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Malgré ce que l’on pourrait croire, la féminisation des terrains sportifs n’est pas corollaire d’une égalité entre les engagements sportifs des hommes et des femmes. Le sport constitue en effet un lieu de déploiement d’une « idéologie sexuelle » (Théberge 1995 : 105) génératrice d’une différenciation entre les sexes. Toutefois, certaines femmes qui s’engagent dans des pratiques typiquement masculines produisent une gestualité singulière étroitement liée à leurs dispositions sexuées acquises à travers les différents processus de socialisation. Dans ce contexte, Christine Menneson (2000) a procédé à une étude comparative entre des boxeuses qu’elle qualifie de hard women et d’autres qu’elle désigne comme des soft women. Elle a pu mettre en évidence une différenciation entre les deux groupes quant aux formes de leurs engagements dans la pratique, leurs rapports à la technique et aux modes de mise en jeu du corps. La gestuelle corporelle des hard women tend à se masculiniser, alors que celle des soft women tend à se féminiser. D’autres femmes se retrouvent dans des sports considérés comme masculins et adoptent un certain nombre de stratégies individuelles pour étayer leur identité, notamment en féminisant leur pratique. Elles valorisent les soins apportés à leur apparence qui se traduisent par le port d’accessoires féminins et l’utilisation de différents ornements corporels (Davis 1997). En effet, l’investissement des femmes dans des sports typiquement masculins demeure marqué par le poids des stéréotypes socioculturels, spécialement en ce qui concerne la corporéité. L’enquête réalisée par Jennifer Wesely (2001) sur la perception sociale du corps des culturistes des deux sexes a permis de rendre compte de la persistance de ces stéréotypes et de leur acuité dans l’univers social. Par exemple, le culturisme (bodybuilding) continue à être autorisé et admis comme une pratique « naturelle » pour les hommes, alors que l’on persiste à la considérer comme inappropriée pour les femmes, compte tenu du marquage de leur corporéité par des signes typiquement masculins.

Dans la même perspective, la présente étude tente de poser un regard sur le vécu corporel de Tunisiennes investies dans la pratique du judo de haut niveau[1]. L’analyse veut permettre de comprendre comment se pensent les protagonistes en tant que sportives et judokas de haut niveau et en tant que femmes engagées dans le jeu du social. Le fait d’aborder cette question passe par la considération du corps comme élément « analyseur » (Brohm 2001) d’une expérience subjective qui se déploie inéluctablement dans un monde social et culturel particulier, notamment tunisien.

De nos jours, l’espace sportif en Tunisie n’est plus considéré comme inconvenant pour les femmes. Les pratiques sportives sont de plus en plus investies par les femmes compte tenu de leur accès progressif aux différentes formes d’exercices physiques, particulièrement ceux qui étaient traditionnellement réservés aux hommes. L’intérêt d’une étude sur l’expérience du corps des judokas tunisiennes réside justement dans la spécificité de cette activité sportive. D’abord, le nombre des femmes qui pratiquent le judo est relativement important en Tunisie, comparativement à la lutte ou à la boxe pour ne prendre que ces exemples. Les statistiques relatives à la saison sportive 2008 montrent que la population totale d’adeptes du judo en Tunisie compte 10 194 personnes licenciées, dont 4 887 femmes qui représentent 48 % du total des personnes qui adhèrent à cette pratique; quant à la lutte, l’effectif des femmes titulaires d’une licence est de 221, soit 17 % de la population globale qui équivaut à 1 297 personnes licenciées; enfin, la boxe regroupe 1 969 adhérents et adhérentes, dont 229 femmes licenciées qui ne représentent que 12 % de l’effectif total. Par ailleurs, les formes d’engagement corporel dans le judo révèlent un certain nombre d’indicateurs, particulièrement au regard de la corporéité. Le judo repose fondamentalement sur l’affrontement corporel et se spécifie par un mode de préhension du corps, de sa projection et son immobilisation au sol. Il exige, de ce fait, une compétence corporelle et des qualités physiques particulières socialement reconnues comme masculines. Ces qualités ne peuvent sûrement pas se développer sans laisser des marques visibles sur la configuration corporelle des sportives qui s’y entraînent.

Cependant, l’interprétation du vécu corporel des Tunisiennes engagées dans la pratique du judo s’insère, d’une part, parmi les travaux relatifs aux processus de construction des identités sexuées de femmes investies dans des sports dits « masculins » (Laberge 1994; Théberge 1995; Menneson 2000; Wesely 2001). Elle s’inscrit, par ailleurs, dans la perspective plus globale de la sociologie du corps qui adopte la corporéité comme vecteur d’analyse des phénomènes et l’intègre comme matrice signifiante des différentes pratiques sociales (Berthelot 1992). Toutefois, il n’est pas sans intérêt de préciser le sens du concept de corps dont nous parlons et son rapport au sport et au genre.

Le concept de corps : quel corps?

