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Cet ouvrage collectif rassemble quelques-unes des communications présentées au colloque La tuerie de l’École polytechnique 20 ans plus tard : les violences masculines contre les femmes et les féministes tenu à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) du 4 au 6 décembre 2009. Organisé par l’Institut de recherches d’études féministes et les services aux collectivités de l’UQAM, ce colloque a rassemblé environ 400 personnes des milieux universitaire, militant, associatif, gouvernemental et artistique. Il s’inscrivait en outre dans la campagne Se souvenir pour agir, la plus importante commémoration du massacre de l’École polytechnique lors duquel quatorze jeunes étudiantes en génie ont été abattues par un terroriste antiféministe qui a séparé les garçons des filles avant d’ouvrir le feu sur ces dernières.

Voilà d’ailleurs une des principales thèses défendues par plusieurs textes de cet ouvrage : cet événement constituerait un attentat terroriste antiféministe plutôt qu’un acte de violence envers les femmes comme les autres. Avec raison, les directrices de l’ouvrage souligne que le sens accordé à « l’attentat du 6 décembre 1989 est un véritable objet de lutte politique depuis 20 ans » (p. 12). Après les thèses de la folie individuelle et le déni du caractère antiféministe de l’acte – pourtant revendiqué comme tel par son auteur – qui ont proliféré au cours des jours, des mois et des premières années suivant la tragédie, la mobilisation du mouvement féministe a permis que s’impose peu à peu la définition de cette commémoration comme une journée de sensibilisation à propos des violences faites aux femmes et que soit reconnu par les médias de masse le caractère misogyne – à défaut d’antiféministe – de cette tuerie. Dès le départ, les féministes ne s’entendent pas sur l’interprétation à donner à l’événement : est-ce un acte qui se situe dans le continuum de toutes les violences faites aux femmes ou un événement singulier – certes antiféministe et politique – mais ayant peu en commun avec les autres formes de violences misogynes? Les féministes radicales ont majoritairement défendu, depuis 1989, la première hypothèse. Aujourd’hui, la thèse de l’attentat terroriste antiféministe – si elle met en évidence les cibles avouées du tueur – peut nous ramener très près de la position féministe plus timorée trouvant dangereux, pour la légitimité du mouvement féministe lui-même, de faire un lien entre le tueur et les autres hommes violents. Or, si nous refusons la psychologisation du cas, et l’émotivité générée par l’affirmation que les hommes violents sont tous des meurtriers potentiels, et que nous l’abordons dans une perspective sociologique, il apparaît que les normes de genre et les régulations institutionnelles qui expliquent les deux phénomènes sont très proches les unes des autres.

Bien que l’auteur des meurtres du 6 décembre 1989 ait signifié son intention d’abattre des féministes, il ne s’en est finalement pas pris à des militantes, mais plutôt à des jeunes femmes qui ne se définissaient pas comme féministes tout en étudiant dans un domaine traditionnellement occupé par les hommes. S’il s’agissait d’un attentat terroriste, il visait ainsi à la fois les féministes et l’ensemble des femmes qui ne se soumettaient pas à la vision de l’ordre social inégalitaire et hiérarchisé privilégié par le meurtrier. Yannick Dulong et Richard Poulin font d’ailleurs le lien entre les meurtres de masse, les structures sociales inégalitaires et la contestation de celles-ci : « Par l’intimidation, le harcèlement et la peur, la violence masculine fait partie des mécanismes de soumission des femmes » (p. 99).

