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La contribution des femmes à l’histoire du Québec a donné lieu à un nombre important de publications. Désormais, pour les jeunes générations, les Idola Saint-Jean, Marie Gérin-Lajoie et Simonne Monet Chartrand font figure de militantes féministes et d’héroïnes, ayant ouvert la voie aux suivantes. Puis, sans pour autant être devenues des icônes à leur tour, des milliers d’autres femmes, par-delà les projecteurs, se sont aventurées dans de nouveaux lieux, ont endossé d’autres rôles et ont ainsi créé des modèles inédits de femmes politiques, publiques, de citoyennes engagées.

Durant les années 60, nombre de ces femmes ont poursuivi des études et ont expérimenté des métiers non traditionnels, elles ont occupé des postes de responsabilité dans la fonction publique et se sont illustrées dans la politique municipale, provinciale et nationale. Elles ont écrit, ont investi les théâtres et les cinémas (Monet Chartrand, Cailhier et Chartrand 1990 : 11). Certaines ont intégré ou même fondé des groupes, des organisations, des associations de femmes, par exemple, l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), la Fédération des femmes du Québec (FFQ), le Front de libération des femmes (FLF) ou se sont engagées dans la cause des femmes en offrant des services ou en faisant pression sur les institutions, ou les deux à la fois (Lamoureux 1992). Désormais citoyennes à part entière, elles ont eu la possibilité de rejoindre de multiples causes sociales et politiques. Ces femmes ont donc ouvert la voie à une pluralité de chemins aux générations qui les ont suivies, et ont sûrement transmis à leurs enfants des valeurs et des modèles de participation. Elles ont eu la possibilité de devenir, en quelque sorte, « coconstitutives » à part entière du monde de leurs enfants et de participer activement à la « transmission symbolique, celle du savoir, de la création et des valeurs » (Collin 1992 : 15).

Il est intéressant, dès lors, de s’interroger sur les legs de ces femmes à leurs enfants et petits-enfants, elles qui ont su réinventer leur rôle de mère puis de grand-mère en y intégrant la dimension de citoyenneté et d’engagement social. Y a-t-il eu transmission intergénérationnelle des valeurs et des pratiques d’engagement social entre ces femmes aînées engagées et leur descendance – notamment leurs filles et petites-filles? Si oui, comment cette transmission s’est-elle produite et comment a-t-elle été reçue par leur descendance? Comment ces aînées engagées sont-elles perçues par leurs enfants et petits-enfants? Telles sont les principales questions auxquelles nous avons voulu répondre dans un des volets d’une recherche qualitative, portant plus généralement sur l’engagement social et politique des aînées, dont nous présentons ici les premiers résultats[2].

Les orientations théoriques

Une famille en transformation

Au cours du XXe siècle, la famille a été secouée par de nombreuses transformations qui ne sont pas sans lien avec les changements démographiques et sociaux qui ont alors eu lieu. Parmi ceux-ci, notons la montée de l’autonomie des femmes tant dans la famille (accès à la contraception, droit au divorce, etc.) que sur la scène sociale (entrée massive et durable sur le marché du travail, acquisition du droit de vote, etc.), qui s’est accompagnée de celle des jeunes (Schehr 2000; Gauthier 2000); l’allongement de l’espérance de vie; le vieillissement de la population (Girard 2003; Bourbeau 2004); le déclin de la religion; la tendance à une éducation familiale beaucoup plus libérale, moins stricte que jadis (Tremblay 1996; Roussel 1989; Tahon 1995) et laissant une plus grande place à l’individu (Ramos 2005). Or, ces changements sociaux et démographiques ont entraîné, à leur tour, des modifications dans les rapports de parenté et entre les multiples générations qui se côtoient au sein de la famille (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen 2002). Ainsi, la montée de l’autonomie et la montée de l’individualisation ont favorisé l’« égalitarisation » des rapports familiaux et l’apparition d’une nouvelle forme de liens, plus affectifs et plus longs dans le temps, donnant à chaque personne la possibilité de trouver son fondement identitaire autant dans sa famille qu’à l’extérieur de celle-ci (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen 2002). Loin de perdre de son importance dans la transmission des valeurs, comme le pensait Durkeim[3], la famille, au fur et à mesure qu’elle s’autonomise et s’individualise, devient un lieu très important de transmission (Commaille 1999; Da Costa 1999) : « La famille d’aujourd’hui transmet ce qui est pour soi devenu essentiel et non négociable tels des valeurs, des comportements sociaux, la foi, les engagements politiques (Lebatard 1999 : 41) ». La famille est à la fois un « vecteur de transmission » et, de plus en plus, un « canal par lequel cheminent les changements » sociaux et individuels (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen 2002). Comme Passy (1998) le souligne, l’individu n’est pas situé dans un vide social : il traverse d’autres lieux de socialisation comme l’école, les groupes de loisirs, le marché du travail (Dubar 1996). La famille lui fournit une grille de lecture, un système de références, des prédispositions d’attitudes qui vont persister plus ou moins (phénomène de continuité ou de discontinuité de la transmission) selon les effets de mobilité sociale, des événements, des expériences, de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des systèmes de représentation avec les autres lieux de socialisation (école, milieu de travail), selon les modes sociales et la période historique (Percheron, Meyer et Muxel 1993; Passy 1998). Autrement dit, aujourd’hui, « parenté et liberté peuvent ainsi se conjuguer […] En fonction de trajectoires sans cesse recomposées chaque génération souffle à sa manière sur l’esprit de famille » (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen 2002 : 29).

Par ailleurs, l’autonomisation des jeunes et l’assouplissement de leur éducation favorisent des rapports intergénérationnels égalitaires et modifient l’unilatéralité de la transmission, ce qui donne ainsi raison à la thèse de Tarde selon laquelle la socialisation[4] a tendance à devenir réciproque lorsque les inégalités décroissent. De nos jours, les rapports devenant de plus en plus horizontaux, les jeunes peuvent avoir une grande influence sur les générations qui les précèdent – parents, grands-parents. Attias-Donfut, Lapierre et Segalen nomment cette transmission ascendante la « transmission à rebours ». La proximité des générations crée, en fait, un espace de confrontation d’idées, des « aires d’influence » réciproques. En effet, les grands-parents d’aujourd’hui sont « dynamiques et téméraires » (Segalen 2000 : 81) et ils peuvent devenir des modèles, notamment en matière d’engagement.

Les aînées et l’engagement social

L’engagement est un concept aux ramifications théoriques larges et aux frontières floues. Dans le champ de la sociologie et de la science politique, on lui accole souvent l’adjectif « politique », et l’engagement est alors synonyme de passage à l’acte; il renvoie à une activité politique, que celle-ci soit réalisée de façon individuelle (inscription sur les listes électorales, vote, participation à des manifestations) ou par l’entremise d’un groupe, institutionnalisé ou non (association, parti, syndicat, etc.). L’engagement implique donc un agir pour la collectivité (Perrineau 1994; Chazel 1986); il se présente comme une dimension de la citoyenneté (Weinstock 2000).

