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Pour moi, les femmes ont un grand rôle à jouer dans tout processus de réconciliation et de reconstruction après un conflit parce que dans les maisons, la plupart du temps, c’est elles qui ont l’aiguille pour coudre les tissus, pour coudre tout ce qui est déchiré dans la famille. Ça, c’est ma grand-mère qui le répète souvent quand je suis en colère. Donc, je pense, c’est aussi ce que pense ma grand-mère, que les femmes ont un grand rôle à jouer, un grand rôle de réunificatrices, un grand rôle de réconciliatrices parce qu’elles ont beaucoup perdu dans le génocide mais aussi dans les conflits dans le monde. Elles subissent des violences morales, violence physique, violence de toutes sortes, et nous pensons que les femmes ont le grand rôle à jouer dans cette réconciliation. Et la porte d’entrée dans ce thème doit être les femmes parce qu’une femme, lorsqu’elle est convaincue d’une chose, elle peut convaincre plusieurs personnes à adhérer à cette cause.

Petite-fille rwandaise

Donner la parole aux aînées réfugiées pour mieux comprendre les transformations intergénérationnelles et sociales

Au Québec, les personnes âgées sont le plus souvent perçues autour des problèmes qu’elles éprouvent et des étiquettes contradictoires qu’on leur appose, soit à titre de baby-boomers qui profitent de leur situation matérielle aux dépens des jeunes générations, soit, au contraire, en tant que personnes dépendantes et victimes d’une société qui ne s’intéresse pas à elles, voire qui les maltraite. Les aînées sont particulièrement perçues dans la seconde catégorie, victimes de l’âgisme, d’une part, et du sexisme, d’autre part, et ce, tout au long de leur vie. Les personnes immigrantes portent aussi leur part de stigmatisation : elles sont le plus souvent analysées au travers de traits culturels qu’elles amènent dans leurs bagages, renvoyées à la tradition du pays d’origine et considérées comme en processus d’adaptation-intégration leur vie durant. Lorsqu’on les aborde sous l’angle intergénérationnel, ce sont les transmissions culturelles qui se trouvent associées aux personnes âgées immigrantes mais aussi les processus de dépendance qui interpellent les relations de solidarité et d’entraide familiale.

En effet, sociologiquement, les personnes âgées immigrantes font partie des groupes les plus pauvres et les plus vulnérables au Canada (Tigar McLaren 2006) et elles sont souvent dépendantes de leurs enfants pour survivre. Les difficultés d’accès aux soins, les problèmes de langue de même que les différences culturelles et religieuses viennent renforcer cette dépendance et imposent à la jeune génération le devoir de prendre en charge leurs aînés. Lavoie et autres (2007) mentionnent trois courants d’analyse des solidarités au sein des familles migrantes : le premier, culturaliste, met en avant les pratiques d’entraide intergénérationnelles comme une caractéristique culturelle traditionnelle des familles migrantes; le deuxième, le courant structuraliste, insiste sur les difficultés d’accès aux services qui contraignent à ces solidarités; le troisième courant, plus interactionniste, met en évidence les trajectoires migratoires qui ont un impact pour renforcer ces solidarités sous forme de stratégies familiales d’insertion (Vatz Laaroussi 2001). Par ailleurs, dans la troisième voie, on analyse aussi la manière dont les changements, liés au mode de vie dans la société d’accueil, viennent contraindre et transformer l’entraide et les relations intergénérationnelles, faisant passer des solidarités mécaniques à des pratiques solidaires originales et choisies.

En ce qui concerne les personnes réfugiées, les rapports intergénérationnels ont été explorés essentiellement autour de deux thématiques : la réunification familiale et les pratiques juridiques de parrainage. Pour ceux et celles qui ont quitté leur pays afin d’assurer leur survie, ainsi que celle de leurs enfants ou d’autres membres de la famille, faire venir la parenté dans le nouveau milieu est une préoccupation majeure qui va consommer une grande partie de leur énergie et de leur temps dans la nouvelle société (souvent plusieurs années d’attente). C’est aussi la présence de la famille élargie, quand elle est là, qui assure, pour plusieurs, le confort psychologique nécessaire en vue de commencer une nouvelle vie, de redémarrer professionnellement et économiquement ou de faire de nouveaux apprentissages (Rachédi et Vatz Laaroussi 2004). Cependant, c’est également quand la réunification est effectuée que des problèmes liés aux pertes, aux conflits passés et aux longues séparations peuvent surgir. Ainsi, on note une dépendance matérielle et psychologique des personnes accueillies par rapport aux membres de leur famille qui les parrainent. Des sentiments de dette, de perte d’autonomie, de rejet peuvent apparaître chez les parents parrainés (Côté, Kérisit et Côté 2001), alors que l’on observe un alourdissement du fardeau matériel et psychologique dans la génération qui les accueille. Bolzman et autres (2008) signalent en particulier cette difficulté lorsque la personne qui rejoint sa famille est un parent âgé.

Le genre est bien sûr une dimension importante pour mieux saisir les relations intergénérationnelles dans les trajectoires migratoires. Par exemple, les questions de transmission mais aussi de dépendance prennent une coloration particulière lorsqu’il s’agit de femmes aînées immigrantes ou réfugiées (Bassolé et autres 2004). Elles sont le plus souvent perçues au travers de problèmes qui seraient soit propres à la migration, comme les violences vécues durant la trajectoire ou l’isolement, soit spécifiques des personnes âgées, comme la dépendance, ou encore liés à leur genre, comme la domination et l’exploitation. Les femmes aînées réfugiées se trouvent ainsi à l’intersection de multiples formes de discrimination et de vulnérabilité, mais ces femmes sont toujours perçues selon le filtre de leurs problèmes et des barrières qui les entourent.