Le champ de la corporéité mobilise des savoirs qui se rattachent aux sciences de la vie (anatomie, physiologie, biomécanique, ergonomie, etc.) et des savoirs qui se structurent sous le règne des sciences humaines (philosophie, sociologie, sémiologie, etc.). La complexité du fait corporel évoque, en effet, un réseau de significations évanescentes qui exigent la référence à une multitude de paradigmes explicatifs, en vue de rendre compte de ses dimensions plurielles. Ainsi, pour cadrer sa signification par rapport à l’objet de la présente étude, la référence à l’acception phénoménologique du corps semble éclairante et plus englobante au sens où elle permet de rendre compte de ses différentes modalités existentielles. Selon cette conception, la corporéité est appréhendée comme l’habitat constant du sujet et la somme de ses expériences vécues qui traduisent son existence concrète au monde (Merleau-Ponty 1996). Ce faisant, le corps est d’abord une réalité organique qui se plie aux lois objectives. En ce sens, il correspond au « corps-en-soi » qui se manifeste dans la maladie, l’alimentation et le mouvement et qui se conçoit comme corps physique interprété selon la logique du déterminisme scientifique. Une autre modalité de l’existence du corps est celle du « corps-pour-soi » qui renvoie au corps propre se trouvant au fondement de la subjectivité. Le corps propre signifie ainsi toute la réalité vécue qui exprime la somme des expériences de l’individu. Enfin, la dernière modalité de l’existence corporelle est celle du « corps-pour-autrui » qui, à travers l’intersubjectivité, donne sens à la réalité sociale et cristallise la relation du sujet avec autrui (Henry 2001).

Dans l’analyse qui suit, l’interprétation de l’expérience du corps de sportives investies dans la pratique du judo tient compte de ces trois modalités existentielles du corps. Ce dernier est en effet l’enjeu principal de toutes les pratiques sportives. L’expérience du corps est ainsi expliquée conformément aux exigences de l’activité dans laquelle il est investi, le judo en l’occurrence. Le corps de la judoka est aussi senti et éprouvé subjectivement dans la mesure où il se rattache à un vécu singulier se rapportant à la structuration d’une identité, notamment une identité sexuée. Enfin, ce corps est perçu, apprécié, jugé et évalué. Il est ainsi impliqué dans les transactions relationnelles et structure les rapports intersubjectifs. L’articulation de ces trois perspectives rend compte d’une expérience corporelle singulière des femmes qui pratiquent le judo et permet de réfléchir sur le rapport du sport à la dimension sexuée du corps. En ce sens, la corporéité est considérée comme un « opérateur discursif » (Berthelot 1992 : 11) et constitue une voie possible pour comprendre le fonctionnement des systèmes sociaux, notamment le système sportif et son rapport à la question du genre.

Le corps, le sport et le genre : quel débat?

Le soi corporel évoque systématiquement le sexe du sujet et renvoie à l’idée dominante selon laquelle le dimorphisme sexuel est universel, ce qui fait que le sujet incarné ne peut être abstrait et neutre, considéré à partir d’une figure corporelle globale, absolue et a-sexuée. Selon cette perspective, les catégories « homme » et « femme » constituent deux singularités spécifiées par leur sexe d’appartenance qui se conjuguent dans le mouvement de l’existence en étant semblables, opposées et complémentaires (Devereux 1998). Dans ce cadre, le corps joue le rôle d’un signe de distinction qui se présente avec un pouvoir fondé sur sa capacité à gommer l’ambivalence et les ambiguïtés qu’il pose. Il se présente comme la composante première d’une identité individuelle relative au processus de définition de soi, étroitement rattachée à une dimension sociale qui émane du regard d’autrui, de ses jugements et de son appréciation. Cette dynamique de l’individuel et du collectif se déploie dans une culture et tient à ses valeurs ainsi qu’à ses codes qui se cristallisent dans la construction d’une identité, notamment une identité de genre, générée par le processus de construction des différences entre les catégories « homme » et « femme ». Le genre est en effet le produit des normes d’intelligibilité culturelle qui précisent le sens de la masculinité et le sens de la féminité, dont les signes apparaissent sur le corps et le donnent à voir comme un « vêtement incarné ». En ce sens, le genre agit comme une loi « incorporée » et qui « implique qu’elle soit signifiée sur la surface des corps, ceux-là mêmes qu’elle produit » (Butler 2006 : 257).

Ainsi, la corporéité se donne à voir en une subjectivité masculine ou en une subjectivité féminine construite par référence à une appartenance culturelle et aux significations sociales en vigueur. La féminité et la masculinité mises en scène à travers la corporéité s’expriment par des formes corporelles spécifiques, des postures et des attitudes, une allure et une gestuelle, ainsi que des usages du corps différenciés. En s’intégrant au soi corporel, ces propriétés du genre enferment alors l’individu et son apparence corporelle dans des modèles comportementaux et des prototypes de présentation de soi stéréotypés selon le groupe du sexe d’appartenance. De ce fait, la féminité et la masculinité s’expriment par les critères différenciés qui les fondent et qui dessinent les contours des modèles du corps féminin et du corps masculin. Elles sont socialement construites et cette construction « nous force à croire en sa nécessité et en sa naturalité » (Butler 2006 : 264), mais aussi en son aspect d’apparence immuable.