Ce qui est heuristique dans cette idée d’attentat terroriste antiféministe est l’élément de propagande et de peur généré par le terrorisme, au-delà de la violence physique exercée, et qui a eu un effet démobilisateur et a contribué au repli du mouvement féministe québécois. Plusieurs textes défendent d’ailleurs cette thèse de la rupture que représente le 6 décembre 1989 dans l’histoire du féminisme québécois. Micheline Dumont en parle brièvement dans son retour historique sur l’antiféminisme québécois depuis le début du XXe siècle, dans lequel elle nous rappelle de manière fort pertinente que l’antiféminisme s’est déployé « tout autant à droite qu’à gauche du spectre idéologique » et qu’il « ne touche pas uniquement les hommes » (p. 20). Pour Judy Rebick aussi, cet événement a marqué l’apogée du mouvement féminisme et le premier signe du ressac (backlash) qui a touché l’ensemble des féministes en Amérique du Nord au cours des années 90. Francine Pelletier aborde également sans détour cette question et, bien que sa vision de la Révolution tranquille et des années qui la précèdent soit un peu simpliste et manichéenne (« la grande noirceur » et le miracle/libération), elle met en évidence un indice du changement qui se produit en 1989 : « Avant Poly, c’était cool d’être féministe, après ce ne l’était franchement plus » (p. 61). Des discours antiféministes, presque impensables avant 1989, ont commencé à se multiplier dans les principaux médias et des hommes en colère ont pris la plume, de plus en plus nombreux, pour dénoncer le féminisme. Les plus réactionnaires s’organisent en mouvement social qualifiée de « masculiniste » et se font connaître notamment par des coups d’éclat et des sites Web haineux. Ils défendent, entre autres, l’idée d’une crise masculine provoquée par le féminisme qui serait – en quelque sorte – responsable du massacre de Polytechnique. Francis Dupuis-Déri analyse ces discours et conclut ceci (p. 85-86) :

Ce n’est donc pas l’égalité entre les hommes et les femmes qui provoque la crise, puisqu’elle n’est pas acquise. Les hommes font une crise dès qu’une femme – une seule – entre dans un secteur masculin. Le discours de crise est une stratégie qui permet de discréditer les femmes qui aspirent à l’égalité, en disant qu’elles en demandent trop, qu’elles vont trop loin, qu’elles provoquent par leur présence, pourtant si clairement minoritaire, des souffrances chez les hommes [… ] Ce n’est pas le féminisme qui a créé Marc Lépine, c’est à la fois le patriarcat et l’antiféministe, dont il s’est fait – littéralement – le bras armé.

Les effets sur le mouvement féministe québécois sont néanmoins bien réels et prendraient, selon Dominique Payette, deux principales formes : le morcellement ou la sectorisation des revendications féministes et l’inclusion, presque forcée, des garçons et des hommes aux discours et aux stratégies féministes.

Cependant, la commémoration est aussi l’occasion d’« euphémiser » le phénomène de la violence masculine. Comme Diane Lamoureux le souligne, la construction de la mémoire de la tragédie de Polytechnique se caractérise par une polarisation entre les actions en vue de la constitution d’une (fausse) unanimité toute faite de souvenirs personnels, de respect, de non-violence et d’émotions (les activités de deuil et de souvenirs comme les plaques commémoratives, les parcs, etc.) et celles qui ont plutôt pour objet de rappeler le caractère politique, antiféministe, sexiste de l’événement. Dans les médias, l’énoncé même de la dimension politique est considéré comme offensant la première forme de mémoire qui se focalise sur le lieu et le moyen plutôt que sur la nature même de l’événement. D’ailleurs, le massacre de Polytechnique est aujourd’hui beaucoup plus souvent rappelé comme un épisode de la longue série d’attentats meurtriers dans les écoles nord-américaines que comme un événement emblématique de la violence faite aux femmes et des rapports sociaux de sexe inégalitaires. La lecture de ce livre confirme, enfin, que parmi tous les discours qui ont fleuri sur cette tragédie depuis les vingt dernières années dans les médias (que ce soit dans les éditoriaux ou dans les documentaires, analysés par Julianne Pidduck, ou encore dans le film Polytechnique, analysé par Mélissa Blais), « seule la perspective féministe [radicale], qui privilégie une réflexion historique, pourrait favoriser une prise de conscience réelle des mécanismes de reproduction de la violence faite aux femmes » (Charron 2006 : 66). C’est ce qui ressort aussi du texte de Sandrine Ricci qui propose une synthèse des différentes interventions des groupes de femmes au colloque; ces groupes qui oeuvrent chaque jour à limiter la violence faite aux femmes, à aider celles qui en sont victimes, à outiller les femmes et à trouver des explications sociologiques et des solutions collectives à ce phénomène, contribuant par là même à s’éloigner de la psychologisation à outrance qui caractérise les principaux médias et expressions médiatiques actuels.