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Le titre le laisse facilement deviner : Le livre noir de la condition des femmes ne donne pas dans le triomphalisme… Il offre tout au contraire le contre-pied de cette croyance populaire qui voudrait que l’égalité hommes-femmes soit désormais atteinte, étant donné que l’égalité juridique est chose faite presque partout; ne subsisteraient plus que quelques reliquats de mentalités à changer…. Ce livre, qui se présente comme « un état des lieux de ce que vivent les femmes, partout dans le monde » (4e de couverture), a plutôt un effet de dissuasion. Et par le concret.

L’équipe de rédaction, dirigée par la journaliste française Christine Ockrent et coordonnée par Sandrine Treiner, journaliste elle aussi et auteure, a fait appel, pour mener à bien l’« aventure éditoriale », à la l’historienne et sociologue Françoise Gaspard, maîtresse de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et experte à l’Organisation des Nations Unies (ONU) auprès du Comité sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Sa collaboration a conduit à la sélection des sujets traités de même qu’au choix des contributeurs et des contributrices. Près de 40 personnes se sont ainsi partagé la rédaction des 58 textes composant les 777 pages de cette somme. L’une des particularités du livre réside d’ailleurs dans l’éventail des sources de collaboration :

chercheuses et chercheurs affiliés à des universités et centres de recherche;

experts et expertes ainsi que praticiens et praticiennes travaillant dans des organismes internationaux;

militants et militantes, journalistes de même qu’écrivaines et écrivains venus « de tous les horizons et de tous les continents ».

p. 13

Cette gamme d’expertises se reflète de même dans l’aspect multiforme des textes : des rubriques de quelques pages du type « Reportage », « Témoignage » ou « Combat » côtoient des études plus fouillées pouvant en comporter 40. Résultat : une somme colossale de données à jour sur de multiples aspects de la situation de bon nombre de femmes dans le monde, et d’un intérêt constant du début à la fin. À lire absolument, mais à petites doses cependant, car certaines parties se révèlent émotivement très difficiles à ingérer, tant la réalité décrite est insoutenable. C’est le cas notamment des deux premières sections touchant les atteintes à la sécurité et à l’intégrité des femmes. Ce qui nous amène à l’articulation générale de l’ouvrage.

Le plan de l’ouvrage s’organise autour des cinq « droits et principes du genre humain » énoncés dans la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993), qui devraient de toute urgence, selon l’ONU, s’appliquer aux femmes, soit la sécurité, l’intégrité, la liberté, la dignité et l’égalité. Il s’agit là de « cinq mots fondamentaux et universels pour décliner tout ce qui fait encore défaut à tant de femmes en ce début du troisième millénaire » (p. 13), dit-on dans l’introduction, cinq mots qui serviront de « feuille de route » et détermineront l’organisation des divers textes de l’ouvrage.

Une première section porte sur le droit à la « sécurité » et examine différentes atteintes à la vie des femmes. La première de ces atteintes consiste à ne même pas pouvoir venir au monde (avortements sélectifs en faveur des garçons) ou encore, à peine nées, à être l’objet de négligences causant une mort prématurée. Ce serait là le sort de 90 millions de femmes « manquantes » en Asie, ce qui entraîne un déséquilibre démographique des plus alarmants. Isabelle Attamé, démographe et sinologue à l’Institut national d’études démographiques (INED), trace les contours de ce phénomène touchant certaines sociétés « anormalement masculines », dont la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, le Vietnam et le Caucase. Dans les pays où n’existe aucune pension de retraite, un fils représente l’assurance vieillesse des parents, leur assurance maladie et leur assurance invalidité aussi, alors qu’une fille, elle, est vue comme un « investissement à fonds perdus » (p. 41), car elle n’est que de passage chez ses parents. Certaines cliniques de diagnostic prénatal et d’avortement en Inde poussent le cynisme jusqu’à afficher cette publicité : « Payez 500 roupies aujourd’hui et vous économiserez [les] 50 000 roupies [de la dot] demain. Vérifiez que vous n’attendez pas une fille » (p. 39). Isabelle Attamé analyse les conséquences inquiétantes de ces atteintes à la sécurité des filles quant à l’équilibre démographique de ces pays où l’on risque d’assister, à terme, à l’« autogénocide des populations misogynes », selon les mots d’Amin Maalouf (p. 49).

D’autres atteintes à la sécurité des femmes sont analysées dans cette section : notamment le viol comme arme de guerre (Véronique Nahoum-Grappe), les féminicides en Amérique latine (Marc Fernandez, Jean-Christophe Rampal) et les crimes d’honneur. Parmi les sept textes portant sur ce thème, signalons celui d’Azadeh Kian-Thiébaut, politologue de l’Université Paris 8, sur les lapidations en Iran, pratiques exercées essentiellement sur des femmes non seulement en ce pays, mais aussi au Pakistan, en Afghanistan, au Nigeria et en Arabie saoudite. Kian-Thiébaut, à qui l’on doit, entre autres, un texte sur les mouvements d’émancipation des femmes en Iran dans Le siècle des féminismes (Gubin 2004), analyse ici pourquoi l’adultère des femmes est considéré comme un crime des plus graves et en quoi la sexualité des femmes mettrait en péril l’ordre social lui-même. L’isolement actuel de l’Iran de la communauté internationale rend fort difficile, selon cette auteure, le renforcement du poids de ceux et celles qui se portent à la défense des droits de la personne au pays où a été assassinée en 2003 la journaliste québéco-iranienne Zahra Kazemi par les forces de l’ordre.