Cependant, la pratique sportive de haut niveau sollicite un corps autre qui ne tient pas compte des différences culturelles, notamment celles qui sont relatives aux prescriptions du genre. Le sport de haute compétition se présente comme objet uniforme et standardisé de par ses techniques et ses règles, ses exigences et sa logique, les usages du corps qu’il favorise. Les différentes techniques sportives constituent un modèle de pratique universel et indifférencié pour tous les groupes sociaux, pour toutes les catégories d’âge et les catégories de sexe (Arnaud 1996). Dans cette perspective, le sport favorise un modèle d’exercice unisexe qui sous-tend une forte ressemblance et une homologie prononcée entre les hommes et les femmes dans leurs modes d’investissement. Les usages du corps pour l’un et l’autre sexe sont codifiés et légitimés par référence à un modèle du corps, le corps sportif, qui se distingue par des valeurs prescriptives et des normes corporelles spécifiques (Lachheb 2007). Le modèle du corps sportif renvoie évidemment au corps fort, musclé, performant, compétitif, dont l’appréciation est tributaire des normes masculines. La masculinité constitue en effet le cadre de référence hégémonique dans le champ sportif, compte tenu de l’aspect complètement physique de cette pratique (Bryson 1990). La tendance est donc de penser le corps comme une instance asexuée, et ce sont les particularités de l’être corporel au masculin qui sont érigées en normes de référence pour les sportives.

Selon les conditions qui opposent les prescriptions socioculturelles et les revendications du judo, la Tunisienne qui pratique le judo se trouve aux prises avec les exigences de deux modèles corporels : le modèle du corps féminin, dont les éléments distinctifs ont été intériorisés par les processus de sexuation, lui permet de se reconnaître et d’être perçue comme féminine; le modèle du corps sportif où la norme masculine est prégnante constitue pour elle une référence qui lui permet de se reconnaître et d’être perçue comme sportive compétitive.

La littérature sur la question du rapport entre le sport et le genre (Laberge 1994; Théberge 1995; Mercier-Lefèvre 1996) a déjà développé les fondements du paradoxe auquel les sportives doivent souvent faire face. Elles sont en effet appelées à être compétentes dans leur pratique sportive tout en gardant les caractéristiques habituellement associées à la féminité. L’expression de cette double contrainte est encore plus intense quand elle touche la corporéité parce que, d’une part, la compétence sportive est d’abord une compétence corporelle et que, d’autre part, le corps constitue l’espace symbolique d’expression de la féminité à travers sa configuration, ses formes et ses proportions. De fait, être sportive, engagée notamment dans une pratique traditionnellement reconnue comme masculine, et être féminine conformément aux exigences de l’archétype dominant de la féminité supposent la coexistence de deux modèles de référence qui dictent deux types de prescription, d’apparence contradictoires. Ils suggèrent, par conséquent, des manières d’être corporelles opposées et des formes de présentation de soi différentes. Au demeurant, la question est de savoir comment des judokas tunisiennes vivent ce rapport entre féminité et masculinité dans leur corps et par leur corps.

La démarche méthodologique

Pour accéder aux données les plus pertinentes, nous avons choisi de procéder par le moyen d’entretiens semi-directifs auprès des dix judokas qui composent l’équipe nationale féminine tunisienne. Ce type d’entretien accorde une place considérable à la parole des sujets à travers laquelle s’exprime leur vécu singulier. L’âge de ces jeunes femmes varie de 20 à 24 ans. Elles ont une expérience dans la pratique du judo qui oscille entre cinq et huit ans. Certaines ont gagné les titres de championne arabe et de championne d’Afrique. D’autres ont été qualifiées pour les Jeux olympiques et les championnats du monde. Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure chacun, se sont déroulés dans un espace familier pour les sportives interrogées. Nous avons obtenu une autorisation exceptionnelle pour accéder au centre sportif de l’élite tunisienne, et les entretiens se sont déroulés dans la salle des loisirs ou dans les chambres privées des athlètes. Toutefois, afin de respecter le choix de la discrétion et de l’anonymat par les jeunes femmes interviewées, nous avons remplacé leurs prénoms par des pseudonymes dans le corps du texte.

L’approche adoptée est du type qualitatif et repose sur la production du sens à partir des discours recueillis, pour comprendre comment les sujets se définissent et se pensent en tant que femme. L’entretien a été structuré selon un guide organisé autour de trois grands thèmes :

  • celui qui est relatif à l’expérience corporelle singulière dans la pratique du judo de haut niveau à partir de laquelle se dégagent les exigences de cette pratique et se dessinent les compétences du corps de la judoka;

  • celui qui dévoile la représentation du corps propre en tant que corps de femme engagée inévitablement dans le jeu du social;

  • celui qui concerne la représentation de la féminité dont les traits se structurent pour donner forme au modèle du corps féminin.

Le corpus a été soumis à une grille de lecture thématique (Bardin 1977) destinée à faire émerger les représentations significatives de la corporéité féminine investie dans la pratique intensive du judo. L’analyse s’est penchée particulièrement sur le sens des jugements que la population interrogée a porté sur le corps dans sa dimension sexuée. Ces jugements des répondantes structurent leurs représentations du corps, lesquelles sont entendues au sens d’une forme expressive des codes socioculturels qui sous-tendent la reproduction des mécanismes de perception et d’appréciation du monde (Bourdieu 1980), construits dans la dynamique entre individu et société. Les représentations constituent ainsi un moyen d’accès aux significations sociales relatives aux identités de genre et à leur agencement à travers les signes corporels.

