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Les héritières du féminisme est le second tome d’une recherche qualitative sur la réussite scolaire de vingt filles et de vingt garçons venant de divers milieux socioéconomiques. Le premier tome, intitulé Dynamiques familiales de la réussite scolaire au secondaire, présente l’analyse de contenu de 80 entretiens menés auprès de jeunes filles en situation de réussite scolaire, d’un de leurs frères en âge de fréquenter l’école secondaire et de leurs deux parents. L’ouvrage Les héritières du féminisme n’est pas à proprement parler la continuité du premier tome, mais plutôt la synthèse des propos tenus par chaque famille interviewée, c’est-à-dire un condensé des données empiriques ayant servi à l’analyse des dynamiques familiales de la réussite scolaire.

En d’autres termes, l’ouvrage propose un portrait de chaque famille, de l’essentiel des quatre entretiens réalisés dans chacune des vingt familles. Il se divise donc en vingt sections qui s’organisent en fonction des canevas d’entretiens disponibles à la fin du premier tome. Ainsi, les chercheuses et le chercheur dégagent les représentations de l’avenir des adolescentes et des adolescents, leurs représentations de l’école, leur relation au travail scolaire, leurs relations dans le groupe de pairs et leurs représentations des rapports sociaux de sexe. Le point de vue des parents est également omniprésent, que ce soit au sujet de leurs propres représentations de l’école fréquentée par leurs enfants, de la réussite de leur fille et de leur fils ou des rapports sociaux de sexe. À ces données s’ajoutent des renseignements contextuels, souvent impossibles à repérer dans le premier tome, sur chaque famille : l’occupation professionnelle des parents, leur niveau de scolarité, les préférences des enfants en ce qui concerne la lecture et les loisirs, leurs tâches domestiques ; bref, un panorama concis de leur mode de vie, de leurs habitudes et de leur personnalité.

Les hypothèses de recherche et le cadre théorique ayant présidé à l’analyse de ces données, qui sont explicités dans le premier tome, ne sont pas formulés de nouveau dans le second. Il importe néanmoins de les conserver en mémoire à la lecture des Héritières du féminisme, car cet ouvrage se situe dans la même trajectoire, bien qu’il apporte réellement un autre éclairage au phénomène étudié. Bouchard et son équipe montrent ainsi à travers les deux tomes que les parents adoptent, devant le projet scolaire de leurs enfants, des attitudes différenciées selon le sexe, c’est-à-dire qu’ils interviennent différemment avec leurs filles et leurs fils. Les mères, particulièrement, afficheraient une volonté d’émancipation des modèles traditionnels de sexe et de mobilité sociale pour leurs filles. Par ailleurs, l’affirmation de soi et l’idée de « prendre sa place » reviennent de manière beaucoup plus récurrente chez les filles que chez les garçons dans les définitions que donnent les jeunes de ce que signifie devenir une femme ou un homme. Ainsi, la diffusion des idées féministes quant à l’éducation des filles et la volonté maternelle que leurs filles connaissent une « mobilité de sexe », observées dans les entretiens, semblent être en corrélation avec la réussite scolaire des filles : « Le fait de résister aux assignations identitaires stéréotypées est associé statistiquement au succès scolaire » (p. 270). Inversement, la culture masculine traditionnelle, à laquelle paraissent adhérer davantage les garçons des milieux populaires, serait contradictoire avec la culture scolaire. Par ailleurs, l’autonomie et le sens des responsabilités caractérisent les jeunes filles en situation de réussite scolaire rencontrées, tout comme la motivation à l’égard de l’école et les ambitieuses aspirations scolaires.

Néanmoins, ces qualités observées chez les filles ne sont pas, précisent Bouchard et son équipe en conclusion, un attribut de sexe, car les garçons en situation de réussite présentent des attitudes, des valeurs et des comportements similaires. Cette « non-différence », ajoutée au fait que la différence du taux de décrochage scolaire entre les garçons et les filles de 17 ans n’est que d’environ 5 %, laisse entrevoir que d’autres facteurs que le sexe doivent être étudiés pour comprendre la réussite et l’échec scolaire. Si l’ouvrage Les héritières du féminisme permet de rencontrer une majorité de jeunes filles et de mères soucieuses de dépasser les stéréotypes de genre en ce qui a trait notamment à l’avenir professionnel, à l’homophobie et aux relations amoureuses, il dévoile également la persistance de vieux modèles de division du travail selon le sexe : le fait que les mères s’occupent beaucoup plus que les pères du suivi scolaire de leurs enfants et la participation plus active des jeunes filles aux tâches domestiques en sont deux exemples.

Si les deux tomes font usage des mêmes données et confirment les mêmes hypothèses, le second permet d’approfondir la dimension compréhensive de la recherche et de restituer plus clairement la cohérence de chaque dynamique familiale ainsi que le sens de l’expérience scolaire des filles et des garçons. L’ouvrage offre à la lectrice et au lecteur le détail des relations sociales structurant les rapports des enfants et des parents avec le milieu scolaire. Ainsi, les analyses cèdent souvent le pas aux témoignages dont la richesse empirique est incontestable. D’un point de vue plus ludique, chaque portrait familial permet de pénétrer dans un univers spécifique très agréable à explorer.

Enfin, mentionnons que la pertinence des critères de l’échantillonnage ressort mieux, à notre avis, dans Les héritières du féminisme que dans Dynamiques familiales de la réussite scolaire au secondaire. À quelques reprises, lors de la lecture du premier tome, les comparaisons entre vingt filles performantes et vingt garçons, dont seul un petit nombre était en situation de réussite scolaire, ont provoqué certaines interrogations sur les limites de ce procédé. Si l’on comparait des filles et des garçons en situation de difficulté scolaire, ne trouverait-on pas des attitudes, des comportements et des valeurs similaires, un peu comme pour la « non-différence » des garçons et des filles performantes que Bouchard et son équipe remarquent ? Les heures hebdomadaires consacrées aux travaux scolaires, aux loisirs et à la lecture par les garçons et les filles en situation de difficulté scolaire ne seraient-elles pas relativement équivalentes ? N’est-il pas peu surprenant que les parents adoptent des approches différenciées selon le sexe au sujet du projet scolaire de leurs enfants lorsque leur fille est performante et autonome alors que leur garçon manifeste un plus grand désintérêt ? En somme, la seule manière de procéder à une comparaison valable de la réussite scolaire des filles et des garçons, a fortiori sous la forme de tableaux, n’est-elle pas de mettre en perspective des jeunes des deux sexes vivant une situation de réussite équivalente ? Dans Les héritières du féminisme, cet inconfort disparaît puisque les dynamiques entre les parents et les enfants ressortent plus clairement et que, dans chaque cas, il est possible d’apprécier les approches parentales concrètes et les nuances de leur différenciation selon le sexe.

Enfin, une des pistes les plus stimulantes de cette recherche concerne l’impact des modèles hérités de la pensée féministe et du mouvement des femmes sur la réussite scolaire des filles. Dans cet esprit, il m’apparaît que l’évaluation de la réussite des garçons et des filles de milieux socioéconomiques équivalents qui ont grandi dans des familles monoparentales, c’est-à-dire avec des modèles parentaux généralement non traditionnels, serait tout à fait appropriées pour comprendre le phénomène de la réussite scolaire dans le contexte des reconfigurations de la structure familiale qui marquent la société québécoise depuis une trentaine d’années.