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L’hospice Saint-Jean-de-Dieu, détruit par un incendie rapidement propagé par un vent du nord-ouest le 6 mai 1890, devient l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu lors de son inauguration en 1901. C’est alors un vent de modernité qui souffle sur l’établissement montréalais qui prétend réunir « tout ce que l’art moderne a pu produire d’amélioration[1] ». Malgré les travaux de reconstruction, au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, l’asile accueillera dans ses installations temporaires, les « pavillons rouges », au-delà de 1 000 femmes atteintes de manies, de mélancolie ou d’idiotie. En moyenne, plus d’une centaine de femmes seront également admises annuellement au cours des deux premières décennies du siècle suivant. Parmi toutes ces femmes internées pour folie au tournant du XXe siècle, nous nous sommes particulièrement intéressée à celles qui étaient mariées, pour ensuite mener une enquête sur ce que les hommes, signataires de la demande d’admission, percevaient chez elles comme des signes de folie.

L’historiographie des quinze dernières années, en réaction à celle qui identifiait la folie des femmes au XIXe siècle comme un comportement déviant non accepté socialement et étroitement liée au cycle hormonal (Chesler 1979; Gauchet et Swain 1980; Ripa 1986), s’est occupée à remettre en question, en particulier, les travaux d’Elaine Showalter (1987). La thèse de cette dernière, confirmant la folie comme une maladie féminine, est alors rejetée par plusieurs historiennes et historiens, tels que Bronwyn Labrum (1992 : 126), Joan Busfield (1994 : 260), Peter McCandless (1999 : 545) et André Cellard (1993 : 254-255). La mise au jour de données sur le rapport des sexes (sexratio) au sein des établissements anglais, américains et canadiens, au coeur des préoccupations d’une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses, n’a pu démontrer aucune surreprésentation féminine, ce qui a permis de réfuter ainsi l’idée selon laquelle les femmes seraient plus souvent sujettes aux maladies mentales (Glennon Okin 2008; Shepherd 2004; Thifault 2003; Wright 2004; Wright, Moran et Gouglas 2003).

L’approche révisionniste basée sur l’analyse croisée des variables de sexe et de classe, au coeur de l’ouvrage Sex and Seclusion, Class and Custody (Andrews et Digby 2004), contribue à définir des profils plus nuancés sur la population asilaire. À l’instar des liens entre le sexe et la classe sociale des individus internés, l’état civil soulève également des distinctions, croyons-nous, qui permettent de mieux définir certains stéréotypes de l’enfermement. L’absence de réseaux de solidarités familiales, par exemple, révèle la vulnérabilité des personnes aliénées, tel que cela a été démontré dans l’essai Une toupie sur la tête, et aura un impact tant sur l’encadrement thérapeutique que sur la durée de l’internement de cette classe de patients et de patientes (Cellard et Thifault 2007). Effectivement, à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, les longues hospitalisations ne manquent pas et les statistiques qui nous permettent d’estimer à cinq ans environ la durée du séjour des femmes internées qui recevront un congé cachent des milliers de cas qui entreront à l’asile pour ne jamais en ressortir (Thifault 1994).

Au cours des premières décennies du XXe siècle, une augmentation de 4 % du nombre de personnes mariées internées à Saint-Jean-de-Dieu est observée (Thifault 2003 : 97-100). Ce groupe d’individus, pour qui le soutien familial semble plus évident malgré tout, se retrouve plus nombreux derrière les murs asilaires. S’agit-il ici d’une tendance « pro-internement » qui se développe à la toute fin du XIXe siècle, comme l’ont observé les inspecteurs De Martigny, Aylen et Chèvrefils : « il s’est produit un revirement de l’opinion sur nos asiles qui est de nature à y faire affluer les malades. Autrefois on répugnait à y faire interner un parent, aujourd’hui, au contraire, tout le monde voudrait y faire interner au frais du gouvernement[2] ». Cette constatation nous invite à remettre en question nos données qualitatives sur la population féminine et, en particulier, à nous intéresser au groupe des femmes mariées, négligé par l’historiographie, afin de rendre compte des principales raisons pour lesquelles, selon les époux, l’internement de leur femme s’avérait une nécessité dans la situation particulière où la prétendue aliénée bénéficiait d’un soutien familial.