Dans un premier temps, nous rapporterons les propos des femmes interrogées sur leur pratique et sur leur mode d’investissement corporel dans le judo afin de déterminer les qualités physiques requises par cette pratique. Puis seront examinées les perceptions que ces femmes ont de leur corps, de leurs formes, de leur allure et de leur silhouette. Enfin, aux termes de cette analyse, nous tenterons de faire émerger les attributs d’un type normalisé de féminité, tels qu’ils ont été incorporés par ces judokas, qui dessinent le portrait distinctif du modèle du corps féminin.

Le judo féminin

Parler de judo féminin suppose une forme de différenciation de la pratique en fonction du sexe d’appartenance qui se réfère à un système de catégorisation binaire de tout le cosmos et de toutes les réalités sociales (Bourdieu 1999; Héritier 1996). Or, les judokas interrogées s’accordent pour exprimer l’indifférenciation entre les sexes dans leur pratique. Elles rapportent qu’elles adoptent le modèle de l’athlète de sexe masculin dans ses préparations, ses entraînements, ses techniques et ses exigences en matière de musculation :

Il n’y a pas de judo féminin et de judo masculin. La seule différence c’est le déroulement du combat, face à un garçon ou face à une fille. (Hejer)

Le judo féminin n’est donc rien d’autre que le judo pratiqué par des femmes. Celles-ci s’y investissent pour être reconnues dans leur pratique parmi les sportives compétitives, c’est-à-dire fortes et performantes, efficaces et combatives, capables de soulever des corps, de les projeter et de les immobiliser. Par ailleurs, la mixité des entraînements est une dimension recherchée et préférée par toutes les judokas interrogées. Considérant les hommes comme naturellement plus forts et plus agressifs, elles jugent leur confrontation dans les combats comme un vecteur de leur progression et d’amélioration de leurs performances singulières :

Il n’y a aucune différence entre le judo pratiqué par les femmes et celui pratiqué par les hommes. On s’entraîne de la même manière. Nos séances de musculation sont souvent jumelées. D’ailleurs, on s’entraîne fréquemment avec les hommes, et c’est plus intéressant. Le combat avec les hommes est plus fort, les prises sont souvent inattendues. C’est ainsi qu’on s’améliore et qu’on progresse. (Yamina)

Les judokas interrogées reconnaissent la nécessité de développer des qualités physiques, telles que la force, la vitesse et l’endurance. Toutefois, la qualité « force » se trouve classée en tête d’après le moment de son énonciation. Elle semble être la plus prégnante pour assurer l’affrontement corporel et la réussite du combat. Le perfectionnement incessant de cette qualité physique est même accepté par toutes les judokas interrogées. « Il est absolument nécessaire », disent-elles, même s’il favorise l’émergence de traits significativement virils et tend à renforcer un aspect masculin socialement reconnu de leur « hexis corporelle », c’est-à-dire de leur allure et leur démarche, de leur apparence et de toute leur manière d’être corporelle.

Cependant, il apparaît que ce sont précisément ces caractéristiques propres à la pratique qui ont été à la base de l’engagement des jeunes femmes interrogées dans la pratique du judo. La majorité d’entre elles relatent que, depuis leur jeune âge, elles ont manifesté une préférence pour les jeux de « garçons » et pour les confrontations qui leur permettent de se mesurer aux autres et de les égaler :

J’ai toujours eu un penchant pour les jeux de mains, j’aime bien accompagner les garçons dans leurs jeux. (Sonia)

J’aime le mouvement vif qui me permet de bouger, de me dépasser. J’ai toujours préféré les jeux énergiques. (Lobna)

Les propos des judokas interrogées illustrent ainsi leur tendance à apprécier les éléments souscrits pour définir l’identité masculine (Bourdieu 1999). La préférence initiale pour les jeux de « garçons » a été, d’autre part, consolidée par l’implantation des clubs civils de judo dans leur quartier, où les entraîneurs sont eux-mêmes les enseignants d’éducation physique qui les encadrent à l’école. Les judokas interrogées parlent de leur corps comme étant une instance qui dégage de l’« énergie » et de l’« agressivité » lorsqu’elles sont sur le tatami. L’énergie est cette tension qui tend à se dégager par l’activité dans le combat et qui est nécessaire pour déstabiliser le corps de l’adversaire. L’athlète combative est celle qui retrouve cette énergie requise pour se transcender et arriver à l’anéantissement symbolique de son adversaire. L’agressivité, pour sa part, a aussi été signalée avec prégnance par toutes les jeunes judokas interrogées, étant considérée comme un facteur essentiel de la réussite au combat (plus on est agressive, mieux cela vaut). C’est une disposition recommandée qui devient opératoire pour l’atteinte d’un objectif, à savoir le dépassement de l’adversaire, soutenu par la détermination à gagner. En ce sens, l’agressivité est positivement connotée et correspond au flux indispensable qui déclenche l’activité d’emprise sur le corps de l’autre, dont la fonction fondamentale est le maintien et l’affirmation de soi. Ces aptitudes peuvent expliquer la tendance générale des judokas interrogées à assimiler le combat de judo à une « guerre ». Certes, le judo est une pratique où l’engagement corporel est crucial, où l’affrontement exige force et puissance, dureté et agressivité. Toutefois, ces qualités demeurent contrôlées et codifiées par les règles du jeu qui rendent cette guerre admise et autorisée (Clément 1981). Le judo repose en effet sur l’opposition continue au corps de l’autre, mais cette opposition reste limitée par la distance de garde exigée par les différentes prises.