À cet égard, plusieurs chercheuses et chercheurs soulignent que, depuis une trentaine d’années, les formes de l’engagement se sont modifiées, parallèlement aux transformations du politique. L’engagement est de moins en moins associé à des formes organisées de participation politique, moins lié à l’adhésion à de grandes idéologies (marxisme, féminisme, etc.). Il est plus « distancié » (Ion 1997), laisse plus de place « aux singularités de la parole individuelle », au statut de l’être comme « être engagé » (Ion 2005 : 27). Autrement dit, loin de s’effriter, l’engagement se recompose et se déplace; son registre s’élargit (Ion 2005, 1997; Schehr 2000; Barthélémy 2000; Fillieule et Pichu 1993) : aux formes traditionnelles (vote, militantisme partisan, manifestations, bénévolat, etc.) s’ajoutent de nouvelles façons d’investir le politique, de nouvelles modalités de participation à la vie sociale et politique (spectacles musicaux, pétitions sur Internet, boycottage ou buycott de produits selon des valeurs éthiques ou politiques, etc. (Stolle, Hooghe et Micheletti 2005; Dobré 2002; Quéniart 2008).

C’est cette vision large de l’engagement que nous avons privilégiée. S’engager, c’est, pour nous, accomplir un acte de participation tournée vers la communauté (Ferrand-Bechmann 1992), qui s’oppose aux attitudes de retrait, d’indifférence et de désengagement, auxquelles on associe trop souvent d’emblée les personnes âgées. Cette participation peut prendre plusieurs formes. Tout d’abord, ce peut être la forme de l’engagement bénévole, défini comme « l’ensemble du travail non rémunéré et effectué dans une visée altruiste » (Gagnon et autres 2004 : 49), que ce soit dans un groupe ou une association ou au sein de la famille, ce que Pennec (2004) nomme l’« engagement de proximité ». L’engagement peut aussi être militant et s’inscrire dans une visée de changement social et politique, que ce soit au sein d’un parti, d’un syndicat ou d’un groupe de défense des droits. Il nous semblait important de privilégier une telle approche ouverte de l’engagement dans la mesure où, chez les aînées, ces formes d’engagement sont souvent liées, imbriquées, la frontière entre engagement de proximité et engagement politique étant même parfois plus ou moins claire[5]. D’ailleurs, en tenant compte de leurs engagements privés, c’est-à-dire de ceux qui ne donnent pas une « reconnaissance collective » ni « une visibilité publique » (Pennec 2004 : 98), nous verrons qu’une majorité de celles que nous avons rencontrées ont été engagées auprès de leur famille et de leur entourage, tout en s’engageant aussi comme citoyennes dans une association ou un parti. À l’instar de Ferrand-Bechmann (1992), nous croyons donc à l’étroite proximité entre le militant ou la militante, la personne bénévole et le citoyen ou la citoyenne, engagés à différents degrés dans la société et pour le social.

Les objectifs de recherche

Partant de ces constats au sujet des transformations de la famille et de l’engagement, nous avons voulu explorer l’héritage laissé par des aînées, qui ont été engagées socialement tout au long de leur vie, à leur descendance (enfants et petits-enfants). Notre objectif principal était d’analyser le processus de transmission intergénérationnelle des valeurs et des pratiques d’engagement social, mais sans tenter de repérer une reproduction d’un même modèle d’engagement chez les aînées et chez leur descendance. Adopter une telle démarche serait non seulement risquer d’observer un désengagement et une absence de transmission, mais aussi, et surtout, ne pas tenir compte de l’influence des transformations socioéconomiques et culturelles de l’institution familiale et des modalités de la transmission et de l’engagement. C’est pourquoi la transmission intergénérationnelle doit, selon nous, être conçue comme un processus interactif et dynamique dans lequel un acteur « socialisateur » ou une actrice « socialisatrice » transmet des modèles favorisant l’engagement à une autre personne qui s’y identifie et les intègre, d’une manière totale ou partielle, et qui les mobilise dans ses actions et interactions subséquentes. Dans cette optique, les descendantes et les descendants des aînées héritent donc non seulement de pratiques d’engagement, mais aussi d’une représentation du monde (Arendt 1986; Percheron, Meyer et Muxel 1993), de valeurs pouvant favoriser l’engagement. En outre, les transmissions des aînées s’inscrivent dans un circuit familial de transmissions où d’autres agents transmetteurs sont à l’oeuvre: milieu associatif, scolaire, travail, etc. Ces derniers peuvent transmettre des valeurs et des modèles congruents avec ceux qui sont transmis par les aînées et deviennent ainsi de véritables relais de transmission, tandis que d’autres peuvent transmettre des valeurs contradictoires, et ainsi diminuer l’influence des aînées. Ce sont ces phénomènes dynamiques de transmission des valeurs d’engagement social, allant des aînées militantes à leur descendance, que nous avons voulu étudier à travers deux lignées familiales québécoises.

La démarche méthodologique

La démarche exploratoire constitue le dernier volet de notre recherche de trois ans sur les pratiques et le sens de l’engagement des aînées. Nous avons analysé, par l’intermédiaire de techniques qualitatives, le contenu et les modalités de la transmission des valeurs d’engagement des aînées à leurs enfants et petits-enfants. Pour ce faire, nous avons choisi, au sein de notre échantillon d’aînées (24 femmes), des répondantes ayant des enfants et des petits-enfants en âge de participer à une entrevue. Deux d’entre elles répondaient à ces critères, les autres n’ayant pas de petits-enfants ou encore ayant seulement des petits-enfants d’âge mineur.