Des traces du discours masculin sur la folie des femmes mariées ont pu être répertoriées dans quelques-uns des 2 315 dossiers médicaux consultés. Plus précisément, notre échantillon inclut, pour le XIXe siècle, les admissions féminines des années 1890 à 1898 et, pour le XXe siècle, celles d’une année sur trois de 1900 à 1921. Nous avons jugé pertinent de commencer notre enquête à partir de 1890, bien que l’asile ait ouvert ses portes en 1873, car c’est précisément au cours de cette année qu’en parallèle au Registre des idiots de l’Asile de la Providence et au Registre de la classification des maladies des aliénés 1873-1898, remplis par les Soeurs de la Providence propriétaires de l’établissement, que sont réunis dans les Boîtes rouges certains formulaires liés à l’admission des patientes auxquels s’ajoute parfois une correspondance adressée aux autorités de l’établissement asilaire. Le choix de clore notre échantillon en 1921 est basé sur le fait que les conditions de vie à l’intérieur de l’asile et les soins prodigués aux malades se dégradent considérablement et annoncent un nouveau cycle concernant l’hospitalisation des personnes aliénées (Thifault 2003 : 268-307). Quant à la décision de sélectionner seulement une année sur trois pour la période du XXe siècle, elle repose sur l’absence de registre concernant les malades et surtout sur l’importante augmentation des admissions et, par conséquent, le grand nombre de dossiers à compulser. Bien qu’elle soit aléatoire, la présence dans les dossiers médicaux de courtes missives rapportant un temps de folie d’une épouse pour qui le mari demandait l’internement a permis d’établir un corpus d’étude suffisant pour rendre compte d’un phénomène récurrent, soit l’urgence de l’internement. Sur les 856 dossiers de femmes mariées internées à Saint-Jean-de-Dieu au cours de la période étudiée, nous avons retenu pour notre corpus d’étude 284 (33 %) d’entre eux, soit ceux dans lesquels se trouvaient des documents explicites quant aux motifs justifiant la nécessité d’un internement.

Divisé en trois parties, notre article propose dans la première la présentation d’un bref profil de la population asilaire basé sur les variables de sexe et d’état civil. Cela nous donnera l’occasion de vérifier la véracité de certaines croyances populaires sur l’état matrimonial des femmes enfermées pour folie. Dans la deuxième partie, nous présentons les comportements féminins jugés hors normes répertoriés dans les dossiers des femmes mariées admises à Saint-Jean-de-Dieu en privilégiant le vocabulaire de l’époque. La troisième et dernière partie s’intéresse aux bribes de discours masculins récupérés dans les différents documents entourant les demandes d’admission. Cette partie explore, dans le premier volet, les fragments du discours des époux, tandis que le second volet concerne précisément celui des médecins de famille dont l’évaluation est requise afin de régler les formalités d’admission.

Un bref profil de la population asilaire

La population féminine et masculine internée à Saint-Jean-de-Dieu, pendant la période 1890-1921, est constituée d’un nombre presque équivalent de femmes et d’hommes. Le cumulatif des admissions des XIXe et XXe siècles donne un total de 2 315 femmes (48,3 %) et de 2 412 hommes (51,6 %). Le dépouillement des dossiers médicaux et leur classement minutieux par sexe n’ont révélé aucune surreprésentation féminine. Les femmes et les hommes atteints de maladie mentale sont presque aussi nombreux et aucun groupe, représentant d’un sexe ou de l’autre, ne forme une population significativement majoritaire (Thifault 2003 : 87-93). Ces données sont près de celles que propose la thèse de Mary Glennon Okin sur l’asile de Beauport. Cette auteure s’interroge sur le ratio femmes/hommes ayant fait l’objet d’une procédure d’admission à Beauport. Les quelques données statistiques, tirées des rapports du secrétaire et registraire de la province de Québec pour les années 1915 à 1918, 1922, 1924 et 1927, suggèrent une faible surreprésentation féminine, en moyenne pour ces sept années, à 53,0 % (2008 : 150)[3].

L’analyse croisée des variables sexe et état civil des admissions à Saint-Jean-de-Dieu au tournant du XXe siècle ne permet pas d’établir de différences notables entre les femmes et les hommes. Indépendamment du sexe des personnes aliénées, les célibataires sont majoritaires, les veuves et les veufs composent la fraction minoritaire et les gens mariés se situent entre ces deux pôles. Plus précisément, 52 % des femmes et 56 % des hommes sont célibataires, 35 % des femmes et 37 % des hommes sont mariés, alors que 13 % sont veuves et 7 % sont veufs. Les célibataires ainsi que les veuves et les veufs, qui représentent plus de 65 % de la population asilaire, composent le groupe le plus vulnérable. La prise en charge d’une personne aliénée par les parents, la fratrie ou les enfants semble beaucoup plus complexe et moins engageante que celle qui est confiée à un époux ou à une épouse. Il faut toutefois considérer, comme le mentionnaient les docteurs Landry et Roy dans leur rapport médical de 1875, que « beaucoup d’individus ne se marient pas parce qu’ils sont imbéciles, nés de parents aliénés ou parce qu’ils sont aliénés eux-mêmes; ils grossissent ainsi le nombre de célibataires placés dans les asiles, alors que leur folie ne saurait être imputée à leur état civil[4] ».