En définitive, l’idéal corporel de la judoka renvoie au corps actif, puissant, combatif et agressif. Un ensemble d’éléments d’identification qui semblent être contradictoires avec les références culturelles déterminantes pour la construction du corps idéal féminin, notamment en Tunisie. Parlant des différences sexuelles et sociales dans les sociétés patriarcales, Alia Belkadi-Maaouia (1986 : 12) souligne que, « au petit garçon, on attribue la force et l’intelligence, à la petite fille la douceur et la fragilité; à l’homme on attribue le rôle de l’autorité, à la femme celui de la soumission ». Ces éléments distinctifs prennent sens à partir de leur opposition et s’agencent dans des modèles archétypiques composés des normes de la masculinité et de la féminité qui commandent les conduites de l’un et de l’autre sexe. Ils sont aussi déterminants pour la corporéité au sens où ils interviennent dans la construction des modèles du corps respectifs, c’est-à-dire de l’archétype du corps masculin et de l’archétype du corps féminin à partir de ses formes et ses postures, de son allure et de sa gestuelle. Pour sa part, Fethi Tlili (2002 : 56) s’interroge sur le rapport entre modèle corporel et pratique sportive féminine en Tunisie et souligne que « la femme personnifie la passivité, la docilité, la douceur et la lenteur, des qualités que la culture arabo-musulmane reconnaît à la « nature » féminine. Son corps est marqué par des signes de la pudeur, la retenue, la fragilité et la faiblesse ». Dans le contexte de la pratique du judo, les sportives tunisiennes interrogées sont ainsi astreintes à intérioriser les caractéristiques d’une activité traditionnellement considérée comme masculine et concrètement indivisible selon le sexe. Leur corps subit ce que Catherine Louveau appelle un « procès de virilisation » (2002 : 57) dont l’aboutissement est la constitution d’une apparence corporelle socialement perçue comme androgyne. En ce sens, une discordance s’établirait entre leur sexe et leur genre dont la première mise en scène prend forme sur la surface symbolique du corps. Les formes corporelles développées par la pratique intensive du judo constituent désormais les signes de cette discordance. Nous tenterons maintenant d’appréhender la représentation que les femmes judokas se font de leur corps.

La représentation du corps propre

Les judokas interrogées ont été amenées à discourir sur leur corps afin de tracer les contours de leur perception du corps propre. Il se dégage à partir de leurs propos que cette perception se structure à partir de deux composantes fondamentales : celle qui est relative à leurs formes corporelles données naturellement à voir et leur discordance évidente avec les déterminants reconnus du genre féminin; celle qui concerne leur vécu en tant que femmes engagées dans des transactions relationnelles dans l’espace extrasportif, notamment avec l’autre de sexe masculin.

Le poids des attributs masculins

La représentation que les membres du groupe interrogé ont de leur corps propre, du corps féminin de la judoka, se révèle par un contenu descriptif du paraître du corps. Il concerne particulièrement la partie supérieure et se trouve axé sur ses formes les plus saillantes. Toutes les judokas interrogées relatent que leur corps est très musclé, surtout au niveau des bras et des épaules. Ce corps se distingue par des épaules carrées et une poitrine effacée, plutôt étalée sur la largeur. Cet état de fait pourrait s’expliquer par le travail de musculation que nécessite le développement de la force. Cette qualité a été reconnue par les judokas interrogées comme déterminante pour l’affrontement corporel et la réussite sportive. Par ailleurs, la démarche de la judoka se caractérise par une manière d’avancer les épaules qui attribue au corps une allure typiquement masculine. En effet, une reconnaissance générale de la tendance masculine qui caractérise le corps de la judoka a été constatée. Il s’agit d’un état de fait qui dépasse la volonté singulière de chacune, puisque le culte de la performance et du travail sportif exige la soumission à l’effort comme seul vecteur de la perfection et de l’excellence :

Une judoka est très masculine. Ses épaules, sa manière de marcher; ça me dérange énormément. En dehors de la pratique, j’essaye d’avoir une vie de femme normale. Je m’habille, dans la mesure du possible, d’une manière féminine, je choisis des vêtements qui cachent mes formes, je me maquille un peu. En tant que femme, je ne suis pas contente de ces formes, ça ne me plaît pas du tout. (Moufida)

Sur le tatami, l’élégance et la finesse n’existent pas. En dehors de la pratique, je tiens à m’habiller d’une manière féminine. Il faut absolument que je me sente comme une « femme ». En judo, la féminité disparaît complètement, alors je tiens à compenser. (Lobna)

En dehors du judo, il m’arrive de porter des jupes, mais ça ne me va pas du tout, je ne suis pas à l’aise. J’ai un corps très large en haut et je ne suis pas féminine. Mon corps est très masculin. Je préfère être en pantalon. Je sens que c’est cohérent avec ma silhouette. (Hejer)