Un autre pan de la littérature portant sur les relations intergénérationnelles dans l’immigration met en avant la place des aînées immigrantes dans les réseaux et l’entraide. En effet, la littérature insiste sur la place des femmes dans les réseaux transnationaux (Rose et Iankova 2005; Conseil du statut de la femme 2005), dans les rapports intergénérationnels (Mohamed 2000; Organisation des Nations Unies 2002; Rinfret 2007) et dans la transmission à la fois de savoirs mais aussi d’une mémoire familiale qui se transforme dans l’immigration (Rachédi et Vatz Laaroussi 2006; Vatz Laaroussi 2007; Montgomery 2008). Tenant compte de ces diverses approches, nous souhaitons donner ici une voix aux aînées immigrantes et nous proposons une analyse multidimensionnelle et interactionniste qui permet d’aborder les questions qui les touchent dans leurs réalités multiples, mais surtout dans le sens que ces femmes donnent à leurs expériences.

En présentant les résultats d’une recherche menée auprès de grands-mères, de mères et de petites-filles réfugiées au Québec[2], nous nous intéressons aux processus qui placent ces aînées, les grands-mères des trios, au coeur non seulement des transmissions, par exemple de la langue maternelle ou de certaines coutumes familiales, mais aussi en chefs de file de construction de nouveaux savoirs et de transformations sociales. En particulier, les divers types d’alliance et les processus de circulation du changement seront analysés en suivant l’hypothèse selon laquelle la circularité des transmissions et des transformations amène ces actrices à modifier leurs pratiques culturelles, à changer les rôles sociaux au sein des dynamiques familiales et, finalement, à investir de nouvelles positions dans les processus de socialisation et dans l’espace public. Pour exposer cette réflexion, la première partie du texte portera sur la perspective méthodologique participative et interactionniste qui a animé la recherche. La deuxième reconstituera des trajectoires typiques de migration de ces aînées réfugiées au Québec. Dans la troisième partie, les transmissions et les productions intergénérationnelles seront analysées en mettant en évidence la place spécifique que les aînées y occupent. Enfin, la quatrième et dernière partie insistera sur les spécificités des processus de recomposition interculturelle et intergénérationnelle mis en oeuvre par ces femmes.

Cependant, avant d’aller plus loin dans l’analyse, écoutons ce que ces aînées réfugiées et les membres de leur famille[3] ont à dire sur leur place dans la migration :

L’appui que nous nous sommes donné les uns aux autres a été important parce que nous avons eu des conflits graves et le changement de pays a été aussi difficile, alors cela nous a aidés; le fait d’être en famille nous a donné la force et le désir de nous en sortir. Je pense que la personne qui a été le moteur pour nous a été ma mère, elle est vraiment un exemple de courage et force.

mère colombienne

Oui, certainement, on s’accompagnait et se donnait de la force, même qu’au début tout était gris, il n’y avait pas de fleurs, les arbres n’avaient pas de feuilles, tout était froid et triste, et le vert, les couleurs de la nature et le soleil de notre pays nous manquaient; après, avec le printemps, la nature s’est réveillée et nous a donné de la joie. Petit à petit, nous avons commencé à nous adapter et à aimer être ici.

grand-mère colombienne

Une perspective féministe, interculturelle et intergénérationnelle

La recherche que nous avons menée est caractérisée par la perspective méthodologique participative, constructiviste et interactionniste que nous avons élaborée. Nous intéressant aux processus mis en jeu dans les relations intergénérationnelles pour les femmes réfugiées au Québec, nous avons voulu les saisir tels que ces femmes les vivaient et selon le sens qu’elles leur donnaient. Il s’agissait de circonscrire, d’analyser et de modéliser la manière dont, au travers des réseaux intergénérationnels de proximité et plus précisément au travers de trois générations, les femmes transmettent, créent et actualisent des savoirs, une mémoire ainsi que des pratiques d’insertion, d’adaptation et d’entraide.

Une perspective méthodologique axée sur le dialogue

Pour cela, non seulement nous avons rencontrées les trois générations de femmes en question et leur avons donné la parole, mais plus encore nous avons mis sur pied une équipe de terrain et d’analyse, elle-même multigénérationnelle et multiculturelle. Et nous avons voulu ouvrir plusieurs dialogues, entre les femmes rencontrées en entrevues et leurs intervieweuses, entre les intervieweuses étudiantes et l’équipe des chercheuses mais aussi entre les femmes réfugiées elles-mêmes au sein de leur famille et au sein de groupes interculturels. C’est dans la rencontre de ces dialogues qu’une analyse compréhensive s’est déployée dans une perspective féministe, mettant les femmes au coeur de notre réflexion et de notre démarche, avec une approche intergénérationnelle, posant les relations intergénérationnelles comme des vecteurs de changement et avec une conceptualisation interculturelle, insistant sur la richesse des rapports entre des personnes porteuses et transformatrices de cultures.

Avec cette démarche, nous avons voulu répondre aux questions suivantes : comment s’effectuent dans les réseaux familiaux intergénérationnels des femmes réfugiées la transmission et la circulation des savoirs et des pratiques? Comment s’y organisent les processus d’entraide entre les diverses générations? Comment assurent-ils à la fois la continuité et le changement? Quels sont les nouveaux savoirs et pratiques issus de ces échanges intergénérationnels de proximité? Comment ces processus permettent-ils une meilleure adaptation-insertion dans la société d’installation? Et nous avons parcouru différents domaines comme le soin aux personnes (personnes âgées et enfants), l’école et le travail, l’apprentissage des langues, les relations hommes-femmes, les rapports entre les générations, l’intégration et l’adaptation à de nouvelles situations.