En somme, une grande solitude et une certaine détresse caractérisent tant les femmes sans conjoints que les hommes sans conjointes pour qui les liens familiaux paraissent plus fragiles et moins présents. Ces pourcentages remettent en question les croyances populaires et intellectuelles voulant que les maris aient été les principaux requérants des femmes internées pour folie. Les chiffres tendent davantage à nous faire reconsidérer le mauvais rôle traditionnellement attribué aux maris qui, selon notre recherche, apparaissent comme plus fiables que les épouses pour assurer la garde de leur malade. Dans les faits, les épouses font interner leur mari dans 6 % plus de cas que les hommes dont l’épouse souffre d’une maladie mentale (Thifault 2003 : 100). Même si les hommes sont des pourvoyeurs, et dans bien des cas l’unique source de revenu de la famille, ils sont néanmoins aussi nombreux que les femmes à subir l’isolement asilaire. Il apparaît donc clairement que les femmes et les hommes internés à Saint-Jean-de-Dieu ne le sont pas principalement à cause de leur manque d’autonomie et du lien de dépendance qu’ils entretiennent avec leur famille. La maladie joue un rôle beaucoup plus important que ce que l’on en a dit jusqu’ici. Elle vient rompre les habitudes, la stabilité et l’équilibre de la famille.

Les « blancs » d’admission

Les documents exigés lors de l’admission, les « blancs », comme on les appelait, sont habituellement remplis par une personne proche de la patiente (parent, ami ou amie, protecteur ou protectrice). À noter que ceux ou celles qui soumettent une demande d’admission sont dans la majorité des cas un ou une membre de la famille de l’aliénée[5]. Un certificat médical, le formulaire « B », doit accompagner la demande d’admission. Le formulaire « C » et son annexe indiquent les particularités de la maladie et la nécessité de traiter la personne malade dans un hôpital psychiatrique. Selon les mêmes règles établies concernant la procédure d’admission dans les asiles d’Angleterre (Wright 2004 : 155), d’aucune façon, ce certificat ne peut être signé par un médecin parent ou allié, au troisième degré inclusivement, des propriétaires de l’asile ou de la personne qui demande l’admission de l’aliénée.

C’est bien parce que les « blancs » ont été remplis de façon insatisfaisante que nous avons été en mesure de constater la présence d’une correspondance à ce propos dans les dossiers médicaux. Ainsi, il nous a été possible de retrouver dans les dossiers certains formulaires jugés incomplets, en particulier, le formulaire « B » (certificat médical) rempli par les médecins de famille qui ont examiné les patientes et qui y ont inscrit des renseignements leur ayant été fournis, dans les cas qui nous concernent, par les époux. Il est pertinent ici de préciser que la majorité des 2 315 dossiers consultés ne contiennent que le formulaire « C ». Dans certains dossiers, l’ajout d’une correspondance et la présence du formulaire « B » révèlent des indices rarissimes sur l’état de la malade avant son admission à l’asile et des descriptions sur les comportements désignés comme « anormaux » et « insanes ».

Précisément, quels sont les paroles, les gestes ou les comportements, saisis dans les dossiers médicaux des femmes mariées internées à Saint-Jean-de-Dieu qui ont motivé un époux à aller chercher de l’aide et à entreprendre les démarches nécessaires pour demander l’admission de son épouse à l’hôpital psychiatrique?

L’impuissance et la honte que suscitent les actes lubriques, les paroles amorales ou les gestes menaçants d’une « folle » ont motivé plusieurs époux à faire interner leur femme à Saint-Jean-de-Dieu. Bien souvent, c’est un appel à l’aide, un cri de désespoir, un découragement insurmontable que signifie la demande des « blancs » pour l’admission d’une aliénée. C’est également l’espoir de la guérison et le retour à la vie normale que laisse entrevoir le discours des aliénistes, confiants dans les chances de guérison des malades pris en charge dès l’apparition des premiers symptômes[6].

Mères méchantes, épouses violentes, elles ont été l’essence même d’un cauchemar pour leur époux, leurs enfants et inévitablement pour tout le voisinage. En feuilletant les dossiers, nous avons appris que Margaret[7] et Délia[8] brisent tout ce qui leur tombe sous la main, qu’il s’agisse de vêtements, de meubles ou de vitres. Comme la majorité des épouses internées, elles dérangent, elles indignent, elles exaspèrent : « nous sommes à bout de force, nous ne pouvons plus la garder nous avons du trouble[9] », écrivait Blanche au docteur Villeneuve, au sujet de sa mère tentant ainsi de décrire la situation chaotique dans laquelle sa mère plongeait toute la famille. Marie-Louise[10], Azilda[11] et Emma[12] ont tenté de se suicider. Céline[13], tout comme Lucie[14], menace de tuer son mari.