Ces propos confirment la situation de décalage du sport, notamment les pratiques dites masculines comme le judo, avec la construction sociale du corps. Ils expriment, par ailleurs, le malaise vécu par les judokas tunisiennes dans leur corps métamorphosé. En effet, une métamorphose du corps soumis à l’entraînement intensif est remarquablement observable et révèle le poids de l’incorporation de dispositions étrangères aux propriétés dites féminines. Le passage de l’état d’incompétence à l’état de maîtrise des techniques aboutit inévitablement à la construction d’une « hexis corporelle » corrélative des exigences de la pratique. Le corps, enjeu principal de l’activité physique, ne peut pas être dissocié de la personne qu’il incarne. Dans le cas du judo, la configuration corporelle se transforme selon les modes de sollicitation du corps dans la pratique et se donne à voir avec des caractéristiques typiquement masculines. Dans cette perspective, Pierre Bourdieu (1980 : 123) observe que « ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est ». C’est que l’avoir se transforme en être, et les spécificités du judo s’impriment sur le corps et se donnent à voir par des signes distinctifs, éloquents et révélateurs qui structurent une identité sexuée hybride. Elle semble, en effet, être difficilement assimilée par les femmes judokas :

Les judokas ne sont pas du tout féminines. Si un jour j’avais une fille, elle ne fera jamais du judo. Elle fera de la natation, de la danse, du tennis, mais pas du judo, surtout la danse, la danseuse a un corps très féminin. (Salma)

Par ailleurs, l’écart de la configuration corporelle des judokas interrogées par rapport à la norme reconnue est encore affirmé par les messages qui leur sont renvoyés par autrui. Le rôle d’autrui se manifeste justement dans la construction d’une image corporelle à partir de son apparence, laquelle se trouve évaluée dans ses modérations et leur degré de proportionnalité, ses aspects esthétiques, sa consistance ou son apathie. Les renvois que reçoivent les femmes judokas, particulièrement en dehors de l’espace sportif, convergent vers la mise en valeur de leurs formes corporelles typiquement masculines. Ils sont mis en jeu à travers le regard comme modalité sensorielle caractéristique d’une expérience sensible et fondatrice de la relation à l’autre.

Le regard de l’autre

Les propos recueillis attestent que le corps de la judoka est particulièrement soumis à l’emprise du regard compte tenu de sa configuration saisissante. En fait, le corps capte le regard de l’autre de par son apparence inhabituelle et considérée comme inappropriée, s’exprimant par une silhouette et une allure typiquement masculines. Dans cette perspective s’inscrit effectivement la conception du « corps-pour-autrui », dans la mesure où l’autre constitue le miroir à travers lequel s’édifie la perception du corps propre, du « corps-pour-soi », révélateur de la subjectivité et de son identité (Merleau-Ponty 1996). Usuellement, c’est le sentiment de non-conformité du corps par rapport aux normes socialement reconnues qui provoque le malaise, l’indisposition et la gêne :

« Regarde ces épaules, regarde comment elle marche, tu fais de la musculation? » Ils sont en train de me dire que je suis hors norme, ça me met très mal à l’aise. (Samia)

Je me sens vraiment attirante. Oui très attirante. Mais les gens me regardent parce que mon corps est attirant, il n’est pas habituel pour une femme. Ce n’est pas parce que je suis séduisante. (Yamina)

Dans les faits réels, la force du regard s’exprime justement dans la possibilité de catégoriser, de classer et de définir le corps. Il est ainsi objectivé par des critères de mesure et de catégorisation rigides qui le font exister en tant que tel avec son image réelle. En effet, le regard transforme le soi corporel en un objet de spectacle et la perception du corps propre se trouve ainsi déterminée par l’image que me renvoie l’autre me regardant. Georg Simmel analyse le rôle des sens dans la construction de la relation sociale. Il accorde une importance capitale à l’oeil et au regard en expliquant que l’oeil qui regarde se situe dans une « réciprocité d’action intensément vivante » (Simmel 1991 : 227), pour ce qu’il dévoile comme sentiments de satisfaction ou de désagrément de celui qui regarde, et parce qu’il dénonce en même temps la sensibilité de l’autre pour l’être regardé. Ainsi, le regard de l’autre devient une source d’interrogation pour la personne regardée, interrogation qui porte sur la manière dont la personne est perçue et acceptée :

Dans la rue, ceux qui me regardent me voient plus comme un garçon et non comme une fille. On sent bien que nous sommes différentes des autres filles. (Najoua)

Cette expérience du corps émane de l’attitude de l’autre de sexe masculin qui semble plus présent dans les discours des jeunes judokas interrogées et surtout plus déterminant de leur perception de soi. C’est parce que le corps se trouve aussi impliqué dans le jeu de séduction sous-jacent à l’expérience du « corps-pour-autrui » (Merleau-Ponty 1996), évalué et jugé en vertu des modes de sa présentation. À partir des propos recueillis, il s’avère que l’attitude masculine se caractérise par une forme de répulsion à l’égard des formes corporelles des femmes judokas. Celles que nous avons interrogées expliquent cette attitude par le refus des hommes de la forte ressemblance entre leurs propres caractéristiques corporelles et les attributs du corps masculin :

Je pense que les hommes ne s’intéressent pas à moi, du moins comme aux autres filles qui s’occupent de leur paraître, qui sont féminines. Les garçons me sentent comme eux, un garçon, un copain. (Sonia)

Les gens se disent : « Elle est très musclée, elle est très masculine. » Surtout les jeunes hommes qui ne sont pas du domaine du sport, et ça me fait mal. (Nefissa)

La réaction des hommes est normale. L’homme me voit comme lui quand je me mets côte à côte avec lui. Il ne sent pas sa virilité. (Salma)

En effet, les qualifications de l’être au masculin, les signes de sa virilité deviennent insignifiants devant une femme pas comme les autres, une femme en discordance avec les codes habituellement associés à la féminité et donc qui lui est analogue. Selon Élisabeth Badinter (1986 : 285), les hommes « les ressentent comme une insupportable menace pour leur virilité. La ressemblance des sexes leur fait secrètement horreur parce qu’ils y voient la perte de leur spécificité. » Cette spécificité se manifeste justement dans les signes qui les distinguent et qui édifient leur masculinité.