Le deuxième bloc, « Intégrité », étudie les agressions contre le corps même des femmes : excision en France (LindaWeil-Curiel) et au Kurdistan (Cécile Hennion), viols dans le monde (Sandrine Treiner), violence conjugale en Europe (Maryse Jaspard), sida (Peter Piot et Kathleen Cravero), mortalité maternelle (René Frydman), notamment. Parmi ces textes, signalons « Les femmes et le sida », écrit par une experte et un expert de l’ONU. On ne peut que se réjouir du fait que la communauté internationale commence enfin à se pencher sur les facteurs entraînant la féminisation de la pandémie, qui atteint maintenant la proportion de 50 % des victimes. L’inégalité hommes-femmes et le peu de pouvoir de ces dernières sur leur sexualité seraient au premier rang de ces facteurs, le mariage augmentant même pour elles, en certains endroits de la planète, le risque lié au VIH… Comme l’a mis en évidence la dernière Conférence internationale sur le sida tenue à Toronto en août 2006, le préservatif féminin, encore à l’essai, pourrait constituer, pour les femmes, un début de prise de pouvoir sur leur propre sexualité. C’est aussi l’avis de Peter Piot et Kathleen Cravero qui ont rédigé cet article : « [Il] est capital de placer au coeur de la riposte, et cela à tous les niveaux, des stratégies de lutte contre le sida axées sur les femmes, si l’on veut venir un jour à bout de cette pandémie » (p. 230). « Sur » les femmes, et aussi « par » les femmes, ajouterions-nous, eu égard aux expériences « qui marchent », tels ces programmes de prévention à l’intention des « professionnelles du sexe » et gérés par elles (voir l’exemple des professionnelles du sexe en Inde, p. 206).

Le troisième bloc, « Liberté », analyse certaines entraves à la liberté des femmes, plus particulièrement sur le plan des droits civils et reproductifs. Dans plusieurs pays, les femmes ne sont pas libres d’épouser la personne de leur choix, n’ont pas droit à l’héritage, ne peuvent circuler sans le consentement d’un homme, mari, père ou frère. En Occident même, avec la montée des conservatismes politico-religieux, la liberté des femmes de disposer de leur propre corps est loin d’être un acquis solide. Parmi les textes de cette section analysant diverses entraves à la liberté des femmes, mentionnons-en deux, remarquables : celui de l’historienne Sophie Bessis, sur les droits civils des femmes en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe, et celui de Sona Khan, avocate auprès de la Cour suprême en Inde, sur la situation juridique des femmes en ce pays. Enfin, signalons un important débat : l’affaire du voile en France, qui fait l’objet de deux textes séparés, confrontant les deux grands pôles du débat.

Le quatrième bloc, « Dignité », se concentre sur les agressions contre la dignité des femmes, dignité précisée comme étant le droit fondamental « qui fonde et définit, dans un monde civilisé, la personne humaine », dit l’introduction à cette section (p. 447). Au nombre des agressions à son encontre, les présentatrices nomment « la prostitution, le tourisme sexuel, l’esclavage moderne » (p. 447). Les agressions revêtiraient aussi « d’autres formes encore » (p. 447), soit les atteintes à l’orientation sexuelle et celles qui s’expriment contre les femmes délinquantes et incarcérées.

La logique de ce bloc est cependant un peu difficile à suivre. Par exemple, pourquoi le texte concernant les lesbiennes (4 pages) se trouve-t-il dans le bloc « Dignité », alors que seul le dernier paragraphe du texte traite explicitement des violences exercées à leur endroit? Pourquoi ne pas l’avoir placé dans le bloc « Liberté »? N’est-il pas question d’un droit, dont nombre de femmes de par le monde ont été et sont encore privées, soit le droit à l’orientation sexuelle de leur choix? On peut se demander aussi pourquoi les femmes en prison sont étudiées dans le bloc « Dignité », alors que l’essentiel de l’article, à perspective psychanalytique, porte sur les difficultés d’être mères en prison.

Le bloc « Dignité » soulève aussi d’autres problèmes. Par exemple, l’article sur la traite des femmes (40 pages) est écrit par Malka Markovich, directrice pour l’Europe de la Coalition Against Traffic in Women (CATW), principal et très actif lobby abolitionniste sur le plan international. Nous sommes ici en terrain ultracontroversé, tout au moins sur le plan des perspectives féministes d’analyse de cette question. Pourquoi ne pas avoir fait état, comme dans le cas du port du voile, des deux pôles du débat[1]? En l’absence de l’un de ces derniers, on doit en conclure que l’ouvrage n’offre ici qu’une vision partielle (et partiale) de la question.