La vie de ces familles est bouleversée. L’inattendu, l’incroyable, l’inimaginable font partie de leur quotidien. L’idée d’une vie familiale calme et douce s’installe comme une fiction dans l’imaginaire. Vivre avec Maria[15], c’est craindre les menaces de mort qu’elle vocifère nuit et jour; avec Marie-Rose[16], c’est accepter de la suivre pas à pas, afin d’éviter qu’elle ne se blesse grièvement par les coups qu’elle s’inflige; avec Flora[17], c’est protéger ses enfants qu’elle bat, tandis qu’avec Victorine[18], c’est l’empêcher de détruire et de brûler tout ce qui est autour d’elle. Les époux de ces aliénées sont aux aguets, à l’affût et à l’écoute du moindre signe de danger. Leur vie est un perpétuel combat contre l’atrocité éventuelle d’un geste malheureux. La fatigue, le danger et l’impuissance ressentis par les époux motivent souvent leur démarche à solliciter l’internement de leur femme. Les maris d’Hermine et de Rose de Lima transmettent au docteur Villeneuve, dans les deux passages qui suivent, quelques-unes des activités de leur épouse qu’ils n’arrivent plus à gérer :

Je vous déclare franchement que je suis incapable d’avoir soin de ma femme, Hermine, moi même vu qu’elle est aliénée et qu’il faut qu’elle soit sous surveillance continuelle de qu’elqu’un parce que surtout la nuit elle se lève et cherche à désertée et aussi elle prend la lampe allumée et se promène dans la maison ce qui est un grand danger pour le feu, et je n’ai pas les moyens suffisants pour engager une fille pour en prendre soin vu que je suis seulement que gardien de magasins la nuit[19]

Combien de fois même an plains mois de juillet que je suis arriver à la maison et que j’ai trouver ma pauvre famme et mes cher petit anfants avec chacun un large bandeau autour de la tete et tous les fenaîtres et les porte fermer parse quelle pretandais quil y avais trop delextrisité, et elle me fesais des reproche de faire faire du mal a nos petis enfant[20].

Au fil des jours, l’essoufflement et le découragement se font de plus en plus sentir au sein des familles vivant avec une aliénée. Les années passent, les expériences malheureuses deviennent difficiles à gérer et les malentendus se font plus nombreux. Usée par cette vie où il faut jongler avec les inquiétudes, la frayeur, les chagrins et les angoisses, tel un apport quotidien de souffrances obligatoires, la famille est en quête d’une délivrance ardemment désirée. Chaque famille a connu son lot de problèmes, d’ennuis et de tourments avant d’envisager l’enfermement de sa malade à l’asile. En effet, les familles mettront en place des stratégies d’utilisation de l’asile. Une culture qui leur permettra d’intégrer à la vie familiale la ressource asilaire, afin d’ainsi partager, d’une certaine manière, les responsabilités qui découlent de la garde d’une aliénée (Cellard et Thifault 2006 : 103).

Nombreuses sont les familles qui ont toléré les paroles, les gestes et les comportements asociaux de leur « folle ». Pendant parfois six, dix ou même quinze années, comme l’a fait le mari de Rose de Lima. La décision de faire interner une aliénée dépendait souvent, comme l’a également observé Bronwyn Labrum à l’Auckland Lunatic Asylum, de la facilité qu’avait la famille à contrôler la malade à la maison : « Family members were admitted months and even years after the first signs of abnormal behaviour were perceived, often because events had taken a sudden turn for the worse. » (Labrum 1992 : 141). La détermination et la hardiesse ont permis à plusieurs familles de croire qu’elles pourraient s’acquitter, seules, de la surveillance d’une épouse, d’une mère à la conduite excentrique, dangereuse ou avilissante : « Nous assistons ici à une révolution dans la garde des aliénés qui passe bel et bien des mains de la famille à celles de l’État. » (Cellard 2001). Comme l’a illustré Cellard, pour la période 1874-1898, la proportion de célibataires admis à Saint-Jean-de-Dieu diminue, tandis que la proportion de gens mariés augmente. Plus précisément, les célibataires, qui représentent 65 % de la population asilaire au cours du quinquennat 1874-1878, passeront à 52 % vingt ans plus tard. Quant aux gens mariés, de 27 % qu’ils étaient au début du dernier quart de siècle, ils atteindront 41 % à la fin du XIXe siècle.