Les jeunes judokas interrogées expriment ainsi leur malaise généré par leur corps différent et manifestent, par ailleurs, ce que leur révèle le regard d’autrui porté sur leur corporéité, notamment celui de l’autre de sexe masculin. Elles affirment leur situation de décalage par rapport aux normes dominantes et l’écart de leur configuration corporelle par rapport au modèle du corps féminin. Certes, le corps féminin se définit par des attributs spécifiques qui le distinguent et qui donnent sens à la féminité. Nous essaierons à présent de saisir les significations de la féminité et ses modes d’expression à travers la corporéité.

La représentation du corps féminin

Dans cette perspective, les judokas interrogées ont été amenées à spécifier le sens qu’elles accordent à la féminité, telle qu’elle s’exprime sur le corps et par le corps. En tant qu’actrices sociales, elles ont dû intérioriser les attributs associés à la féminité à travers les différents processus de socialisation. Celle-ci s’oriente dès le plus jeune âge en fonction du sexe d’appartenance et définit des modèles de comportements sexués (Pagès 2001), garants de la construction d’une identité sexuée.

Les données recueillies font apparaître que les normes de la « bonne féminité », telles qu’elles sont perçues par les judokas interrogées sont rattachées à l’image du « beau corps ». Leurs discours convergent vers une forte association de la féminité avec la beauté du corps. Celle-ci se traduit par l’« harmonie du corps », la « proportionnalité de ses différentes parties » et leur « ajustement idéal les unes par rapport aux autres ». Une telle configuration dessine les traits caractéristiques de ce que toutes les judokas interrogées ont nommée la « femme fine ». Elles ont par ailleurs interprété cette expression par un nombre d’indices révélateurs. La femme fine se définit précisément par « un corps pas du tout musclé » et « des épaules non larges ». C’est aussi « un corps mince » qui se présente avec « des formes proportionnelles », marqué par la « proéminence de la poitrine » et la forme « galbées des hanches ». La finesse de la femme se manifeste aussi par « une démarche relevée », une démarche droite qui ne met pas en jeu l’avancement des épaules par rapport au reste des parties du corps.

La féminité du corps est ainsi jugée en vertu de critères esthétiques qui sous-tendent tacitement les canons de la beauté féminine traditionnellement définie et organisée par les conventions sociales. Il semble tout à fait clair que les traits caractéristiques de la configuration du corps féminin qui émanent des discours des judokas interrogées sont ceux qui ne se manifestent pas comme les traits constitutifs de leur corps propre. Les judokas interrogées expriment sensiblement leur distance par rapport à la norme. Les indices du corps musclé et des épaules carrées sont considérés comme inappropriés pour la femme et sont, par conséquent, des attributs typiquement masculins. Par contre, le corps mince et proportionnel, se caractérisant par une forme de mollesse qui émerge implicitement par opposition à l’aspect musclé, renvoie aux premières indications du modèle du corps féminin, tel qu’il a été intériorisé par les protagonistes à travers l’apprentissage social. Des marques encore plus significatives se rapportent à la proéminence de la poitrine et aux courbures des hanches constituent, en fait, les formes saillantes et visibles qui permettent de distinguer le corps féminin de son homologue masculin. Ces derniers indices rappellent, par ailleurs, la représentation de la femme à partir de ses spécificités fonctionnelles. Celles-ci sont mises en rapport avec le rôle de la mère qui se matérialise par sa capacité de procréation (Pagès 2001). La différence fonctionnelle entre les sexes semble ainsi déterminante pour la distinction entre le corps de l’homme et le corps de la femme. Elle constitue par ailleurs la norme signifiante qui assure l’objectivation de la corporéité et, par extension, de la construction des genres ainsi que leurs rapports socialement structurés.

