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Voici un ouvrage attendu depuis longtemps, en particulier par tous ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire de la naissance au Canada. Wendy Mitchinson, professeure d’histoire à l’Université de Waterloo, pionnière des recherches sur le traitement médical des femmes au xixe siècle, fait à nouveau oeuvre de précurseure avec cette étude sur ce qui constitue « a central experience for the vast majority of Canadian women » (p. 15). Dans le prolongement de ses travaux antérieurs, l’auteure pousse ici ses recherches jusqu’à la première moitié de xxe siècle. Quelle conception les praticiens et les praticiennes de l’accouchement avaient-ils de la naissance, comment traitaient-ils leurs « patientes » et pourquoi agissaient-ils ainsi ? Tel est en substance l’objet du livre de Wendy Mitchinson qui soutient que le rapport à la naissance est une construction sociale dont l’étude nous en apprend davantage sur les sociétés et les cultures que sur les praticiens et les praticiennes qui en sont simplement le produit.

La recherche de l’auteure s’articule autour de huit chapitres thématiques qui nous présentent, dans un premier temps, les mondes respectifs des médecins (chapitres 1 et 2) et des sages-femmes (chapitre 3), avant d’aborder plus directement la question du traitement médical des femmes enceintes, un sujet que l’auteure étoffe à partir du diagnostic de la grossesse jusqu’à l’accouchement (avec ses interventions) et le post-partum immédiat (chapitres 4 à 8). Son étude s’appuie sur une masse documentaire substantielle et variée : archives, périodiques et ouvrages spécialisés en médecine, imprimés populaires, entrevues avec des mères et avec des médecins, dossiers médicaux.

Dans le but de faire contrepoids à l’historiographie qui avait surtout mis l’accent sur les pratiques médicales, Wendy Mitchinson accorde une attention particulière au contexte dans lequel devaient évoluer les médecins, mettant en lumière leurs contraintes professionnelles et leurs problèmes. Durant la première moitié du xxe siècle, les médecins étaient en butte à maints tiraillements. Les importants débats de fond qui secouent la profession, sur la nature de l’obstétrique (art ou science ?) et de l’enfantement (processus physiologique ou pathologie ?), créent le sentiment de manquer de prise sur l’« objet » de leur travail. Pires encore sont les tensions individuelles causées par la mouvance d’un monde médical en pleine mutation. Domination de plus en plus marquée de la médecine hospitalière sur la pratique privée, concurrence tous azimuts à soutenir, efforts à consentir pour s’accréditer auprès d’une population qui bénéficiait déjà de savoirs d’intervenantes et d’intervenants spécialisés en matière de santé, manque de formation, sentiment de trop travailler et d’être mal payés, tous ces éléments anxiogènes (et bien d’autres encore) auraient orienté la pratique des accoucheurs. Une chose est certaine, durant ces années, la profession médicale s’aligne inéluctablement sur le modèle scientifique positiviste, et la médicalisation de l’accouchement, amorcée à la fin du siècle précédent, va en s’intensifiant.

Le chapitre consacré aux sages-femmes offre une vue essentielle sur ces praticiennes et permet la mise en perspective de la pratique médicale du temps. Au Canada, les historiennes et les historiens avaient déjà souligné le déclin de la pratique des sages-femmes à partir de la fin du xixe siècle. Certaines ont cependant continué leur travail au sein de communautés immigrantes, sur les territoires isolés, dans les maternity homes des Prairies, chez les personnes moins bien nanties et parmi les peuples autochtones. Malgré cette présence sensible, à aucun endroit au Canada, les sages-femmes n’ont reçu de reconnaissance officielle de l’État. Les sages-femmes que nous présente l’auteure forment un paysage vaste et hétérogène. Il ressort de cette composition que le terme « sage-femme » revêtait différentes significations selon les populations, que leur formation était variée en même temps que ce qu’elles avaient à offrir et que leurs rapports avec les médecins étaient complexes, bien plus, en tout cas, que ne l’avaient suggéré les premières recherches féministes.

Forts de leurs connaissances scientifiques, supérieures à leur avis, les médecins étaient convaincus d’avoir plus à offrir aux femmes enceintes que les sages-femmes. Nulle part, ils n’ont mieux manifesté cette certitude que dans l’invention de la surveillance prénatale qui devait préserver la nation du fléau de la mortalité maternelle. Le succès de cette innovation a été tel que le besoin de soins prénataux deviendra, dans l’entre-deux-guerres, une conviction absolue et partagée, entraînant un accroissement tangible des femmes enceintes qui consultent un médecin. Conséquences ? L’alignement de la grossesse avec la maladie, la normalisation des personnes et une dépendance accrue des femmes enceintes à l’égard des experts.