Un dispositif de recherche original et participatif

Notre dispositif de recherche a reposé sur 8 groupes de discussion générationnels à Sherbrooke, à Joliette et à Montréal, 4 groupes de discussion avec des professionnelles et des professionnels des domaines de la santé, du service social et de l’éducation dans ces trois villes et 25 trios (grand-mère[4], mère et fille) de réfugiées au Québec vivant actuellement ensemble ou à proximité. Ces 25 trios étaient arrivés depuis moins de 15 ans et avaient, à leur arrivée, le statut de réfugiées publiques. Pour chaque trio, nous avons mené, le plus souvent dans la langue d’origine, des entrevues semi-directives individuelles avec chacune des femmes et une entrevue collective avec les trois femmes (4 entrevues par trio). Nous avons aussi, lors des entrevues, et lorsque les femmes le souhaitaient, pris des photos des objets importants pour elles et qu’elles souhaitent transmettre, ainsi que des photos des trois femmes ensemble. Ces photos ont été conservées comme matériel de recherche et leur ont aussi été remises comme souvenirs de leur participation à la recherche. Enfin, les femmes ont été invitées en cours et en fin de recherche à des forums organisés en collaboration avec des organismes communautaires[5], forums dont l’objet était de favoriser la prise de parole et la rencontre autour des questions d’histoire familiale et de relations intergénérationnelles. Les pays d’origine des femmes sont, pour 8 des trios, la Colombie et pour 3 autres, d’autres pays d’Amérique du Sud; 5 viennent de la région des Grands Lacs en Afrique (Rwanda, Burundi et République démocratique du Congo); 5, de l’ex-Yougoslavie (Serbie, Croatie et Bosnie). Les 3 autres viennent des vagues de personnes réfugiées qui arrivent actuellement dans différentes régions du Québec (Irak, Afghanistan et Bhoutan). Les femmes rencontrées en groupes de discussion viennent des mêmes pays d’origine.

Une analyse collective et réflexive qui donne la parole aux femmes

L’analyse de tout le matériel recueilli s’est effectué dans des rencontres d’équipe intergénérationnelle et interculturelle et grâce à des outils d’analyse comme le schéma croisé des trajectoires, les cartes intergénérationnelles des réseaux, par une analyse approfondie de chaque cas et ensuite par une analyse thématique transversale par génération et intergénérationnelle.

Pour rendre compte de cette analyse mais aussi des processus qui ont permis de la mener, notre texte s’appuie sur certains de ces outils mais aussi et surtout sur la parole des femmes rencontrées que nous voulons omniprésente ici. Ces extraits d’entrevue sont en eux-mêmes porteurs du sens que les femmes donnent à leur expérience et de l’analyse qu’elles ont construite avec nous de leurs relations intergénérationnelles.

Des trajectoires types aux transformations dans la migration

Lors des entrevues avec chaque femme, nous avons d’abord reconstitué son parcours migratoire ainsi que sa trajectoire sociale et géographique, et ce, en tenant compte aussi du parcours des autres générations de sa famille. C’est ce qui est présenté dans la première partie sous forme de trajectoires types. Par ailleurs, nous avons découvert que ces parcours étaient émaillés de nombreuses transmissions mais aussi de productions, c’est-à-dire de créations sur le plan tant des représentations que des pratiques. Ces transformations sont parfois portées par toutes les générations de femmes, parfois intégrées précisément au cheminement des unes ou des autres, comme nous l’analyserons plus bas.

Les trajectoires des aînées réfugiées : une typologie de la migration intergénérationnelle

Quelques caractéristiques nous sont rapidement apparues comme des dimensions qui orientent les trajectoires et qui ont une influence sur l’expérience des femmes réfugiées aînées au Québec. Il en est ainsi pour leur pays d’origine, leur âge à l’arrivée, leur situation familiale avant et après leur arrivée, leur statut socioprofessionnel et socioéconomique avant leur arrivée ainsi que leur position dans la migration intergénérationnelle. Ces dimensions de leur trajectoire migratoire sont en articulation avec les diverses composantes de leur vie sociale et familiale et permettent ainsi de saisir la manière dont, au fur et à mesure de la migration, leur situation s’est transformée en rapport avec celle de leurs enfants et petits-enfants. Cette trajectoire devient ainsi le vecteur de leurs expériences et du sens qu’elles leur donnent. Nous avons dès lors pu établir la première typologie de ces trajectoires migratoires articulant les trois générations des trios rencontrés autour de la place de l’aînée, et ce, au travers de caractéristiques partagées.

La première trajectoire type, que nous nommerons « Exil des premières générations », est celle de Colombiennes, de Chiliennes ou d’Africaines, dont la première génération est arrivée au Québec encore relativement jeune (âgée de 50 à 60 ans), soit encore en âge d’être sur le marché du travail. Elles arrivent alors mariées mais plus souvent veuves ou divorcées. Elles ont un bon niveau scolaire et avaient, pour la plupart, une insertion professionnelle et un bon statut socioéconomique avant leur départ de leur pays d’origine. Elles sont arrivées les premières de la famille avant leurs enfants et petits-enfants, souvent parce que ces femmes étaient fortement en danger dans leur pays d’origine. C’est parfois leur profession (avocate, journaliste, syndicaliste) qui les a exposées aux menaces et qui les a contraintes à l’exil. Une fois arrivées au Québec, elles ont entamé ou continué les démarches pour faire venir le reste de leur famille. La trajectoire intergénérationnelle suivante en est un exemple.

Fig.1

Trajectoire « Exil de première génération »

Trajectoire « Exil de première génération »

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La deuxième trajectoire type, « Regroupement familial », correspond à des Colombiennes surtout, arrivées au Québec après l’âge de 60 ans, mariées puis veuves souvent avant leur départ du pays d’origine. Elles avaient un faible niveau scolaire et elles sont le plus souvent issues du monde rural où elles travaillaient la terre et s’occupaient de leurs enfants. Elles sont arrivées après leurs filles et petites-filles qui ont demandé un regroupement familial.