Le jeu des oppositions

Un niveau de discordance a donc été observé chez les membres de l’équipe nationale féminine de judo. Il se manifeste entre les normes de la féminité telles qu’elles sont considérées pour leur sexe et celles du corps sportif sous-jacent à leur pratique sportive. Cette discordance révèle que le judo est un modèle de pratique qui favorise l’expression d’une « excellence masculine », par opposition aux activités gymniques et artistiques décrites comme un espace d’expression d’une « excellence féminine » (Louveau 2002 : 55-60). Quand le corps est considéré comme un élément « analyseur » (Brohm 2001) pour la compréhension des modes d’expression de ces différences, telles qu’elles apparaissent et telles qu’elles se vivent, les sports de tradition masculine demeurent des territoires où se lisent les similitudes entre les sexes et la perte de leurs particularités corporelles distinctives. De fait, la sportive, notamment la judoka, ayant intégré un modèle standardisé de la féminité approuvée, se trouve devant un dilemme que Betty Mercier-Lefèvre (1996 : 252) désigne comme « pervers ». Cette auteure explique cet aspect de la perversion par le fait que les sportives sont appelées à se confondre avec les hommes dans leurs pratiques au point de se fondre dans une manière d’être unisexe. Elles sont aussi appelées à adopter des stratégies qui ont pour objet leur adaptation constante à l’archétype féminin en vigueur dans un imaginaire collectif et construit par le regard de l’homme porté sur la corporéité féminine. Les discours des judokas interrogées semblent ici largement significatifs. Elles résument le poids des contradictions entre les prescriptions de l’investissement dans le judo et celles qui se rattachent aux modes de la mise en scène du corps féminin :

Si un jour j’ai à choisir entre être championne du monde en judo en ayant un corps aussi masculin, et avoir des résultats moins importants en gardant mes caractéristiques féminines, j’opterai pour le second choix. (Nefissa)

Pourtant, la pratique sportive de haut niveau est épanouissante au sens où le sentiment d’accomplissement et le sentiment de la réussite constituent souvent une source considérable de gratification et d’estime de soi. En effet, obtenir une médaille, être la meilleure, se singulariser « en s’extrayant de la masse des anonymes » (Ehrenberg 1991 : 68), sont des états qui apportent une grande satisfaction. Néanmoins, la confrontation à la réalité sociale rappelle une autre vérité, celle du corps différent et non conforme selon les prescriptions des normes dominantes :

Il est vrai que le judo me procure satisfaction, mais la carrière sportive ne dure pas. Ce qui dure, c’est ma vie en dehors du judo. Me retrouver dans la rue avec mon futur mari, sans aucune différence entre nos formes corporelles ne me plaît pas du tout. (Faïza)

En effet, le vécu des sportives ne se limite pas au cadre de la pratique et de la réussite dans la pratique. Les critères de jugement en vigueur dans l’espace social, notamment en ce qui concerne le corps et les attributs de la féminité approuvée qu’il exhibe, retrouvent leur acuité et leur perspicacité dans la vie quotidienne. D’autre part, les retombées positives de la réussite sportive s’estompent dans le flux du temps, alors que les schèmes de perception de soi et des autres, étant des dispositions incorporées (Bourdieu 1980) qui règlent les relations intersubjectives, se maintiennent et demeurent résistants devant les multiples changements qui se produisent dans la société globale.

Conclusion

À partir d’un corpus d’entretiens avec les dix femmes membres de l’équipe nationale féminine de judo en Tunisie, nous avons tenté de mettre en évidence les caractéristiques de l’expérience du corps de ces Tunisiennes investies dans un sport traditionnellement reconnu comme masculin. Notre analyse s’inscrit dans la perspective de la sociologie du corps et articule les modes de gestion de la corporéité par l’institution sportive autour des modes d’expression de la construction sociale du corps, notamment ceux qui concernent l’identité sexuée.

À l’heure où l’investissement des femmes dans les pratiques sportives, notamment celles qui sont traditionnellement définies comme masculines, devient notable en Tunisie, une constance et une régularité des modèles corporels féminin et masculin sont remarquables, particulièrement chez les judokas que nous avons interrogées. En effet, la féminité et la masculinité mises en scène à travers la corporéité se définissent par des attributs corporels reconnus distinctement pour chaque sexe. Elles donnent du sens à l’apparence corporelle et semblent s’imposer comme des données effectives s’inscrivant dans des catégories qui paraissent naturalisées. Ce faisant, les sportives continuent à se référer dans leurs discours à des repères traditionnels et caractéristiques des sociétés patriarcales pour définir le corps masculin et le corps féminin. Camille Lacoste-Dujardin (1991) précise que cet état de fait est distinctif des sociétés qui connaissent une mouvance de leurs valeurs. Analysant cette situation dans les pays du Maghreb, cette auteure avance que le désordre se manifeste par une tendance au rejet de ce qui est considéré comme révolu, en même temps qu’un maintien de ce qui relève de la tradition.

L’identité de genre, telle qu’elle s’exprime à travers la corporéité sportive des Tunisiennes interrogées, semble s’inscrire dans cet ordre. D’une part, elles s’investissent dans le judo et se reconnaissent comme des sportives de haut niveau qui aspirent à la réalisation de performances de pointe. D’autre part, leurs façons de penser la corporéité féminine et masculine demeurent conformes aux prescriptions normatives dominantes. Les sportives sont certes engagées dans des situations de contact avec le monde des hommes et s’affirment en tant que telles malgré la transformation de leur hexis corporelle. Même si elles se rattachent aux signes traditionnels de la féminité socialement approuvée et lisibles à travers la corporéité, leur investissement corporel s’avère associé au plaisir de la transformation de soi et de l’accomplissement dans un sport de haut niveau traditionnellement réservé aux hommes. Les judokas tunisiennes se présentent désormais avec une posture déterminée et une configuration corporelle forte, musclée et performante. Leur mode de présentation de soi dépasse le modèle standardisé du corps féminin et incite au changement du regard social sur la féminité, voire à l’acceptation de types différents de féminité.