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Publié dans la collection « Mutations/Sexe en tous genres », des Éditions Autrement, cet ouvrage collectif sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe dans le monde occidental est issu d’un colloque tenu à l’École normale supérieure de Paris en décembre 2006. S’y étaient réunis des spécialistes de plusieurs disciplines des sciences sociales venant de l’Allemagne, de la Belgique, du Québec, de l’Espagne, des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Leurs discussions ont porté sur les avancées récentes des droits des couples de même sexe dans leur société d’abord, de même qu’en Europe du Nord et en Afrique du Sud, le tout dans une démarche comparatiste tentant de circonscrire la nouvelle légitimité de l’homosexualité au regard du mariage et des règles de filiation.

L’ouvrage sous la direction de Virginie Descoutures et autres comporte deux parties bien distinctes. La première regroupe sept chapitres centrés sur la construction politique des lois sur le mariage accessible aux couples de même sexe et l’homoparentalité, alors que la seconde est composée de six chapitres qui s’attachent plutôt à décrire des situations quotidiennes vécues par les gais et les lesbiennes dans divers milieux de vie en cette nouvelle ère d’ouverture des lois et d’atteinte de l’égalité formelle pour eux et elles. L’ouvrage se termine par un chapitre écrit en forme de post-scriptum dans lequel l’auteur Michel Bozon se demande si l’avenir de l’humanité repose sur les minorités sexuelles. En relisant des textes de Michel Foucault et de Michael Pollak, il s’interroge en effet à savoir s’il est possible d’inventer de nouvelles formes de relations affectives à partir des expériences de vie des gais et des lesbiennes.

Dans la première partie de l’ouvrage, Marie Digoix décrit au premier chapitre les péripéties qui ont alimenté en Scandinavie la rédaction et l’adoption de lois sur le partenariat enregistré d’abord, puis sur le mariage pour les couples de même sexe. Cette histoire parfois palpitante a commencé en 1989 au Danemark avec l’adoption et l’entrée en vigueur d’une loi offrant aux couples homosexuels un partenariat enregistré. Elle se termine en Norvège en 2007 lorsque le gouvernement lance une consultation publique pour l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Le deuxième chapitre, signé Cathy Herbrand, est consacré à la description de la situation en Belgique et montre que la loi dans ce pays ne se construit pas à l’image de celle de la France, ni pour autant de celle des Pays-Bas. L’auteure se penche ainsi longuement sur les notions de parenté sociale et de pluriparentalité. Pour elle, la parenté sociale, non encore intégrée dans la loi belge, est une forme de reconnaissance de toute personne qui élève l’enfant de son partenaire, s’en occupe au quotidien. Alors que la pluriparentalité est une notion qui illustre la réalité de plusieurs personnes s’engageant à l’égard d’un ou d’une enfant et de façon concomitante. Jeffrey Weeks expose, dans le troisième chapitre, les péripéties de l’adoption de la loi sur les sociétés civiles (civil partnerships) en Grande-Bretagne, les désignant comme un compromis « à l’anglaise », puisque cette loi permet aux couples de même sexe l’accès à un partenariat en tout point identique au mariage des couples hétérosexuels, sauf pour le nom. Au quatrième chapitre, José Ignacio Pichardo Galán raconte comment, dans une société aussi catholique que l’Espagne, les lois ont pu évoluer au point d’y retrouver l’accès au mariage pour les gais et les lesbiennes en faisant évoluer au passage la notion de famille, d’abord par le démantèlement du patriarcat, puis par la naissance de l’État providence. Les trois derniers chapitres de la première partie, écrits respectivement par Baptiste Coulmont, Judith Stacey, Tey Meadow et Éric Fassin, sont plutôt des articles comparatistes, les auteurs et les auteures tentant d’établir des liens entre diverses sociétés autour de la même notion portant sur l’indissociabilité entre la culture nationale et la politique. Ainsi, dans le cinquième chapitre, Baptiste Coulmont décrit la place qu’occupe dans la société étasunienne le discours religieux sur le mariage et les normes édictées par les Églises. Pour leur part, Judith Stacey et Tey Meadow, jetant un regard croisé sur les États-Unis et l’Afrique du Sud, démontrent dans le sixième chapitre à quel point la polygamie peut avoir une influence divergente sur les lois donnant accès au mariage pour les couples de même sexe, selon les sociétés considérées. En effet, alors qu’aux États-Unis la polygamie constitue un argument contre le mariage de même sexe, en Afrique du Sud, ces deux formes de mariage sont maintenant légales. Dans le septième et dernier chapitre, Éric Fassin pose les mêmes questions quant à la légitimité de la revendication du « mariage homosexuel » dans la société française dans un regard croisé entre la France et les États-Unis. Il constate rapidement que si, dans ce dernier pays, le mariage est sacralisé, cette sacralisation porte plutôt, en France, sur la filiation. D’où les débats si différents entre les deux pays.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, les auteurs et les auteures s’interrogent sur l’importance de ce nouvel accès au mariage pour les couples de même sexe, sur la vie quotidienne des gais et des lesbiennes en général. Ainsi, Wilfried Rault se demande dans le premier chapitre jusqu’à quel point les expériences des pacsés[1] français entretiennent et ramènent en avant-plan la revendication politique de l’accès au mariage pour les couples de même sexe. Au deuxième chapitre, Frédéric Jörgens, à partir d’entrevues réalisées auprès de gais et de lesbiennes dans quatre villes européennes[2], s’interroge sur la manière dont les changements légaux sur le mariage, l’homoparentalité et la famille en général auront eu des influences sur les propos des gais et des lesbiennes répondants, sur la construction de leur identité homosexuelle, sur leurs projets de couple et de parentalité. De leur côté, Line Chamberland et Christelle Lebreton prolongent la même réflexion dans le troisième chapitre en considérant les transformations du discours dans la vie professionnelle, dans le monde du travail, au regard du nouveau débat politique qui s’articule autour de l’atteinte de l’égalité pour les gais et les lesbiennes québécois. À noter que ces deux chapitres s’intéressent à la notion de parentalité. Ellen Lewin se demande dans le quatrième chapitre si le discours moderne du « bon père » s’applique aussi aux pères gais, qui devront dans ce cas composer avec les normes homophobes qui existent toujours dans la société. Pour répondre à la question, cette auteure a analysé de nombreux récits de pères gais étasuniens, venant des grandes agglomérations de Chicago et de San Francisco. Dans le cinquième chapitre, Virginie Descoutures propose d’analyser des discours de mères lesbiennes françaises qui doivent composer avec les normes biologisantes de la maternité. Ces dernières font en sorte qu’une seule membre du couple est considérée comme le parent de l’enfant. Descoutures a réalisé des entrevues auprès de chacune des deux conjointes de 24 familles élevant des enfants dans diverses régions de France. Enfin, le sixième et dernier chapitre, rédigé par Arnaud Lerch, pose la question de la réinvention des modèles sexuels de couples, par un questionnement particulièrement pertinent sur l’exigence de fidélité traditionnellement prévue dans le mariage. Pour ce faire, l’auteur s’est basé sur des entretiens semi-dirigés effectués auprès de couples gais français ne pratiquant pas l’exclusivité sexuelle.