Fig.2

Trajectoire « Regroupement familial »

Trajectoire « Regroupement familial »

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La troisième trajectoire, « Expérience des camps de réfugiés », est typique des femmes ayant vécu durant plusieurs années dans ces camps. Elles viennent de l’Afrique et du Bhoutan et elles sont arrivées au Québec après l’âge de 60 ans, après avoir vécu des déplacements et une longue période dans les camps. Les aînées ont habituellement un faible niveau scolaire, elles étaient mariées et plusieurs sont veuves à leur arrivée ou après leur arrivée au Québec. Elles ont parfois vécu des séparations forcées avec leur mari et leurs enfants. Elles arrivent après leurs filles par regroupement familial ou avec leurs enfants comme réfugiées publiques.

Fig.3

Trajectoire « Expérience des camps de réfugiés »

Trajectoire « Expérience des camps de réfugiés »

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Enfin, la quatrième trajectoire, « Expérience de guerre », est elle aussi typique d’un regroupement familial mais survenant plusieurs années après l’arrivée des enfants au Québec. Les femmes d’ex-Yougoslavie sont typiques de cette « expérience de guerre » qui a séparé les familles au pays d’origine puis qui a entraîné l’exil des familles nucléaires des enfants et des petits-enfants. Ces femmes étaient mariées au pays d’origine où elles sont restées durant plusieurs années après la guerre. Elles étaient parfois des professionnelles avant la guerre, avaient un niveau moyen d’éducation et ont toutes vécu avec souffrance l’éclatement de leur pays et de leur famille. C’est lorsque l’un des parents âgés est malade ou lorsque la femme devient veuve que les enfants installés comme réfugiés puis citoyens au Québec depuis plusieurs années (de cinq à dix ans) font la demande de parrainage pour les faire venir. Arrivées après l’âge de 65 ans, ces femmes vivent chez leurs enfants au Québec ou habitent un logement à proximité.

Fig.4

Trajectoire « Expérience de guerre »

Trajectoire « Expérience de guerre »

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Une fois dressées ces trajectoires typiques en fonction de la place des aînées dans la migration familiale, il va être particulièrement pertinent d’analyser les places et les rôles différents qu’elles y occupent, selon ces parcours, dans les relations intergénérationnelles de transmission, d’entraide et de coproduction ainsi que dans l’insertion sociale pour elles et pour la famille. Nous verrons que, selon ces trajectoires, ces femmes expérimentent aussi un investissement différencié de l’espace public. Toutefois, pour mieux comprendre ces circulations intergénérationnelles, il est d’abord important de mettre en évidence les différents registres de transmission et de production de nouveaux savoirs et pratiques qui ressortent des entrevues avec les femmes des trois générations.

Les transmissions et les productions intergénérationnelles

L’analyse en dialogue intergénérationnel et interculturel des entrevues permet de mettre en évidence quatre registres[6] dans lesquels les femmes des différentes générations développent des représentations et des pratiques durant leur trajectoire migratoire : les registres éthique, esthétique, ontologique et civique.

Le registre éthique englobe les valeurs que l’on veut transmettre et que l’on adopte, le rapport à l’autre, plus précisément les rapports hommes-femmes, les relations intergénérationnelles et une vision de la femme. Pour ces femmes, la migration, l’entraide et les changements semblent renvoyer à une éthique de la reconnaissance selon Honneth (2008) qui la définit comme une communauté de valeurs reposant sur une communauté d’histoire et sur la singularité des parcours. Les appartenances de genre restent importantes et les aspects culturels semblent transcendés par des valeurs humanistes universelles (amour, famille, respect). On ne sait plus d’avance quels modes de vie doivent être admis comme éthiques, aussi ce ne sont plus des caractéristiques collectives, mais les capacités développées par chacun et chacune au cours de son histoire personnelle qui entraînent l’estime et la reconnaissance de la société. Et cette éthique se transmet et traverse les générations. Les grandes valeurs qui dessinent les postures des femmes rencontrées, et ce, de manière intergénérationnelle, sont celles de la solidarité, du courage mais aussi de l’apprentissage et du changement. Écoutons-les parler de leurs valeurs, de leurs convictions et de leurs apprentissages :

Ma mère, même si elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école, elle nous a éduqués avec beaucoup de sagesse. Elle nous a appris à être unis. Elle nous a montré la solidarité… Mes filles sont très unies, elles prennent soin les unes des autres. Elles sont très solidaires. J’ai voulu transmettre ça.

mère colombienne

De ma fille, j’ai appris que chacun de nous peut faire preuve de patience, si on le veut. De ma petite-fille, j’ai appris que notre comportement dépend de l’environnement dans lequel nous grandissons.

grand-mère d’ex-Yougoslavie

Ma maman m’apprend à avoir les pieds sur terre. Ma fille m’ouvre au monde. Aujourd’hui, je taquine Internet, [je ne l’]aurais jamais fait [auparavant]. Dans ce nouveau contexte, avec ma fille, ce n’est plus une relation conflictuelle ou d’imposition, mais c’est le dialogue. C’est ma fille qui m’a appris ça, je crois.

mère rwandaise

Mon rêve, c’est de voir une Afrique unie et debout. Je pense que j’ai beaucoup transmis cela à mes enfants et même mes petits-enfants. Ça commence avec le respect des anciens. Ici, ma fille et mes petits-enfants me respectent beaucoup, mais, ici, je n’ai pas l’impression de vivre mon rôle de grand-parent. Je suis plus un enfant qui apprend tout. J’apprends tous les jours.

