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L’ouvrage dont il est ici question est en fait la publication des actes d’un colloque qui a eu lieu à Moncton en 2008 sur les grands enjeux des femmes pour un développement durable. Ce colloque a réuni des spécialistes et des personnes-ressources venant de différents milieux, soit le gouvernement, le monde universitaire, la société civile, aux niveaux local, régional, national et international.

L’ouvrage aborde la thématique du développement durable et du genre sous deux angles différents, soit les enjeux des femmes du Sud et ceux des femmes en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STIM) « en matière de démocratie, de citoyenneté et de leadership » (p. 1). Dans leur introduction, Gaudet et Lafortune posent la question à savoir si ces deux thèmes sont conciliables et répondent que, « malgré la distance qui sépare les expériences des auteures, l’histoire nous rappelle que les fondements de l’oppression des femmes résident dans la théorie du patriarcat » (p. 1). L’ouvrage est donc divisé en deux parties reflétant ces deux thèmes divergents, mais réunis sous le même chapeau du patriarcat, de l’oppression des femmes, et donc du féminisme.

La première partie de l’ouvrage souligne les grands enjeux pour les femmes du Sud en vue d’un développement durable, notamment la démocratie (texte d’Ilboudo), la place des femmes dans la prise de décision pour le développement durable (textes de Daniel et de Vasseur), un meilleur accès à la propriété foncière, au crédit, à l’éducation (texte de Bonzi-Coulibaly) et à la formation pour une plus grande autonomie des Africaines (texte d’Ilboudo), la différence entre les droits des femmes à l’égalité dans les lois et les pratiques quotidiennes et culturelles qui font en sorte que les femmes continuent de souffrir d’injustices et de discriminations (texte d’Ilboudo), l’alimentation et la sécurité alimentaire (textes de Gaudet et de Villalon), les inégalités sociales et la pauvreté (texte de Villalon), la violence contre les femmes (mutilations génitales, mariages précoces ou forcés, violence conjugale, etc.) (texte d’Ilboudo) ainsi que le droit à la santé sexuelle et reproductive des femmes (texte de Gaudet). L’ouvrage comprend aussi des récits percutants exposant la situation des femmes en Haïti (texte de Daniel) et au Burkina Faso (texte d’Ilboudo, de Bonzi-Coulibaly et de Compaore). Il faut par contre attendre au chapitre 7 (texte de Compaore) pour une discussion de la protection de l’environnement comme enjeu primordial du développement durable.

Au chapitre 1, Ilboudo donne le sens du concept « développement humain durable » comme supposant « que le respect des droits humains ne soit pas considéré comme la cerise sur le gâteau d’un développement uniquement fondé sur les performances économiques et financières » (p. 12), mais qu’il faut aussi satisfaire les besoins essentiels de l’ensemble des citoyennes et des citoyens en préservant les droits des générations futures de satisfaire leurs propres besoins. Gaudet, pour sa part, nous dit qu’il faut analyser les « besoins » au centre du développement durable en fonction du genre. Le droit au développement, droit collectif et individuel, est au coeur du concept du « développement humain durable » et postule un « droit à la solidarité » (p. 12) (texte d’Ilboudo). Le développement durable se conjugue, entre autres, aux « investissements socialement responsables et éthiques, [aux] questions de guerre et de paix, de la diversité culturelle, des droits humains, de la solidarité, de la lutte contre la pauvreté et de la lutte contre la violence et les abus de tous les genres » (p. 28) (texte de Gaudet). À noter que la protection de l’environnement est peu présente dans les nombreux textes sur les enjeux des femmes et du développement durable. La dégradation de l’environnement est mentionnée par Villalon dans son texte certes, mais seulement comme un obstacle à la sécurité alimentaire des femmes et de leur famille. En parlant des réalités des communautés locales dans les pays en voie de développement, Vasseur doute même de la compatibilité entre les objectifs de développement et ceux de protection de l’environnement, alors que c’est précisément l’harmonisation des deux qui est à la base du développement durable.

Vrai, nous ne pouvons atteindre le développement durable sans nous préoccuper de l’aspect développement social, donc de l’égalité ou de l’équité entre les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, le Nord et le Sud. Cet ouvrage contribue de façon significative à mettre en évidence les enjeux du pilier social du développement durable. L’ouvrage aborde même, dans une moindre mesure, la question du développement économique et la participation des femmes. Par contre, le titre de cet ouvrage porte à croire que l’on y traitera du développement durable. Or, sauf pour le chapitre écrit par Compaore, il manque une discussion d’un des trois piliers du développement durable (ou selon, Compaore, un des quatre piliers, le quatrième étant la démocratie participative), la protection de l’environnement. Sur ce point, il faut remercier Compaore pour avoir souligné dans son chapitre la contribution du capitalisme, institution patriarcale par excellence, à la destruction du « capital naturel et du capital humain », ce qui a eu pour effet de nous inciter à apporter un changement radical à nos valeurs et au modèle social dominant.

