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« La femme devient, mais elle n’est pas », proclame Clémence Royer devant la Société d’anthropologie dont elle est devenue membre à l’arraché, en 1870, forte de la réputation que lui a valu sa traduction de L’origine des espèces de Charles Darwin en 1862. Simone de Beauvoir avait-elle lu Clémence Royer? Probablement pas, car la mémoire et les écrits de Clémence Royer avaient sombré dans l’oubli depuis sa mort en 1903, oubli à peine rompu par une célébration à la Sorbonne, pour le centenaire de sa naissance, en 1930.

Qui est Clémence Royer? Autodidacte qui accède à tous les savoirs, elle se révolte à 20 ans contre la maigre instruction qu’elle a reçue et surtout contre l’éducation religieuse. À la mort de son père, elle refuse le mariage conventionnel auquel on la destine. Devenue libre-penseuse, elle se cherche une profession, passe trois examens en un an, puis part en Angleterre enseigner dans une institution protestante. Par la suite, elle se réfugie en Suisse romande où elle dévore littéralement tous les ouvrages de la bibliothèque de Lausanne : exégèse, philosophie, physique, chimie, anthropologie, économie, mathématiques, géologie, droit, histoire naturelle. Elle y développe en 1858 un cours de philosophie destiné aux femmes qui se pressent à ses conférences et elle accède ainsi à la notoriété. C’est là qu’elle rencontre un homme marié, Pascal Duprat, proscrit du Second Empire, qui lui commande un roman et elle devient rapidement sa maîtresse, car elle est partisane de l’amour libre. Elle publie en 1862 la première traduction en français de l’ouvrage de Charles Darwin L’origine des espèces, traduction précédée d’une longue préface où elle anticipe les conclusions les plus audacieuses du chercheur britannique, que lui-même ne formulera qu’au cours des années subséquentes.

Ayant suivi son ami en Italie, Clémence Royer y donne naissance, en 1866, à un fils. Le couple revient à Paris en 1869 et tente de gagner sa vie par son activité intellectuelle. Clémence Royer multiplie les conférences, les articles dans les grandes revues savantes de l’époque, présente ses textes aux « concours » et se signale par ses idées avant-gardistes, en défendant, entre autres, l’impôt progressif sur le revenu en 1869, ce qui est alors une proposition inouïe. Elle soutient également des opinions sur le « travail » des mères et des épouses. La Sorbonne lui interdit l’usage d’un amphithéâtre pour y donner une conférence en 1880.

Clémence Royer est la première, et sera longtemps la seule, femme à être admise à la prestigieuse Société d’anthropologie de Paris, en 1870, et elle multiplie les interventions où elle tient tête à tous ses détracteurs. Un de ses textes, en 1873, sur la natalité, est toutefois fermement censuré tant les propos qu’elle y tient scandalisent : elle défend la régulation des naissances et l’avortement pour assurer la liberté des femmes. Ce texte est toujours inédit. Elle collabore de loin avec les associations féministes et prend parti contre le suffrage féminin, qu’elle considère comme un problème non urgent.

Retraitée après la mort de Pascal Duprat, Clémence Royer continue sa vie de travaux intellectuels et reçoit tardivement des hommages lors de cérémonies spectaculaires en 1895, en 1897 et en 1900, à l’initiative de ses amies féministes. Elle meurt en 1903.

Cet ouvrage d’Aline Demars comporte trois parties. La première, intitulée, « Une vie », propose d’abord la trop brève autobiographie de Clémence Royer, rédigée en 1895, à la fin de sa vie. Singulièrement incomplet, ce texte est élargi et se termine par une longue section de Demars : « Ce qu’elle dit, ce qu’elle ne dit pas », texte qui éclaire les principales étapes du parcours de cette femme stupéfiante qu’a été Clémence Royer. La deuxième partie, « Une oeuvre », s’intéresse aux principales idées de Clémence Royer, à travers ses publications et les querelles et scandales qui ont scandé sa carrière. La troisième partie, « Une femme », présente quelques aspects de sa personnalité, ses opinions sur l’instruction des femmes, sur le travail, sur la guerre, sur le féminisme. La bibliographie nous apprend que, depuis 1980, Clémence Royer fait l’objet de recherches universitaires intensives aux États-Unis, où à ce jour deux thèses de doctorat lui ont été consacrées. Une thèse de doctorat a également été soutenue en France en 1998.

On pourra utilement compléter cette lecture par l’ouvrage publié par Geneviève Fraisse en 1984 : Clémence Royer, philosophe et femme de science (La Découverte), où la philosophe française expose et remet en contexte toutes les idées défendues par cette femme étonnante, tout en soulignant ses contradictions et ses dérives possibles. En effet, Clémence Royer, farouche partisane de l’inégalité foncière des être humains, avance parfois des théories qui pourraient prêter à l’eugénisme, voire au racisme. Par ailleurs, Fraisse évalue plus correctement le « féminisme » de Clémence Royer, alors que Demars semble prendre plaisir à noter ses prises de position « antiféministes ». Notons que l’on trouve dans l’ouvrage de Fraisse le texte de l’« Introduction à la philosophie des femmes » et celui de la « Préface » à l’ouvrage de Darwin, textes rédigés tous deux par Clémence Royer. Cela mérite un détour!

L’ouvrage d’Aline Demars, par le plan thématique adopté, est un peu déroutant à lire et oblige à des retours constants sur la chronologie qui n’est nulle part exposée de manière concise. On note également une vision très « française », notamment du mouvement féministe. Par exemple : Clémence Royer n’est pas la seule femme à s’intéresser à la régulation des naissances en 1874; en Angleterre, Annie Besant se faisait remarquer par un procès retentissant à la même époque. Enfin, on aurait aimé que Demars propose quelques explications sur le silence étonnant qui a suivi la mort de cette femme au parcours tellement original, qui a publié : six ouvrages considérables; une traduction de Darwin qui a fait école et a connu plusieurs éditions (jusqu’en 1931!); une dizaine de brochures et une douzaine d’articles d’encyclopédies et de dictionnaires; une centaine d’articles savants de 1861 à 1899, dans de grandes revues françaises (Journal des économistes, La Philosophie positive, Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, Revue d’anthropologie). Clémence Royer a aussi laissé, à sa mort, quantité de manuscrits dont plusieurs ont malheureusement disparu. Malgré tout, l’ouvrage de Demars est rempli de renseignements intéressants et d’anecdotes qui feront la joie de son lectorat.