grand-mère rwandaise

Le deuxième registre est celui de l’esthétique qui se transforme et se recompose dans l’immigration à travers les générations, les transmissions, les sélections et les ajouts. La dimension esthétique redessine le rapport au corps et la lecture des paysages. Sa transmission repose sur les danses, les objets et principalement les bijoux, les maisons et la décoration mais aussi les films, les livres ou la poésie. Ainsi, l’esthétique renvoie au registre symbolique, à la mémoire et à la perception de l’histoire familiale et l’exprime dans une définition du « beau » et de ses critères. Dans ces trios de femmes réfugiées, nous avons rencontré une esthétique familiale, transgénérationnelle et transnationale que nous illustrons ci-dessous :

Je me souviens où j’ai vécu, dans quelle rue. Je me souviens de mes amis. Mère et grand-mère m’ont aidée à garder cette mémoire. Nous regardons très souvent les photos. Elles me racontent des histoires au sujet de notre ancienne ville… J’ai beaucoup de photos, un souvenir de la montagne, j’ai des bijoux. La plupart du temps, c’est ma tante qui me parle de l’histoire des événements quand j’étais petite.

petite-fille d’ex-Yougoslavie

Je voudrais transmettre… Peut-être des choses ludiques ou culturelles de chez nous comme les chansons et la danse, mes petits-enfants aiment que je chante et danse pour eux, mais pour d’autres choses, c’est l’école qui prend la place.

grand-mère colombienne

Les danses et les chants ont beaucoup aidé à garder courage. On savait qu’on allait s’en sortir parce que le Rwandais est courageux. C’est depuis les ancêtres. Il y a plusieurs sortes de danse et elles signifient chacune quelque chose; par exemple, on a les danses […] où on bat les mains et les pieds au rythme d’une musique connue de tous. Pour nous, cette danse symbolise la ferveur et la libération. Si c’est un homme et une femme qui le dansent ensemble, c’est l’amitié. La danse pour nous, c’est un acte d’échange et de communion. Chaque pas qu’on fait consiste à aller vers le partenaire en échangeant les places initiales. Ça signifie le climat d’entente et de mouvement vers l’autre. Tout cela traduit et montre aux enfants qu’on doit être sociable.

mère rwandaise

Cette esthétique transmise, racontée et vécue renvoie aussi à la vision que ces femmes ont de la féminité, comme l’explique une mère colombienne :

Ce sont les valeurs que j’aimerais transmettre à mes enfants sans oublier la féminité. C’est important. Une femme doit être regardée et appréciée dans sa façon d’être. C’est pourquoi elle doit marcher de façon élégante. C’est ce que j’ai appris de ma mère. Mes filles le savent. La petite quand je l’habille elle sait qu’est-ce qui va avec quoi. Je ne peux pas mélanger n’importe quelle couleur, il faut que tout soit agencé.

Le registre civique renvoie, pour les femmes des trois générations, à diverses formes d’engagement, d’apprentissage social, d’appartenance et de participation. La transmission s’effectue essentiellement par l’exemple et par la pratique commune, mais aussi par la découverte qu’elles font ensemble de diverses formes de participation sociale au Québec :

En Colombie, j’étais une mère, une journaliste et une militante pour le droit des personnes. Ici, j’étais juste une personne parmi tant d’autres. Une immigrante de plus, parce qu’ici on est tous immigrants sans distinction. D’avoir travaillé et milité dans des organisations m’a beaucoup aidée à passer mes premières années loin de tout le monde. Ici, il ne faut pas rester assis à ne rien faire. Il faut se battre tout le temps… Mais, c’est important que les enfants sachent se battre dans la vie. Il ne faut pas baisser les bras. Même si c’est difficile, il y a toujours la possibilité de changer les situations qu’on traverse.

grand-mère colombienne

L’engagement dans des activités culturelles, politiques ou religieuses permet aux femmes des différentes générations de développer leurs réseaux, de s’exprimer, de prendre leur autonomie et, finalement, de se dégager des contraintes et des difficultés liées à la migration. C’est aussi l’occasion de développer des solidarités intergénérationnelles et interculturelles en dehors de la famille :

Faire du théâtre m’a beaucoup aidée dans ma relation avec les autres. Aujourd’hui, je peux dire que j’ai des amis de tous les pays. J’ai laissé la lutte syndicale en arrivant ici. Ce que je fais maintenant, c’est être sensible à la cause des femmes. Je suis féministe maintenant. J’ai beaucoup d’amis, mais il a fallu du temps parce qu’ici, à Québec, c’est très fermé comme milieu.

grand-mère chilienne

Le contexte social m’a donné une belle occasion pour m’intégrer à la société d’accueil, car nous nous sommes engagées avec ma fille et ma petite-fille dans une campagne politique et nous avons fait des amis. Moi, j’étais la chargée de faire des appels en espagnol, alors je me suis rendue utile et active.

grand-mère colombienne

Je peux dire que c’est grâce aux femmes de l’Église évangélique que je suis devenue la Québécoise que je suis… Une femme rwandaise que j’ai rencontrée dans notre église m’a aidée à trouver du travail pour faire le ménage chez des personnes âgées. Aujourd’hui, je suis une chef d’entreprise, si je peux dire, et une femme engagée dans mon église. Je participe à beaucoup d’activités auprès des femmes.

mère rwandaise

Enfin, le registre ontologique englobe le rapport à soi, le développement de l’identité personnelle, les processus d’autonomie et de dépendance et le rapport que l’on a avec son âge et avec le vieillissement. Selon Ricoeur (1985), on peut parler, dans la migration, dans les transferts intergénérationnels et par l’entremise des entrevues, d’une identité narrative qui renvoie à la réinterprétation de soi. Les femmes nous parlent de l’importance du respect de soi-même, comme le souligne cette grand-mère colombienne : « J’ai toujours conseillé à mes filles et à mes petites-filles de se mettre en valeur, de se respecter soi-même, de garder une certaine distance avec les hommes pour se faire respecter. »

Plusieurs femmes de la première génération ont insisté sur leur rapport positif au vieillissement dans leur nouvelle société. Ainsi, ces trois grands-mères d’ex-Yougoslavie expliquent :

Ici, c’est plus facile de vieillir. Ici, nous pouvons profiter. Nous pouvons nous reposer, nous promener, pour faire diverses activités. Ici, c’est beaucoup mieux pour les personnes âgées que chez nous (Nadja). Il y a des changements dans le rôle, je ne suis pas responsable de la préservation de la tradition et la culture ici (Sonja). Mon rôle a changé, je vis mieux ici et je n’ai pas beaucoup d’obligations et de responsabilités.

