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Le phénomène de la violence envers les femmes demeure un problème social préoccupant alors qu’il fait de nombreuses victimes pour qui les conséquences sont dévastatrices. Étant donné les transformations sociales importantes des 40 dernières années, le phénomène tend à se complexifier et exige de la part des chercheuses et des chercheurs, des spécialistes et des personnes-ressources ainsi que des décideuses et des décideurs politiques de poursuivre les réflexions sur le sujet et d’adapter les réponses sociales aux réalités et aux besoins changeants des femmes aux prises avec cette problématique. C’est dans cette optique que s’est tenu à Montréal en 2011 un colloque international organisé par le Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF). L’ouvrage sous la direction de Maryse Rinfret-Raynor et autres regroupe certaines présentations effectuées lors de ce colloque. Il se divise en trois parties : la première a pour objet de rendre compte de nouvelles perspectives théoriques et de recherche; la deuxième s’attache à des contextes particuliers dans lesquels la violence survient; et la troisième s’intéresse aux réponses politiques, judiciaires et psychosociales aux violences faites aux femmes.

Première partie : « Violence faites aux femmes. De nouvelles perspectives théoriques et de recherche »

Dans les deux premiers chapitres de la première partie, les deux auteurs invitent les lectrices et les lecteurs à revoir leurs conceptions de la violence conjugale. Tout d’abord, Michael P. Johnson (p. 15-31) souligne l’importance de distinguer les différents types de violence conjugale. Selon lui, cette distinction est nécessaire pour éviter des erreurs méthodologiques en recherche et concevoir des interventions adaptées et efficaces. Le texte d’Evan Stark (p. 33-51), pour sa part, propose d’utiliser le modèle de contrôle coercitif, qui conçoit la violence conjugale dans sa dimension politique, c’est-à-dire en fonction des stratégies de subordination utilisées par les conjoints violents (par exemple, harcèlement, intimidation, isolement) et du désir sous-jacent de ceux-ci d’empêcher les femmes d’agir en toute liberté.

De son côté, Floya Anthias (p. 55-75) ouvre la discussion sur les dimensions structurelles de la violence en discutant de la pertinence de la théorie intersectionnelle pour étudier des problèmes comme le viol et l’agression sexuelle, la violence conjugale, la violence commise au nom de l’honneur et la traite des personnes. Sa perspective théorique permet de rendre compte des formes de discrimination à l’endroit des femmes qui surviennent à la conjoncture de diverses dimensions sociales telles que la classe sociale, la race et l’ethnicité. Pour sa part, Élisabeth Harper (p. 77-98) propose de rallier l’approche intersectionnelle et les approches narratives dans les interventions en matière de violence conjugale. Une telle intervention permettrait de transformer les narratifs sociaux au sujet de la violence conjugale, de la race et de l’ethnicité, qui ont tendance à stigmatiser les femmes et à limiter leur accès à des services appropriés. Poursuivant sur la question culturelle, Daniel Weinstock (p. 99-113) pose le débat autour des valeurs (respect de la diversité culturelle/intérêts fondamentaux des femmes) qui divisent les multiculturalistes progressistes et les féministes. Selon lui, c’est la vision statique et conservatrice du multiculturalisme qui augmente la vulnérabilité des femmes, alors que cette perspective ne considère pas les femmes comme des agentes de changements culturels.

Les deux chapitres suivants s’attachent à l’examen des facteurs de risque auxquels les recherches pourraient accorder davantage d’attention. S’appuyant sur les données de l’Enquête sociale générale (ESG) de 2009, réalisée par Statistique Canada, Frédéric Ouellet et Marie-Marthe Cousineau (p. 117-134) montrent que les femmes plus jeunes, les femmes mariées, de même que celles qui rapportent une incapacité physique ou mentale ou la prise de certains médicaments, seraient plus à risque en matière de violence conjugale. De leur côté, Myriam Dubé et Christine Drouin (p. 135-147) analysent 46 dossiers de féminicides au Québec. Les résultats observés révèlent que la grande majorité de ces actes présente des indices d’une planification du meurtre. Cela va à l’encontre de la croyance selon laquelle les homicides conjugaux relèveraient d’un geste purement impulsif caractérisé par une perte de contrôle. Dès lors, l’article soulève des pistes intéressantes pour l’intervention quant à la possibilité de prévenir de tels crimes.