Prendre la décision de publier les actes d’un colloque est en soi une bonne idée, mais se révèle parfois une aventure impossible sinon incomplète. C’est ce que l’on ressent après la lecture du présent ouvrage, même s’il a le mérite de mettre à jour la question des législations en faveur des gais et des lesbiennes, de même que quelques recherches sur la vie quotidienne des couples homosexuels. Par exemple, dans la première partie consacrée à la description de la construction politique des lois, il manque des pans complets de l’histoire des luttes menées par les gais et les lesbiennes pour l’accès au mariage. En effet, aucun article sur la confrontation entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire canadien, rien sur les revendications et les avancées des droits des couples de même sexe aux Pays-Bas ou dans les divers États américains tels que la Californie, le Vermont ou le Massachusetts. Le titre même de l’ouvrage prête à confusion : Mariages et homosexualités dans le monde. On s’attendrait à tout le moins à une étude exhaustive des législations nationales où le mariage est accessible aux couples de même sexe. Je reste aussi perplexe devant l’emploi du pluriel pour les mots « mariage » et « homosexualité » dans le titre, surtout si l’on considère les luttes menées au fil du temps par les gais et les lesbiennes scandinaves, canadiens, belges, espagnols et néerlandais pour avoir accès justement à l’institution du mariage historiquement hétérosexuel et non à un mariage de « second ordre » réservé aux couples de même sexe tels les civil partnerships britanniques. Cependant, la première partie comporte tout de même quelques points forts : la chronologie de l’adoption des lois sur l’égalité en Scandinavie, l’illustration du pragmatisme britannique dans l’adoption d’une loi confirmant un quasi-mariage pour les couples de même sexe, la description des bonds gigantesques accomplis par les parlementaires espagnols pour se détacher de la conception catholique de la famille dans ce pays et, enfin, la découverte qu’il existe un pays au monde où coexistent de manière tout à fait légale la polygamie et le mariage pour les couples de même sexe : l’Afrique du Sud.

Quant à la seconde partie, intitulée « L’expérience des normes : pratiques privées, espaces publics », elle se révèle entièrement sociologique et, de ce fait, plutôt éloignée du titre de l’ouvrage et de son contenu annoncé et appréhendé. Voilà pourquoi les responsables de la publication présentent cette partie comme le miroir de la première partie : au lieu de décrire les lois, les auteurs tentent de montrer comment l’ouverture du mariage aux couples de même sexe peut avoir une influence sur la vie privée des gais et des lesbiennes. Ainsi, des sociologues racontent des portions de vie quotidienne de couples homosexuels venant de la France, de l’Europe, du Québec et des États-Unis. Et pour chaque recherche présentée, ces spécialistes tentent de répondre à la question qui a lancé le colloque en 2006 (p. 114-115) : comment décrire « l’articulation qui se joue autour de l’ouverture du mariage aux gais et aux lesbiennes, et ce qui se passe dans leur expérience ordinaire de la vie privée »?