Marja

Enfin, les femmes ont été nombreuses à expliquer la nouvelle autonomie dont elles jouissaient au Québec, et ce, même si c’était au travers d’une trajectoire difficile. Cette mère burundaise en parle en termes de changements dans son identité de femme : « Dans mon cas, c’est moi qui ai plus la responsabilité de soutenir les femmes de ma famille parce que c’est moi qui suis arrivée en premier et qui sais comment ça fonctionne ici, tout. Je pense que mon identité s’est réaffirmée, je suis devenue plus autonome et responsable de ma famille. »

Les premières générations au coeur des continuités et des changements

La première génération des aînées de notre recherche participe pleinement à ces quatre registres de transmissions et de productions. Cependant, quelle place y occupent-elles précisément? Comment sont-elles actrices de ces transmissions et de cette entraide? Comment se situent-elles dans les types d’alliance en jeu? Comment combinent-elles, selon leurs divers parcours, continuité, changements, dépendance et autonomie? Pour répondre à ces questions, nous allons reprendre la typologie des trajectoires intergénérationnelles de migration présentée plus haut.

Des places variables selon les trajectoires de migration

Les aînées qui s’inscrivent dans le contexte de la trajectoire « Exil des premières générations » sont arrivées en premier au Québec. Elles assument alors seules les démarches d’insertion : apprentissage du français, recherche de logement et d’emploi ou encore processus administratif. Du fait de leur bon niveau scolaire et professionnel, elles élaborent des stratégies de débrouillardise efficaces. Ce sont elles qui vont faire les demandes de regroupement familial pour les enfants et les petits-enfants et qui vont assumer le suivi et payer les frais qui y sont liés. Souvent, elles se sentent coupables du départ et de l’exil familial : aussi vont-elles tout mettre en oeuvre pour bien accueillir leurs enfants et préparer leur arrivée, que ce soit pour les inscrire à l’école, suivre des cours de français ou faire reconnaître les diplômes et la qualification professionnelle. Actives et souvent engagées socialement dans leur pays, ces femmes, lorsqu’elles sont plus âgées, développent des formes d’entraide avec leurs filles et petites-filles et vont souvent conclure une alliance avec leurs petites-filles. En particulier lorsque les mères sont très préoccupées par le retour aux études et l’entrée sur le marché de l’emploi, ces grands-mères sont plus disponibles pour s’occuper des jeunes et davantage ouvertes à de nouveaux apprentissages avec elles. Ces femmes investissent les espaces publics et découvrent, après les pertes de l’exil, une forme d’autonomie positive en vivant seules dans leur logement, à proximité de leurs enfants, et en organisant des rassemblements familiaux qui ne les empêchent pas de développer leurs réseaux sociaux hors de la famille. Elles se disent heureuses de vieillir ici et voient la vieillesse comme une étape de découverte et de vie nouvelle. Elles se situent dans la solidarité féminine intergénérationnelle plus que dans la transmission :

À chaque chicane avec sa maman, elle vient me voir. Moi, je trouve les solutions avec elle. Je l’écoute beaucoup, je pense qu’elle aime beaucoup ça. À l’université, elle est engagée dans son association étudiante. C’est bien ça, l’engagement.

grand-mère chilienne

Ici aussi j’ai des participations avec la communauté colombienne… parce que j’aime danser. Je danse le folklore colombien… Je participe pour la fête de la Colombie. Aussi, j’ai participé au conseil d’administration d’une association interculturelle ici à S… Je me suis impliquée dans plusieurs organismes. À l’église, je suis une des organisatrices de la novena de Noël.

grand-mère colombienne

Je suis aussi comédienne… Nous avons une institution ici pour mamies, Mamie Henriette pour le développement et l’intégration, M.I.D.I. Là-bas, on fait du théâtre, pour les gens, on raconte aussi des histoires de l’Afrique aux enfants et aux adultes aussi. On a des ateliers pour la couture, on fait du gardiennage, on donne des cours de cuisine aussi. Je trouve que c’est bien, parce que nous sommes des immigrantes, nous sommes des personnes âgées, nous sommes déjà négligées, dans ce pays, on n’accepte pas des personnes âgées, il faut toujours les jeunes. Alors, si vous êtes des personnes âgées, vous ne pouvez pas travailler; donc pour avoir contact avec les autres, c’était toujours difficile, alors là chez Mamie Henriette on a trouvé des gens de notre âge, on peut se retrouver ensemble, on se donne des conseils et on a rencontré aussi des Québécois de notre âge.

grand-mère congolaise

La trajectoire type des femmes étant arrivées par « Regroupement familial » suscite, pour elles, plus de dépendance à leur arrivée. Durant leur période d’adaptation linguistique, culturelle et sociale, elles doivent bénéficier, au moins au début, de l’aide de leurs filles et petites-filles. Cependant, peu à peu et grâce à cet accompagnement, elles pénètrent l’espace public communautaire de leur nouvelle société, souvent au travers des associations ethniques, et quelques-unes lient des contacts interculturels. Elles se situent, plus que les premières, dans la transmission aux jeunes générations. Elles cherchent à rendre à leurs filles le soutien que celles-ci leur donnent, souvent en aidant à la maison, et elles sont dans des processus d’entraide et de continuité. Après quelques années, elles se sentent à la fois autonomes et responsables de l’unité familiale. Pour elles, la vieillesse doit se vivre en étant proches de leurs enfants, peu importe où, ce qui explique les processus d’adaptation qu’elles développent : « À T…, j’habite avec deux enfants et trois petits-enfants, et les autres sont à J… C’est pour ma famille que j’ai quitté mon pays et pour ma famille que je continue à travailler fort » (grand-mère colombienne).