Deuxième partie : « Des réalités complexes et des contextes de vulnérabilité à découvrir »

Cette section débute par la présentation d’une recherche de Mylène Fernet et ses collègues (p. 153-168) où l’on signale qu’une proportion non négligeable des couples adolescents vivent des situations de violence dans leur relation amoureuse. Les auteures et les auteurs présentent les principaux motifs de conflits entre les jeunes de même que leurs stratégies de gestion de conflits. Ce faisant, ils soulèvent des particularités relatives à la violence vécue par les jeunes qui pourraient orienter les interventions.

Il est ensuite intéressant d’apprendre par Isabel Fortin, Natasha Dugal et Stéphane Guay (p. 169-181) que les hommes et les femmes âgés de 20 à 24 ans qui se trouvent dans une dynamique de violence mutuelle présentent un niveau de détresse psychologique significativement plus élevé que celui de la population en général. Il importe toutefois, précise-t-on, d’évaluer le soutien social, car ce dernier constitue un facteur de protection diminuant les conséquences de la violence. La problématique de la violence sexuelle à l’égard des aînées est abordée dans le texte de Karine Tremblay (p. 183-196). Puisque le genre et les caractéristiques propres au vieillissement s’entrecroisent pour créer une plus grande vulnérabilité relativement à la violence chez ces femmes, un projet a été réalisé en collaboration avec le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, pour contrer la méconnaissance du phénomène par des activités de formation et de sensibilisation.

Un autre contexte de vulnérabilité important à examiner en rapport avec la violence faite aux femmes est celui de l’itinérance. Leslie M. Tutty et ses collègues (p. 199-218) présentent la réalité des femmes victimes de violence et itinérantes et suggèrent de concevoir ces deux réalités indistinctement, tant en ce qui concerne la recherche que pour ce qui est de l’intervention. Leur recherche qualitative fait ressortir que la violence du conjoint représente un facteur ayant forcé plusieurs femmes à l’itinérance. Ces auteures portent un regard critique sur les services en place actuellement, qui ne sont pas adaptés à la réalité de ces femmes et, de ce fait, peuvent difficilement leur permettre de surmonter leur situation.

Par ailleurs, Latifa Drif et Dalila Touami (p. 219-238) abordent la question des mariages forcés, en tant que pratique qui s’inscrit dans les violences fondées sur les inégalités de genre et les violences intrafamiliales dirigées principalement envers les jeunes filles. Ces auteures présentent une démarche de prévention de ces mariages en France, qui est orientée vers le travail en réseau et la promotion de l’égalité et du respect des droits de la personne.

La deuxième partie du livre se termine par le texte de Lilian Bigstone et autres (p. 239-256) qui présentent un modèle d’intervention pour les familles des Premières Nations établies dans des réserves et vivant dans des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. L’intervention proposée consiste en un soutien à long terme grâce à des personnes-ressources et spécialistes sur le terrain. La particularité de ce programme repose sur l’approche holistique et partenariale élaborée avec les familles et leur communauté. Elle s’oriente autour de quatre dimensions : 1) réponse aux besoins physiques; 2) soutien en vue du bien-être mental et psychologique; 3) réponse aux besoins affectifs; et 4) prise en considération de la spiritualité et des croyances des individus.

Troisième partie : « Les réponses politiques, judiciaires et psychosociales aux violences faites aux femmes »

Cette partie commence par la présentation des résultats d’une étude évaluative du deuxième plan d’action en matière de violence conjugale du gouvernement du Québec. Élisabeth Lesieux, Maryse Rinfret-Raynor et Normand Brodeur (p. 259-273) font ressortir les avancées intéressantes que les maisons d’hébergement ont pu mettre en oeuvre grâce à ce plan d’action gouvernemental. Leur texte comporte également des recommandations en vue de l’élaboration du prochain plan d’action.