Manifestement, au tournant du XXe siècle, la population est de moins en moins réfractaire à l’idée de faire admettre un ou une malade à l’asile (Cellard et Thifault 2006 : 97-116). Cela est indissociable, à notre avis, de deux facteurs dont le premier concerne tous les efforts d’embellissement effectués sur le site asilaire. C’est dans un cadre naturel exceptionnel que se développe le territoire montréalais réservé à la folie. En parcourant les rapports d’inspecteurs[21], les articles du journal La Patrie[22] et l’ouvrage de Bellay (1892), Histoire de l’hospice St-Jean-de-Dieu à Longue Pointe, nous avons pu obtenir une image de ce qu’a été Saint-Jean-de-Dieu à ses débuts et des transformations qu’il a subies au cours des premières décennies du XXe siècle. Ces documents ont l’avantage de fournir des descriptions explicites riches de détails particuliers laissant poindre un discours appuyé par la volonté de « redorer l’image de l’asile ». Les qualificatifs et les hyperboles se succèdent généreusement, faisant oublier la légendaire austérité des lieux, pour comparer ce lieu d’enfermement à une maison de santé où beauté, charme et esthétisme sont maintenant au rendez-vous.

Le second facteur en jeu est la réputation de l’asile qui repose également sur le fait que l’institution se médicalise de plus en plus et que l’art de prendre soin des personnes aliénées se développe et se confirme à Saint-Jean-de-Dieu, alors qu’en 1912 une école de gardes-malades y voit le jour. À l’instar de ce qui se passe dans toutes les institutions hospitalières en quête de « modernité » (Guérard 1996 : 40-43), les religieuses, responsables du service hospitalier, veillent à récuser l’ancienne image d’une garderie pour les personnes déshéritées de l’esprit en maintenant les standards d’une pratique professionnelle de soins infirmiers dans le cas des maladies nerveuses et mentales. Cette volonté de donner de meilleurs soins aux patientes et aux patients est certes motivée par le changement des mentalités, au sein de la société en général, à l’égard de l’asile. Beaucoup plus ouverte à y envoyer ceux et celles qui souffrent de maladies mentales, la population, selon soeur Thérèse-de-Jésus[23], comprend mieux l’importance de ne plus attendre que la maladie soit trop avancée avant d’intervenir.

Des bribes de discours masculins

Les époux

Récurrentes sont les lettres, constituant notre échantillon d’étude, où sous la plume d’un mari (ou des personnes autorisées à entériner ses propos) sont énumérés les symptômes des aliénées à l’origine d’une kyrielle de soucis familiaux avec lesquels mari et enfants n’arrivaient plus à composer. Les troubles justifiant la nécessité d’une demande d’internement sont principalement liés à la difficulté, nous l’avons vu, d’accorder une surveillance continuelle à l’aliénée devenue dangereuse pour son entourage et pour elle-même. En ce qui concerne plus précisément les expressions employées pour rendre compte de la folie, elles semblent apparemment subir l’influence des différents formulaires qui composent les « blancs d’admission ».

Les formulaires « C » apparaissent à partir de 1890 dans les dossiers médicaux des femmes et des hommes internés à Saint-Jean-de-Dieu. Ces précieux documents nous ont permis de mieux définir ce que les personnes qui soumettaient une demande d’admission qualifiaient être des manifestations insanes et les principales causes responsables de la maladie mentale à la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du siècle suivant. D’une part, le long questionnaire que propose le formulaire « C » est composé de près d’une trentaine de questions dont certaines formulations comportent un choix de réponses. Apparemment, de façon répétitive les suggestions de réponses relatives, par exemple, aux habitudes se retrouvent presque automatiquement signalées dans les demandes. Le formulaire « C » de Louisa démontre bien cet état de fait. À la question 20 (A-t-[elle] quelques mauvaises inclinations, telles que celles de déchirer ses hardes, de briser les vitres, meubles, mettre le feu, etc.?), son époux répond : « Elle déchire son linge veut mette le feu[24]. » C’est ce qui explique, à notre avis, le grand nombre d’expressions similaires concernant une manifestation bien précise, par exemple, les femmes qui ont des hallucinations de l’ouïe, de la vue ou du sens génital (onanisme), notées sur le formulaire C. Ou celles qui ont essayé de tuer, qui refusent la nourriture, qui dorment peu ou pas et qui déchirent leurs « hardes », brisent les vitres, les meubles et cherchent à mettre le feu, comme le suggèrent les questions 16 à 20 du formulaire « C ». Il est pratiquement impossible de connaître la fréquence et l’intensité de ces gestes reconnus comme des manifestations de folie. Et, par conséquent, il est d’autant plus difficile d’évaluer la portée des gestes faits, consciemment ou non, dans le but de frapper, de brûler ou de tuer.