L’échantillon

Les deux aînées rencontrées en entrevue, appelées ici Thérèse Rouleau et Louise Tremblay[6], sont nées à Montréal durant les années 30 et 40, la première dans un quartier favorisé et la seconde, dans un quartier défavorisé. Elles sont toutes les deux, étonnamment, des enfants uniques et ont toutes les deux connu un modèle de mère au foyer. Leurs trajectoires de vie témoignent d’un parcours particulier, différent de la majorité de celui des femmes de leur époque. Ainsi, elles ont été mariées puis, selon des circonstances différentes, elles sont toutes deux devenues des mères chefs de famille monoparentale[7] et ont travaillé presque toute leur vie. Alors que Thérèse Rouleau a été enseignante et directrice d’un département au collégial puis chargée de cours à l’université, Louise Tremblay a été cuisinière sur des bateaux, dans des organismes communautaires, vendeuse au sein d’une entreprise et, à certains moments de sa vie, elle a bénéficié de l’aide sociale. Sur le plan familial, ces deux enfants uniques ont fait le choix inverse de leur propre mère. En effet, Thérèse Rouleau a eu quatre enfants et dix petits-enfants, alors que Louise Tremblay a eu cinq enfants et douze petits-enfants. Du point de vue scolaire, Thérèse Rouleau est titulaire d’un baccalauréat ès arts et d’une maîtrise en andragogie, alors que Louise Tremblay a arrêté ses études en troisième secondaire. Maintenant toutes deux à la retraite, Thérèse Rouleau, âgée de 75 ans au moment de l’étude, touche une rente de retraite et demeure avec son conjoint[8] dans un immeuble d’habitation au centre-ville de Montréal. Louise Tremblay, pour sa part, a 66 ans et réside actuellement dans une coopérative d’habitation pour le troisième âge subventionnée par le gouvernement du Québec dans le quartier de la Petite-Bourgogne. Tout au long de leur vie, ces deux aînées se sont investies dans de multiples pratiques d’engagement au sein du mouvement associatif québécois et dans les milieux communautaire et politique, outre qu’elles ont pris soin de leurs proches (parent âgé, petits-enfants), comme beaucoup de femmes de cette génération dite « sandwich ». Ainsi, Thérèse Rouleau a été bénévole au sein d’une association jeunesse (le scoutisme), puis dans son quartier (auprès des jeunes en difficulté, au sein de groupes proposant des activités en lien avec l’art; elle s’est aussi engagée dans son milieu de travail et a milité au sein d’un parti politique; enfin, elle a oeuvré comme bénévole dans un centre local de services communautaires (CLSC) et au sein des associations d’aînés, où elle est présente encore. Quant à Louise Tremblay, elle s’est engagée tout au long de sa vie dans le milieu communautaire, militant dans la défense des droits des personnes les plus démunies et dans les services d’éducation; elle s’est aussi engagée dans des activités de politisation des citoyens et des citoyennes du quartier, en plus de son militantisme dans diverses associations de locataires et de la mise sur pied d’une coopérative d’habitation.

Mis à part ces entrevues avec les deux aînées, neuf entrevues supplémentaires ont été effectuées avec des membres de la descendance de Thérèse Rouleau et de Louise Tremblay. S’agissant d’une recherche exploratoire, nous visions un maximum de dix répondants ou répondantes pour notre échantillon concernant les enfants et les petits-enfants, mais nous voulions aussi analyser deux lignées complètes par famille (y compris des lignées féminines). De plus, nous intéressant à l’engagement, nous avions fait le choix de ne retenir que des petits-enfants majeurs, c’est-à-dire en âge de voter, ce qui a d’emblée restreint le nombre de petits-enfants admissibles, soit deux seulement (sur douze) pour Louise Tremblay et huit (sur dix) pour Thérèse Rouleau. Nous avions donc deux lignées de répondants et de répondantes pour la famille Tremblay, soit les deux filles de Mme Tremblay (A. Tremblay et D. Tremblay) ainsi que leur enfant unique respectif (AF. Tremblay et DG. Tremblay). Afin de conserver la même proportion dans chaque famille (deux personnes interrogées du côté des enfants et deux du côté des petits-enfants), nous avons dû tenir compte de deux critères pour recruter la descendance de la famille Rouleau, soit le sexe et le rang dans la fratrie. L’aînée des enfants de la famille Tremblay étant A. Tremblay, nous avons choisi son homologue dans la famille Rouleau, soit A. Rouleau, afin de tenter d’intégrer la variable « rang familial » à notre analyse de la transmission intergénérationnelle. C’est d’ailleurs dans la même perspective que nous avons choisi les deux petits-enfants du milieu de la fratrie de la première lignée des Rouleau (AF. Rouleau, et AG. Rouleau). Enfin, pour respecter notre objectif qui consistait à inclure des lignées féminines dans notre étude, nous avons complété l’échantillonnage par la fille (B. Rouleau) et la petite-fille (BJ. Rouleau) de Thérèse Rouleau. Les schémas situés ci-dessous présentent la descendance des deux familles qui était admissible à l’étude et met en évidence ceux et celles qui en ont fait partie.

Schéma 1

Descendance de la famille Tremblay admissible à l’étude

Descendance de la famille Tremblay admissible à l’étude

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Schéma 2

Descendance de la famille Rouleau admissible à l’étude

Descendance de la famille Rouleau admissible à l’étude

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La réalisation des entrevues et leur analyse

En vue d’une analyse comparée entre les différentes générations, le canevas d’entrevue utilisé pour recueillir les perceptions des descendants et des descendantes était semblable à celui qui avait servi aux entrevues avec les aînées. Il se divisait en trois thèmes principaux : 1) la perception de la transmission de l’aînée (perceptions de la descendance concernant la place, le rôle et l’influence de l’aînée dans la famille[9]); 2) la perception de l’engagement social de la descendance (perception de la descendance à propos de l’engagement social, pratiques et origines de leur engagement); 3) la perception de la transmission de l’engagement social (perceptions de la descendance sur les événements et les personnes marquantes – dont l’influence de l’aînée – dans la trajectoire d’engagement). À la fin de l’entrevue, les personnes interrogées étaient invitées à répondre à un questionnaire du type socioéconomique qui comportait également diverses questions sur leurs pratiques d’engagement (type d’engagement : bénévolat, militantisme, autre; lieux d’engagement : association, parti, autre).

En suivant les principes d’analyse de la théorisation ancrée (Paillé 1994), nous avons réalisé, en premier lieu, une analyse verticale des données, c’est-à-dire entrevue par entrevue, celles des aînées d’abord puis celles des enfants et petits-enfants. Par la suite, nous avons effectué diverses comparaisons : intrafamiliales (membres de la même famille), interlignages (selon les lignées familiales), intergénérationnelles (enfants versus petits-enfants) et interfamiliales (selon les familles).

La présentation des résultats

L’analyse des données nous a amenées à appréhender la transmission des aînées à leur descendance comme un processus complexe comprenant diverses dimensions intimement liées. Ainsi, la dimension de la société est étroitement rattachée à la dimension familiale, aux socialisations secondaires et à la dimension temporelle de la transmission intergénérationnelle de l’engagement. De plus, cette lecture met en évidence les différentes actions, interactions et rétroactions des acteurs et des actrices (aînées, descendance, autres personnes faisant office d’agents ou d’agentes de socialisation) dans la famille et dans des espaces extérieurs à la famille (socialisations secondaires), ainsi que les nombreuses réorganisations des perceptions et des identités des descendantes et des descendants par rapport à l’engagement.

