois, en septembre 2006, par les forces de sécurité irakiennes.

Par conséquent, nous pouvons constater que les journalistes irakiennes ont été ciblées par différents acteurs de la société irakienne à cause de leurs nouvelles positions et de leurs nouveaux rôles au sein de cette société. Ce sont des femmes diplômées, professionnelles et engagées dans la vie politique et sociale de leur société, par leurs couvertures, reportages ou documentaires qui critiquent la violence, la corruption, la tradition, ce qui leur permet d’exercer une forme de pouvoir, et suffit à les exposer à de multiples dangers provenant de toutes parts, comme nous l’avons vu.

Comme l’ont montré les travaux de Lila Abu Lughod (1988a, 1988b) les femmes ne sont pas, contrairement à une idée tenace, des agentes passives des sociétés proche-orientales. Elles y ont exercé une certaine forme de pouvoir, et l’on peut considérer leur participation au pouvoir médiatique comme un prolongement de ce pouvoir de participation-contestation. Lila Abu Lughod a étudié la signification sociale et politique des poèmes récités par les membres de la tribu égyptienne des Awlad’Ali, qui démontrait des formes de résistance employées par les femmes contre la domination masculine. Elle parle ainsi des poèmes, parfois subversifs, mais aussi de l’attitude même des jeunes filles qui, par leurs modes vestimentaires et leur refus des mariages forcés, prouvent qu’elles peuvent exercer du pouvoir. Cette analyse, surtout en ce qui concerne le pouvoir, est pertinente et rejoint la nôtre, car nous soutenons l’idée que l’entrée des femmes dans le travail journalistique leur a permis d’avoir le pouvoir de s’exprimer dans la sphère publique, d’influencer l’opinion publique et de participer au processus de construction de la démocratie dans leur pays. On peut donc voir une sorte de continuité entre ces formes de contestation et celles que nous mentionnons ici. Ces femmes journalistes incarnent ainsi une nouvelle image des Irakiennes et de leurs nouveaux rôles dans la sphère publique. Les formes de résistance, qui constituent l’autre aspect de l’analyse de Lila Abu-Lughod, se traduisent dans notre cas par la volonté des journalistes de continuer à exercer leur profession malgré les risques encourus et surtout les menaces qu’elles reçoivent, comme nous l’avons montré à travers plusieurs témoignages.

Voilà autant d’exemples récents qui démontrent que la vulnérabilité des Irakiennes dans le domaine journalistique indique des logiques de transformations sociales, politiques et culturelles internes à leur société. L’acceptation sociale du travail des femmes dans les médias a augmenté grâce aux actes de courage de certaines d’entre elles qui se sont mesurées aux difficultés que suppose ce travail dans un environnement en conflit permanent. La journaliste irakienne Suheir el Kayssi, animatrice de la grande émission Mina el Iraq (« Depuis l’Irak ») sur la chaîne d’information en continu Al-Arabiya, a déclaré en 2009 : « Quand je suis partie en Irak pour réaliser des reportages pour mon émission, j’ai été accueillie très chaleureusement par les gens et j’ai découvert mon nom écrit sur les slogans de la campagne électorale. » (entretien personnel avec Suheir el Kayssi, à Dubaï, en 2009).

Les six lauréates du Prix du courage qui a été accordé en 2007 par l’International Women Media Foundation (IWMF), sont des journalistes irakiennes dont les noms restent anonymes. Il est d’ailleurs intéressant de relever que cette cérémonie, pourtant destinée à récompenser des professionnelles et des professionnels des médias, n’a pas été médiatisée pour des raisons de sécurité et de protection. On craignait en effet que la visibilité de ces femmes ne les rende vulnérables, ainsi que leur famille tout entière, parce qu’elles ont travaillé avec les médias américains.