D’autre part, puisque nous avons surtout consulté la correspondance entre le surintendant de l’asile et la personne requérante au sujet des « blancs d’admission » irréguliers, nous n’avons plus de doute quant à l’influence des avis du surintendant médical, qui se soucie de rendre les formalités nécessaires à l’admission tout à fait légales. Cela dit, lorsque l’information contenue sur les formulaires « B » et « C » n’était pas suffisamment explicite et ne correspondait pas aux critères requis par la loi pour admettre une personne à l’asile, le surintendant médical en avisait celui ou celle qui soumettait une demande et qui, finalement, n’avait qu’à ajouter sur le formulaire des détails un peu plus convaincants :

J’ai l’honneur de vous retourner le dossier de la nommée Catherine et de vous signaler les quelques irrégularités qu’il contient en exprimant l’espérance que vous voudrez bien les faire disparaître. Dans la formule C de votre certificat, médical, vous ne mentionnez aucuns des faits et des symptômes qui constituent la preuve de la folie et je ne trouve aucun renseignement technique qui me permette de conclure et de constater avec vous que la malade doive effectivement être internée. Je vous prie conséquemment de vouloir bien ajouter à votre témoignage tout ce qui vous paraitra de nature à me persuader[25].

Il est clair à la lecture de cette correspondance que les « blancs » devaient explicitement faire la preuve que les malades étaient dangereuses ou scandaleuses. La vigilance du surintendant médical démontrée dans les lettres consultées fait ressortir, par conséquent, qu’il ne suffisait pas tant d’insérer les mots « dangereuse » et « scandaleuse » sur les formulaires « B » et « C », comme cela a souvent été observé d’ailleurs, pour obtenir l’admission d’une aliénée. Il était nécessaire d’expliquer les situations dangereuses survenues et les actes d’indécence observés. C’est alors, s’éloignant des manifestations suggérées, que le discours masculin devient plus expressif et révélateur, malgré le vocabulaire limité des auteurs des lettres et leurs difficultés à s’exprimer à l’écrit. La présence d’une correspondance dans les dossiers répertoriés permet de mieux circonscrire les avis et les interprétations des époux tentant de coucher sur papier les manifestations de leur épouse qui, à leurs yeux, nécessitent des soins à l’hôpital psychiatrique, comme l’a fait très succinctement l’époux de Victoria : « elle devien furieuse et elle veux tute brulé et toute détruire les meuble et faire des esclave de moi et de mes unfants[26] ».

Il est intéressant de mentionner que les comportements rapportés par les époux révèlent surtout leur méconnaissance de la maladie mentale en l’associant notamment à ce qui leur semble totalement bizarre, typiquement inhabituel, ou à ce qui dépasse l’entendement. Ainsi, nous avons pu observer l’énumération de « symptômes », de prime abord plutôt inoffensifs, qui se révèlent pourtant être, selon l’avis de l’époux, des manifestations de folie : qu’il s’agisse d’un tic de la tête, du refus de manger de la viande, de faire des cauchemars et de s’éveiller en sursaut, d’avoir la langue et les lèvres sèches, de se lamenter, d’être d’humeur changeante, de tenir des propos obscènes en présence des enfants ou d’exposer sa personne. Inévitablement, nous avons aussi remarqué les nombreux commentaires spécifiant l’impossibilité pour l’épouse et la mère de famille d’assumer avec succès son rôle dans la sphère domestique, qu’elle cherche d’ailleurs à fuir. Il n’est donc pas étonnant de constater que les époux reconnaissent des signes de folie chez celle qui déserte la maison, passe sa journée dehors à faire des emplettes, laisse sa maison sans en fermer les portes, refuse de travailler, déteste les enfants de son mari, bat les siens ou ne prend aucunement soin de son époux avec qui, par surcroît, elle ne veut plus rester. Voici de façon plus explicite les propos des époux de Victoria et de Cordélia, deux quinquagénaires admises à Saint-Jean-de-Dieu respectivement pour un délire de persécution et une démence vésanique :

si je parcourait toute les troubles et les menace de mort et ravage aincendiaire quel a donner aux gences ici il me faudrait des pages décritur et des information san nombre auprés de toute avocats et notaires […] cest mon fils Rodolphe qui la fait arreté pour assault et batrie sur son épouse[27].

Elle ne peut coordonner ses idées et elle est tut a fait [illisible] a propos de rien elle enlèvera ses habits et s’exposera toute nue au public, ou bien elle parlera indécemment devant qui que ce soit[28].