Dans les pages qui suivent, nous nous concentrerons sur certains aspects seulement de la transmission, soit la perception, par les personnes interrogées, du rôle de leur aînée au sein de la famille, les modèles que leur aînée représente et, enfin, les valeurs et les pratiques liées à l’engagement reçus en héritage ou, plus justement, que les descendants et les descendantes ont choisi de recevoir.

Des aînées influentes dans leur famille

Que ce soit dans la famille de Louise Tremblay ou dans celle de Thérèse Rouleau, la majorité des descendantes et des descendants interrogés s’entend pour dire que leur aînée occupe une fonction prééminente au sein de la famille, qu’elle est, en quelque sorte, la chef de leur famille élargie. Ce sont deux femmes qui y exercent une influence prépondérante et, à ce titre, nous pourrions les considérer comme des matriarches :

Dans la famille, bien finalement, c’est comme la typique matriarche de la famille si l’on veut là. C’est une mère monoparentale de cinq enfants, donc c’est toujours elle qui a « runné le show » si on veut (AF. Tremblay).

Ma mère, elle a quand même marié un homme qui, dans un sens, était quelqu’un qui a une grande valeur, mais, étant quelqu’un de malade, il n’a pas pu jouer tout le rôle qu’il aurait pu jouer […] Alors elle a dû s’occuper de quatre enfants seule […] Au travers de ça, elle a su cheminer, et pour que nous quatre, les quatre enfants, on devienne des adultes responsables, qui ont tout ce qu’il faut pour bien vivre (A. Rouleau).

Précisons toutefois que les deux aînées ont été amenées à prendre les rênes familiales selon certaines circonstances (divorce, maladie, mortalité, etc.) plutôt que par choix. Il serait donc plus juste de les considérer comme des matriarches « par circonstances », ce qui n’enlève cependant rien au fait que ce rôle prépondérant au sein de leur famille qu’elles ont eu à jouer leur a donné, quoique chacune à leur manière, une forte influence dans la socialisation familiale de leur descendance.

Thérèse Rouleau : une agente de cohésion familiale

Selon les descendantes et les descendants de Thérèse Rouleau, cette aînée détient un rôle familial prédominant. Outre qu’elle favorise les rassemblements familiaux, elle tisse et entretient les liens entre les générations :

Grand-maman, elle tient le flambeau. C’est elle qui rassemble la famille […] C’est elle qui rassemble les gens. C’est elle qui donne des nouvelles. On est [un] peu éparpillé la famille, mais c’est elle le point [d’ancrage]. Elle est à Montréal, c’est comme le point central de toute la famille […] Elle a une relation directe avec tout le monde (AF. Rouleau).

En tant que rassembleuse, l’aînée suscite ou, du moins, influence fortement l’esprit de famille. Elle est donc une agente de cohésion familiale qui invite les membres du « clan familial » à cultiver un sentiment d’appartenance, une solidarité et à s’identifier à des valeurs communes.

Louise Tremblay : une mère de substitution

Bien que Louise Tremblay soit également considérée par sa fille aînée, A. Tremblay, comme une « aînée rassembleuse[10] », son rôle dans la famille semble davantage être celui de l’aidante naturelle. En effet, la majorité de ses descendantes et descendants la perçoit comme une aînée qui a pris en charge la garde de plusieurs de ses petits-enfants afin d’aider à améliorer les conditions financières de ses enfants. Elle a donc remplacé d’une manière circonstancielle ses filles (et même, dernièrement, sa petite-fille) auprès de leur progéniture :

La relation aussi est exceptionnelle parce qu’elle a élevé ses cinq enfants, et après ça elle m’a élevée moi. Elle a toujours gardé les autres aussi […] Moi, elle m’a élevée. Elle a gardé aussi pendant un bon bout de temps un de mes cousins […] Il y a mon autre cousin qu’elle a partiellement élevé aussi […] Jusqu’au mois de septembre, c’est elle qui gardait ma fille quand j’ai repris le travail, après avoir accouché (AF. Tremblay).

Comme nous le verrons, ce rôle de mère de substitution semble avoir favorisé la création de liens particuliers entre l’aînée et certains membres de sa descendance, ce qui entraîne ainsi un écart de perception entre ceux et celles qui ont « quasiment été élevés par elle » et les autres qui n’ont pas connu ce rapport de proximité.

Les aînées comme modèles

Deux aînées qui favorisent l’autonomie et la liberté de leur descendance

C’est à la fin des années 50 ou au début des années 60, alors qu’au Québec émerge le modèle parental de la famille moderne qui accorde aux individus, enfants y compris, plus de liberté dans leur choix (Tremblay 1966), que Louise Tremblay et Thérèse Rouleau élèvent leur famille. Les perceptions de leurs enfants nous donnent à penser que les aînées ont alors épousé toutes deux le modèle parental libéral valorisant l’autonomie de leur progéniture et le respect des différences. Thérèse Rouleau est décrite par ses enfants comme une mère présente, apportant du soutien au besoin, intervenant au moment importun et laissant énormément de liberté au développement et à l’initiative de ses enfants :

Très libre, elle nous laissait très libres. Très présente, dans le sens d’être à l’écoute. Mais beaucoup de liberté. Je ne me souviens pas de grands règlements, à l’adolescence. Tout le temps très libres, beaucoup d’espace, beaucoup d’amour aussi, beaucoup d’affection. Elle était très affectueuse (B. Rouleau).

De son côté, Louise Tremblay est perçue comme une mère respectueuse des choix de ses enfants, permissive et qui laisse aussi énormément de liberté :

C’est une mère, je dirais, respectueuse, qui ne se mêle pas de notre vie nécessairement, de nos décisions. Elle va quand même appuyer. C’est une personne, oui, qui va essayer de mettre son grain de sel mais que, si tu dis, non maman ça ne te regarde pas, elle est capable de le prendre aussi. C’est une personne très ouverte puis elle est à l’écoute. Chez moi […] c’était la liberté, c’était « tu fais ce que tu veux puis ce n’est pas grave » (D. Tremblay).

Les enfants des deux aînées semblent donc avoir été éduqués dans un contexte libéral où l’autonomie individuelle et la liberté de chaque personne étaient favorisées. Après avoir éduqué ses enfants dans ce contexte, Louise Tremblay, en tant que mère de substitution, a eu la possibilité d’éduquer aussi sa petite-fille (en plus de s’occuper pendant de longues périodes de plusieurs de ses autres petits-enfants) et ainsi d’influencer directement le développement de son autonomie.

De son côté, Thérèse Rouleau, en favorisant l’autonomie de ses enfants, a été un modèle de parent libéral à leurs yeux. Il semble que les enfants de cette aînée aient, à sa suite, fait le choix d’éduquer leur propre progéniture en valorisant l’autonomie et en favorisant le développement des différences individuelles.