Katja Smedslund (p. 275-290) présente trois initiatives novatrices mises en oeuvre dans trois pays distincts dans le but de contrer les violences faites aux femmes : 1) une pratique de collaboration interinstitutionnelle élaborée sur le plan local à Berlin (Allemagne); 2) l’adoption d’une loi sur l’éviction du conjoint violent du domicile en Autriche; et 3) l’adoption d’une loi encadrant les mesures de protection des victimes des violences de genre adoptée en Espagne. L’auteure discute des limites, des résistances et des retombées associées à l’instauration de ces pratiques et de la possibilité d’implanter ces mesures dans d’autres pays.

La modernisation du système de justice pénale new-yorkais en matière de protection des femmes victimes de violence proposée par Judy Harris Kluger (p. 291-305) insiste sur la nécessité de transformer les attitudes et les mentalités à l’égard de la violence conjugale, puisqu’elles sont profondément ancrées dans la culture institutionnelle. Parmi les nouvelles mesures législatives mises en avant, mentionnons les tribunaux spécialisés en violence conjugale et des mesures de protection pour les femmes victimes de trafic sexuel, de même que pour les immigrantes.

Le texte de Sonia Gauthier et ses collègues (p. 307-322), favorise l’approche de réduction des méfaits dans l’intervention auprès de femmes victimes de violence conjugale qui décident de rester avec leur conjoint. Cette approche permettrait de limiter les conséquences de la violence pour les femmes, dans un esprit de non-jugement et de tolérance à l’égard de leur choix, outre qu’elle aurait des retombées intéressantes pour les personnes-ressources et spécialistes. Ainsi, ces auteures suggèrent qu’un tel modèle permettrait de diminuer le sentiment d’impuissance souvent ressenti dans l’intervention auprès des femmes victimes de violence conjugale.

En conclusion, ce livre apporte un éclairage nouveau sur la complexité du phénomène de la violence faite aux femmes de même que sur la diversité des expériences de celles-ci. Il fournit également certaines pistes de recherche et d’intervention. Une des pistes suggérées est de repenser les représentations de la violence conjugale en fonction de ses différentes formes et d’adopter des définitions communes pour assurer une meilleure compréhension du phénomène.

Par ailleurs, le modèle explicatif du genre devrait s’ouvrir à la perspective intersectionnelle. En effet, celle-ci permettrait de tenir compte de facteurs structurels découlant de la mondialisation, de la migration et du contexte politicoéconomique dans lequel les femmes se trouvent, alors que ces facteurs peuvent contribuer à fragiliser leur condition. De plus, les facteurs augmentant le risque que les femmes soient victimes de violence conjugale ou d’homicide conjugal doivent continuer d’occuper une place importante dans les préoccupations en matière de recherche et d’intervention. Des efforts doivent aussi être poursuivis en vue de diversifier l’offre de services et de proposer des interventions plus adaptées à certaines formes de violence envers les femmes moins documentées jusqu’à présent : celle qui est vécue par les jeunes dans leurs relations amoureuses, la violence sexuelle subie par les aînées, la violence conjugale dans le cas des sans-abris, la violence à travers les mariages forcés, les violences structurelles dont sont victimes les immigrantes et les autochtones. À cet effet, l’ouvrage expose des stratégies novatrices mises au point dans divers pays, desquelles il sera possible de s’inspirer dans le but de renouveler les politiques sociales s’adressant aux femmes victimes de violence.

En somme, les violences envers les femmes représentent un phénomène universel, qui tend à changer et à se complexifier avec le temps. Les lectrices et les lecteurs sont invités à réfléchir à la question et à se mobiliser contre ces diverses formes de violence envers les femmes, tout en ne négligeant pas la responsabilité sociale entourant la problématique.