Les femmes qui sont dans la trajectoire « Expérience des camps de réfugiés » ont un lourd passé qu’il est difficile, pour elles, de dépasser, d’autant plus qu’elles arrivent déjà âgées au Québec. Dans leur cas, la transmission est plus difficile, car elles ont parfois l’impression d’être placées devant un tout autre monde où leurs savoirs sont peu reconnus. Cependant, avec les autres femmes de leur famille, elles se situent dans l’entraide et elles font de nombreux apprentissages par alliance avec leurs filles et petites-filles, et ce, même si elles s’en sentent éloignées culturellement. Plus que les autres femmes, elles ont des expériences de discontinuité et de dépendance envers leurs enfants. Pour elles, c’est difficile de vieillir au Québec :

Moi, je suis là pour m’occuper des enfants. Je suis la grand-maman. Je ne prends pas de décision, Josette s’occupe de tout. Je me sens diminuée dans ce pays. Je n’ai pas mon mot à dire pour rien. Je ne peux même pas sortir quand je veux parce qu’il fait trop froid. Les enfants, ils grandissent et ils s’adaptent mieux. Ils sont plus capables de vivre les changements. Pas moi, quand on est vieux, on apprend plus difficilement. Moi, j’aimerais bien retourner au pays. C’est mieux pour moi.

grand-mère rwandaise

Enfin, les femmes qui sont arrivées dans une trajectoire avec « Expérience de guerre », après plusieurs années loin de leurs enfants, se situent clairement dans l’entraide et dans différents types d’alliance avec les générations qui les suivent. Elles allient continuité et changement et elles vivent de nouvelles expériences d’autonomie tout en assumant la dépendance qu’elles ont envers leurs enfants. Malgré ce qui pourrait ressembler à de l’isolement, elles se disent heureuses de vieillir au Québec :

En plus de la langue, nous avons conservé la religion, nos coutumes. Mon rôle est de faire le ménage un peu, parfois de préparer le repas, de m’occuper de la maison et de garder le chien. Je pense que nous, les femmes, on offre du soutien et de l’aide. C’est difficile pour moi de demander de l’aide parce que je pense que suis un fardeau. Je voudrais être plus indépendante. Mais notre relation se décrit comme le bonheur. Ici, comme femme la plus âgée dans la famille, je suis très respectée… Ma petite-fille la plus jeune s’intéresse à la préservation de nos traditions, de la religion et de notre langue.

grand-mère d’ex-Yougoslavie

Venir ici, c’était comme naître. J’étais vraiment contente, sans inquiétude, heureuse. Je remercie le Québec et le Canada d’accepter une vieille… d’accepter un handicapé (mon mari) et une malade! Ici, tout le monde est gentil. Sans peur, sans inquiétude.

grand-mère d’ex-Yougoslavie

Les recompositions des rôles et les reconfigurations identitaires

Au long de ces trajectoires, du fait des changements auxquels elles sont soumises et grâce à l’entraide et aux types d’alliance mis en place, les aînées réfugiées occupent de nouvelles positions dans les relations intergénérationnelles et remplissent des rôles sociaux inusités dans leur pays d’origine. Nous pouvons dès lors reconnaître plusieurs processus qui sont caractéristiques de leurs parcours et qui, le plus souvent, procèdent à une articulation renouvelée entre leurs expériences du pays d’origine et de leur nouvelle société mais aussi entre les valeurs et les représentations portées par les diverses générations.

D’abord, pour plusieurs de ces aînées, on note une multiplication et une recomposition de leurs rôles, ce qui peut être difficile, comme l’explique cette grand-mère colombienne :

Oui! Ça a changé, malheureusement, en Colombie j’étais vraiment la GRAND-MÈRE, avec majuscules, je me sentais importante pour eux, ici ce rapport a changé. Ce que je dis n’a pas vraiment d’importance, pour eux, je suis démodée, je pense que ma présence en tant que grand-mère est plutôt protocolaire.

Cependant, plus loin, cette grand-mère ajoute : « Je suis, mère, grand-mère, tante, copine, amie, étudiante, tout ça. »

Cette manière de réarticuler les fonctions et les rôles remplis dans la famille est souvent liée à une reconfiguration des relations, comme l’analysent cette mère colombienne et sa fille :

[Fille] Là-bas, je n’avais pas une bonne relation avec ma mère. J’étais adolescente. Par contre, toujours j’ai eu une bonne relation avec ma grand-mère.

[Mère] Là-bas, la relation de famille était plus comme une relation de business. On travaillait beaucoup. Depuis que ma mère est arrivée ici, tout ça a changé. On n’avait pas la pression du travail. Il y a eu plus de temps pour nous, pour la famille. On voulait savoir comme l’autre se sent. Du temps pour partager.