Le cinquième et dernier bloc, « Égalité », explore « le chemin qui reste encore à parcourir pour que s’impose l’égalité des hommes et des femmes » (p. 567). Ce bloc regroupe plusieurs textes fort importants. Mentionnons un article substantiel sur les enjeux du suffrage et de la participation politique des femmes, écrit par Ségolène Samouiller et Kareen Jabre, de l’Union interparlementaire[2]. Elles s’intéressent plus particulièrement d’abord à « la violence symbolique jalonnant l’histoire de l’accès au droit de vote » (p. 569), et ensuite à « la violence symbolique limitant l’accès des femmes, parce qu’elles sont femmes, à la sphère politique » (p. 570). Riches des enquêtes et de la documentation de l’Union interparlementaire, ces auteures exposent une somme de données impressionnante, dont certaines sont parfois surprenantes. Par exemple, se rend-on compte que l’un des obstacles premiers à l’exercice des droits politiques des femmes réside dans le fait que nombre d’entre elles dans le monde ne sont pas déclarées auprès des administrations? Elles « n’existent » pas. Puisqu’elles ne sont pas enregistrées, elles sont donc sans papiers d’identité. Et « sans carte d’identité, pas de droit de voter » (p. 595), comme c’est le cas notamment en Égypte. Et, ajouterions-nous, pas le droit d’avoir un passeport non plus, donc pas le droit de voyager, sinon clandestinement, à l’aide d’intermédiaires parfois douteux.

Il faut aussi mentionner l’important texte de l’économiste Esther Duflo, du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui s’attaque au débat sur la supposée « relation mutuelle entre développement et amélioration du statut des femmes » (p. 641). Elle présente un état des connaissances sur ces deux aspects, dont plusieurs nuancent cette corrélation. À retenir, enfin, les articles sur l’éducation des filles (Catherine Marry) et sur les caractéristiques de l’évolution actuelle de la vie professionnelle des femmes en Europe (synthèse remarquable de Margaret Maruani). L’une de ces caractéristiques nécessiterait, à elle seule, une profonde réflexion de la part des féministes: « Une partie des femmes récupère, sur le marché du travail, l’investissement réussi dans le système de formation pendant que la majorité d’entre elles se trouve massée dans le salariat d’exécution. Entre les femmes l’écart se creuse, et les inégalités se renforcent » (p. 684). À signaler surtout la remarquable « Postface » écrite par Françoise Gaspard, notable en particulier sur le plan de la synthèse d’ensemble qu’elle propose. Il s’agit là d’un essai en soi.

Nous terminerons par quelques remarques. La première concerne le titre même de l’ouvrage: pourquoi parler en termes de « condition » des femmes? Comme expression et comme perspective d’analyse, la « condition féminine » semblait enterrée depuis des lustres, en même temps que « La Femme », et paraissait relever d’une problématique d’avant la résurgence du mouvement féministe au tournant des années 70, et d’avant l’arrivée des études féministes. C’est Colette Guillaumin (1981), entre autres, qui a fait prendre conscience que parler de « condition » féminine, (tout comme de « condition ouvrière »), reflétait une façon de décrire une dépendance, un état, sans les analyser, et en les tenant pour acquis, comme une sorte de destin. « La femme » subissait « une condition ». À lire Lelivre noir de la condition des femmes, on peut pourtant constater que telle n’est absolument pas la perspective des divers textes. Alors, pourquoi ce titre surrané?

En tant que chercheuse québécoise, nous déplorons aussi dans cet ouvrage, l’absence presque totale de références aux travaux féministes de la francophonie canadienne et québécoise. Mis à part des travaux concernant la violence conjugale, qui sont d’ailleurs à peine signalés, il y aurait eu avantage, croyons-nous, à faire bénéficier les lectrices et les lecteurs de la francophonie mondiale de l’éclairage des travaux de chercheuses francophones de ce côté-ci de l’Atlantique, en matière notamment (et pour ne mentionner que quelques champs traités dans l’ouvrage) de ghettos d’emplois et d’ équité salariale (recherches de Marie-Thérèse Chicha), d’expériences des travailleuses lesbiennes (travaux de l’équipe de Line Chamberland), d’éducation et de réussite scolaire des filles (travaux de l’équipe de Pierrette Bouchard), de criminologie (travaux de Marie-Andrée Bertrand sur les prisons de femmes dans le monde; travaux de Colette Parent sur les travailleuses du sexe), pour ne nommer que ces domaines de recherche.

Ces réserves étant formulées, Le livre noir de la condition féminine constitue indiscutablement un apport des plus précieux à la connaissance actuelle de diverses situations vécues par les femmes de la planète.

Françoise Gaspard termine sa postface en résumant ainsi la démarche de cet ouvrage : « Pour faire avancer la cause de l’égalité, il faut d’abord, assurément, prendre la mesure des inégalités, rendre visibles leurs causes et leurs effets, comprendre le degré de leur enracinement et les implications de leur persistance » (p. 734). On peut dire à cet égard : mission accomplie. Cette somme sur la « condition des femmes » est à lire et à conseiller. Sans compter que bon nombre des textes qui composent cet ouvrage pourront accompagner les cours des professeures d’études féministes. Il y a là matière à discussion en classe!