L’accumulation des discriminations maternelles (selon la race, la classe sociale, la culture, l’âge, etc.) en ce qui a trait aux « risques » de la parturition et la définition très élastique du « normal » ont ouvert la voie à l’acceptation de la possibilité de complications pour toutes les naissances. Dès lors, l’hôpital comme lieu d’accouchement et le recours à une expertise médicale devenaient les choix logiques pour qui entendait survivre à l’enfantement et donner naissance à un ou une enfant en santé. Aussi, au début des années 40, c’est désormais en majorité que les Canadiennes se rendent à l’hôpital pour accoucher. Sa prépondérance grandissante permettra à l’institution hospitalière de définir le standard des soins et d’imposer sa vision jusque dans les pratiques privées. Surtout après la Première Guerre mondiale, où les prédispositions à contrôler l’accouchement prennent de l’ampleur, les parturientes étaient soumises à une gamme de soins et d’interventions. Aux interprétations qui avaient présenté jusqu’à maintenant une vision « romantique » de l’accouchement à la maison, l’auteure oppose un portrait plus nuancé en insistant sur l’absence d’un modèle unique et la variété des expériences.

Nous nous en tenons ici à un survol rapide de l’ouvrage très riche et nuancé de Wendy Mitchinson. Dans ce vaste panorama qu’elle dresse des cinq décennies où la médicalisation de l’accouchement s’est accomplie au Canada, l’auteure réussit à éviter les portraits monolithiques et les stéréotypes. Elle y fait la preuve d’un souci constant de montrer le passé dans sa complexité, en tenant compte des diverses réalités vécues à l’échelle de l’immense territoire canadien, de la variété des peuples, des différents praticiens et praticiennes de l’obstétrique, des débats qui ébranlent la profession médicale, du changement dans le temps. Malgré cet effort, les Québécoises et les Québécois seront toutefois un peu déçus du contenu qui concerne essentiellement l’anglophonie et Montréal, laissant en plan une large part de leur histoire.

Giving Birth in Canada est sans contredit une contribution de taille à l’histoire sociale de la médecine de même qu’à l’histoire des genres et de la science, mais aussi à l’histoire de la naissance, grâce à l’éclairage qu’il jette sur la question du traitement médical des mères et de leurs rapports avec les praticiens, à une époque charnière, encore peu explorée. Les spécialistes qui ne peuvent profiter pour l’instant de travaux de synthèse sur l’histoire de la naissance seront ravis d’y trouver une mine de renseignements et de détails pertinents. D’un abord facile, ce livre est susceptible de plaire également aux profanes qui s’intéressent au sujet. Ceux-ci et celles-ci apprécieront y découvrir, entre autres, les racines de plusieurs conceptions qui ont traversé le temps, comme celle qui veut que les femmes aient perdu, avec la « civilisation », leur capacité d’accoucher par elles-mêmes, ou cette autre qui estime que les sages-femmes ont leur pertinence… ailleurs, mais pas ici…

Malgré toutes les qualités de l’ouvrage, il est dommage toutefois que le résultat d’ensemble donne le sentiment d’avoir peu compris le point de vue des mères, principales actrices de la « mise au monde ». Le manque de détails relevant de l’intime nous amène parfois à douter de certaines interprétations. Ainsi, l’interprétation qui soutient que les femmes auraient accepté sans protester la vision médicale de la grossesse, en tenant pour indice leur fréquentation croissante des cliniques prénatales et le transfert hospitalier de l’accouchement, convainc peu. Prenons l’exemple du Québec. Il est connu que les grands appareils sanitaires ont été formés à partir d’un projet défini par l’élite médicale, soutenue par les élites politique, religieuse et des affaires, et dont les enjeux dépassaient largement les intérêts particuliers : « la puissance d’une nation, la vigueur de son économie, sa sécurité en cas de guerre, affirmait-on, étaient étroitement dépendantes du nombre de ses citoyens productifs et de leur état de santé » (Guérard 1998 : 79). Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure la vision et les intérêts des élites, manifestés avec puissance et ampleur dans la médicalisation de l’ensemble de l’espace social, collaient à ceux des diverses collectivités et des individus, en l’occurrence à ceux des femmes enceintes. Se sont-elles simplement intégrées à un nouveau système, dont il aurait été difficile par ailleurs de s’échapper, cherchant à s’en accommoder le mieux possible, ou ont-elles réellement adhéré à la vision médicale de la naissance ? Heureusement, l’auteure l’admet elle-même (p. 11-12) : « To understand the nature of medical and patient choice, we need to know much more about what alternatives to medical care existed and what understanding women had of their own bodies. »

Avec Giving Birth in Canada, Wendy Mitchinson a prospecté un terrain extrêmement fertile et elle a posé en même temps les balises sur lesquelles pourront s’orienter de nouvelles recherches. Nous ne pouvons que lui être reconnaissante d’offrir un travail aussi colossal et utile.