Et c’est parfois la définition et la composition même de la famille qui se transforment :

On a beaucoup d’amis. Nous avons un ami qui nous a adoptés comme des parents, il nous a dit à mon mari et moi : « Vous êtes comme mon père et ma mère », il est Québécois et il nous a amenés partout au Canada, il nous a fait connaître plein des endroits ici. Il est comme un fils pour nous. Il aussi nous a amenés chaque été pour la cueillette des fruits.

grand-mère colombienne

Plus encore, certaines aînées, du fait de leur disponibilité et du temps dont elles disposent, développent au Québec, un réseau social élargi qu’elles font partager à leurs filles et petites-filles, participant ainsi à la multiplication des relations des unes et des autres. C’est ce que nous explique cette petite-fille salvadorienne :

Je pense que c’est surtout ma grand-mère, qui a un grand réseau social au Québec, elle a pu me donner l’exemple de ce qu’est l’intégration… Ce qui me désole le plus, c’est l’isolement des personnes. Et non seulement des immigrants, mais par exemple les personnes âgées au Québec sont seules. Donc je crois que cet abandon des traditions, des cultures, des religions est vraiment une conséquence des époques, mais il faudrait trouver un moyen de pouvoir leur donner une deuxième vie : c’est pas fini, la vieillesse n’est pas la fin, l’immigration, non plus.

Dans le même sens, ces aînées développent, pour plusieurs, un nouveau rapport à l’autonomie qui associe le plaisir de prendre soin de soi, la perte d’être moins respectées et l’intérêt d’avoir une certaine indépendance, parfois en habitant seules, souvent en gérant seules leur argent. Et elles souhaitent faire profiter leurs filles et petites-filles de ce changement qu’elles évaluent plutôt positivement :

Les plus importantes choses à transmettre sont l’indépendance, l’autonomie et la langue. Je pense que mes enfants vont accepter et garder tout ça… Je pense qu’il y a des changements dans mon identité de femme.

mère d’ex-Yougoslavie

Ici, j’ai appris à arrêter de fumer et à faire de l’exercice. Je veux que mes petites-filles vivent cela aussi.

grand-mère d’ex-Yougoslavie

Au début, on avait un groupe d’amies avec lesquelles on partageait des bons moments, des conversations, des sorties et des fois des danses. Ce groupe a été formé par des femmes de mon âge… Après ça, mes enfants m’ont bien motivée pour aller au YWCA, où il y a des activités pour personnes âgées comme moi, et je suis contente d’y assister et de participer aux programmes d’entraînement physique, aux sorties et autres activités.

grand-mère colombienne

Enfin, c’est aussi la représentation du pays d’origine de ces aînées qui se transforme et se reconfigure. Et c’est cette image nouvelle qu’elles vont vouloir transmettre à leurs petites-filles. Ainsi, elles gardent un rapport ambigu à ce pays qu’elles ont dû fuir et, en même temps, elles veulent en raconter les bons souvenirs. Cette grand-mère salvadorienne parle de son pays natal et des pertes qui y sont associées :

Je suis retournée seulement deux fois. Presque la même chose. La même pauvreté, les mêmes difficultés. La guerre a amélioré des choses, mais [en] a empiré d’autres. C’est toujours la même chose. Oui, tous les sacrifices qu’on a faits pour une si petite différence… Les améliorations trop petites. La question reste la même. On a perdu beaucoup […] On reste toujours avec le goût amer […] J’ai perdu mon mari, ma maison, ma famille.

En parallèle, cette grand-mère d’ex-Yougoslavie, qui a fui aussi du fait de la guerre, veut que sa petite-fille se construise une belle image de son pays d’origine :

Elle suggère à ma fille : « Quand tu vas quelque part, prends une photo, il faut prendre beaucoup de photos. Après ce sont de beaux souvenirs. Écris derrière la photo la date et l’endroit où tu étais, comme tu vas raconter à tes petits-enfants après! » Québec lui rappelle Dubrovnik avec ses bâtiments au bord de la mer… Ma mère a voyagé, elle a visité toutes ces places. Elle veut que ma fille voit toutes les places qu’elle a visitées quand elle était jeune.

Des aînées, actrices sociales engagées, qui reconstruisent les rapports intergénérationnels

Ainsi, ces aînées réfugiées, qui ont un long parcours de vie et des expériences multiples de perte et de changement, vivent des transformations dans leurs représentations et dans leurs pratiques, en même temps qu’elles tentent de transmettre aux jeunes générations des valeurs, des principes et des savoirs qui leur sont propres et qu’elles ont parfois apportés dans leurs bagages, parfois construits dans l’exil. En ce sens, elles se rapprochent des aînées du Québec qui se sont développées et reconstruites dans une société en transformation et les processus qu’elles vivent doivent aussi être investigués en ce qui concerne toutes les Québécoises.

Les aînées réfugiées se livrent à un difficile travail de ré-articulation et de reconstruction, non pas sur des ruines ou en repartant de rien, mais en se basant sur leurs acquis et sur leurs capacités d’adaptation. Elles utilisent pour cela leurs réseaux féminins d’entraide et de solidarité et les consolident tout au long de leur chemin. Plus que celles qui restent dans leur pays, peut-être, elles sont soumises à des chocs intergénérationnels qui sont également interculturels, mais elles trouvent aussi, dans ces nouvelles façons d’être et de penser, des dimensions d’autonomie et de bien-être, voire d’émancipation qui les renforcent dans des rôles familiaux et sociaux originaux. En ce sens, on peut les voir comme particulièrement disposées au changement, ce qui remet en question les images misérabilistes de femmes dépendantes, isolées et repliées sur leur culture d’origine.

Certes, ces transformations sont presque toujours contraintes, souvent douloureuses, parfois impossibles, mais elles sont aussi, pour ces femmes âgées, une façon de se reconstruire, un changement identitaire et une renaissance dans de nouvelles relations intergénérationnelles et sociales. Ainsi, ces aînées dont on croit, à tort, qu’elles ne portent que le passé, sont en outre des médiatrices, des passeuses vers l’avenir tant auprès des jeunes générations qu’auprès des sociétés auxquelles elles participent.