Les formulaires « B », apparemment plus nombreux dans les dossiers médicaux des femmes internées à Beauport, ont permis à l’historienne Mary Glennon Okin de cibler les raisons d’internement reposant sur la récurrence des rôles maternel et domestique. Les thèmes liés à la maternité et au domestique reviennent dans 21 % des dossiers de l’hôpital Saint-Michel-Archange (Glennon Okin, 2008 : 248). Inévitablement, c’est bien sur les fonctions maternelle et domestique vraisemblablement déficientes ou ne correspondant pas aux normes fixées par la société que repose la reconnaissance de la folie chez les femmes internées à Beauport comme ailleurs. Toutefois, nous demeurons perplexe à l’égard de l’interprétation proposant que l’asile a représenté un moyen de fuir les tâches et les responsabilités de la sphère privée devenue trop lourdes, trop difficiles, trop astreignantes pour la gent féminine. Cette lecture de la folie au féminin, proposée il y a déjà longtemps par Ripa et Chesler par exemple, soulève la question de la maladie mentale elle-même, sous-estimée dans ces études féministes. La perception ou plutôt la compréhension de ce qui est fou pour le ou la profane repose sur ce qui est interprété comme différent, anormal, non habituel dans l’agir, le discours et les pensées. Il n’est donc pas surprenant, tant pour l’homme que pour la femme, que la folie soit identifiée en fonction des rôles sociaux de sexe qui ne peuvent plus être assumés comme ils l’avaient été jusqu’à la manifestation de la maladie.

Les médecins de famille

Un autre acteur, de la gent masculine, dont le discours retient notre attention, est le médecin qui doit remplir le formulaire « B ». Les médecins de famille, signataires du certificat médical, invités à se prononcer dans un champ de compétence qui n’est pas le leur, vont surtout tenter de faire des liens entre l’état physique et l’état mental de la malade. Habilement, leur examen permet de constater la preuve de folie en soulignant que la personne est dangereuse et scandaleuse, comme le stipule la loi pour admettre tant les femmes que les hommes à l’asile. Les médecins consignent des faits et des symptômes, toutefois insuffisants pour entériner une procédure d’internement, auxquels s’ajouteront, sur le certificat, quelques termes médicaux. Un vocabulaire spécialisé révèle alors chez les patientes, par exemple, de l’hystérie, un caractère taciturne, le goût des grandeurs, l’affaiblissement des facultés intellectuelles, de l’excitation motrice, de la nymphomanie ou encore un accès maniaque.

L’aspect qui a particulièrement retenu notre attention est l’évidence même que, à la fin du XIXe siècle, l’attention des médecins de famille, en ce qui concerne les maladies des femmes, est centrée sur ce qui, biologiquement, les différencie des hommes. La période victorienne, à l’origine de progrès extraordinaires dans l’univers médical, voit apparaître le développement de nouvelles spécialités telles que la gynécologie et l’obstétrique. Cet intérêt marqué pour la biologie féminine se concentre plus précisément sur la complexité de l’utérus. Cet organe logé dans la cavité pelvienne de la femme devient, par conséquent, responsable de bien des maux féminins. Ainsi, il sera noté par les médecins que les symptômes sont apparus après des couches laborieuses, un état de fièvre puerpérale, de l’aménorrhée ou à cause de la grossesse en cours. En somme, des données très pertinentes à communiquer au surintendant médical qui l’aideront assurément à poser un diagnostic, comme l’avait noté le médecin de famille de Marie-Rose :

[Ce] à quoi je veux attirer votre attention, c’est sa maladie première. Je ne puis vous dire comment se trouvent actuellement la matrice et les annexes attendu que je n’ai pas fait d’examen depuis qu’elle a discontinué de se faire traiter, (juillet) mais s’il y a un changement ce doit être pour le pis. Une guérison de ce côté pourrait peut-être influencer sur son état cérébral[29].

Bien qu’elle se manifeste également chez l’homme, la maladie mentale est, chez la femme, souvent associée à sa nature féminine. Cependant, nous avons constaté qu’à peine 2 % des données quantitatives recueillies dans les dossiers médicaux des femmes admises à Saint-Jean-de-Dieu de 1890 à 1898 nous permettaient de lier le diagnostic médical établi par l’aliéniste à des problèmes se rapportant directement au sexe féminin. Néanmoins, le médecin de famille, lui, tente d’expliquer, dans les formulaires d’admission qu’il doit remplir, les troubles mentaux de ses patientes en les juxtaposant à un état physique prédisposant, selon lui, à une maladie mentale. Ainsi, l’état changé de Bernadette sera bel et bien lié à la naissance récente de son premier fils :

Pour la première fois après son accouchement, je l’ai trouvé, bien changée, amaigrie et cernée, mais rien d’anormal dans son langage, pour le quart d’heure passé avec elle […] Aujourd’hui, je suis allé la voir de nouveau, je suis demeuré assez longtemps avec elle, et elle m’a donné des preuves qu’elle n’avait pas son esprit à elle en me soutenant, fortement, qu’un tel un étranger était son enfant, et qu’un autre […] un étranger était son beau-frère. Beaucoup ici disent qu’elle est folle, qu’elle est même dangereuse, durant ses crises[30].