Deux aînées perçues comme des modèles vieillissement à suivre

Par ailleurs, outre qu’ils perçoivent les deux aînées comme très influentes dans leur famille, les descendants et les descendantes les décrivent comme des modèles auxquels ils aimeraient ressembler. À cet égard, il est reconnu aujourd’hui que l’augmentation de l’espérance de vie des individus et la diversité de leurs parcours de retraite (Lesemann 2007; Guillemard 2007) sont des facteurs sociaux importants de l’émergence de nouvelles formes de vieillissement. Certaines personnes âgées ont la possibilité de vivre plus vieilles et en meilleure santé, et ainsi de voir leur temps de travail ou de retraite se prolonger. Elles peuvent donc incarner des modèles de vieillissement actif pour leurs enfants et petits-enfants. Dans notre recherche, les portraits des aînées tracés par leur descendance ressemblent de près à cette image de nouvelles grands-mères actives et dynamiques qui ont délaissé leurs fourneaux et leur rôle de « mamie gâteau » pour devenir des « super-mamies » actives, artistes, globe-trotters et manifestant une ouverture sur le monde. Les descendants et les descendantes de Louise Tremblay la décrivent comme une femme ouverte d’esprit, sociable, motivée, active et engagée, c’est-à-dire à l’antithèse non seulement du modèle de la femme « reine au foyer », mais aussi du modèle de la personne âgée du type « p’tite madame » qui s’isole et s’appauvrit socialement :

Exceptionnelle. Exceptionnelle. Ma grand-mère, malgré le fait qu’elle a 67 ans, c’est une femme très ouverte […] Oui, c’est ça. C’est une femme qui n’est pas bien dans la solitude si on veut. Elle est capable de se retrouver toute seule, mais il lui faut des gens. Il lui faut toujours des gens à aider, des gens autour d’elle. Elle adore ça être entourée de monde […] Puis c’est assez exceptionnel de voir ça, de la voir aller comme ça, rendue à 67 ans […] Ce n’est pas toujours des places faciles d’accès pour elle. Puis, elle se bat encore. Elle y va. Même quand ça lui tente moins, bien elle y va quand même parce qu’elle est convaincue de sa cause (AF. Tremblay).

Décrite par ses descendants et descendantes comme une femme sociable, active, artiste, voyageuse, intellectuelle et vive d’esprit, Thérèse Rouleau incarne aussi à leurs yeux ce nouveau modèle de vieillissement actif :

Maman, elle a 76 ans puis ça continue toujours. Alors, elle nous impressionne beaucoup […] C’est peut-être ça qui ressort aussi, sa jeunesse d’esprit, sa vitalité, c’est assez impressionnant aussi […] Pour elle, c’est important d’avoir une vie en dehors de ses enfants. Ce qu’on voit souvent chez les personnes âgées, l’espèce de rétrécissement comme un entonnoir où, finalement, les dernières personnes avec lesquelles elles sont en contact régulièrement, ce sont les enfants. Pas pour elle, c’est important d’entretenir des liens d’amitié et des liens professionnels, elle en a encore beaucoup […] On voit que ça c’est important. C’est comme si le côté intellectuel doit travailler beaucoup. Puis elle a des idées. Elle a 76 ans. Elle a encore tellement de vitalité dans le sens intellectuel du mot. Pas juste de bouger, dans le sens d’avoir des idées émergentes puis de vouloir que ça change. De ne pas rester assise puis de regarder la société puis chialer après. Elle bouge. Elle fait des gestes. Ça, je trouve cela impressionnant (B. Rouleau).

Par leur contribution à la société, leur engagement social, Louise Tremblay et Thérèse Rouleau contrastent avec les représentations sociales dominantes de la vieillesse associées au désengagement et au désintéressément de la chose publique. En résumé, ces deux aînées sont donc des modèles d’un certain processus de vieillissement, actif, participatif et socialement engagé (Krekula 2007; Chambers 2004; Gibson 1996; Charpentier et Quéniart 2007).

Les modes et les moyens de la transmission des valeurs d’engagement

Notre étude de la transmission intergénérationnelle au sein de trois générations nous a amenées à faire ressortir deux modes de transmission intergénérationnelle, soit en chaîne et direct, les deux pouvant d’ailleurs coexister simultanément. La transmission intergénérationnelle en chaîne est celle qui s’effectue de génération en génération, de grands-parents à enfants puis à petits-enfants, et ainsi de suite. C’est le mode traditionnel de transmission. La transmission intergénérationnelle directe fait référence à la transmission entre l’aînée et ses petits-enfants, sans l’entremise des parents. En partageant des activités en tête à tête avec leurs petits-enfants, les aînées ont ainsi la possibilité de leur transmettre directement des valeurs et des aspirations, et peuvent même devenir un modèle potentiel. Cette relation directe entre petits-enfants et aînées est de plus en plus présente dans nos sociétés occidentales en raison de l’espérance de vie plus longue et en meilleure santé des personnes âgées, et du nombre plus réduit de petits-enfants.

Thérèse Rouleau : un modèle d’engagement au centre d’une idéalisation familiale

Les membres de la famille Rouleau interrogés considèrent unanimement l’engagement de leur aînée avec beaucoup d’admiration. Employant un vocabulaire empli de fierté, les descendants et les descendantes ne tarissent pas d’éloges lorsque vient le temps de parler de cette femme, mère et grand-mère âgée de 75 ans, active et engagée socialement. En fait, pour ses enfants, Thérèse Rouleau est surtout un modèle de femme exceptionnelle, différente de toutes les autres mères de leur entourage. Ses enfants la dépeignent sous les traits d’une femme à la fois mère et citoyenne exemplaire. À leurs yeux, cette aînée est une femme qui a su combiner harmonieusement son rôle de mère chef de famille monoparentale à ses études, à son travail et à son engagement social. C’est donc l’image d’une personne omniprésente, quasi irréelle, que nous livrent les enfants de l’aînée :

Un modèle, dans le sens d’une mère différente de toutes les mères que je connais autour de moi […] Pour moi, elle a comme toujours travaillé. Moi, j’avais à ce moment-là 8 ans. J’avais une mère qui était toujours au travail. En même temps que travailler, elle a fait son [baccalauréat] à l’université. Elle a fait sa maîtrise à l’université. Alors moi j’ai vécu tout ça avec elle […] C’est une mère différente des mères qui étaient autour de moi. Déjà ça teinte le type de mère que je vois et que je suis, j’imagine […] Je la vois en ce moment comme modèle (B. Rouleau).