Diversification, flexibilité et capacité d’agir contre la violence

Pour autant, les stratégies développées par ces Irakiennes pour défendre leur travail, leur propre vie et la vie de leur famille se sont multipliées et diversifiées devant les formes de violence qu’elles ont subies depuis le début de la guerre. L’anonymat est considéré comme la meilleure solution pour se protéger de la violence. Il est surtout utilisé par celles qui travaillent dans la presse et dans les radios étrangères et locales. Elles sont conscientes des dangers auxquels les expose le travail médiatique, ainsi que les membres de leur famille. Une journaliste irakienne racontait la peur et le souci de sa famille à l’égard de son travail :

Ma mère m’empêche de parler de mon travail dans les espaces publics parce qu’elle craint que je sois attaquée, enlevée ou assassinée […] Le métier de journaliste en Irak est dangereux pour les deux sexes, mais il est plus dangereux pour les femmes parce que les institutions médiatiques ne s’occupent pas de leur transport pendant leur travail de couverture, ce qui les oblige à prendre des taxis où elles peuvent facilement être attaquées[20] ».

D’autres préfèrent déménager vers des zones plus sécurisées. Santa Michael el Hariri, reporter qui avait déclaré avoir reçu de menaces de mort sur son courrier électronique pour son travail à Bagdad, a déménagé avec une de ses collègues, Cawthar Adeb Al Amir El Zobeidi, à Erbil au sud du pays (Kurdistan), où elles continuent à exercer leur travail, mais dans la correspondance d’événements locaux.

Certes, cette technique de défense a diminué les taux de violence envers ces femmes au cours de ces dernières années, mais elle reste inefficace pour celles qui travaillent dans l’audiovisuel. La visibilité des Irakiennes travaillant dans les chaînes hertziennes ou satellitaires les rend toujours vulnérables. Alors que les vagues d’enlèvement et de violence se sont emparées des rues, ainsi que le puissant retour de l’extrémisme, contraignant les irakiennes à ne pas sortir de chez elles, beaucoup de présentatrices et de femmes reporters continuent à exercer leur profession. En prenant d’autres stratégies de défense, telles que se voiler pour assurer leur sécurité et pour ne pas attirer l’attention pendant leurs déplacements dans les espaces publics, être accompagnées par un homme, éviter de prendre les transports en commun et d’aller dans les zones à risques, ces Irakiennes montrent une flexibilité et une abnégation à toute épreuve pour défendre leur place en tant que professionnelles des médias, et se maintenir dans ce champ.

Bien que la situation des journalistes en Irak ait beaucoup évolué depuis les deux dernières années, les dangers et les actes de violence ainsi que les menaces ciblées de milices ou d’organisations terroristes qui entravent les journalistes de l’audiovisuel persistent. Selon le rapport de RSF publié le 29 septembre 2010, les Irakiens et les Irakiennes qui travaillent dans le domaine journalistique affrontent de nouveaux obstacles comme l’hostilité des autorités ou d’hommes politiques qui leur interdisent l’accès à certaines zones. Les abus de procédure ou les poursuites en « diffamation » contre des journaux dénonçant des affaires de corruption sont devenus monnaie courante.

Même les médias réputés progouvernementaux ne sont pas épargnés, pas plus que les journalistes du Kurdistan ne sont à l’abri des pressions. Au début de 2011, il y a eu une dégradation de la situation des journalistes dans la région autonome du Kurdistan. Un grand nombre d’agressions physiques, par les forces de sécurité, ont été perpétrées contre des femmes parmi les professionnelles de l’information qui couvraient les manifestations. Soran Ahmed, journaliste pour Hawlati, a été la cible d’une attaque de la part des forces antiterroristes à Suleimanieh en février 2011… attaque dirigée par Pavel Talabani, le fils de Jalal Talabani (président irakien). Ces forces ont confisqué tout son matériel, y compris son appareil photo et son téléphone portable. Ils ont également pris sa carte de journaliste et celle qui lui avait été délivrée par le Syndicat des journalistes. Le même jour, Salam Hajj et trois de ses collègues ont été interpellés par les forces de sécurité alors qu’ils couvraient une manifestation.