La science occidentale est aussi une institution patriarcale, comme l’ont fait remarquer certaines féministes (Harding 1986; Haraway 1991). La deuxième partie de l’ouvrage traite donc des enjeux des femmes en matière de STIM. On y dresse un état des lieux pour ce qui est de la place des filles (texte de Mujawamariya) et des femmes (texte de Deschênes et autres) dans les STIM, des obstacles que celles-ci rencontrent dans le système éducatif (textes de Mujawamariya et de Frize) et dans leur milieu de travail (texte de Frize), ainsi que des pistes de solution (textes de Laroche et Gaudet, de Frize ainsi que de Langelier et Cid) afin d’y augmenter la présence des femmes. Il aurait peut-être fallu d’abord se questionner sur l’opportunité d’accroître la présence des femmes dans les STIM. En effet, une meilleure représentation à cet égard changerait-elle la face de la science occidentale afin qu’elle valorise d’« autres » savoirs et qu’elle ne serve plus à exploiter la nature et ainsi contribuer à la dégradation environnementale? Comme l’ont soutenu certaines féministes du Sud (Braidotti et autres 1994; Shiva 1989), cette science occidentale a largement marginalisé les savoirs des femmes et des pauvres (et des autochtones) dans les pays en développement dans la recherche des causes et des solutions à la dégradation environnementale. D’autres ont souligné la contribution de la science et de la technologie occidentale à la dégradation de l’environnement et au déplacement des femmes du Sud, comme lors de la « révolution verte » des années 60 (Braidotti et autres 1994; Shiva 1989; Merchant 1996). Une discussion de cette question aurait également aidé à tisser des liens plus serrés entre la première et la deuxième partie de l’ouvrage. De plus, le lien de cette partie de l’ouvrage avec le développement durable et la protection de l’environnement est difficile à établir, sauf si l’on accepte la prémisse qui semble sous-tendre les textes de cette section, à savoir que la représentation égale des femmes dans les STIM est un élément essentiel du développement durable.

En laissant largement de côté la protection de l’environnement au fil de la discussion sur les enjeux des femmes pour un développement durable, on a donc raté l’occasion de théoriser l’interaction entre femmes, développement et environnement et de proposer un cadre théorique différent de celui qui existe présentement et qui permet la discrimination ou même l’oppression des femmes et l’exploitation de la nature, comme l’avaient fait les auteures de l’ouvrage Women, Environment and Sustainable Development en 1994 (Braidotti et autres 1994). Au chapitre 7, Compaore met cependant en avant les propositions contenues dans l’Agenda 21 des femmes (WEDO 1991) et dans l’Agenda 2015 (WEDO 2002), propositions qui établissent des liens entre « l’environnement, les politiques économiques, les stratégies de développement, la justice sociale et la survie de toutes les espèces » (p. 89). L’auteure en retient que les femmes doivent participer aux politiques publiques et avoir accès à la prise de décision. Sur la participation des femmes aux décisions, Compaore pose aussi cette question fort juste (p. 100) : « Comment les femmes pourront-elles se distinguer des hommes dans les instances de prise de décision pour contribuer à la sortie des crises multiples et contribuer à la définition d’un modèle social plus sécuritaire et durable? »

Nul doute que les femmes des pays du Sud ont d’autres préoccupations que la protection de l’environnement. En effet, l’accès à l’éducation, à des soins de santé, à des moyens de subsistance ou même à de l’eau potable, ainsi que la participation des femmes aux décisions, la discrimination et la violence continues contre les femmes, sont des préoccupations prioritaires et légitimes. Ces aspects sont traités dans les articles de la première partie de l’ouvrage. En outre, plusieurs des auteures du collectif démontrent, par des exemples concrets, que les femmes peuvent être des protagonistes du développement durable (textes de Compaore, d’Ilboudo et de Daniel). Ces préoccupations, ces actions par des groupes de femmes et la situation particulière des femmes du Sud font d’elles les mieux placées pour critiquer et avancer un cadre théorique alternatif pour le développement durable. Plusieurs féministes du Sud (Shiva 1989; Mohanty 2003; texte de Compaore dans cet ouvrage) et certaines du Nord (Mies et Shiva 1993; Mellor 1997) ont critiqué le modèle occidental de développement pour son impact sur les femmes et l’environnement.

Enfin, même si cela n’était pas l’object premier de l’ouvrage recensé, qui est, rappelons-le, un ouvrage collectif tiré des actes d’un colloque, il aurait néanmoins été intéressant de théoriser le lien entre femmes, développement et environnement et ainsi faire découvrir les vrais obstacles au développement durable qui se posent pour les femmes, les pauvres et l’environnement. Par ailleurs, puisqu’il est bien écrit, facile à lire et qu’il contient de riches descriptions empiriques de la situation des femmes dans les pays en voie de développement ainsi que dans les milieux des STIM, cet ouvrage constitue un excellent outil pour ceux et celles qui voudront relever ce défi.