Prendre une personne comme modèle, c’est, dans un certain sens, vouloir lui ressembler et s’y identifier. C’est faire le choix conscient d’adopter certains de ses comportements, attitudes et valeurs, et donc de tendre vers leur reproduction. Effectivement, les descendants et les descendantes de Thérèse Rouleau semblent presque tous et toutes vouloir lui ressembler, s’identifier à elle et s’en inspirer. Ils aspirent à acquérir les mêmes valeurs qu’elle. D’ailleurs, en faisant l’analyse intrafamiliale de la famille Rouleau, nous avons été saisies par l’apparente cohésion dans les valeurs favorisant l’engagement que l’aînée a transmises à sa descendance[11]. Il règne, en effet, un fort consensus entre ses enfants et petits-enfants concernant les valeurs qu’ils ont reçues en héritage de l’aînée, valeurs qui paraissent avoir été transmises en chaîne, au fil des générations.

En plus des valeurs altruistes et optimistes, la solidarité familiale semble une valeur qui a été transmise non intentionnellement à l’ensemble de la famille. C’est notamment en voyant leur aînée s’engager au sein de la famille et y prendre un rôle de rassembleuse, voire d’agente de cohésion, que les enfants et petits-enfants ont reçu cette valeur de la solidarité familiale en héritage. Selon la descendance de sa première lignée, l’aînée semble en effet avoir inspiré à chaque membre de la famille le désir de prendre soin des autres et de se soutenir mutuellement. Ce soutien suppose implicitement un sentiment de responsabilité envers chaque membre de la famille. Or, la famille est la première instance collective que l’individu côtoie. S’il apprend à y être solidaire et à se sentir responsable du bien-être des autres membres de sa famille, il y a de fortes chances que se produise chez l’individu une extension de cette solidarité vers d’autres formes de collectivités auxquelles il considérera appartenir par la suite. S’engager dans sa collectivité, c’est en quelque sorte s’engager au sein du milieu auquel on prétend appartenir. La collectivité est donc à géométrie variable. Ce peut être la famille, le groupe scout, la ville, l’université, etc.; la collectivité n’est pas seulement attachée à un territoire physique : elle peut réunir des personnes ayant un même groupe de référence (groupe de femmes, de jeunes, d’aînés et d’aînées…) ou tout simplement rassembler des personnes partageant les mêmes centres d’intérêt ou les mêmes objectifs.

Le goût pour le voyage est une autre valeur qui semble avoir été transmise par Thérèse Rouleau et reçue d’une manière consensuelle par sa descendance. Cette transmission revêt toutefois un caractère non intentionnel puisque ses descendants et ses descendantes ne font aucunement référence à une volonté ou à une finalité relativement à l’action de transmission de l’aînée. Cette denière semble même s’étonner elle-même de cette reproduction.

Le goût pour la culture, c’est-à-dire pour les arts, les lettres, la politique et la philosophie, est aussi perçu comme une valeur commune dans la famille Rouleau. Outre qu’elle a encouragé ses descendantes et ses descendants à fréquenter l’université, l’aînée les a amenés à développer le plaisir intellectuel et artistique.

Or, cet héritage de curiosité intellectuelle, ce goût pour la culture et l’art, outre qu’il est un exemple typique d’un habitus de classe de famille bourgeoise transmis par osmose, peut favoriser une ouverture sur le monde, fournir un cadre d’analyse et sensibiliser à des « causes » qui dépassent l’intérêt individuel, voire, devenir un mode d’engagement en tant que tel. C’est notamment le cas de l’engagement par l’art et au théâtre d’intervention que pratique AF. Rouleau.

Enfin, le goût pour l’action est aussi une valeur transmise par l’aînée reconnue par plusieurs descendants et descendantes Rouleau. Il semble, à cet égard, que tant les enfants que les petits-enfants l’aient mis en pratique puisque tous et toutes ont des engagements multiples. En effet, chaque personne est engagée dans une association jeunesse, tandis que certains membres de cette famille sont engagés, en plus, dans un parti politique, d’autres, à l’échelle de la solidarité internationale et la plupart, dans leur travail.

Louise Tremblay : un modèle d’engagement reçu différemment selon la filiation

Comme les héritiers et les héritières Rouleau, les descendants et les descendantes de la première lignée familiale de Louise Tremblay (A. Tremblay et AF. Tremblay) considèrent l’aînée avec beaucoup d’admiration et semblent la prendre également comme modèle d’engagement :

Une grande partie de qui je suis aujourd’hui c’est grâce à elle, parce que c’est une femme extraordinaire. Elle se dévoue tout le temps aux gens […] J’adore le genre de personne qu’elle est. C’est une personne à qui je voudrais ressembler. Je crois que je lui ressemble pas mal. Ça me fait chaud au coeur de savoir que je lui ressemble parce que je sais que je suis une personne bien. C’est difficile de le mettre en mots… je suis une « mini-elle », si on veut (AF. Tremblay).

Chacune des deux descendantes perçoit avoir hérité de certaines valeurs favorisant l’engagement. Ainsi, pour la fille de Mme Tremblay, ce sont surtout les valeurs de sociabilité qui ont été reçues en héritage. Elle se décrit, à l’image de sa mère, comme une personne sociable et qui a de l’entregent, des valeurs qui peuvent favoriser l’engagement :

Ah ben, elle aime, elle aime les gens. Elle a beaucoup d’entregent ma mère […] Bien moi aussi je suis beaucoup comme ma mère. J’ai beaucoup d’entregent. Je travaille avec le public. J’aime travailler avec le public. C’est ça qu’elle m’a apporté le plus ma mère (A. Tremblay).

Ces valeurs de sociabilité ont été mobilisées par A. Tremblay dans son contexte de travail où elle est à l’oeuvre avec le public plutôt que dans une pratique de militantisme en tant que telle :

J’ai beaucoup d’entregent. Je travaille avec le public. J’aime travailler avec le public. Ça c’est, je pense que c’est ça qu’elle m’a apporté le plus ma mère […] Je suis une personne qui est sociable, mais quand j’arrive chez moi, c’est mon chez-moi. Je ne veux plus personne après. C’est là qu’on est le contraire. Tandis que ma mère, elle va toujours parler à ses voisines, elle a ses amies. Puis moi je ne suis pas comme ça (A. Tremblay).

La fille d’A. Tremblay (AG. Tremblay) avoue elle aussi ressembler à l’aînée. Elle se décrit même comme une « mini-elle ». L’héritage qu’elle dit avoir reçu de l’aînée est cependant différent de celui de sa mère puisqu’il s’agit surtout de valeurs d’altruisme, de respect et d’ouverture à autrui :

Bien, c’est sûr qu’elle m’a donné son ouverture d’esprit […] Elle m’a appris à ne pas juger les gens puis à prendre soin d’apprendre à connaître les gens avant de porter jugement. Puis, plutôt que de porter jugement, d’essayer de se mettre dans les souliers des autres, puis d’apprendre de ce que les gens autour de nous vivent. Je suis une personne très très très – ça c’est un trait qu’on a pas mal toute dans la famille – on est très respectueux des personnes aînées parce que ma grand-mère l’a toujours été […] Puis ça, c’est grâce à ma grand-mère parce qu’elle nous a appris à respecter les gens puis à être utiles […] Ça m’a appris à respecter les gens, peu importe qui ils étaient ou quel était le problème auquel ils faisaient face. Ça m’a appris à avoir de la compassion pour les gens (AG. Tremblay).