Les menaces de mort persistent également. Plusieurs femmes journalistes ont déclaré avoir reçu des menaces de mort explicites. Niyaz Abdulla, journaliste à Erbil pour Radio Nawa, a déclaré avoir été menacée par des agents des forces de sécurité alors qu’elle se trouvait au siège du gouvernement à Erbil, pour couvrir le rassemblement de jeunes soutenant les manifestants et manifestantes de Suleimanieh. La journaliste a été insultée et menacée d’être attaquée par des adeptes du Parti « démocratique » du Kurdistan.

Par ailleurs, de nouvelles autres formes de violence symbolique ont émergé à cause de leur médiatisation au cours de ces deux dernières années. Elles ciblent précisément les présentatrices de chaînes télévisuelles irakiennes. Zohra al Moussawi, journaliste et présentatrice de la chaîne d’État satellitaire Al-Iraqiya, a été torturée en octobre 2009 par plusieurs hommes inconnus dans le centre de Bagdad. Lors de l’agression, la jeune femme, voilée, a été sauvagement déshabillée. Depuis plus d’un mois, la journaliste subissait du harcèlement à travers des messages à caractère sexuel reçus sur son téléphone. Très récemment, Shahd el Chomari, présentatrice de la chaîne Al-Fayha, a été la cible d’une campagne de haine lancée par des internautes à la suite de la diffusion sur YouTube d’un extrait vidéo montrant la présentatrice qui chante et danse avec une amie[21].

Ces nouvelles formes de violence symbolique ciblent les présentatrices de chaînes satellitaires irakiennes, surtout celles qui travaillent dans le divertissement, un domaine tout nouveau sur les petits écrans irakiens qui ont depuis longtemps été sous le contrôle d’un régime autoritaire et sous l’influence des normes et des valeurs sociales qui rendent plus difficile le travail des femmes à la télévision.

Malgré le fait que les journalistes irakiennes subissent toujours les conséquences des conflits ethniques, politiques et religieux, elles ont montré une flexibilité et une capacité d’agir très importante pour survivre et continuer à exercer leur pouvoir par l’entremise de leur profession. L’activisme de ces femmes s’inscrit ainsi dans un nouveau contexte qui n’est pas conditionné par les valeurs culturelles et sociales traditionnelles ainsi que par les rapports de genre. Il est important de noter ici qu’il existe dans les sociétés arabes contemporaines des décalages entre les coutumes locales et la réalité des rapports sociaux de sexe. Autrement dit, les journalistes irakiennes, en adoptant de nouvelles formes de résistance contre la violence de guerre ou de conflits ethniques pour continuer à exercer leur métier, instaurent de nouvelles identités professionnelles et de nouveaux rapports sociaux de genre dans leur société. Cependant, comme nous l’avons démontré, le phénomène de la violence de guerre et des conflits ethniques fait partie d’une toile compliquée de relations qui définissent à la fois la place familiale des femmes, leur statut professionnel et leurs rôles dans la vie sociale et politique.

Enfin, l’analyse de la violence envers les journalistes irakiennes ouvre également de nouvelles pistes de recherche sur la mise en pratique de la pensée islamiste et du fait extrémiste en général. Elles remettent en question, en l’occurrence, leurs incidences sur les luttes politiques et sociales de la part des femmes dans la société irakienne. De sorte que chaque augmentation de la visibilité des femmes dans la sphère médiatique arabe conduit à de nouveaux débats publics et médiatiques entre les différents acteurs politiques et islamiques. La demande de porter le voile, qu’elle soit le fait de groupes radicaux ou de la direction des chaînes confessionnelles, témoigne de la montée de l’hégémonie de la pensée islamique radicale en Irak, mais sous une forme évolutive, puisque, en demandant aux femmes journalistes d’assumer un style ultratraditionnel, ces acteurs admettent malgré tout la possibilité pour elles de conserver leur activité professionnelle. En effet, ces nouvelles formes de violence symbolique reflètent les transformations non seulement au sein de la société irakienne contemporaine, mais au sein même des mouvements les plus traditionnalistes, sur la question de la « visibilité » des femmes et de leurs rôles dans la sphère médiatique et publique irakienne.