Sinon, c’est un diagnostic passe-partout, qui semble devenu classique, que les médecins de famille ajoutent à leurs notes d’observation requises sur le formulaire « B » : l’hystérie. Maladie que le médecin de famille de Victorine a diagnostiquée chez cette jeune femme qui sera plutôt admise à Saint-Jean-de-Dieu pour cause de mélancolie :

A mon idée c’est une hystérique […] Cette jeune femme de 32 ans vient de se marier à peine 3 mois avant son mariage 7 ou 8 ans durant elle avait eu quelques boutades de huit jours ne voulant parler à personne par ce qu’on avait sali sa maison par mégarde, dans un temps de boue et c’était tout.

Enfin elle tomba dans une grande attaque d’hystérie et devint cruelle pour son mari trop bon. Depuis ce temps c’est à recommencer tous les jours, menaçant de se détruire et de brûler tout autour d’elle; elle partit même pour aller se noyer […].

Les moyens de douceurs ont été d’abord essayés, puis la rigueur par notre digne curé, qui s’y entend bien pour les hystériques, car déjà depuis novembre dernier nous en sommes à la sixième; enfin le ridicule et les bains froids ont pu lui procurer un meilleur sommeil, mais non la guérir[31].

Il n’est pas étonnant que l’hystérie ait été l’une des maladies les plus classiques du XIXe siècle (Smith-Rosenberg 1985 : 197). Si l’hystérie a été si populaire et si la femme en a été si souvent étiquetée, c’est sans contredit à cause du grand intérêt que les médecins portaient au mystère de son sexe.

Conclusion

Notre analyse en vue de mieux délimiter les perceptions, les interprétations et les discours masculins sur la folie des femmes est basée sur une variété de documents répertoriés dans près de 300 dossiers médicaux de femmes mariées internées à Saint-Jean-de-Dieu à la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du siècle suivant. Les formulaires officiels juxtaposés à une correspondance ponctuelle entre les maris ou les médecins de famille et le surintendant médical de l’asile ont permis de préciser nos connaissances sur les principales raisons d’internement des femmes mariées bénéficiant pourtant d’un soutien familial. Nous avons également pu nuancer les perceptions et les interprétations des époux et des médecins de famille apparemment incompétents le moment venu de coucher sur papier le trouble mental de la malade à l’origine de son internement. L’exercice d’écriture « forcé » des époux prend la forme d’un rude labeur pour ces hommes de peu de mots, tandis que les lettres des médecins de famille révèlent leurs inaptitudes à expliquer des symptômes dans un champ de la médecine qu’ils ne maîtrisent pas. Et c’est ainsi que nous avons été en mesure de constater l’empreinte de l’idéologie victorienne dans les descriptions de « folie », rédigées par les médecins de famille, étroitement associée à la biologie féminine. Discours auquel n’adhèrent toutefois pas les médecins aliénistes de Saint-Jean-de-Dieu puisque 98 % des classifications médicales inscrites aux dossiers des femmes internées ne font aucunement référence à des interprétations centrées sur ce qui, biologiquement, différencie la femme de l’homme (Thifault 2003 : 132-139).

Cette brève incursion dans l’univers préasilaire au sein des familles en situation de crise, aux prises avec une aliénée devenue incontrôlable, a permis d’illustrer l’enfer de plusieurs familles souvent dépassées par la responsabilité qu’incombe la garde d’une personne dans cet état. Nous n’avons pas tenté, dans notre étude, d’élucider la véracité des faits rapportés et si les époux avaient injustement tenté d’interner leur épouse. Là n’était point notre propos. Toutefois, nous basant sur nos travaux précédents, en particulier dans « Sentiments et correspondances dans les dossiers des femmes internées à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, fin XIXe siècle, début XXe », nous savons que, après l’internement de leur épouse, plusieurs maris relèveront le défi d’écrire d’autres lettres. En quête de nouvelles sur l’état de santé de leur épouse, ils solliciteront aussi auprès des autorités hospitalières un congé d’essai, c’est-à-dire son retour au sein du foyer familial (Cellard et Thifault 2007 : 131-169; Thifault 2008 : 127-142).