S’il y a, pour cette première lignée de descendants et de descendantes, une volonté affirmée de poursuivre le modèle d’engagement de l’aînée, tel n’est pas le cas pour la deuxième lignée de Louise Tremblay. Dans cette lignée, personne parmi cette descendance ne reconnaît à proprement parler avoir reçu un héritage d’engagement en provenance de l’aînée. Plus encore, l’engagement de l’aînée n’est pas perçu comme un modèle à suivre. Ainsi, D. Tremblay affirme clairement qu’elle ne désire pas transmettre à son fils (DG. Tremblay) les mêmes modèles et valeurs qu’elle a reçus en héritage de l’aînée, y compris le type d’éducation libérale. Il y a donc chez elle une rupture volontaire du phénomène de transmission d’engagement. Cette réception différenciée de la descendance concernant les valeurs transmises par l’aînée s’explique, selon nous, en partie par la dynamique particulière de la biographie familiale. À cet égard, D. Tremblay, qui rejette les valeurs reçues par l’aînée, affirme que c’est sa grand-mère maternelle, donc la mère de Louise Tremblay (l’aînée), qui a exercé une plus grande influence sur elle. Il semble que cette autre adulte significative lui ait transmis des valeurs qui ne sont pas ou peu liées à celles qui lui sont venues par l’aînée ou, du moins, que D. Tremblay ait fait le choix de suivre ce modèle plutôt que celui de sa mère. De plus, il faut mentionner qu’à l’adolescence, par un concours de circonstances, D. Tremblay et ses deux frères cadets (B. Tremblay et C. Tremblay), ont été placés dans une famille d’accueil. Cela a eu deux résultats : les soustraire pendant quelques années à l’influence de l’aînée, leur mère, et différencier l’héritage des valeurs reçues de celui de leur soeur (A. Tremblay) qui, elle, était restée sous le toit familial. Les Tremblay ont donc vécu une « socialisation différenciée », qui peut expliquer pourquoi certains enfants vivent des proximités affectives, rattachées aux valeurs d’engagement de l’aînée alors que ce n’est pas le cas pour d’autres. Ce qui semble confirmer notre analyse : seules les deux descendantes de la première lignée prennent l’aînée en partie pour modèle et sont engagées socialement. Toutes deux, comme l’aînée, militent en effet comme bénévoles au sein du milieu communautaire.

Les lieux d’engagement et les rites d’initiation

Outre les valeurs que les aînées ont pu transmettre à leur descendance, il est intéressant de constater qu’elles ont aussi initié certains membres de leur descendance à des espaces et à des pratiques d’engagement. Tandis que plusieurs descendantes et descendants de Thérèse Rouleau ont été initiés au mouvement scout et au monde politique, d’autres, du côté de Louise Tremblay, ont été initiés au milieu communautaire et à la coopérative d’habitation.

Le mouvement scout a été un espace important dans le parcours d’engagement de Mme Rouleau. Elle avoue explicitement avoir choisi d’y initier ses enfants, dont son fils (A. Rouleau), afin de les intégrer dans leur communauté. Il s’agit donc d’une transmission intentionnelle, par initiation à un espace d’engagement. Au demeurant, pour le fils de Mme Rouleau, comme pour l’aînée, le mouvement scout a été et est encore aujourd’hui prépondérant dans son parcours d’engagement. Ce mouvement a été, pour lui, à la fois un espace de développement personnel et un lieu d’engagement social où il a oeuvré bénévolement pendant quinze ans comme animateur. Fait intéressant, il a invité ses enfants à investir le même espace d’engagement afin de les inciter, à leur tour, à s’engager dans leur communauté et à faire du bénévolat :

C’est ma mère qui m’avait envoyé chez les scouts, parce qu’elle avait connu, c’est un peu une roue qui tourne. Elle avait connu et avait probablement senti, Ô Seigneur, qu’elle donnait beaucoup et elle voulait inciter ses enfants à faire [de même]. Ça a incité mes enfants à ce qu’ils en fassent (A. Rouleau).

L’engagement politique de l’aînée a aussi permis à certains enfants de Mme Rouleau, sans que cela devienne pour autant un lieu de socialisation secondaire important, de s’initier au monde de la politique. Par l’entremise de sa mère, B. Rouleau a pu, par exemple, expérimenter le rôle de travailleuse d’élection. Sans lui avoir donné le goût de s’investir dans le domaine politique, cette expérience lui a permis, selon elle, de s’initier au fonctionnement de la politique et de développer différentes aptitudes qu’elle a pu mobiliser par la suite. À noter que son frère aîné (A. Rouleau) relate une expérience similaire d’engagement politique dans un parti.

Louise Tremblay, pour sa part, semble avoir sollicité directement et individuellement ses enfants et petits-enfants afin qu’ils viennent faire du bénévolat en sa compagnie au sein des organismes dans lesquels elle oeuvre. Elle les a tous initiés, à différents degrés, au milieu communautaire :

J’ai fait beaucoup de bénévolat dans les centres, les centres communautaires avec ma grand-mère comme XX, le local ensemble… J’ai fait comme du bénévolat plus jeune, mais je ne savais pas vraiment ce que je faisais si l’on veut […] OK. Le plus vieux souvenir que j’ai, c’est quand ma grand-mère donnait des cours de cuisine à des handicapés mentaux. J’avais 7 ou 8 ans et puis je participais à toutes les semaines à ses activités de cuisine pour lui donner un coup de main puis pour aider les gens avec les recettes puis ci puis ça… J’ai toujours aimé ça (AF. Tremblay).

Ces initiations n’ont pas eu cependant le même impact chez tous les descendants et descendantes. Alors que, pour A. Tremblay, cette initiation lui a permis de réaliser qu’elle aimait faire du bénévolat et qu’elle voulait continuer en ce sens lorsqu’elle en aurait le temps, pour D. Tremblay cela a eu l’effet inverse. N’ayant pas apprécié son expérience, elle n’a pas eu envie de refaire du bénévolat. Chez les petits-enfants, ces initiations n’ont pas eu non plus le même effet. Alors que DG. Tremblay se souvient à peine de ses expériences au sein des organismes communautaires avec l’aînée, il semble que, pour AF. Tremblay, ses expériences avec l’aînée aient été des moments marquants dans sa trajectoire de vie et d’engagement. En fait, l’initiation qu’a connue AF. Tremblay au sein du milieu communautaire se distingue des initiations qu’ont reçues les autres descendants et descendantes de Louise Tremblay. Dans le cas d’AF. Tremblay, nous pourrions même parler non pas d’initiation mais bien d’intégration à un espace d’engagement. Vivant avec l’aînée qui, rappelons-le, a joué un rôle de mère de substitution, et la suivant dans ses diverses occupations, AF. Tremblay a fréquenté quotidiennement les organismes communautaires et le quartier où l’aînée oeuvrait. C’est pourquoi cette descendante a tendance à associer le milieu communautaire à la réalité et au quotidien de sa jeunesse :

J’étais tellement présente dans le communautaire, étant donné que ma grand-mère était présente, que je n’ai pas pu faire autrement que d’apprendre de ça aussi. C’était ma réalité. Pour moi, c’était très normal d’aller passer une journée pour faire une manifestation contre les hausses de loyer ou pour le salaire minimum ou tu sais des choses comme ça. Donc ça faisait partie de mon quotidien (AF. Rouleau).

Dans la même optique, nous pouvons considérer que les descendants et les descendantes de Louise Tremblay ont été amenés par l’aînée à intégrer une coopérative d’habitation comme espace d’engagement. Rappelons que l’aînée a participé à la création de plusieurs coopératives d’habitation et qu’elle a incité certains et certaines de ses enfants et petits-enfants à habiter l’une d’elles. L’aînée espère même que cette intégration a eu une influence positive chez sa descendance et a donné à quelques personnes le goût de poursuivre cet engagement.

Toutes ces initiations de leur descendance par les aînées, à des milieux qu’elles ont elles-mêmes fréquentés, ont eu des effets multiples. Alors que, pour certaines personnes (A. Rouleau, B. Rouleau, AF. Rouleau, AG. Rouleau, A. Tremblay, AF. Tremblay), leur initiation semble avoir été marquante et avoir favorisé leur volonté de poursuivre leur engagement, pour d’autres (BJ. Rouleau et D. Tremblay), cela a été synonyme de mauvaises expériences et a même constitué un frein à leur engagement.

Conclusion

À la lumière de nos analyses, il ressort que non seulement les aînées offrent des modèles d’engagement par ce qu’elles incarnent et par leurs actions, mais qu’elles transmettent aussi des valeurs favorables à l’engagement. Les deux militantes aînées que nous avons rencontrées ont initié ou intégré leurs enfants et leurs petits-enfants à des espaces d’engagement, mais sans jamais chercher à imposer leur modèle. En fait, en encourageant d’une éducation libérale et en favorisant les rapports égalitaires entre les générations, ces aînées semblent avoir stimulé l’autonomie mais aussi le respect des différences de chacun et de chacune. Voilà peut-être pourquoi les descendants et les descendantes d’une même famille n’ont pas retenu les mêmes modèles et valeurs en héritage, sans pourtant créer de scissions au sein de la famille. Alors que, du côté des Rouleau, la tendance est à ériger l’engagement de leur aînée en modèle et à l’idéaliser, du côté des Tremblay, on prend ses distances relativement à l’héritage d’engagement transmis par l’aînée et l’on ne cherche pas à l’imiter. Outre le processus d’individualisation, qui fait en sorte que les individus sont autonomes et peuvent décider de s’affranchir de l’influence de leur famille, d’autres facteurs relatifs à la structure, à l’organisation et aux interactions familiales pourraient également expliquer ce choix individuel de « rupture » ou plutôt de différenciation. Dans notre étude de cas, la famille où il apparaît, outre qu’elle est du type libéral, semble être caractérisée par une socialisation différenciée de la descendance. En revêtant le rôle de mère de substitution pour certains membres, Mme Tremblay n’a probablement pas socialisé de la même manière l’ensemble de ses descendants et ses descendantes. D’ailleurs, les modèles d’engagement incarnés par cette aînée ne semblent pas valorisés ni désirés par tous et toutes de la même manière. Les modèles d’engagement ne sont pas non plus, dans la famille Tremblay, liés à une identification commune ni à une volonté d’appartenance familiale, mais plutôt à un sentiment d’attachement envers l’aînée elle-même (dans le cas d’A. Tremblay et d’AF. Tremblay). Dans la famille Rouleau, c’est tout à fait le phénomène inverse qui se produit. L’aînée et les modèles qu’elle incarne sont étroitement liés à un sentiment d’appartenance familiale. Les descendants et les descendantes de Thérèse Rouleau érigent collectivement l’aînée et son engagement en modèle à suivre. Cela peut avoir pour conséquence de rendre plus difficile une rupture individuelle de la transmission des valeurs d’engagement dans cette famille. La pression associée à la poursuite du modèle d’engagement de l’aînée ressentie par certains membres de la famille Rouleau pourrait provenir, de fait, de cette valorisation collective et de cette identification commune aux modèles d’engagement de l’aînée, devenu un engagement collectif. En d’autres termes, la recherche de l’assentiment des autres membres de la famille, le sentiment d’appartenance, peut conduire les descendants et les descendantes de la famille Rouleau à adopter les valeurs et les modèles favorisés dans la famille, soit ceux qui ont été transmis par l’aînée. De la même manière, le sentiment d’appartenance éprouvé par A. Tremblay et AF. Tremblay peut amener ces dernières à désirer ressembler à leur aînée. En plus du rôle de l’aînée dans la famille et du type d’éducation favorisée par celle-ci, nous retenons donc comme facteurs influents de la transmission intergénérationnelle de l’engagement le sentiment d’autonomie/différence et le sentiment d’appartenance ou (d’attachement?) envers l’aînée ou la famille, ou les deux à la fois.

Pour terminer, il faut ajouter que cette dynamique familiale de transmission des valeurs d’engagement est intimement liée aux contextes familiaux et sociaux particuliers dans lesquels vivent les aînées et leur descendance, mais aussi au contexte historique. Ainsi, le fait que les aînées sont devenues des « matriarches par circonstances » est rattaché à des biographies familiales particulières (divorce, veuvage). Cependant, les conditions mêmes de ces parcours s’inscrivent dans un cadre sociohistorique québécois plus large, celui des bouleversements de cette période appelée la « Révolution tranquille ». Les changements sociaux, tels que la montée de l’autonomie individuelle et le déclin de la toute-puissance de l’Église sur les familles, ont permis aux femmes de devenir d’importantes actrices dans la transmission familiale. Cependant, à leur tour, les descendantes et les descendants qui ont bénéficié de cette transmission, ont également augmenté leur autonomie et peuvent dorénavant participer plus activement à la dynamique de transmission intergénérationnelle (y résister, la modifier, l’amplifier, etc.) en faisant de celle-ci un véritable processus multifactoriel, bilatéral et évolutif.